Woodstock/Chapitre XXVI

Woodstock, ou Le Cavalier, Histoire de l’année 1651
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 8p. 326-335).


CHAPITRE XXVI.

SÉDUCTION.


Une intempérance sans frein dans un caractère est une tyrannie… Elle a causé la ruine prématurée de plus d’un trône, et la chute de plus d’un roi.
Shakspeare. Macbeth.


Tandis qu’Éverard s’éloignait en proie à la plus vive indignation de ce que sir Henri, dans sa bonne humeur, s’était borné à lui offrir quelques rafraîchissements, et l’avait renvoyé à propos de la querelle que nous avons racontée, le bon vieux chevalier, à peine remis de son accès de colère, se rafraîchit avec son hôte et sa fille, et bientôt après, se rappelant que quelques travaux exigeaient sa présence dans la forêt (car, quoique ce fût à peu près inutile, il s’acquittait encore régulièrement de ses fonctions de grand-maître de la capitainerie), il appela Bévis, et sortit laissant les deux jeunes gens ensemble.

« Maintenant, se dit le prince amoureux, qu’Alice est sans lion, il s’agit de voir si elle est elle-même de la race des tigresses… Oh ! sir Bévis a quitté son poste, » ajouta-t-il tout bas ; « je crois que les chevaliers d’autrefois, ces farouches gardiens dont il est un si vrai représentant, étaient plus rigoureux à maintenir une garde vigilante… — Bévis, dit Alice, sait que la surveillance qu’il exerce sur moi est complètement inutile ; et d’ailleurs il a d’autres devoirs à remplir que de rester, comme un chevalier, tout une journée auprès d’une dame. — Ce que vous venez de dire, mademoiselle, est un crime de haute trahison contre toute sincère affection, dit le galant ; le moindre désir d’une dame serait, pour un vrai chevalier, plus impérieux que tout ordre, excepté ceux de son souverain. Je souhaiterais, miss Alice, que vous me fissiez connaître votre moindre désir, et vous verriez avec quel empressement je l’accomplirais. — Vous ne m’êtes pourtant pas revenu dire quelle heure il était ce matin, répliqua la jeune miss, et je suis restée ici à me demander si le temps avait des ailes, lorsque j’aurais dû penser que la galanterie des jeunes gens peut être tout aussi fugitive que le temps lui-même. Savez-vous ce que votre désobéissance pourra m’en coûter à moi et à d’autres encore ? le pudding et le dumpling peuvent être réduits en charbon, car, monsieur, je m’acquitte encore du vieux devoir domestique de visiter la cuisine ; je pouvais manquer l’heure de mes prières ou être allée trop tard à un rendez-vous, et tout cela à cause de la négligence de maître Louis Kerneguy, qui a oublié de me faire savoir l’heure. — Oh ! répondit Kerneguy, je suis de ces amants qui ne peuvent supporter l’absence ; il faut que je sois éternellement aux pieds de ma belle ennemie : tel est, je pense, le nom que les romans nous apprennent à donner aux belles et cruelles à qui nous dévouons nos cœurs et nos vies… Parle pour moi, bon luth, » ajouta-t-il en prenant l’instrument, « et montre si je ne connais pas mon devoir. »

Il chanta, mais avec plus de goût que d’exécution, l’air d’un petit rondeau français, auquel quelqu’un des beaux esprits ou des faiseurs de sonnets avait adapté une romance anglaise, tant la musique en était gaie et sentimentale.


UNE HEURE AUPRÈS DE TOI.


Une heure auprès de toi !… Quand le matin riant
Orne d’un voile d’or les plaines d’Orient,
Quel charme peut alors accoutumer mon âme
À supporter la peine et la honte et le blâme
Et les soins que chaque heure amasse devant moi.
Et d’un triste passé le souvenir de flamme ?
Une heure auprès de toi.

Une heure auprès de toi !… Lorsque juillet balance
Son brûlant étendard à l’heure de midi,
Quel espoir détermine un amant plus hardi
À traîner ses tourments sur la plaine en silence ;
Et qui, mieux qu’une grotte ou qu’un ombrage coi,
Rafraîchit de mon sang l’ardente pétulance ?
Une heure auprès de toi.

