Woodstock/Chapitre XXV

Woodstock, ou Le Cavalier, Histoire de l’année 1651
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 8p. 310-326).


CHAPITRE XXV.

LES DEUX POÈTES.


Arrêtez… le roi a terrassé son gardien.
Shakspeare. Richard II.


Les combattants que nous avons laissés aux prises à la fin du dernier chapitre, se portèrent l’un et l’autre plusieurs bottes avec le même courage et la même adresse. Charles avait trop souvent pris part à des batailles, il avait trop long-temps été acteur ou victime dans les guerres civiles pour qu’il lui semblât nouveau ou étonnant d’être obligé de se servir de son épée ; et Éverard s’était distingué autant par sa bravoure personnelle que par les autres qualités d’un chef militaire. Mais l’arrivée d’une personne tierce prévint l’issue tragique de ce combat, dans lequel le succès de l’une ou de l’autre partie aurait été pour elle un sujet de regret.

C’était le vieux chevalier qui rentrait à la Loge, monté sur un petit cheval sauvage, car la guerre et la confiscation ne lui avaient pas laissé de plus noble monture. Il se précipita entre les combattants, et leur ordonna, sur leur vie, de baisser leurs épées. Aussitôt qu’un regard lancé sur l’un et sur l’autre lui eut fait reconnaître à qui il avait affaire, il leur demanda si les diables de Woodstock, dont on parlait tant, s’étaient emparés d’eux pour oser se battre ainsi dans l’enceinte du parc royal… ? « Permettez-moi de vous dire à tous deux que tant que le vieil Henri Lee sera à Woodstock, les franchises du parc seront maintenues comme si le roi était toujours sur son trône. Nul ne se battra ici en duel, excepté les cerfs lorsqu’ils seront en rut. Rengainez tous deux, ou je dégainerai comme troisième combattant, et je serai peut-être le diable le plus enragé des trois !… comme dit Will[1] :

Je vous étrillerai si bien avec ce fer,
Que vous croirez le diable échappé de l’enfer. »

Les combattants cessèrent, mais ils restèrent immobiles, se lançant des regards irrités, comme on fait toujours en pareille circonstance, aucun ne voulant paraître plus désireux de la paix que l’autre, et ne voulant point par conséquent être le premier à rengainer.

« Rengainez, messieurs, » dit le chevalier d’un ton encore plus impératif. « Vous aurez tous deux affaire à moi, je vous le garantis. Réjouissez-vous de ce que les temps sont changés, car, j’ai vu une époque où votre insolence vous eût coûté chacun une main, à moins que vous n’eussiez payé une bonne somme pour la racheter… Neveu, si vous ne voulez pas perdre mon amitié pour toujours, je vous ordonne de remettre votre épée dans le fourreau… Et vous maître Kerneguy, vous êtes mon hôte, je vous prie de ne point me faire outrage en gardant la vôtre nue dans un lieu où il est de mon devoir de faire observer la paix. — Je vous obéis, sir Henri, lui répondit le roi. Je ne sais pourquoi j’ai été provoqué par ce gentilhomme. Je vous assure que personne plus que moi ne respecte la personne du roi ou ses prérogatives, bien que cela ne soit plus guère de mode. — Nous pourrons peut-être nous rencontrer quelque part, monsieur, lui répondit Éverard, où nous n’offenserons ni la personne du roi, ni ses prérogatives. — Sur ma foi, c’est difficile, monsieur, » répliqua Charles incapable de laisser passer un bon mot. « Je crois qu’il reste au roi si peu de partisans, que la perte du dernier d’entre eux ne sera pas sans préjudice pour lui. Mais n’importe, j’irai vous trouver en un lieu où un pauvre Cavalier aura la faculté de se mettre en sûreté, s’il a le bonheur d’être victorieux. »

La première pensée de sir Henri Lee s’était portée sur l’outrage fait au domaine royal. Il songea ensuite à la sûreté de son neveu et de celui qu’il considérait comme un jeune royaliste. « Messieurs, dit-il, je dois insister pour que cette querelle se termine ici. Mon neveu Markham, est-ce pour me remercier de ma condescendance, quand j’ai consenti sur votre invitation à revenir à Woodstock, que vous saisissiez la première occasion de couper la gorge à mon hôte ? — Si vous connaissiez ses projets aussi bien que moi… » répondit Markham… et il n’alla pas plus loin, bien convaincu qu’il ne ferait qu’exciter la colère de son oncle sans le persuader, tout ce qu’il pourrait dire des prétentions de Kerneguy ne devant être attribué qu’à la jalousie. Il baissa les yeux et se tut. — Et vous, maître Kerneguy, reprit sir Henri, pouvez-vous me dire pourquoi vous voulez arracher la vie à ce jeune homme auquel je dois toujours prendre quelque intérêt, car quoiqu’il ait eu le malheur d’oublier ses devoirs envers son prince, il n’en est pas moins mon neveu. — Je ne savais pas que monsieur eût cet honneur, autrement je n’aurais point tiré l’épée contre lui ; mais il m’a provoqué, et je ne puis attribuer cette querelle qu’à la différence de nos opinions politiques. — Vous savez cependant le contraire, monsieur ; je vous ai dit qu’en qualité de royaliste fugitif, vous n’aviez rien à redouter de moi. Et vos dernières paroles ont montré que vous aviez décrié ma parenté avec sir Henri ; cela du reste n’est guère important. Je me serais déshonoré moi-même, si je m’étais prévalu de ma parenté avec sir Henri comme un moyen de protection contre vous ou contre tout autre. »

