Woodstock/Chapitre VIII

Woodstock, ou Le Cavalier, Histoire de l’année 1651
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 8p. 100-119).


CHAPITRE VIII.

CROMWELL.


À son air altier on reconnaissait le protecteur sévère du pays par lui conquis ; armé de ce regard avec lequel il pleurait et jurait, chassait les membres du parlement et en fermait les portes, et forcé, après avoir expulsé les coquins qui le composaient, et quoique son âme en fût attristée, à gouverner seul.
Crabbe La franche galanterie.


Nous laisserons le colonel se livrer à ses méditations, pour suivre son joyeux camarade qui, avant de monter à cheval à l’auberge de Saint-George, ne manqua pas de prendre le coup du matin, avec quelques œufs et quelques verres de muscat, pour se donner la force de faire face au vent frais du matin.

Quoiqu’il se fût laissé aller à la licence extravagante à laquelle se livraient alors les Cavaliers, comme pour faire contraster leur conduite en tout point avec le rigorisme de leurs ennemis, Wildrake néanmoins, bien né et bien élevé, possédait beaucoup de bonnes qualités, et un air que même la débauche et la vie dissolue d’un Cavalier enthousiaste n’avaient pu corrompre tout-à-fait. Il marchait, pour remplir sa mission, accompagné d’un mélange bizarre de sensations, telles que, peut-être, il n’en avait jamais éprouvé de sa vie.

Ses sentiments, comme royaliste, le portaient à détester Cromwell ; et en toute occasion, il n’eût pas souhaité le voir, sinon sur un champ de bataille, où il aurait pu se donner le plaisir d’échanger avec lui quelques coups de pistolet. Mais à cette haine se mêlait un peu de peur. Toujours victorieux dans les combats qu’il avait livrés le fameux personnage près duquel Wildrake se rendait alors avait su prendre, sur les esprits mêmes de ses ennemis, cet ascendant qu’un succès constant est si propre à faire naître. Ils le craignaient tout en le haïssant, et il se mêlait à ces deux sentiments une curiosité insatiable qui était un des traits particuliers du caractère de Wildrake ; car, n’ayant eu depuis long-temps que peu d’affaires personnelles, et ne s’en inquiétant guère, il cédait aisément au désir qu’il éprouvait de voir tout ce qu’il y avait de curieux et d’intéressant autour de lui.

« Après tout, je voudrais voir le vieux coquin, se disait-il, ne fût-ce que pour dire que je l’ai vu. »

Il arriva à Windsor dans l’après-midi, et éprouva en y arrivant le grand désir de se loger dans quelques uns de ces repaires de gaîté qu’il fréquentait d’habitude quand il venait par hasard dans cette belle ville en des jours plus heureux ; mais se faisant violence, il descendit courageusement à l’auberge principale, dont l’ancienne enseigne, la Jarretière, avait depuis long-temps disparu. Le maître aussi, que Wildrake, très habile dans la connaissance des aubergistes et des hôtelleries, se rappelait comme un rival de Mon Hôte, de l’école de la reine Élisabeth, s’était alors résigné à l’esprit du temps ; quand il parlait du parlement, il remuait la tête, tournait sa broche avec toute la gravité d’un prêtre qui officie ; souhaitait à l’Angleterre une heureuse délivrance de toutes ses afflictions, et comblait d’éloges Son Excellence le lord général. Wildrake remarqua aussi que son vin était meilleur que de coutume, car les puritains avaient un tact excellent pour découvrir toute falsification, mais ses mesures étaient plus petites, et ses prix plus élevés ; circonstances qu’il dut d’autant mieux remarquer que Mon Hôte parla beaucoup de sa conscience.

Cet important personnage dit à Wildrake que le lord général recevait affectueusement tout le monde, et qu’il obtiendrait une audience le lendemain matin à huit heures, s’il voulait seulement se donner la peine de se présenter à la porte du château, et s’annoncer comme porteur de dépêches pour Son Excellence.

Le Cavalier déguisé se rendit donc au château à l’heure indiquée. Le soldat en habit rouge qui, le regard austère et le fusil sur l’épaule, montait la garde à la grille extérieure de ce noble édifice, le laissa librement passer. Wildrake traversa la première enceinte ou cour, jetant un coup d’œil en passant sur la magnifique chapelle qui venait de recevoir, pendant les ténèbres de la nuit, en silence et sans qu’on lui rendît les moindres honneurs, les restes du roi d’Angleterre assassiné. Vif comme il était, le souvenir de cet événement affecta si vivement Wildrake, qu’il fût presque retourné sur ses pas dans une sorte d’horreur, plutôt que de se trouver en présence de l’homme sombre, et audacieux que l’on regardait avec raison comme l’acteur principal de ce drame horrible. Mais il sentit combien il était nécessaire qu’il maîtrisât tout sentiment de ce genre, et se fit violence pour s’occuper d’une négociation que le colonel Éverard, à qui il avait de si grandes obligations, lui avait confiée.

À la montée qui traversait la Tour-Ronde, il aperçut l’endroit où flottait d’ordinaire la bannière d’Angleterre : elle avait disparu avec toutes ses riches armoiries, ses magnifiques rayures et ses superbes broderies. À sa place, était celle de la république, la croix de Saint-George bleue et rouge, mais non encore coupée par la croix diagonale d’Écosse, addition qu’on fit bientôt après pour marquer le triomphe de l’Angleterre sur sa vieille ennemie. Ce changement de bannière augmenta le torrent de tristes réflexions, où il s’enfonça si profondément contre son ordinaire, que la première chose qui le rappela à lui fut le cri de la sentinelle qui, laissant tomber lourdement la crosse de son fusil sur les dalles, lui demanda d’un ton qui le fit tressaillir :

« Où allez-vous ? Qui êtes-vous ? — Je suis porteur d’une lettre pour Son Excellence le lord général. — Attendez que j’appelle l’officier du poste. »

Alors arriva le caporal : il se distinguait des simples soldats qu’il commandait par un rabat deux fois plus long qui lui pendait au cou, par un chapeau pointu comme un clocher et deux fois plus haut que les autres, par un manteau beaucoup plus ample, et par une triple part de gravité sévère. On pouvait lire sur sa physionomie que c’était un de ces terribles enthousiastes à qui Olivier devait ses victoires, et dont le zèle religieux faisait des adversaires trop redoutables pour les Cavaliers les plus courageux et les mieux nés, qui épuisaient vainement leur valeur à défendre la personne et la couronne de leur souverain. Il examina Wildrake avec une gravité imposante, comme s’il dressait dans son esprit un inventaire de ses traits et de ses vêtements, et après les avoir considérés à loisir, il lui demanda quelle affaire l’amenait en ces lieux.