Une heure auprès de toi !… Quand le soleil s’efface ;
Oh ! qui peut m’enseigner l’oubli d’une disgrâce,
Les travaux méconnus du jour qui va finir,

Un chimérique espoir, un âcre souvenir,
Le profit qui décroît, le besoin qui s’augmente,
Le sot orgueil d’un maître appesanti sur moi,
Se riant de mes maux que lui-même alimente ?
Une heure auprès de toi.


« Vraiment il y a encore un couplet, dit le chanteur, mais je ne vous le chanterai pas, parce que quelques prudes de la cour ne l’aiment pas. — Grand merci, maître Louis ; d’abord pour votre délicatesse à chanter ce qui m’a fait plaisir, ensuite pour avoir omis ce qui pouvait me choquer. Quoique fille de campagne, je prétends n’être pas assez étrangère aux modes de la cour pour rien recevoir qui n’y soit pas monnaie courante parmi les classes les plus distinguées. — Je voudrais, répliqua Louis, que vous fussiez affermie dans cette croyance au point de recevoir toute monnaie qui aurait cours près de ces dames. — Et quelle en serait la conséquence ? » demanda Alice avec le plus grand calme.

« En ce cas, » répondit Louis embarrassé comme un général qui trouve que ses préparatifs d’attaque ne semblent jeter ni crainte ni confusion parmi les ennemis ; « en ce cas, vous me pardonnerez, belle Alice, si je vous parle un langage plus tendre que celui de la simple galanterie, si j’ose vous dire combien mon cœur est intéressé à ce que vous considérez comme une simple plaisanterie, et si j’avoue sérieusement qu’il est en votre pouvoir de me rendre le plus heureux ou le plus malheureux des mortels. — Maître Kerneguy, » dit Alice toujours avec la même indifférence, « tâchons de nous comprendre. Je suis peu habituée aux grandes manières, et je ne voudrais pas, je vous le dis nettement, passer pour une sotte fille de village qui, par ignorance ou affectation, tressaille au moindre mot galant que lui adresse un jeune homme qui, pour le moment, n’a rien de mieux à faire que de fabriquer et mettre en circulation de ces faux compliments. Mais je ne dois pas laisser cette crainte de paraître simple, gauche et timide, m’entraîner trop loin, et, ne connaissant pas les limites exactes, j’aurai soin de me tenir en deçà. — J’espère, mademoiselle, que tout sévèrement que vous soyez disposée à me juger, votre justice ne me punira point avec trop de rigueur d’une faute dont vos charmes ont seuls été l’occasion. — Écoutez-moi, monsieur, s’il vous plaît ; je vous ai écouté tant que vous me parliez en berger ; même ma complaisance a été si grande que je vous ai répondu en berger ; car je ne pense pas qu’il puisse résulter autre chose que du ridicule, des dialogues entre Lindor et Jeanneton ; et le principal défaut du style est son extrême niaiserie et son ennuyeuse affectation. Mais quand vous en venez à vous jeter à genoux, à vouloir me prendre la main et à parler sur un ton plus sérieux, je dois vous rappeler nos rôles véritables. Je suis fille de sir Henri Lee, monsieur, et vous êtes, ou vous prétendez être maître Louis Kerneguy, page de mon frère, et fugitif réfugié sous le toit de mon père qui s’expose au danger par l’asile qu’il vous accorde ; ce sont des motifs trop puissants pour que la maison soit troublée par vos importunités désagréables. — Plût au ciel, belle Alice, que vos objections à la tendresse que je vous déclare, non par plaisanterie, mais fort sérieusement, puisque mon bonheur dépend de votre réponse, fussent fondées seulement sur la basse et précaire condition de Louis Kerneguy !… Alice, vous avez l’âme de votre famille, et devez nécessairement aimer l’honneur. Je ne suis pas plus le page écossais dont, pour servir mes desseins et par nécessité, j’ai joué le rôle, que je ne suis le rustre maladroit dont j’avais pris les manières la première soirée que j’eus le bonheur de vous voir et de faire votre connaissance ; cette main, toute pauvre qu’elle paraît être en ce moment, peut donner une couronne de seigneur. — Gardez-la pour quelque demoiselle plus ambitieuse, milord, car si ce que vous venez de dire est vrai, je dois vous donner ce titre… Je n’accepterais pas votre main, fussiez-vous en état de me donner un duché. — Dans un sens, aimable Alice, vous n’avez pas porté trop haut mon pouvoir ou mon affection. C’est votre roi… c’est Charles Stuart qui vous parle !… Il peut donner des duchés ; et si jamais beauté s’en est rendue digne, c’est bien Alice Lee… Oh ! oh !… levez-vous… ne vous agenouillez pas… C’est à votre souverain à tomber à vos genoux, Alice, à vous à qui il est mille fois plus dévoué que le fugitif Louis n’osait se hasarder à en faire l’aveu. Mon Alice, je le sais, a été élevée dans de tels principes d’amour et d’obéissance à son souverain, qu’elle ne peut en conscience, ni par miséricorde, lui causer une blessure comme celle qu’il recevrait si elle rejetait son amour. »