Pendant qu’ils disputaient ainsi, l’un et l’autre évitant de mettre au jour le véritable sujet de leur querelle, sir Henri les regardait alternativement avec l’air d’un pacificateur. Il s’écria enfin :

Quel débat singulier, quel litige insensé !

Vous avez bu, je crois, la coupe de Circé.

« Allons, mes jeunes maîtres, promettez à un vieillard de faire la paix. J’ai de l’expérience dans de pareilles affaires, le sujet d’une querelle est souvent plus léger que l’aile d’un moucheron. J’ai vu cinquante exemples de mon temps, où, comme dit Will…

Deux preux, l’un contre l’autre ont vaillamment lutté,
Et, le fer à la main, ont long-temps résisté.

Et, après en être venus aux mains, ni l’un ni l’autre ne pouvait se rappeler la cause de la querelle. En effet, il faut si peu de chose !… Prendre le haut du pavé, se toucher l’épaule en passant l’un à côté de l’autre, laisser échapper un mot, un geste inconsidéré. Allons, oubliez la cause de votre altercation, quelle qu’elle soit ; vous avez eu le plaisir de dégainer, et si vous avez remis vos rapières dans le fourreau avant qu’elles fussent rougies de sang, ce n’est pas votre faute ; vous l’avez fait par pure condescendance pour un vieillard qui avait le droit d’user d’autorité en cette circonstance. À Malte, où l’on est si pointilleux sur les duels, les champions engagés dans un combat singulier sont obligés de le suspendre sur l’ordre d’un chevalier, d’un prêtre ou d’une dame, et la querelle ainsi interrompue est considérée comme terminée honorablement, et ne peut plus être renouvelée. Mon neveu, il est, je crois, impossible que vous nourrissiez du ressentiment contre ce jeune homme parce qu’il a combattu pour son roi. Écoutez ma proposition, Markham, elle est conforme à l’honneur. Vous savez que je ne vous en veux pas, quoique j’aie quelque raison d’être fâché contre vous. Donnez à ce jeune homme votre main amicalement, et nous retournerons à la Loge tous les trois, et nous trinquerons ensemble en signe de réconciliation. »

Markham Éverard n’eut pas la force de résister à ce retour apparent de tendresse de la part de son oncle ; il soupçonnait à la vérité, et il avait en quelque sorte raison, qu’il n’en était pas redevable à la seule amitié renaissante de sir Henri ; mais que son oncle espérait, par une telle condescendance, l’engager à protéger le royaliste fugitif, ou au moins, à ne pas se déclarer contre lui. Il comprenait qu’il était placé dans une position délicate, et qu’il s’exposait aux soupçons de son propre parti en entretenant des relations même avec de proches parents qui donnaient asile à de tels hôtes ; mais, d’un autre côté, il pensait que les services qu’il avait rendus à la république étaient assez importants pour contrebalancer tout ce que l’envie pourrait faire dire contre lui. Quoique la guerre civile eût divisé les familles de bien des manières, cependant, depuis le triomphe des républicains, la rage des haines politiques commençait à se calmer. Les anciennes liaisons d’amitié ou de parenté reprenaient, en partie au moins, leur ancienne influence ; bien des réconciliations avaient lieu, et ceux qui, comme Éverard, appartenaient au parti vainqueur, s’employaient souvent à protéger ceux de leurs parents qui avaient besoin d’eux.

Déterminé par ces différentes considérations, et pensant à la perspective qu’il avait de renouveler ses liaisons avec Alice Lee, ce qui le mettrait à même de la protéger contre toute espèce d’injure ou d’insulte, il tendit la main au page écossais, en lui disant que : « Pour sa part il était tout disposé à oublier le sujet de la querelle, ou plutôt à la considérer comme le résultat d’une méprise, et à offrir à maître Kerneguy toute l’amitié qui pouvait exister entre deux hommes d’honneur qui ne servaient pas la même cause. »

Incapable de surmonter le sentiment de sa dignité personnelle, quoique la prudence lui ordonnât de la mettre de côté, Louis Kerneguy répondit par un salut profond, mais sans accepter la main qu’Éverard lui tendait.

« Il n’avait besoin, dit-il, d’aucun effort pour oublier le sujet de leur querelle, car il ne le connaissait pas lui-même. Mais comme il n’avait jamais voulu éviter le ressentiment du gentilhomme qui lui parlait, de même en ce moment, il acceptait volontiers et lui rendait toute la bienveillance dont il plaisait à celui-ci de l’honorer. »

Éverard retira sa main en souriant, et rendit au page son salut. Il expliquait la froideur avec laquelle ses avances avaient été reçues par l’arrogance et le caractère hautain d’un jeune Écossais imbu d’un respect exagéré pour la dignité de sa famille et son importance personnelle, idées auxquelles son ignorance du monde ne lui avait pas encore permis de renoncer.