« Quelle affaire ?… » dit Wildrake aussi fermement qu’il put… car l’examen attentif de cet homme lui avait causé une irritation nerveuse et peu agréable… « Je désire parler à votre général. — À bon Excellence le lord général, voulez-vous dire ? répliqua le caporal ; tes paroles, l’ami, sont trop peu respectueuses envers Son Excellence.

« Au diable Son Excellence ! » allait dire Wildrake ; mais la prudence le guida, et intercepta le passage à ces mots injurieux. Il s’inclina seulement et garda le silence.

« Suis-moi, » dit le personnage empesé auquel il parlait ; et Wildrake le suivit dans le corps-de-garde, dont l’intérieur était l’image vivante de l’époque, et ne ressemblait guère aux postes militaires d’aujourd’hui.

Près du feu étaient assis deux ou trois mousquetaires, écoutant un camarade qui leur expliquait quelque mystère religieux. Il n’avait d’abord parlé qu’à voix basse, mais avec une grande volubilité, et son ton, à mesure qu’il approchait de la conclusion, devenait de plus en plus aigre et violent, comme voulant obtenir une réponse immédiate ou une conviction silencieuse. Ses auditeurs semblaient l’écouter avec des visages imperturbables, ne lui répondant que par des bouffées de fumée de tabac qu’ils laissaient échapper de dessous leurs épaisses moustaches. Sur un banc était couché un soldat, la face tournée vers la terre : dormait-il ? était-il dans l’extase ? c’est ce qu’il nous est impossible de dire. Au milieu de la salle se tenait un officier, du moins son baudrier brodé et l’écharpe qui lui ceignait le corps semblaient l’indiquer, et du reste simplement habillé. Il s’occupait à faire exécuter à un vigoureux paysan, nouvellement enrôlé, ce qu’on appelait alors le manuel. Il y avait au moins vingt mouvements à faire et vingt mots pour les commander ; et, avant que l’exercice fût régulièrement terminé, le caporal ne permit à Wildrake ni de s’asseoir, ni de dépasser le seuil de la porte du corps-de-garde. Il lui fallut donc entendre une kyrielle de « Posez votre mousquet… Levez votre mousquet… Armez votre mousquet… Prenez votre baguette… » et bien d’autres termes militaires oubliés aujourd’hui, jusqu’à ce qu’enfin les mots : « Votre mousquet au bras ! » suspendirent la leçon pour un moment.

« Ton nom, l’ami ? » dit l’officier au soldat de recrue.

« Éphraïm, » répondit le rustre, affectant de parler du nez.

« Éphraïm ; mais après ? — Éphraïm Cobb, de la sainte cité de Glocester, où j’ai servi sept ans comme apprenti chez un digne cordonnier. — C’est un métier fort bon, répliqua l’officier ; mais en cherchant fortune avec nous, ne doute pas que tu ne t’élèves au dessus de ton alêne et de ta forme à bottes. »

Un sourire refrogné du beau parleur accompagna cette pauvre plaisanterie ; puis, se tournant vers le caporal qui se tenait par derrière, dans l’attitude d’un homme brûlant du désir de parler : « Eh bien, caporal, quelles nouvelles ? — Voici un homme avec une lettre pour Votre Excellence, répondit le caporal… À coup sûr, sa présence ne réjouit pas mon cœur, car je le regarde comme un loup revêtu d’une peau de brebis. »

Ce fut seulement alors que Wildrake apprit qu’il était en présence du fameux personnage pour lequel il avait une mission, et il réfléchit de quelle manière il devait lui adresser la parole.

La figure d’Olivier Cromwell n’était, comme tout le monde le sait, nullement prévenante. Il était de taille moyenne, gros et vigoureux, et ses traits, quoique durs et sévères, indiquaient pourtant beaucoup de sagacité naturelle et une grande profondeur d’esprit. Ses yeux étaient gris et perçants, son nez trop large en proportion de ses autres traits.

Sa manière de parler, quand il avait l’intention de se faire distinctement comprendre, était énergique et impérieuse, quoiqu’elle ne fût ni gracieuse ni éloquente ; personne, en pareille occasion, ne pouvait être plus bref, et cependant plus concis. Mais, quand l’envie lui prenait, ce qui lui arrivait souvent, de faire l’orateur pour amuser le peuple sans éclairer son intelligence, Cromwell avait coutume de voiler son idée, ou ce qui semblait être son idée, d’un tel brouillard de paroles, en l’entourant de tant de restrictions et d’exceptions par bon nombre de parenthèses, que, quoiqu’il fût un des hommes les plus fins de l’Angleterre, il était peut-être l’orateur le plus inintelligible qui jamais fît souffrir un auditoire. Il y a long-temps qu’un historien a dit « qu’un recueil des discours prononcés par le Protecteur ferait, à peu d’exceptions près, le livre le plus stupide du monde ; « mais il aurait dû ajouter que rien n’était plus concis, plus intelligible que ce qu’il avait réellement l’intention de faire comprendre.

On a aussi remarqué de Cromwell que, bien qu’il fût né d’une bonne famille du côté paternel et du côté maternel, et qu’on l’eût mis à même de recevoir l’éducation et l’instruction qui en est la conséquence, le fanatique et démocrate Protecteur n’avait jamais pu acquérir, ou plutôt dédaignait d’employer ces manières polies ordinaires aux premières classes de la société dans leurs rapports mutuels. Ses manières étaient si brusques qu’elles allaient parfois jusqu’à la grossièreté ; et cependant, il y avait encore, dans son langage et dans ses gestes, une force et une énergie répondant à son caractère, qui imprimaient l’effroi, si elles n’inspiraient pas le respect ; et parfois même, cet aspect sombre et subtil s’épanchait de manière à lui concilier l’affection. Son goût prononcé pour la plaisanterie se montrait par accès, mais ses plaisanteries étaient communes et souvent ignobles. Quelquefois son caractère se rapprochait de celui de ses compatriotes : alors c’était mépris de la vanité, haine de l’affectation, horreur des cérémonies, ce qui, joint aux brillantes qualités de bon sens et de courage, faisait d’Olivier, à bien des égards, un convenable représentant de la démocratie d’Angleterre.