En dépit de tous les efforts que fit Charles pour l’en empêcher, Alice avait mis un genou en terre jusqu’à ce qu’elle eût touché de ses lèvres la main qui voulait la relever. Mais après lui avoir rendu cet hommage, elle se tint debout, les bras croisés sur son sein… le regard modeste, mais calme, vif et vigilant, maîtresse d’elle-même, si peu flattée du secret qui devait, ainsi que le roi le pensait, triompher d’elle, qu’il sut à peine dans quels sentiments elle était pour lui.

« Vous restez muette, charmante Alice ; le roi ne peut-il pas plus sur vous que le pauvre page écossais ? — Dans un sens il peut tout, lui répondit Alice ; car mes meilleures pensées, mes meilleurs souhaits, mes plus ardentes prières sont toutes pour son bonheur. Les femmes de Lee prouveraient leur loyal dévouement en versant leur sang, comme les hommes témoignent le leur en tirant l’épée pour son service. Mais à part les devoirs d’une loyale et dévouée sujette, le roi est encore moins pour Alice Lee que le pauvre Louis Kerneguy. Le page aurait pu proposer une union honorable… le monarque ne peut offrir, lui, qu’une couronne souillée. — Vous êtes dans l’erreur, Alice… Asseyez-vous, et laissez-moi vous parler… asseyez-vous… Quelle est votre crainte ? — Je ne crains rien, milord, que puis-]e craindre du roi de la Grande-Bretagne… moi, fille de son loyal sujet, et sous le toit de mon père ? Mais je me rappelle la distance qui nous sépare ; et, quoique j’aie pu rire et plaisanter avec mon égal, je dois prendre devant mon roi la simple attitude d’une respectueuse sujette, à moins que sa sûreté n’exige que je paraisse méconnaître sa dignité. »

Charles, quoique jeune, était peu novice en de pareilles scènes ; mais il fut surpris de rencontrer une résistance qu’on ne lui avait jamais opposée en semblables occasions, même dans les cas où il n’avait pas réussi. Il n’y avait ni colère, ni orgueil blessé, ni confusion, ni dédain réel ou affecté, dans les manières et dans la conduite d’Alice. Elle était, ce semble, de sang-froid préparée à discuter un point qui est généralement décidé par la passion, ne montrait aucun désir de s’échapper de l’appartement, mais paraissait résolue à écouter avec patience les déclarations de l’amant ; et son visage ainsi que ses manières annonçaient qu’elle avait cette complaisance par pure déférence pour les ordres du roi.