Sir Henri Lee, charmé que cette querelle se fût terminée ainsi, et par déférence pour son autorité, profita de cette circonstance pour renouveler connaissance avec son neveu qui, malgré ses torts politiques, occupait plus de place dans son cœur qu’il ne le croyait lui-même. Il leur dit alors d’un ton de consolation : « Ne soyez pas mortifiés, jeunes gens. Je vous proteste qu’il m’a été pénible de vous séparer quand je vous ai vus vous comporter si noblement, et surtout n’agissant que par pur amour de l’honneur, sans aucun ressentiment, sans aucune soif de sang. Je vous garantis que, si je n’avais été contraint de remplir mon devoir comme grand-maître de cette capitainerie, puisque j’en ai prêté le serment, j’aurais plutôt été juge de votre combat que pacificateur… Mais une querelle vidée est une querelle oubliée, et votre assaut n’aura d’autre conséquence que l’appétit qu’il doit vous avoir donné. »

En parlant ainsi il remonta sur son petit cheval, et s’avança en triomphe vers la Loge par le chemin le plus court. Ses pieds tombaient presque à terre, quoique le bout en fût posé sur l’étrier ; la partie inférieure de ses cuisses s’arrondissait autour des flancs de sa monture, les talons tournés en dehors et baissés autant que possible, le corps parfaitement droit, les rênes exactement et systématiquement divisées dans sa main gauche, la droite tenant une badine dirigée diagonalement vers l’oreille gauche du cheval : vous auriez dit un champion de manège, digne de monter Bucéphale lui-même. Les deux jeunes compagnons qui marchaient à ses côtés pouvaient à peine s’empêcher de rire de la position théorique et étudiée du cavalier, laquelle contrastait singulièrement avec l’apparence chétive et sauvage de sa monture, qui avait le poil long, la queue et la crinière flottante, et les yeux brillants comme deux charbons sous les touffes de poil qui ombrageaient sa petite tête. Si le lecteur a eu occasion de voir le traité du duc de Newcastle sur l’Équitation (splendida moles), il pourra se faire quelque idée de la figure du bon gentilhomme, en regardant l’un des cavaliers représentés dans ce livre, placé avec toutes les grâces de son art sur un bidet de Galles ou d’Exmoor, dans toute sa sauvagerie naturelle, n’ayant jamais été étrillé ni dressé d’aucune façon. Et ce qui rendait ce spectacle plus comique, c’était la disproportion de taille qui existait entre l’animal et son cavalier.

Peut-être que sir Henri s’aperçut de leur surprise, car les premiers mots qu’il dit lorsqu’ils eurent quitté le lieu du combat, furent : « Pixie, quoique petit, est plein de feu, messieurs. (Et alors il fit en sorte que Pixie confirmât lui-même cette assertion en exécutant une courbette.) Quoique petit, il a beaucoup d’ardeur, et, si je n’étais pas trop grand pour me comparer à un Cavalier fantastique (le chevalier avait environ six pieds), toutes les fois que je le monte, je me prendrais pour le roi des fées, tel qu’il est décrit par Mike Drayton.

Lui-même sur un perce-oreille[2],
Qu’à peine il avait su monter,

Il caracola, fit merveille,
Avant de l’avoir pu dompter.

Il s’arrêta, tourna par devant, par derrière,

De bondir se faisant un jeu ;
À peine il effleurait la terre.
Tant la monture était en feu !

— Mon vieil ami Pixie ! » dit Éverard en caressant le cou du petit cheval, « je suis charmé qu’il ait survécu à ces malheureux temps. Il doit avoir plus de vingt ans, sir Henri ? — Plus de vingt ans ? assurément. Oui, mon neveu, la guerre est comme un ouragan qui ravage une plantation, elle n’épargne que ce qui le mérite le moins. Le vieux Pixie et son vieux maître ont survécu à de bien grands personnages, à bien de nobles coursiers. Il ne sont plus bons à grand’chose maintenant ni l’un ni l’autre ; cependant, comme dit Will, un vieillard peut encore être utile quelquefois… Ainsi Pixie et moi, nous voilà encore vivants. » Il força Pixie à montrer qu’il conservait encore quelque reste d’activité.

« Nous vivons encore ! » dit le jeune Écossais achevant la phrase que le bon chevalier n’avait point finie « Oui, nous vivons encore…

Peur étonner le monde en chevalier parfait. »

Éverard rougit, car il sentit toute l’ironie de cette plaisanterie ; il n’en fut pas ainsi de son oncle, dont la vanité naïve ne doutait jamais de la sincérité d’un compliment.