Sa religion sera toujours un grand sujet de doute, que probablement il lui eût été difficile d’éclaircir. Sans contredit, il y eut une époque de sa vie où il fut sincèrement enthousiaste, et où son caractère naturel, quelque peu sujet à l’hypocondrie, fut violemment agité par le fanatisme qui influait alors sur tant de personnes. D’un autre côté, durant sa carrière politique, il y eut des périodes où certainement nous ne serons pas assez injuste pour l’accuser d’une affectation hypocrite. Nous aurions probablement meilleure opinion de lui, ainsi que d’autres personnages du temps, si nous supposions que leurs opinions religieuses leur étaient dictées par la conviction plutôt que par leurs propres intérêts : le cœur humain est si ingénieux à se tromper lui-même ainsi que les autres, qu’il est probable que ni Cromwell, ni ceux qui avaient de pareilles prétentions à une piété ardente, n’eussent pu marquer exactement où leur enthousiasme finissait et où commençait leur hypocrisie ; ou plutôt ce rapport n’existait pas d’une manière absolue, mais il changeait avec la bonne ou la mauvaise fortune, et avec le courage ou le découragement des individus.

Tel était le fameux personnage qui, se tournant vers Wildrake, et examinant notre homme des pieds à la tête, sembla si peu satisfait, qu’il ramena, comme par instinct, son baudrier en avant, de manière à être en mesure de saisir la poignée de sa longue épée ; mais ensuite, croisant ses bras sous son manteau, comme si une autre pensée lui eût fait rejeter ses soupçons, ou croire une telle précaution indigne de lui, il demanda au Cavalier qui il était et d’où il venait.

« Un pauvre gentilhomme, monsieur… milord, répondit Wildrake, et j’arrive de Woodstock. — Et quelles nouvelles m’apportez-vous, monsieur le gentilhomme ? » demanda Cromwell avec emphase. « En vérité, j’ai vu bien des gens avides de porter ce titre, et qui néanmoins n’étaient ni sages, ni vertueux, ni loyaux. Pourtant, gentilhomme était un titre considéré dans la vieille Angleterre, quand on voulait bien se rappeler le sens propre de ce mot. — Vous dites vrai, monsieur, » répliqua Wildrake, supprimant, non sans peine, quelques unes de ces expressions qu’il employait ordinairement pour donner plus de force à ses discours. « Anciennement on trouvait les gentilshommes là où les gentilshommes devaient se trouver ; mais aujourd’hui le monde est si changé qu’on voit le ceinturon brodé à la place du tablier de cuir. — Est-ce à moi que tu parles ainsi ? demanda le général. Je te trouve bien hardi de le faire en termes si inconvenants… tu sonnes un peu trop fort pour être de bon métal, ce me semble. Mais encore une fois, quelle nouvelle apportes-tu ? — Cette lettre, dit Wildrake, vous est adressée par le colonel Markham Éverard. — Ah ! je me suis mépris sur ton compte, » reprit Cromwell, qui s’adoucit au seul nom d’un homme qu’il désirait vivement attirer dans son parti ; « excuse-moi, mon bon ami, car tu l’es, nous n’en doutons pas. Assieds-toi, et réfléchis, si tu peux, pendant que nous allons examiner le contenu de ce message. Qu’on ait soin de lui, et qu’il ne manque de rien. » À ces mots, le général sortit du corps-de-garde, où Wildrake prit place dans un coin et attendit patiemment le résultat de sa mission.

Les soldats se croyant obligés alors à le traiter avec quelque considération, lui offrirent une pipe de tabac de la Trinité et une grande cruche noire de bière d’octobre. Mais l’air soupçonneux de Cromwell, et la situation périlleuse où le mettait le moindre risque d’être découvert, décidèrent Wildrake à refuser ces offres hospitalières ; et s’appuyant sur le dos de sa chaise, il feignit de dormir, et évita de cette manière de se faire reconnaître et de causer, jusqu’à ce qu’une espèce d’aide-de-camp ou officier d’ordonnance de Cromwell vînt le chercher pour le conduire en présence du Protecteur.

Son guide, le faisant passer par une poterne, l’introduisit dans l’enceinte du château même, et à travers bien des galeries secrètes, bien des escaliers dérobés, ils arrivèrent dans un petit cabinet ou salon richement décoré ; on avait laissé subsister le chiffre royal sur quelques meubles, mais tout n’était que désordre et confusion, et même plusieurs tableaux à cadre massif étaient tournés vers la muraille du côté de la peinture, comme si on eût eu l’intention de les emporter.

Au milieu de cette scène de désordre, le général victorieux de la république était assis dans un large fauteuil recouvert en damas et surchargé de broderies dont la richesse contrastait singulièrement avec la simplicité et même la négligence de ses vêtements, quoique son œil et ses gestes indiquassent un homme qui sentait que le siège qu’avait autrefois occupé un prince n’était pas trop noble pour sa fortune et son ambition. Wildrake resta debout devant lui, et le général ne le pria point de s’asseoir.

« Pearson, » dit Cromwell en s’adressant à l’officier de service, « attendez dans la galerie, et assez près pour répondre à ma voix. » Pearson s’inclina, et allait se retirer, mais le général ajouta : « Qui est encore dans la galerie ? — Le digne M. Gordon, votre chapelain, y faisait tout à l’heure une exhortation au colonel O’Verton et à quatre capitaines du régiment de Votre Excellence. — C’est au mieux, dit le général ; nous voudrions qu’il n’y eût pas dans notre palais un seul coin où l’âme affamée ne rencontrât la manne céleste. Le digne homme avait-il un ton persuasif dans son discours ? — Il paraissait religieusement inspiré, répondit Pearson ; il traitait des droits légitimes que l’armée, et spécialement Votre Excellence, ont acquis en devenant les instruments du grand ouvrage… instruments qu’on ne doit point briser ni jeter au vent quand ils ne sont plus utiles, disait-il, mais qu’il faut conserver, estimer et regarder comme précieux, à cause de leurs honorables et fidèles travaux en combattant, en marchant, en jeûnant, en priant, et en supportant le froid et le chagrin, tandis que d’autres, qui se réjouissaient de les voir fatigués, rompus et brisés, faisaient gras dans des temps de jeûne, et buvaient des liqueurs. — Ah ! l’excellent homme ! et parlait-il avec tant d’onction ? Je pourrais dire quelque chose à cet égard… mais ce n’est pas le moment… Allez dans la galerie, Pearson ; que l’on reste sous les armes ; mais si l’on veille, il faut aussi que l’on prie. »

Pearson se retira, et le général, tenant la lettre d’Éverard à la main, demeura encore long-temps les yeux fixés sur Wildrake, comme réfléchissant au ton qu’il allait prendre avec lui.