« Elle est ambitieuse, pensa Charles ; c’est en éblouissant son amour de la gloire, et non simplement par des instances passionnées, que je puis espérer de réussir… Asseyez-vous, je vous prie, ma belle Alice, c’est un amant qui vous en conjure et le roi qui vous le commande… — Le roi, lui répondit Alice, peut permettre qu’on néglige le cérémonial dû à la royauté ; mais il ne peut abroger le devoir d’un sujet, même par un ordre exprès. Je demeure ici ; tant qu’il plaira à Votre Majesté de me parler, je l’écouterai patiemment, ainsi que mon devoir l’exige. — Sachez donc, simple fille, qu’en acceptant l’affection et la protection que je vous offre, vous ne violez aucune loi ni de vertu ni de morale. Les hommes destinés au trône sont privés de bien des douceurs de la vie ordinaire… de celle surtout qui est peut-être la plus chère et la plus précieuse, celle de pouvoir choisir une épouse pour la vie. Leurs cérémonieux mariages sont conclus d’après des principes d’utilité politique seulement, et les femmes auxquelles on les marie sont fréquemment, par leur caractère, leur extérieur et leurs goûts, tout-à-fait impropres à les rendre heureux. La société use donc envers nous de commisération, et charge nos mariages, involontaires et souvent malheureux, de chaînes plus légères et moins gênantes que celles qui lient les autres hommes, dont les nœuds d’hymen, comme plus librement formés, doivent, en proportion, être plus étroitement resserrés. Aussi, depuis le temps où le vieux Henri fit construire ce palais, prêtres et prélats, ainsi que nobles et hommes d’état, ont été habitués à voir une belle Rosemonde gouverner le cœur d’un monarque passionné, et le consoler du peu d’heures de contrainte et de pompe qu’il lui faut accorder à quelque morose et jalouse Eléonore. À de pareilles amours le monde n’attache aucun blâme ; on vient en foule à une fête pour admirer la beauté de l’aimable Esther, tandis que l’impérieuse Vasti reste reine dans la solitude. On assiège le palais pour implorer sa protection, car son influence dans l’état est mille fois plus grande que celle de la fière épouse ; ses enfants prennent rang parmi les nobles du pays, et justifient par leur courage, comme le célèbre Longue-Épée, comte de Salisbury[1], la naissance qu’ils doivent à la royauté et à l’amour. Ce sont les fruits de ces unions qui remplissent les rangs de la plus brillante noblesse, et la mère vit honorée et bénie dans la grandeur de sa postérité, comme elle est morte pleurée et regrettée dans les bras de l’amour et de l’amitié. — Est-ce ainsi que mourut Rosemonde, milord ? Nos traditions rapportent qu’elle fut empoisonnée par la reine offensée, empoisonnée sans qu’on lui laissât le temps de demander à Dieu pardon de ses nombreuses fautes. Sa mémoire vit-elle encore ? J’ai entendu dire que, quand l’évêque purifia l’église de God-Stowe, son tombeau fut ouvert, brisé par ses ordres, et ses os jetés sur une terre non sacrée. — C’était un vieux temps de grossièreté, douce Alice : les reines ne sont pas aujourd’hui si jalouses, ni les évêques si rigoureux. Et sachez en outre que, dans le pays où je conduirais la plus aimable de son sexe, fleurissent d’autres lois qui mettraient de telles liaisons à l’abri de tout scandale. Il est un mode de mariage qui, en observant toutes les cérémonies de l’Église, ne laisse aucun reproche à la conscience ; et pourtant, n’investissant l’épouse d’aucun des privilèges propres à la condition de son époux, il ne viole pas les devoirs qu’un roi doit remplir à l’égard de ses sujets. Ainsi Alice Lee peut, sous tous les rapports, devenir la femme réelle et légitime de Charles Stuart, en y mettant pour condition que leur union privée ne lui donnera aucun droit au titre de reine d’Angleterre. — Mon ambition, dit Alice, sera suffisamment satisfaite en voyant Charles roi, sans que je puisse partager ou sa dignité en public, ou sa magnificence et son luxe en particulier. — Je vous comprends, Alice, répliqua le roi piqué, mais non mécontent ; vous me raillez, parce que, fugitif, je parle en roi. C’est une habitude, je l’avoue, que j’ai prise, et dont mes malheurs mêmes n’ont pu me guérir. Mais ma situation n’est pas si désespérée que vous le pourriez croire. Mes amis sont encore nombreux dans ces royaumes, mes alliés du continent sont tenus, pour défendre leurs propres intérêts, d’épouser ma cause. Des espérances me sont données par l’Espagne, la France et d’autres nations, et j’ai la confiance que le sang de mon père n’aura pas été versé en vain, et qu’il n’est pas condamné à sécher sans qu’on en ait tiré une juste vengeance. J’ai confiance en celui de qui les princes tiennent leurs titres, et malgré tout ce que vous pouvez penser de ma situation actuelle, j’ai l’intime conviction que je serai assis un jour sur le trône d’Angleterre. — Que Dieu vous entende ! dit Alice ; et pour qu’il puisse y consentir, noble prince, daignez un peu considérer si vous menez à présent une conduite digne de vous concilier sa faveur. Songez au conseil que vous donnez à une jeune fille qui n’a plus sa mère, qui n’a d’autre défense contre vos moyens de séduction que le sentiment naturel qu’inspire à une femme sa dignité. La mort de mon père, qui serait la conséquence de mon imprudence ; le désespoir de mon frère, dont la vie fut si souvent en péril pour sauver celle de Votre Majesté ; le déshonneur du toit qui vous a donné l’hospitalité, sont-ils des choses bien dignes de figurer dans votre histoire, ou des faits capables de vous rendre Dieu propice, Dieu, dont le ressentiment contre votre maison n’a été que trop visible ? Pourrez-vous par là reconquérir l’affection du peuple anglais, aux yeux duquel de telles actions sont une abomination ? voilà ce que j’abandonne à vos royales réflexions. »