« Êtes-vous bien de cet avis-là ? dit sir Henri. Du temps du roi Jacques, il est vrai, j’ai paru dans les tournois, et là, vous eussiez dit :

Le jeune et beau Henri, la visière levée.

Quant au vieux Harry[3], ma foi… » ici le cavalier s’arrêta et prit l’attitude d’un homme qui cherche à faire un calembourg… « Quant au vieux Harry… ma foi, autant voir le diable. Vous comprenez, maître Kerneguy… Le diable, vous savez, est mon homonyme… ha !… ha !… ha !… J’espère, Éverard, que votre rigorisme n’est pas choqué d’une plaisanterie aussi innocente. »

Il fut si content de l’approbation de ses compagnons, qu’il récita en entier le fameux passage d’où il avait emprunté sa citation, et termina par défier son siècle, en entassant les noms de tous les beaux esprits, Donne, Coweley, Waller et beaucoup d’autres, de produire un poète qui eût la dixième partie du génie du vieux Will.

« Ma foi, on dit que nous avons un de ses descendans au milieu de nous… Sir William d’Avenant, observa Louis Kerneguy ; et bien des gens pensent que c’est un gaillard aussi habile que son aïeul. — Comment ! s’écria sir Henri… Will d’Avenant, que j’ai connu dans le Nord, officier sous Newcastle, quand le Marquis était devant Hall ?… Ma foi, c’est un honnête Cavalier, et il ne versifie pas mal ; mais comment et à quel degré est-il parent de Will Shakspeare ? — Ma foi ! repartit le jeune Écossais, il l’est du côté le plus sûr et d’après la vieille mode. Si d’Avenant dit vrai, il paraîtrait que sa mère était une bonne réjouie, une rieuse, une gaillarde maîtresse d’auberge entre Stratford et Londres, où Will Shakspeare descendait souvent lorsqu’il allait visiter sa ville natale ; et que par suite d’amitié et de compérage, comme nous disons en Écosse, Will Shakspeare devint grand-père de Will d’Avenant ; et non content de cette parenté spirituelle, le jeune Will en réclame une naturelle, alléguant que sa mère était grande admiratrice de l’esprit, et qu’elle ne mettait pas de bornes à sa complaisance pour les hommes de génie. — Fi ! l’impudent ! dit le colonel Éverard ; voudrait-il se taire la réputation de descendre d’un poète ou d’un prince aux dépens de la bonne renommée de sa mère ? il mériterait qu’on lui fendît le nez. — La chose serait difficile, » répondit le prince déguisé en se rappelant la physionomie toute particulière du barde.

« Will d’Avenant, fils de Will Shakspeare ! » dit le chevalier qui n’était pas encore revenu de sa surprise, en raison d’une prétention aussi outrée. « Ma foi, voilà qui me rappelle quelques vers d’une pièce qu’on jouait aux marionnettes de Phaéton, où ce héros se plaint à sa mère :

D’ailleurs, tout le village a fait mépris de moi :
Toi, le fils du Soleil, coquin, éloigne-toi[4].

Je n’ai jamais ouï dire de ma vie témérité si impudente !… Will d’Avenant, fils du plus illustre, du meilleur poète qui est, qui fut ou qui sera jamais !… Mais je vous demande pardon, neveu… vous n’aimiez pas, je crois, les pièces de théâtre. — Je ne suis pas tout-à-fait aussi sévère que vous me voudriez faire, mon oncle. Je ne les ai peut-être que trop aimées dans mon temps, et aujourd’hui je ne les condamne pas toutes, quoique je n’approuve ni leurs excès ni leurs extravagances. Je ne puis, même dans Shakspeare, ne pas voir une foule de choses aussi scandaleuses pour la décence que nuisibles aux bonnes manières ; une foule de choses qui tendent à ridiculiser la vertu, ou à recommander le vice… au moins à diminuer la difformité de ses traits. Je ne puis penser que ces beaux poèmes soient utiles à étudier, spécialement pour les jeunes gens de l’un et de l’autre sexe, quand on y voit l’effusion du sang désignée comme la principale occupation des hommes, et l’intrigue comme le seul emploi des femmes. »

En faisant ces observations, Éverard était assez simple pour s’imaginer qu’il donnait seulement à son oncle l’occasion de défendre une de ses opinions favorites, sans le blesser par une contradiction si modérée. Mais ici, comme en d’autres circonstances, il oubliait combien son oncle était obstiné dans ses principes de religion, de politique, de goût, et qu’il aurait été aussi facile de le convertir à la forme du gouvernement presbytérien, ou de l’amener à prêter le serment d’abjuration, que d’ébranler sa foi en Shakspeare. Il y avait encore une autre particularité dans le système de discussion du bon chevalier, qu’Éverard, dont le caractère était loyal et droit, dont les principes religieux étaient en quelque sorte défavorables aux réticences et aux feintes qui s’emploient souvent dans la société, n’avait jamais su parfaitement comprendre. Sir Henri, connaissant la violence de son naturel, avait l’habitude de se tenir scrupuleusement en garde contre elle, et il pouvait, pour quelque temps, lorsqu’il était de fait vivement offensé, conduire une discussion avec le plus grand calme apparent, jusqu’à ce que son impétuosité ordinaire, se montrant au point de renverser et d’entraîner les barrières artificielles qu’il y avait opposées, se déchargeât sur son adversaire avec une furie à laquelle il ne connaissait plus de bornes. Il arrivait ainsi fréquemment que, comme un vieux et rusé général, il se retirait devant son antagoniste en bon ordre et progressivement, en opposant seulement une faible résistance, pour attirer l’ennemi qui le poursuivait sur un terrain, où, enfin, déployant tout-à-coup infanterie, cavalerie et artillerie, il manquait rarement de confondre son adversaire, quoiqu’il ne pût en triompher.