Quand enfin il se décida à parler, ce fut pour prononcer un de ces discours ambigus dont nous avons déjà parlé, et dans lesquels il était fort difficile pour l’auditeur de le comprendre, si toutefois il savait lui-même ce qu’il voulait dire. Dans ce que nous allons en citer nous serons aussi concis que nous le permettra notre désir de rapporter les propres paroles d’un homme aussi extraordinaire.

« Cette lettre, lui dit-il, vous me l’apportez de la part de votre maître ou de votre patron Markham Éverard ?… excellent homme, aussi honorable que gentilhomme qui porta jamais épée, et qui s’est conduit d’une manière si distinguée lors de l’affranchissement des trois pauvres et malheureuses nations… Ne me réponds pas, je sais ce que tu me dirais… Et cette lettre, il me l’a envoyée par toi, son clerc ou son secrétaire, en qui il a confiance, et qu’il me prie d’honorer de la mienne, afin qu’il y ait entre nous un messager soigneux et actif : en un mot, il t’a envoyé près de moi… Ne me réponds pas, je sais ce que tu me dirais… Près de moi, disais-je, qui méritant si peu de considération, me trouverais déjà trop honoré de porter la hallebarde dans cette grande et victorieuse armée d’Angleterre, et suis néanmoins élevé au rang de chef, et porte le bâton de commandement… Non, ne me réponds pas, mon ami ; encore une fois, je sais ce que tu dirais… Or, tandis que nous conférons ensemble, notre discours, conformément à ce que je t’ai dit, embrasse trois sujets, et se divisera en trois points : le premier sera relatif à ton maître ; le second aura trait à ce qui me concerne, moi et la place que j’occupe ; le troisième et dernier te sera consacré… Or, quant à ce brave et digne gentilhomme, le colonel Markham Éverard, il s’est montré véritablement homme depuis le commencement de ces malheureuses dissensions, et ne s’est jamais un seul instant écarté du but qu’il se proposait d’atteindre. Oui, vraiment, c’est un honorable et fidèle gentilhomme, un soldat qui peut bien m’appeler son ami, et vraiment, c’est un titre que je suis charmé qu’il veuille bien me donner. Néanmoins, dans cette vallée de larmes, nous devons être moins gouvernés par les intérêts privés et personnels que par ces grands principes, ces belles règles du devoir, d’après lesquels le noble colonel Markham Éverard a toujours dirigé sa conduite, comme je m’efforce d’y conformer la mienne, afin que nous agissions tous comme il convient à de nobles Anglais et à de dignes patriotes. Ainsi, quant à Woodstock, c’est un grand privilège que sollicite le noble colonel ; ce sera encore autant de moins pour nos hommes pieux, qu’on laissera en la possession des Moabites, et particulièrement de ce malveillant Henri Lee, qui a toujours levé la main contre nous quand il en a trouvé l’occasion. Il demande, dis-je, un grand privilège en ce qui nous concerne, lui et moi ; car nous autres soldats de cette pauvre mais sainte armée d’Angleterre, nous sommes regardés par les membres du parlement comme des gens qui doivent lui livrer leur butin sans avoir le droit de le partager eux-mêmes : de même que le daim, terrassé par les chiens, ne peut leur servir de pâture, et ils en sont éloignés à coups de fouet, pour punir leur audace au lieu de récompenser leurs services. Pourtant, ce que j’en dis n’a pas seulement trait à cette concession de Woodstock, lorsque je considère que peut-être leurs Seigneuries du conseil, ainsi que les commissaires du parlement, peuvent gracieusement croire qu’ils m’en ont accordé une partie, attendu que mon parent Desborough est intéressé dans cette affaire ; et comme il a bien mérité cette récompense pour ses loyaux et fidèles services envers ce malheureux et saint pays, il serait inconvenant à moi de le diminuer à son préjudice, à moins qu’il n’y eût un grand motif d’utilité publique. Ainsi, tu vois dans quelle position je me trouve, mon honnête ami, et quelles sont mes intentions relativement à la requête que m’adresse ton maître ; non pas que je veuille dire absolument que je puisse l’accorder ou la refuser, avec ou sans conditions : je ne fais qu’exposer mes idées à cet égard. Tu me comprends, n’est-ce pas ? »

Mais Roger Wildrake, malgré toute l’attention qu’il avait été capable de donner au discours du lord général, s’était tellement embrouillé dans les diverses parties de sa harangue, qu’il en était tout troublé, comme un homme de la campagne qui se trouve dans un embarras de voitures, et ne peut faire un pas pour échapper à une sans s’exposer à être écrasé par les autres.

Le général, voyant son air de perplexité, commença un second discours dans le même genre que le premier. Il parla de son affection pour son cher ami le colonel ; de la considération qu’il avait pour son pieux et saint parent, maître Desborough ; de la grande importance du palais et du parc de Woodstock et de l’arrêt du parlement qui en ordonnait la confiscation pour en faire entrer le produit dans les coffres de l’État ; de sa profonde vénération pour l’autorité du parlement, et de la peine qu’il éprouvait de l’injustice qu’on faisait à l’armée. Ses souhaits, ses désirs étaient que tout s’arrangeât tranquillement et à l’amiable, sans vue d’intérêt privé, sans débats ni querelles entre ceux qui avaient servi la grande cause nationale tant par leurs conseils que par leurs actions : il souhaitait vivement de contribuer à l’accomplissement de cet ouvrage, en faisant non seulement le sacrifice de ses dignités, mais encore de sa vie, si on l’exigeait de lui, et qu’il pût y souscrire sans compromettre ces pauvres soldats, ces malheureux qu’il devait traiter avec toute l’affection d’un père, puisqu’ils l’avaient suivi avec la soumission et la tendresse qu’on trouve chez des enfents. Là il fit encore une bonne pause, laissant Wildrake aussi incertain qu’auparavant sur la question de savoir s’il accorderait ou non au colonel Éverard les pouvoirs que celui-ci avait demandés pour protéger Woodstock contre les commissaires du parlement. Il commençait intérieurement à penser que la justice du ciel ou l’effet des remords avait troublé la raison du régicide. Mais non, il ne pouvait voir que de la sagacité dans cet œil ferme et sévère qui, pendant qu’il répandait en profusion ses éternelles périphrases, semblait épier avec la vigilance la plus active l’effet que sa harangue produisait sur celui qui l’écoutait.