Charles resta muet, frappé de la tournure qu’avait prise une conversation qui mettait, contre son attente, ses propres intérêts en contact avec la satisfaction de sa passion.

« Si Votre Majesté, » dit Alice en s’inclinant avec respect, « n’a plus d’ordres à me donner, puis-je lui demander la permission de me retirer ? — Demeurez encore un peu, fille étrange et intraitable, et répondez seulement à une question… Est-ce la position dans laquelle je me trouve actuellement qui vous fait dédaigner mon amour ? — Je n’ai rien à cacher à mon souverain, et ma réponse sera aussi claire, aussi précise que sa question. Si j’avais pu m’abandonner à un acte de folie ignominieuse, insensée, ingrate, il aurait fallu que je fusse aveuglée par cette passion, qui est, je crois, alléguée comme excuse de la folie et du crime plus souvent qu’elle n’a une existence réelle. Bref, il faudrait que j’eusse été prise d’amour, comme on dit, et la chose aurait pu arriver à l’égard de mon égal. Mais certainement jamais avec mon souverain, qu’il fût roi de titre seulement, ou en possession de son royaume ! — Cependant la loyauté fut toujours l’orgueil, presque la passion dominante de votre famille, Alice. — Et puis-je confondre cette loyauté avec une aveugle condescendance à mon souverain, en lui permettant d’exécuter une pensée déshonorante pour lui comme pour moi ? Dois-je, en ma qualité de fidèle sujette, le seconder dans une folie qui pourrait encore mettre une autre entrave dans le chemin de sa restauration, et ne servirait même qu’à compromettre sa sûreté, fût-il assis sur son trône ? — En ce cas, » dit Charles avec mécontentement, « j’eusse mieux fait de garder le rôle de page que de prendre le titre de souverain, qui, ce me semble, est inconciliable avec mes désirs. — Ma candeur ira plus loin encore, j’aurais pu ne pas mieux écouter Louis Kerneguy que l’héritier de la Grande-Bretagne ; car l’amour que j’ai à donner, et qui ne ressemble pas à celui que j’ai lu dans les romans, ou entendu débiter dans des chansons, cet amour s’est déjà fixé ailleurs. Ceci afflige Votre Majesté… j’en suis réellement peinée ; mais les plus salutaires médecines sont souvent amères. — Oui, » répondit le roi avec quelque aigreur ; « mais les médecins sont assez raisonnables pour ne pas exiger que leurs malades les avalent comme si c’étaient rayons de miel… Elle est donc vraie cette histoire que l’on débite sur le compte du cousin le colonel ; et la fille du loyal Lee a donc donné son cœur à un rebelle fanatique ? — Mon amour était donné avant que ces mots de fanatique et de rebelle me fussent connus. Je ne l’ai pas repris, car je suis convaincue qu’au milieu des grandes dissensions qui déchirent le royaume, la personne à laquelle vous faites allusion s’est peut-être trompée en choisissant son parti ; mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle a été consciencieuse, et c’est ce qui fait que je l’en estime davantage. Il ne peut espérer mieux, et ne demandera rien de plus, avant qu’un heureux changement éteigne les haines publiques, et que mon père soit une fois encore réconcilié avec lui. Je souhaite sincèrement que ce bonheur nous arrive par la restauration prompte et unanimement consentie de Votre Majesté ! — Vous avez trouvé une raison, » dit le roi d’un ton bourru, « pour me faire détester l’idée d’un tel événement, et vous n’avez pas, Alice, d’intérêt sincère à le souhaiter ? Au contraire, ne voyez-vous pas que votre amant, marchant côte à côte avec Cromwell, peut, ou plutôt doit partager son pouvoir ? Même, si Lambert ne prend point le pas sur lui, il peut faire tomber Cromwell et régner à sa place ; et croyez-vous qu’il ne trouvera pas moyen de triompher de l’orgueil des loyaux Lee, et de conclure l’union pour laquelle les choses sont mieux préparées que pour celle que, dit-on, Cromwell médite entre un de ses enfants et le non moins