Ce fut donc d’après cette tactique que, entendant la dernière observation d’Éverard, il déguisa son mécontentement, et répondit d’un ton où la politesse était appelée à mettre un frein à la colère : « Que, sans doute, les presbytériens, pendant toute la durée de ces malheureux temps, avaient donné des preuves éclatantes d’un désir humble, modeste et désintéressé du bien public, qu’ils avaient mérité qu’on crût généralement à la sincérité des rigides scrupules qu’ils ressentaient contre les ouvrages où les plus nobles sentiments de religion et de vertu… (sentiments qui peuvent convertir des pécheurs endurcis, et ne sont pas déplacés dans la bouche des saints et des martyrs expirants) se trouvaient, en raison de l’époque, mêlés à quelques grosses plaisanteries et autres bagatelles de ce genre qu’on y rencontrait rarement, excepté quand on prenait la peine de les y chercher pour s’en servir ensuite à décrier ce qui cependant méritait les plus grands éloges. Mais ce qu’il désirait principalement que son neveu lui apprît, c’était si ces enthousiastes, qui avaient chassé de leur chaire les savants docteurs et les profonds théologiens de l’Église d’Angleterre, pour prendre leur place, étaient inspirés par les Muses (si toutefois il pouvait se servir d’une expression aussi profane sans offenser le colonel Éverard…), ou s’ils n’étaient assez sots, assez brutes pour faire fi des belles-lettres, comme ils abhorraient l’humanité et le sens commun. »

Le colonel Éverard aurait pu prévoir, par le ton ironique qu’avait pris son oncle, le nuage qui était prêt à éclater ; même il aurait pu juger l’état d’esprit dans lequel se trouvait le vieux chevalier, à son emphase à prononcer le mot colonel, titre qu’il ne donnait jamais à Éverard, à moins d’être en colère, parce que c’était ce qui rattachait le plus son neveu au parti qu’il détestait ; tandis qu’au contraire, lorsqu’il était disposé à le bien accueillir, il l’appelait ordinairement cousin, ou neveu Markham. De fait, ce fut dans la presque certitude qu’il en était ainsi, et dans l’espérance de voir sa cousine Alice, que le colonel s’abstint de répondre à la harangue de son oncle, qui avait fini juste au moment où le vieillard descendait à la porte de la Loge et entrait dans le vestibule suivi de ses deux compagnons.

Phœbé arriva aussitôt dans le vestibule de son côté, et reçut ordre de servir des rafraîchissements à ces messieurs. L’Hébé de Woodstock ne manqua point de reconnaître et de saluer le colonel Éverard, mais d’un geste presque imperceptible. Mais elle se trompa, lorsque, croyant être agréable au vieux chevalier, elle lui demanda comme une chose toute simple, s’il fallait dire à mistress Alice de descendre. Un non bien positif fut la réponse de sir Henri, et cet incident, venant si mal à propos, sembla augmenter encore sa colère contre Éverard, qui avait déprécié Shaskpeare. « J’insisterais, dit sir Henri reprenant la suite de la discussion, s’il était permis à un pauvre Cavalier vaincu d’employer une telle expression en parlant à un commandant de l’armée victorieuse, pour savoir si la révolution qui nous a envoyé des saints et des prophètes sans nombre, ne nous a pas aussi gratifié d’un poète assez riche de dons et de grâces pour éclipser le pauvre vieux Will, l’oracle et l’idole de nos aveugles et mondains Cavaliers. — En vérité, monsieur, répondit le colonel Éverard, je connais des vers composés par un ami de la république, et dans le genre dramatique, qui, pesés dans une balance impartiale, pourraient égaler ceux de Shakspeare, et qui du moins ne sont pas souillés par ces propos si indécents dont ce grand poète se plaît parfois à rassasier les féroces appétits de ses barbares auditeurs. — Vraiment oui ! » dit le chevalier faisant tous ses efforts pour maîtriser sa colère ; « je serais ravi de connaître ces chefs-d’œuvre de poésie !… Pouvons-nous vous demander le nom de cet illustre orateur ? — Ce doit être Vicars, ou Whiters, au moins, » dit le page déguisé.