« Tudieu ! » pensa en lui-même le Cavalier, se familiarisant un peu avec sa nouvelle position, et fort impatienté d’une conversation qui ne menait à aucune conclusion ou fin visible : « ce Noll fût-il le diable lui-même au lieu de son protégé, je ne me laisserai pas ainsi conduire par le nez. Je m’en vais le pousser un peu, s’il continue de ce train, et essayer si je puis lui faire parler un langage plus intelligible. »

Prenant donc cette hardie résolution, mais effrayé à demi, Wildrake n’attendait plus qu’une occasion pour la mettre à exécution. Cromwell semblait embarrassé pour exprimer sa pensée : il commençait déjà un troisième panégyrique du colonel Éverard, en protestant toujours, sur tous les tons, de son désir de l’obliger, lorsque Wildrake profita d’une des pauses oratoires du général pour lui enlever la parole.

« Parlant par respect, » dit-il brusquement, « Votre Seigneurie a déjà traité dans deux points de son discours son propre mérite et celui de mon maître, le colonel Éverard ; mais, pour me mettre en état d’accomplir ma mission, il serait nécessaire qu’elle abordât en peu de mots le troisième. — Le troisième ? dit Cromwell. — Oui, sans doute ; celui qui, dans la division du discours de Votre Honneur, doit m’être relatif. Que dois-je faire ? quelle part dois-je prendre à cette intrigue ? »

Olivier quitta tout-à-coup le ton de voix qu’il avait pris jusqu’alors, et qui ressemblait un peu au bruit d’un chat faisant le rouet, pour rugir comme un tigre au moment où il s’élance sur sa proie. « Ta part, échappé de prison ! s’écria-t-il, la potence !… Tu seras pendu aussi haut qu’Aman, si tu trahis nos secrets ! Mais, » ajouta-t-il en adoucissant sa voix, « agis en honnête homme, et ma faveur te sera acquise. Écoute : tu es brave, quoiqu’un peu insolent ; tu as été malveillant jadis, m’écrit mon digne ami le colonel Éverard ; mais tu as enfin abandonné cette cause perdue. Je te dis, l’ami, que tout ce qu’aurait pu faire le parlement ou l’armée n’eût jamais renversé les Stuarts de leur trône si le ciel ne les avait pas abandonnés. Ah ! il est bien doux, je dirai plus, bien glorieux de revêtir son armure pour la cause du ciel ! autrement, en vérité, cette famille serait encore aujourd’hui sur le trône d’Angleterre. Je ne blâme personne de les avoir défendus jusqu’à ce que les grands jugements successifs d’en haut les eussent accablés, eux et leur maison. Je ne suis pas sanguinaire, car je connais la fragilité humaine ; mais, l’ami, quiconque met la main à l’œuvre pour avancer le grand projet qui s’exécute dans ces trois royaumes doit bien prendre garde de regarder en arrière : car, comptez sur ma parole, si vous me trompez, je ne vous pendrai pas à une potence moins haute que celle qui servit pour Aman… Apprends-moi donc, d’un mot, si le levain de la malveillance est entièrement expulsé de ton âme. — Votre respectable Seigneurie, » répliqua le Cavalier en se frottant les épaules, nous a si bien étrillés presque tous, que la malveillance nous a bien vite quittés. — Crois-tu ? » dit le général avec un sourire refrogné sur les lèvres, qui semblait annoncer qu’il n’était pas tout-à-fait insensible à la flatterie. « Oui, vraiment ! en ceci tu ne mens pas, nous n’avons été que les instruments du ciel ; et, comme j’ai déjà voulu te le faire comprendre, nous ne nous sommes pas montrés aussi sévères envers ceux qui ont combattu contre nous comme malveillants, que bien d’autres auraient pu l’être à notre place. Le parlement connaît son intérêt et son bon plaisir ; mais, selon moi, il est bien temps de terminer ces dissensions, et de mettre tout le monde à même de contribuer à la prospérité de leur pays ; nous croyons d’ailleurs que ce sera ta faute si tu ne parviens pas à t’employer utilement pour l’État et pour toi-même, à condition que tu chasseras ce vieil homme, et que tu prêteras plus d’attention à ce que je vais te dire. — Votre Seigneurie peut être certaine de mon attention, » répliqua le Cavalier.

Et le général républicain, après une nouvelle pause, comme un homme qui ne donne pas sa confiance sans hésitation, se mit à expliquer ses projets avec une clarté qui ne lui était pas habituelle, mais non pas toutefois sans de temps à autre s’embrouiller encore dans sa longue habitude de circonlocutions, dont il ne se défaisait jamais complètement que sur un champ de bataille.

« Tu vois, mon ami, lui dit-il, où en sont mes affaires : le parlement, peu m’importe qu’on le sache, ne m’aime pas… Le conseil d’État, qui met en action le gouvernement exécutif du royaume, m’aime encore moins. Je ne saurais dire pourquoi ils nourrissent des soupçons contre moi, si ce n’est parce que je refuse de leur livrer cette pauvre et innocente armée qui m’a suivi dans un si grand nombre de campagnes, et qu’ils veulent congédier, licencier, réduire, de sorte que ceux qui ont protégé l’État aux dépens de leur sang, n’auront pas, peut-être, les moyens de se nourrir, quels qu’aient été leurs travaux : et c’est, ce me semble, une criante injustice, puisque c’est dépouiller Ésaü de son droit d’aînesse, sans l’indemniser d’un pauvre plat de lentilles. — Ésaü saura bien le prendre lui-même, je pense, répondit Wildrake. — Ma foi, tu dis vrai, répliqua le général : c’est folie que de chercher à prendre par la famine un homme armé, si, pour avoir des vivres, il n’y a qu’à se baisser pour en prendre… Loin de moi la pensée, cependant, d’encourager la rébellion ou de manquer de subordination envers ceux qui nous gouvernent. Je voudrais seulement demander d’une manière décente et convenable, douce et harmonieuse, qu’on daignât écouter nos conditions et considérer nos pressants besoins. Mais, monsieur, lorsqu’ils me témoignent si peu d’égards, si peu d’estime, vous devez sentir que ce serait de ma part une provocation au conseil d’État, au parlement, si, dans le but seul de plaire à votre digne maître, j’allais m’opposer à leurs desseins ou à l’action des commissaires agissant sous leur autorité, qui est encore aujourd’hui la plus grande de l’État… et puisse-t-elle l’être encore long-temps pour mon bonheur !… pour empêcher le séquestre qu’ils ont ordonné. Et ne dirait-on pas aussi que je porte de l’intérêt aux malveillants, si je permettais que cet ancien refuge de tyrans sanguinaires et voluptueux fût de nos jours un asile pour un vieil et invétéré Amalécite, et que sir Henri Lee restât en possession du lieu où il s’est si long-temps glorifié ? Vraiment, la tentative serait dangereuse. — Dois-je donc aller dire au colonel Éverard, s’il vous plaÎt, répliqua Wildrake, que vous ne pouvez le servir dans cette affaire ? — Sans condition, oui mais avec condition, la réponse peut être différente… Je vois que tu n’es pas capable de comprendre ma pensée : je vais donc le l’expliquer plus au long… Mais sache bien que si ta langue divulguait mes secrets au delà de ce qui est nécessaire pour les communiquer à ton maître, partout le sang qui a été versé dans ces temps désastreux, tu mourrais plutôt mille fois qu’une ! — Ne craignez rien, monsieur, » dit Wildrake dont la hardiesse naturelle à son caractère insouciant était pour le moment abattue et dissipée comme celle d’un faucon en présence d’un aigle.