loyal héritier de Fauconberg ? — Votre Majesté a enfin trouvé une manière de se venger… si ce que j’ai dit le mérite, toutefois. — Je pourrais indiquer encore une plus courte voie à votre union, » dit Charles, sans s’apercevoir de son chagrin, ou peut-être jouissant du plaisir des représailles. « Supposez que vous envoyiez dire à votre colonel qu’il y a ici un Charles Stuart venu pour troubler les saints dans ce pénible gouvernement qu’ils ont obtenu à force de prières et de prédications, par leurs épées et leurs fusils… et supposez qu’il ait l’adresse d’amener une dizaine de soldats, ce qui suffit amplement, par le temps qui court, pour décider le destin de l’héritier de la couronne… ne pensez-vous pas qu’une prise aussi bonne pourrait lui mériter, de la part du croupion ou de Cromwell, une récompense dont la valeur aurait la vertu de réfuter les objections de votre père contre une alliance avec les Têtes-rondes, et de procurer à la belle Alice et à son cousin le colonel l’entier accomplissement de leurs désirs ? — Milord, » dit Alice, les joues rouges de colère et les yeux étincelants, car elle avait aussi sa part de la fierté héréditaire dans sa famille ; « voilà qui passe les bornes de ma patience. J’ai écouté, sans témoigner mon indignation, l’ignominieuse proposition que vous m’avez faite, et j’ai mis autant de délicatesse à refuser de devenir la maîtresse d’un prince fugitif, que si je m’étais excusée de partager avec lui une couronne actuellement sur sa tête… Mais pouvez-vous croire que je puisse entendre calomnier toutes les personnes qui me sont les plus chères, sans émotion ni réplique ? Non, monsieur ; et quand même je vous verrais assis sur votre trône, environné de toutes les terreurs de la chambre ardente de votre père, vous m’entendriez encore défendre l’absent et l’innocent. De mon père, je n’en parlerai pas ; je dirai seulement qu’il est aujourd’hui sans richesses, sans domaines, presque sans maison pour l’abriter, sans la nourriture qui lui est nécessaire, et pourquoi ? Parce qu’il a dépensé tout son bien au service du roi. Il n’avait besoin de commettre aucun acte de trahison, aucune action humiliante pour se procurer des richesses. Ses propres biens lui en assuraient d’assez étendues. Quant à Markham Éverard… il ne sait ce que c’est que l’égoïsme. Il ne voudrait pas pour toute l’Angleterre, renfermât-elle les trésors du Pérou dans son sein, et un paradis sur sa surface, faire une action qui déshonorât son nom ou qui blessât les sentiments de personne. Les rois, milord, peuvent recevoir une leçon de lui. Pour le moment, je suis obligé de vous laisser, sire. — Alice, Alice !… arrêtez ! s’écria le roi ; ah ! elle est partie… Voilà bien la vertu… réelle, désintéressée, vénérable… où il n’en existe pas sur la terre ! Pourtant Wilmot et Villiers n’en croiront pas un mot, mais ils mettront cette histoire au rang des merveilles de Woodstock… C’est une étrange fille ! et je déclare, pour me servir de la protestation du colonel, que je ne sais si je dois lui pardonner et faire la paix avec elle, ou viser à une éclatante vengeance. Sans ce maudit cousin… ce colonel puritain… je pourrais tout pardonner à une si noble fille ; mais me préférer une rebelle Tête-ronde !… Me l’avouer en face, et me dire qu’un roi peut recevoir une leçon de lui… c’est du fiel et de l’absinthe. Ah ! si le vieillard n’était pas survenu ce matin, le roi aurait reçu ou donné une leçon sévère. C’était folie à moi de me hasarder avec mon rang et ma responsabilité… Et pourtant cette fille m’a tellement fâché contre elle, et rendu si jaloux de lui, que si l’occasion s’en présentait, je pourrais à peine me résoudre à la manquer… Mais, qui nous vient là ? »

L’interjection qui termina ce royal soliloque fut occasionnée par l’arrivée inattendue d’un autre personnage de notre drame.


  1. Frère naturel de Richard Cœur-de-Lion. a. m.