« Non, monsieur, répliqua Éverard ; ce ne sont pas non plus ni Drummond de Hawthorndem, ni lord Stirling… et pourtant ces vers pourraient vous engager à ajouter foi à mes paroles, si vous consentiez à excuser mon froid débit ; car je suis plus accoutumé à parler à un bataillon qu’aux amants des Muses. C’est une dame qui parle ; surprise par la nuit, elle a perdu son chemin dans une forêt où elle ne voit aucun sentier battu, et ses paroles expriment d’abord les craintes que sa situation devait exciter en elle. — C’est une pièce ! et composée par une Tête-ronde ! » dit sir Henri avec surprise.

« Une production dramatique, du moins, répliqua son neveu, et il récita alors simplement, mais en homme qui sent ce qu’il dit, ces vers aujourd’hui bien connus, mais qui n’avaient alors aucune célébrité, la réputation de l’auteur reposant alors plutôt sur ses écrits polémiques et politiques que sur les poésies qui devaient dans la suite être le monument éternel de son immortalité.

Ce penser peut troubler, mais non pas étonner
Le mortel vertueux qui, de sa conscience
Dans sa route toujours a su s’environner,
Comme d’un bouclier contre toute influence.

— Je suis entièrement de son avis, neveu Markham, c’est ma propre opinion mieux exprimée ; mais c’est absolument ce que je disais quand ces drôles de Têtes-rondes prétendaient voir des revenants à Woodstock… Continuez, je vous prie. »

Éverard continua :

Salut, foi pure et sainte, et toi, blanche Espérance,
Aux ailes d’or planant sur l’étendue immense ;
Salut, vierge sans tache, aimable Chasteté !
Je vous vois, et je crois que la Divinité,
Pour qui les maux ne sont qu’instruments de vengeance,
Enverrait un gardien à ma faible innocence.
S’il le jugeait utile à ma sécurité.
Mais serais-je déçue, ou quelque épais nuage
Marque-t-il sur la nuit son argenté voyage ?

« J’ai oublié la suite, dit Éverard, et je m’étonne même d’avoir pu en réciter si long. »

Sir Henri Lee s’était attendu à quelque torrent diffus bien différent de ces beaux vers classiques ; l’expression méprisante de sa physionomie se dissipa bientôt ; il rabaissa sa lèvre supérieure, et se tenant la barbe de la main gauche, appuya l’index de la droite sur son sourcil en signe de profonde attention. Lorsqu’Éverard eut cessé de parler, le vieillard soupira comme à la fin d’un morceau de musique mélodieux, et prit un ton plus doux qu’avant.

« Cousin Markham, lui dit-il, ces vers sont doux et coulants ; ils résonnent à mes oreilles comme les accords d’un luth bien touché. Mais tu sais que je suis un peu lent à saisir complètement le sens de ce que j’entends pour la première fois. Sois assez bon pour me répéter ces vers, lentement, posément ; car j’aime toujours à entendre les vers deux fois, la première pour le son, la seconde pour le sens. »

Éverard ainsi encouragé, répéta les vers avec plus d’assurance, et produisit plus d’effet, le chevalier les comprenant mieux, et applaudissant du geste et du regard.

« Oui ! » s’écria-t-il, quand Éverard eut fini… « oui… j’appelle cela de la poésie… fût-ce composé par un presbytérien ou même par un anabaptiste. Ah ! c’est qu’on aurait encore pu trouver de bonnes et dignes gens dans les villes que détruisit le feu du ciel ; et ma foi, j’ai entendu dire, quoique je ne le croie guère (en vous priant de m’excuser, cousin Éverard), qu’il y avait parmi vous des hommes qui sont revenus de leurs erreurs, et se sont repentis de s’être révoltés contre le meilleur et le plus aimable des maîtres, et de l’avoir fait assassiner par une horde encore plus féroce qu’eux. Oui, sans doute, la noblesse d’esprit et la pureté du cœur qui ont dicté ces admirables vers ont aussi porté, depuis long-temps, un homme aimable à dire : J’ai péché, j’ai péché. Oui, je ne doute pas qu’une harpe si harmonieuse n’ait été brisée par le remords, pour les crimes dont il a été témoin ; et maintenant il pleure et gémit sur la honte et le chagrin de l’Angleterre… tous ses nobles vers, comme dit Will, sont pareils

À des cloches harmonieuses

Que l’on vient d’ébranler, sans être à l’unisson,

Et que des mains capricieuses

Balancent en dépit de l’oreille et du son.