« Écoute-moi donc, et que pas une syllabe ne t’échappe. Ne connais-tu pas le jeune Lee, qu’on appelle Albert, un malveillant comme son père, et qui était avec le Jeune Homme à la dernière bataille que nous lui avons livrée à Worcester ?… Puissions-nous être reconnaissants de cette mémorable victoire ! — Je sais qu’il existe un jeune homme du nom d’Albert Lee. — Et ne sais-tu pas ?… Je te fais ces questions non pas que je veuille m’immiscer dans les secrets du cher colonel ; mais il faut que je prenne quelques renseignements afin de voir comment je dois le servir… Ne sais-tu pas, te dis-je, que ton maître, Markham Éverard, fait la cour à la sœur de ce jeune malveillant, fille du vieux conservateur, sir Henri Lee ? — J’en ai entendu parler, dit Wildrake, et je ne puis nier que je sois porté à le croire. — Allons, c’est bien… Quand le Jeune Homme, Charles Stuart, s’enfuit du champ de bataille à Worcester, et fut, par une poursuite des plus vives, forcé d’abandonner ses partisans, je sais de source certaine que cet Albert Lee fut un des derniers, s’il ne fut pas tout-à-fait le dernier de ceux qui restèrent avec lui. — C’est diablement possible, » dt le Cavalier, sans peser suffisamment ses expressions, et sans songer à la personne en présence de laquelle il parlait, « et je soutiendrai avec ma rapière que c’est un vrai copeau du vieux tronc… — Tiens, tu jures ? dit le général… Est-ce là ta réformation ? — Je ne jure jamais, » répliqua aussitôt Wildrake s’apercevant de sa folie, « que quand j’entends parler de malveillants et de Cavaliers ; oh ! alors la vieille habitude revient, et je jure comme un soldat de Goring. — Fi donc ! dit le général, pourquoi scandaliser par de si horribles sacrilèges les oreilles des autres, lorsque surtout ils ne sont pas profitables à celui qui les emploie. »

« Il y a sans doute dans le monde des péchés plus profitables que le vice de jurer, » fut la réponse qui vint à la pensée du Cavalier ; mais il y substitua l’assurance du regret qu’il éprouvait d’avoir offensé Son Excellence. De fait, la conversation devenait plus intéressante que jamais pour Wildrake, qui résolut en conséquence de ne pas perdre l’occasion d’arracher le secret qui semblait vouloir sortir des lèvres de Cromwell, et il ne pouvait y parvenir qu’en surveillant les siennes.

« Quelle espèce de maison est ce Woodstock ? » dit le général avec indifférence, comme pour changer de conversation.

« Un vieux manoir, répondit Wildrake, et, autant que j’en puis juger par une seule nuit que j’y ai passée, abondamment pourvu d’escaliers dérobés, de passages souterrains, et de toutes ces communications secrètes qui existent dans ces vieux nids de corbeaux.