« Ne pensez-vous pas comme moi, maître Kerneguy ? — Non, sir Henri. — Quoi ! ne pas croire que l’auteur de pareils vers doive nécessairement appartenir à la bonne cause, et se rapprocher de nos opinions ? — Je pense, sir Henri, que ces vers annoncent un auteur capable de composer une pièce sur le sujet de dame Putiphar et de son froid amant ; et quant à son état, sa dernière comparaison d’un nuage à un justaucorps ou à un manteau noir bordé d’or, m’aurait fait croire qu’il pouvait être tailleur, si je n’avais su par hasard qu’il est maître d’école de profession, et décoré pour ses opinions politiques du titre de poète lauréat de Cromwell ; car ce que nous a récité le colonel Éverard avec tant d’onction est la production d’un personnage qui n’est rien moins que John Milton. — John Milton ! » s’écria sir Henri avec étonnement ; « quoi ! John Milton, l’impie et sanguinaire auteur de la Defensio populi anglicani !… l’avocat de la haute cour infernale des diables !… la créature et le parasite de ce grand imposteur, de ce dégoûtant hypocrite, de ce détestable monstre, de cette œuvre surnaturelle de l’univers, de cette disgrâce de l’espèce humaine, de cette perspective d’iniquité, de cet égout à péchés, de ce compendium de bassesses… d’Olivier Cromwell ! — Oui, John Milton, lui-même, répondit Charles ; maître d’école de marmots, et tailleur de nuages auxquels il fournit des habits noirs bordés d’argent, tant qu’il lui en coûte plus que de sens commun. — Markham Éverard, dit le vieux chevalier, je ne l’oublierai jamais… non jamais, jamais. Tu m’as fait donner des éloges à un homme dont le cadavre devrait servir de pâture aux oiseaux de proie ; pas un mot de plus, monsieur, mais partez. Moi, votre parent et votre bienfaiteur, me prendre pour un niais à qui on escroque ses louanges et ses applaudissements ? Est-ce ainsi qu’il me fallait amener à souiller un sépulcre blanchi, comme le sophiste Milton ? — Je trouve, dit Éverard, que vous me traitez durement, sir Henri. Vous me pressez… vous me défiez de produire des poésies aussi bonnes une celles de Shakspeare. J’ai voulu seulement citer des vers de Milton, et non pas parler de ses opinions politiques. — Oh ! monsieur, répliqua sir Henri, nous connaissons bien votre habileté à faire des distinctions ; vous pouvez faire la guerre contre la prérogative du roi, sans en vouloir le moins du monde à sa personne. Oh ! le ciel me pardonne ! mais il vous entendra et vous jugera. Emportez vos rafraîchissements, Phœbé (elle arrivait chargée de flacons). Le colonel Éverard n’a point soif… Vous vous êtes essuyé les lèvres et vous avez dit ensuite que vous n’aviez pas fait de mal. Mais quoique vous ayez trompé un homme, vous ne pouvez tromper Dieu. »

Ainsi chargé à la fois par le chevalier des fautes imputées et à toute sa secte religieuse et à son parti politique, Éverard sentit trop tard de quelle imprudence il s’était rendu coupable en donnant à son oncle une si grande prise sur lui-même, lorsqu’il s’était permis de contredire son goût en poésie dramatique. Il tâcha de s’expliquer, de s’excuser.

« Je m’étais mépris sur votre honorable intention, monsieur, et je pensais que vous désiriez réellement connaître un échantillon de notre littérature. Et en vous récitant des vers que je ne croyais pas indignes d’être entendus de vous, je déclare que, loin d’exciter votre indignation, je croyais au contraire vous être agréable… — Oh ! sans doute, » répliqua le chevalier avec un ton de ressentiment toujours aussi amer… « déclarez… déclarez… Oui, c’est une nouvelle formule de protestation qui remplace le jurement profane des courtisans et des Cavaliers… Oh ! monsieur, déclarez moins, et faites plus… Je vous souhaite le bonjour… Maître Kerneguy, vous pourrez venir vous rafraîchir dans mon appartement. »

Pendant que Phœbé demeurait ébahie d’étonnement de la querelle subite qui s’était élevée, le dépit et le ressentiment du colonel Éverard ne firent qu’augmenter lorsqu’il remarqua l’air indifférent du jeune Écossais qui, les mains dans les poches (position adoptée à la cour dans les derniers temps), s’était jeté dans un des antiques fauteuils. Ordinairement trop poli pour rire aux éclats, et possédant ce talent du rire intérieur par lequel les hommes du monde croient pouvoir, sans blesser les convenances, s’abandonner à leur joie sans s’exposer à des querelles, ni offenser directement personne, il laissait apercevoir qu’il était intérieurement satisfait du résultat de la visite du colonel à Woodstock. Cependant, la patience du colonel Éverard en était venue à des bornes qu’elle allait sans doute franchir ; car, quoique d’opinions politiques différentes, il y avait de la ressemblance entre le caractère de l’oncle et celui du neveu. — Damnation ! » s’écria le colonel d’un ton qui convenait aussi peu à un puritain que l’exclamation même.

« Amen ! » dit Louis Kerneguy, mais d’un ton si bas et si doux, que ce mot sembla plutôt lui être échappé que prononcé à dessein.

« Monsieur ! » lui dit Éverard marchant droit à lui, et poussé par cette sorte d’humeur où un homme, gonflé de ressentiment, ne serait pas mécontent de rencontrer un objet sur lequel il s’en pourrait décharger.

« Plaît-il ? » dit le page du ton le plus calme, en le considérant avec un air d’innocence consciencieuse.

« Je désirerais vous entendre m’expliquer le sens de ce que vous venez de dire. — C’est un cri tout spirituel, digne monsieur ;… un petit esquif dépêché au ciel pour mon propre compte, afin d’accompagner la sainte pétition que vous venez de lui adresser. — Monsieur, je connais un homme qui eut les os brisés pour s’être permis de sourire comme vous venez de le faire. — Là, voyez-vous maintenant ! » répondit le malicieux page, incapable de ne pas sacrifier le soin de sa sûreté au plaisir d’une plaisanterie… « Si vous en étiez demeuré à vos protestations, digne monsieur, vous seriez à cette heure étranglé. Mais votre juron est parti comme le bouchon d’une bouteille de bière, et permet ainsi à votre colère de s’exhaler dans l’honnête langage des coquins ordinaires que vous appelez non baptisés. — Pour l’amour du ciel, maître Kerneguy, dit Phœbé, ne tenez pas un langage aussi amer au colonel ! et vous, bon colonel Markham, dédaignez de croire qu’il vous a offensé… ce n’est qu’un bambin. — Si le cœur vous en dit, miss Phœbé, ou à vous, colonel, je saurai vous prouver que je suis homme ; monsieur peut, je pense, en dire quelque chose. Probablement il tient à vous faire jouer le rôle de la dame dans Comus ; j’espère seulement que son admiration pour John Milton ne le portera point à entreprendre celui de Sampson Agoniste, ni à renverser cette vieille maison à force d’exécration, ou à la faire écrouler de colère sur nous. — Jeune homme, » lui répondit le colonel toujours furieux, « si vous ne croyez pas avoir de motif suffisant pour respecter mes principes, que ce soit du moins par reconnaissance pour la protection que, sans eux, vous n’auriez pas aisément trouvée ailleurs. — Alors, dit la jeune servante, il faut donc que j’aille chercher des gens qui aient plus d’influence que moi sur vous. » À ces mots Phœbé partit comme l’éclair, tandis que Kerneguy répondait à Éverard avec le même ton insultant d’une calme indifférence.

« Avant de me menacer d’une chose aussi terrible que votre ressentiment, vous devriez vous être assuré d’abord que les circonstances ne peuvent me contraindre à vous refuser l’occasion dont vous semblez vouloir parler. »

En ce moment Alice, avertie sans doute par sa femme de chambre, entra d’un pas précipité dans le vestibule.

« Maître Kerneguy, lui dit-elle, mon père vous demande dans l’appartement de Victor Lee… »

Kerneguy se leva et salua, mais parut déterminé à attendre le départ d’Éverard, pour empêcher toute explication entre le cousin et la cousine.

« Markham, » dit Alice à la hâte, « cousin Éverard, je n’ai qu’un instant à rester avec vous. Pour l’amour de Dieu, partez à l’instant ! Soyez prudent et patient… mais ne demeurez pas ici, mon père est terriblement courroucé. — C’est ce que mon oncle m’a déjà dit, mademoiselle ; il m’a même ordonné de partir, et j’obéirai sans délai. Je ne pensais pas que vous viendriez me répéter, et si volontiers, un ordre aussi sévère ; mais je sors, mademoiselle, car je vois bien que je laisse ici des gens dont la société est plus agréable que la mienne. — Injuste ! méchant ! ingrat ! » dit Alice ; mais craignant que ces paroles fussent entendues de personnes étrangères, elle les prononça d’une voix si faible que son cousin, à qui elles s’adressaient, n’osa pas croire qu’elles fussent pour lui.

Il salua froidement Alice, comme pour prendre congé d’elle, et dit avec un air de politesse forcée qui couvre parfois chez les hommes d’un certain rang la haine la plus terrible : « Je crois, maître Kerneguy, qu’il est convenable de vous taire pour le moment ce que je pense personnellement de l’affaire que nous avons effleurée dans notre conversation ; je vous enverrai quelqu’un qui, je m’en flatte, saura conquérir la vôtre. »

L’Écossais supposé lui fit, avec une espèce de condescendance, un superbe salut, en l’assurant qu’il attendrait l’honneur de ses ordres, offrit la main à miss Alice pour la reconduire à l’appartement de son père, et prit un congé triomphant de son rival.

Éverard, de son côté, piqué à perdre patience, et s’imaginant encore, à voir la grave et la calme assurance du jeune homme, que ce devait être ou Wilmot, ou quelqu’un de ses camarades de débauche, revint à la ville de Woodstock, déterminé à ne pas laisser son injure impunie, dût-il, pour obtenir vengeance, recourir à des moyens que ses principes lui défendaient de regarder comme justes.


  1. Shakspeare. a. m.
  2. C’est un petit insecte, ou figuré une rosse. a. m.
  3. Harry, équivalent populaire et familier de Henri, lequel veut, comme nick’ dire aussi le diable. a. m.
  4. Nous lisons ces vers dans ans farce de Fielding, Tumble-Down-Dick, fondée sur la même histoire classique. Comme ils étaient connus du temps de la république, il faut qu’ils aient été transmis à l’auteur de Tom Jones par tradition ; car personne ne soupçonnera l’auteur du présent livre de faire cet anachronisme. a. m.