— Cachette à receler des prêtres, sans doute ; il est rare que les vieux châteaux n’aient pas de secrètes étables pour héberger les veaux de Béthel. — Votre Honneur peut en jurer. — Je ne jure jamais, » répliqua le général sèchement. « Mais qu’en penses-tu, bon drôle ?… je vais te faire une terrible question… où est-il plus vraisemblable que les deux fugitifs de Worcester que tu connais aient trouvé un refuge… et il faut qu’ils aillent ailleurs assurément… que dans ce même vieux château, dont le jeune Albert connaît tous les coins et recoins depuis sa plus tendre enfance ? — Vraiment ! » dit Wildrake faisant un effort pour répondre à cette question d’un air d’indifférence, tandis que la possibilité de cet événement et ses conséquences se présentaient à son esprit sous un jour effrayant ; « vraiment, je partagerais l’opinion de Votre Honneur, si je pouvais croire que la compagnie qui, au nom des commissaires du parlement, a pris possession de Woodstock, ne dût pas les en écarter comme un chat met en fuite les pigeons du colombier. Le voisinage des généraux Desborough et Harrison, Dieu les protège ! ne conviendrait guère à des fugitifs de Worcester. — Je suis de ton avis, et je voudrais qu’il n’en fût pas autrement : puisse-t-il se passer bien du temps avant que nos noms cessent de répandre la terreur parmi nos ennemis ! Mais, dans cette affaire, si tu veux servir rondement les intérêts de ton maître, tu peux, je crois, seconder favorablement ses projets. — Ma cervelle est trop faible pour comprendre la profondeur de votre honorable dessein, dit Wildrake. — Écoute-moi donc, et fais-en ton profit. Assurément la victoire de Worcester fut un des grands bienfaits du ciel ; mais il me semble que nous paraîtrions bien peu reconnaissants envers Dieu, si nous ne faisions pas tout ce qui est en notre pouvoir pour hâter l’achèvement et la conclusion du grand ouvrage qui a tant prospéré entre nos mains, déclarant en toute humilité et sincérité de cœur que nous n’avons jamais désiré qu’on se ressouvînt de ceux qui en furent les instruments ; bien plus, nous prierions et supplierions d’ensevelir dans l’oubli nos noms, plutôt que de voir le grand ouvrage rester incomplet. Toutefois, en vérité, placés comme nous le sommes, il nous importe plus qu’à d’autres… c’est-à-dire que si de pauvres gens se disent plus ou moins intéressés aux changements que nous avons opérés dans ce pays, non pas, dis-je, par nous-mêmes, mais par la destinée qu’il nous fallait remplir, et que nous avons remplie avec conviction et humilité… il nous importe, dis-je, et beaucoup, que toute chose se fasse conformément au grand ouvrage qu’on a entrepris, et auquel on travaille encore dans le pays. Telles sont mes véritables et simples intentions. Pourtant, il est bien à désirer que ce Jeune Homme, ce roi d’Écosse, puisqu’il se donne ce nom, ce Charles Stuart ne vienne pas à s’échapper d’un pays où son arrivée a causé tant de désordre et fait verser tant de sang. — Je ne doute pas, » dit le Cavalier en baissant les yeux, « que la sagesse de Votre Seigneurie n’ait dirigé toutes choses au mieux pour arriver enfin à ce résultat ; et je demande au ciel qu’il vous récompense de vos peines comme elles le méritent. — Je te remercie, l’ami ; sans doute nous aurons nos récompenses, puisqu’elles sont entre les mains d’un maître qui ne passe jamais un samedi sans payer. Mais comprends-moi… je ne réclame que ma part dans cette bonne œuvre. Je voudrais de tout mon cœur donner à ton digne maître toutes les marques d’attachement qui sont en mon pouvoir, et à toi aussi, suivant ton rang… car des hommes tels que moi ne conversent pas avec des hommes ordinaires, pour que leur présence puisse s’oublier comme un événement commun. Nous parlons à tes semblables pour les récompenser ou les punir ; et je crois que tu te rendras digne, en accomplissant ton devoir, d’être récompensé de mes mains. — Votre Honneur, dit Wildrake, parle en homme habitué à commander. — C’est vrai ; c’est par la crainte ou par le respect que les hommes de ma trempe en imposent aux autres, dit le général… Mais en voilà assez ; je n’ai pas la présomption de paraître avoir seul dans celui qui est au dessus de nous plus de confiance que nous ne devons en avoir tous ensemble… Je voudrais cependant jeter cette balle d’or dans le bonnet de ton maître. Il a servi contre ce Charles Stuart et contre son père ; mais il est proche parent du vieux chevalier Lee, il a beaucoup d’affection pour sa fille… Toi aussi, l’ami, tu feras sentinelle… ton air engageant te gagnera la confiance de tout malveillant… et la proie ne pourra approcher du château où elle espère trouver un abri, comme un canard dans un rocher, sans que tu t’aperçoives de sa présence. — Je fais un effort pour comprendre Votre Excellence. Je vous remercie de tout cœur de la bonne opinion que vous avez conçue de moi, et je prie le ciel de me donner une belle occasion de la mériter, pour vous prouver au besoin ma reconnaissance. Mais encore, avec votre permission, le projet de Votre Excellence me semble inexécutable tant que les commissaires au séquestre resteront en possession de Woodstock. Le vieux chevalier et son fils, et bien plus encore un fugitif tel que celui auquel Votre Honneur a fait allusion, se garderont bien d’approcher du château avant que les envoyés du parlement s’en soient éloignés. — C’est de cela même que je t’entretiens depuis si long-temps ; je t’ai dit qu’il me répugnait un peu de déposséder les commissaires au séquestre pour un si léger motif, et de ma propre autorité, quoique j’aie peut-être assez de puissance dans le gouvernement pour prendre cet acte sur ma responsabilité, et ensuite pour mépriser les murmures de ceux qui m’en blâmeraient. Bref, je me soucierais peu d’user de mes privilèges et de faire essai de leur force, contre le pouvoir d’une commission nommée par d’autres, sans nécessité, ou du moins sans une grande perspective d’avantage… Enfin, si ton colonel veut entreprendre, par amour pour la république, d’aviser aux moyens de prévenir le plus imminent des périls qu’elle ait à redouter, et qui résulterait de l’évasion du Jeune Homme ; s’il veut faire tous ses efforts pour l’arrêter, je te donnerai un ordre qui enjoindra à ces commissaires du séquestre d’évacuer sans délai le château, et à une compagnie de mon régiment qui est cantonné à Oxford, d’employer la force pour les en chasser s’ils opposaient la moindre résistance, oui, quand bien même il faudrait, pour l’exemple, faire sortir Desborough le premier, quoiqu’il soit le mari de ma sœur. — J’espère, monsieur, dit Wildrake, pouvoir, avec votre ordre tout puissant, expulser les commissaires, sans avoir besoin de recourir à vos très braves et très dévoués soldats. — C’est ce qui m’inquiète le moins : j’aurais plaisir à voir le plus redoutable d’entre eux demeurer après que je lui aurais intimé l’ordre de partir… exceptant toujours la respectable Chambre au nom de laquelle nous remplissons notre commission, mais dont les mesures politiques seront en défaut avant qu’elle ait eu le temps de les changer. Avant tout, ce qui m’importe principalement, c’est de savoir si ton maître voudra favoriser une intrigue qui promet de si grands avantages. Je suis bien convaincu qu’un homme adroit comme toi, qui as été dans le camp des Cavaliers, peut reprendre à volonté ses habitudes de débauche et ses plaisirs profanes, découvrir où ce Stuart s’est caché, où le jeune Lee visitera son vieux père en personne, où il lui écrira, et enfin où il entretiendra avec lui une correspondance quelconque. En tout cas, Markham Éverard et toi devrez avoir un œil sur chaque cheveu de votre tête. »

À ces mots, le rouge lui monta au visage ; il se leva de son fauteuil et se promena dans l’appartement d’un air visiblement agité. « Malheur, oui malheur à vous, ajouta-t-il, si vous souffrez que ce jeune aventurier m’échappe !… Mieux vaudrait pour vous gémir dans le plus profond cachot de l’Europe que respirer l’air d’Angleterre, si vous songiez seulement à me tromper. Je t’ai parlé franchement, camarade… plus franchement que je n’ai coutume de le faire… mais la circonstance l’exigeait… Être admis à ma confiance, c’est mouler la garde devant un magasin à poudre : la moindre, la plus insignifiante étincelle te réduirait en cendres. Instruis ton maître de ce que j’ai dit… mais non comme je l’ai dit… Oh ! faut-il que je sois tombé dans les emportemens de la colère… Décampe, coquin ; Pearson te portera des ordres cachetés… Mais, arrête… n’as-tu rien à me demander ? — Je voudrais savoir, » dit Wildrake, à qui l’anxiété visible du général donnait quelque confiance, « quelle est la tournure de ce jeune damoiseau, en cas que je vienne à le rencontrer ? — On dit qu’il est devenu grand, maigre et basané. Voici son portrait peint par un bon maître, il y a déjà du temps. » Il retourna un des tableaux dont la peinture se trouvait du côté de la muraille : mais au lieu d’être celui de Charles Il, c’était celui de son malheureux père.

Le premier mouvement de Cromwell annonça l’intention de replacer aussitôt le portrait, et il sembla qu’il lui fallait un effort pour vaincre sa répugnance à le regarder ; néanmoins il le fit, et, replaçant le tableau contre le mur, il s’éloigna lentement et d’un air sévère, comme s’il eût voulu, pour défier sa propre émotion, chercher à le voir dans son plus beau jour. Heureusement pour Wildrake que son dangereux compagnon ne tourna point les yeux de son côté, car son sang s’enflamma aussi quand il aperçut le portrait de son souverain entre les mains du principal auteur de sa mort. Violent et capable de tout oser, ce fut à grand’peine qu’il contint son indignation ; et si, dans son premier accès de fureur, il avait eu l’arme nécessaire, il est possible que Cromwell n’eût jamais monté plus haut dans sa course rapide vers le pouvoir suprême.

Mais cette naturelle et subite étincelle de colère qui parcourut les veines d’un homme aussi ordinaire que Wildrake, s’éteignit tout-à-coup en présence de l’émotion violente, quoique étouffée, que laissait apercevoir Cromwell, malgré le calme habituel de son caractère. En considérant sa physionomie sombre et audacieuse, agitée par des sentiments intérieurs impossibles à décrire, le Cavalier sentit sa violence s’évanouir et se changer en crainte, en étonnement : tant il est vrai que de même qu’une plus grande lumière engloutit et fait disparaître l’éclat de celle qui est moins vive, de même les hommes d’un esprit large, vaste et plein d’ascendant, dissipent et subjuguent, dans la fureur de leurs passions, les volontés et les passions plus faibles des autres ; de même quand un ruisseau se jette dans un fleuve, le fleuve orgueilleux repousse l’humble filet d’eau.

Wildrake resta spectateur silencieux, immobile et presque épouvanté, pendant que Cromwell, rendant à ses yeux et à ses manières leur calme habituel en homme qui se fait violence à lui-même pour considérer un objet qu’un sentiment intérieur et puissant lui rend pénible et désagréable, continuait à parler par phrases courtes et interrompues, mais d’une voix ferme, faisant un commentaire sur le portrait du feu roi. Ses paroles semblaient moins s’adresser à Wildrake que décharger spontanément son cœur qui était gonflé par le souvenir du passé et l’anticipation de l’avenir.

« Ce peintre flamand, dit-il… cet Antoine Van Dyck ! quelle puissance il a ! L’acier peut mutiler, les guerriers peuvent dévaster et détruire… et cependant ce portrait du roi a résisté aux injures du temps ; et nos petits-fils, lorsqu’ils liront son histoire, pourront interroger ce portrait, et comparer ses traits mélancoliques avec sa triste histoire… Ce fut une cruelle nécessité… ce fut un acte terrible ! L’orgueil calme de cet œil aurait pu gouverner des mondes entiers de Français rampants, de souples Italiens, ou de fiers Espagnols ; mais ses regards n’ont fait qu’enflammer le courage naturel du fier Anglais… Ne rejetez pas sur un pauvre pécheur le blâme de sa chute, quand le ciel ne lui a pas donné assez de force de caractère pour résister. Le cavalier faible est renversé par son cheval fougueux qui l’écrase… L’homme vigoureux, le bon cavalier s’élance sur la selle vide, et fait jouer le mors et l’éperon jusqu’à ce que le fier coursier le reconnaisse pour son maître. Pourquoi reprocher à celui qui, au sommet des grandeurs, s’avance en triomphe au milieu du peuple, pourquoi lui reprocher ses succès, quand l’homme faible et malheureux a succombé et péri ? Véritablement il a sa récompense. Alors quelle importance dois-je attacher plus que d’autres à ce morceau de toile peinte ? Non, qu’il montre à d’autres les reproches de ce visage froid et calme, de cet œil fier et pourtant plaintif. Ceux qui ont agi d’après de plus nobles motifs n’ont pas sujet de tressaillir devant des ombres peintes. Ce n’est ni la richesse ni le pouvoir qui m’ont tiré de l’obscurité : l’oppression des consciences, la violation des libertés de l’Angleterre, voilà la bannière que j’ai suivie. »

Et, comme s’il eût plaidé sa propre défense devant un tribunal, il éleva la voix si haut, que Pearson, l’officier de service, allongea la tête dans l’appartement ; voyant son maître les yeux enflammés, le bras étendu, le pied en avant, entendant sa voix élevée comme si c’était un général qui commande à son corps d’armée de se mettre en marche, il se retira sur-le-champ.

« Il s’en fallait bien qu’ils fussent personnels, les motifs qui m’ont poussé à agir, continua Cromwell, et j’ose défier le monde entier… oui, je défie les morts et les vivants… de soutenir que j’ai pris les armes pour une cause privée, ou pour augmenter ma fortune. Il n’y avait pas un soldat dans le régiment qui y fût venu avec moins de mauvaise volonté contre ce malheureux. »

Il avait à peine prononcé ces mots que la porte de l’appartement s’ouvrit, et une jeune femme entra ; à sa ressemblance avec le général, quoique ses traits fussent doux et féminins, on pouvait, au premier coup d’œil, la reconnaître pour sa fille. Elle s’approcha de Cromwell, passa son bras sous le sien avec douceur, mais fermeté, et lui dit d’un ton persuasif : « Mon père, ce n’est pas bien… vous m’aviez promis que cela ne vous arriverait plus. »

Le général baissa la tête comme un homme honteux, ou de la colère à laquelle il s’était abandonné, ou de l’influence qu’on paraissait exercer sur lui. Il céda pourtant à cette douce impulsion, et sortit sans retourner la tête vers le portrait qui l’avait tant affecté.