Woodstock/Chapitre VII

Woodstock, ou Le Cavalier, Histoire de l’année 1651
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 8p. 96-100).


CHAPITRE VII.

LE MESSAGER.


Se déterminant enfin à envoyer sans délai sa lettre au général, le colonel Éverard s’avança vers la porte de la chambre où il avait enfermé Wildrake, qui savourait, comme le donnait à entendre un profond ronflement, les douceurs du sommeil sous la double influence de l’eau-de-vie et de la fatigue. En tournant la clef, le pêne, qui était presque rouillé, fit une résistance si bruyante que le dormeur l’entendit, sans qu’il s’éveillât cependant.

En s’approchant de son lit, Éverard l’entendit murmurer entre ses dents : « Fait-il jour déjà, geôlier ?… Ah ! chien que vous êtes, si vous aviez seulement un peu d’humanité, vous assaisonneriez vos mauvaises nouvelles d’un verre de vin sec… C’est une triste chose que d’être pendu, maître… et la tristesse dessèche le gosier. — Debout, Wildrake ! debout, rêveur à songes sinistres ! » lui dit son ami en le secouant par le collet.

« Lâchez-moi, répliqua le dormeur… je puis bien monter à l’échelle sans aide, je pense. »

Il se mit alors sur son séant, ouvrit les yeux, les promena autour de lui et s’écria : « Tudieu ! ce n’est que toi, Mark ? J’ai cru que c’en était fait de moi… On m’ôtait les fers des pieds… on me passait une corde autour du cou… et on me liait les mains… ma cravate de chanvre allait se serrer. Tout enfin était prêt pour une danse en plein air sur un parquet léger. — Trêve à toutes ces folies, Wildrake ; à coup sûr le démon d’ivrognerie, auquel tu as, je pense, vendu ton âme… — Pour une barrique de vin sec, interrompit Wildrake ; le marché fut conclu dans une cave. — Il faut que je sois aussi fou que toi pour te confier un message, dit Markham ; car je ne sais si tu as à peine recouvré ta raison. — Et pourquoi ?… Il me semble que je n’ai rien bu pendant mon sommeil ; j’ai rêvé seulement que je buvais avec le vieux Noll de la petite bière de sa brasserie… Mais ne prends pas un air si effaré, mon ami… je suis toujours le même Roger Wildrake, aussi vif qu’un canard sauvage, mais un vrai coq de combat. Je suis ton camarade… je te suis attaché par tes bienfaits… devinctus beneficio… c’est latin, je pense ? Et quel est le message que je ne voudrais pas ou n’oserais pas remplir, quand bien même ce serait de scier les dents du diable avec ma rapière, quand bien même il aurait fait son déjeuner de quelques Têtes-rondes ? — Il y a de quoi me rendre fou, dit Éverard… Quand je vais confier à tes soins ce que j’ai de plus précieux au monde, tu agis et tu parles comme un échappé de Bedlam ! La nuit dernière j’ai supporté ta folie, parce que je l’attribuais à l’ivresse ; mais comment endurer encore tes extravagances ce matin ?… C’est dangereux pour toi et pour moi, Wildrake… c’est un manque d’amitié… que je pourrais qualifier d’ingratitude. — Non ! ne dis pas cela, mon ami, » répliqua le Cavalier avec émotion ; « et ne méjuge pas si sévèrement. Nous qui avons tout perdu dans ces moments désastreux, qui sommes forcés de vivre, non pas au jour le jour, mais de repas en repas… nous dont le seul gîte est une prison, dont toute la perspective de repos est un gibet… que peux-tu exiger de nous, si ce n’est de supporter un tel destin avec indifférence, puisque nous en serions écrasés si nous paraissions nous en affliger. »

Wildrake parla sur un ton de sensibilité qui trouva dans le cœur d’Éverard une corde qui y répondit. Il prit la main de son ami, et la serra affectueusement.

« Ah ! s’il te semble que je t’ai parlé durement, Wildrake, je t’assure que c’était plutôt dans ton intérêt que dans le mien. Je sais que, malgré toute ta légèreté, tu as un principe d’honneur et des sentiments aussi élevés qu’il est possible d’en rencontrer dans un cœur d’homme ; mais tu es inconsidéré… tu es téméraire… et je te proteste que si tu allais te nuire à toi-même dans l’affaire dont j’ai l’intention de te charger, les suites fâcheuses qui en résulteraient pour moi m’affligeraient moins encore que l’idée de t’avoir exposé à un tel péril. — Diable ! si tu le prends sur ce ton, Mark, » dit le Cavalier en s’efforçant de sourire, évidemment pour cacher une émotion bien différente, « de par la garde de mon épée ! tu feras de nous des enfants… des poupons qui tètent encore. Allons, crois-moi : je sais être prudent quand il le faut… Personne ne m’a vu boire quand on pressentait une alarme… et je ne goûterai pas une seule pauvre pinte de vin avant d’avoir terminé ton affaire. Eh bien ! je suis ton secrétaire… ton clerc, j’oubliais… Il faut probablement porter ces dépêches à Cromwell en prenant bien garde toutefois de ne pas me laisser ravir mon paquet de loyauté, » dit-il en montrant la lettre du doigt ; « et je la remettrai entre les mains respectables de l’homme à qui elle est humblement adressée… Corbleu ! Mark, songes-y encore une fois… À coup sûr tu ne seras pas assez téméraire pour combattre sous les drapeaux de ce rebelle sanguinaire ?… Ordonne-moi de lui enfoncer trois pouces de mon poignard dans le ventre, et cette commission me plaira bien plus que de lui présenter ta lettre. — Va donc, répliqua Éverard ; il n’a été nullement question de cela dans le marché. Si tu veux me servir, rien de mieux ; sinon ne me fais pas perdre mon temps à disputer avec toi ; car chaque minute sera pour moi un siècle jusqu’au moment où cette lettre sera remise au général. C’est le seul parti qui me reste à prendre pour obtenir quelque protection et un asile pour mon oncle et sa fille. — Si c’est là ton affaire, dit le Cavalier, je n’épargnerai pas l’éperon. Mon cheval que j’ai laissé à la ville sera prêt à partir dais trois minutes, et tu peux compter que je serai près du vieux Noll… de ton général, je veux dire, en aussi peu de temps qu’il en faut à un homme pour galoper de Woodstock à Windsor ; car je trouverai, je pense, ton ami installé dans le palais où il a commis son meurtre. — Chut ! pas un mot de cela ! Depuis que nous nous sommes quittés la nuit dernière, je t’ai ouvert un chemin qu’il te sera plus facile de suivre que de prendre cet air mielleux, ces manières extérieures que tu possèdes si peu. J’ai averti le général des mauvais exemples que tu as constamment eus sous les yeux et de ta mauvaise éducation. — Ce qui doit signifier le contraire, j’espère, dit Wildrake ; car, à coup sûr, on m’a aussi bien élevé et aussi bien instruit qu’un jeune homme de Leicestershire pouvait le désirer. — Allons, paix ! je t’en prie… Entraîné quelque temps par le mauvais exemple, lui dis-je, tu as été malveillant et attaché au parti du roi déchu ; mais voyant les services que rendait le général à la nation, tu as fini par comprendre qu’il était envoyé par le ciel pour rendre la paix à ces royaumes déchirés. Ce compte que je lui rends de toi te fera, non seulement passer par dessus tes écarts, mais te donnera encore plus de crédit près de lui, comme si tu lui étais individuellement attaché. — Sans doute, dit Wildrake, comme tout pêcheur trouve toujours meilleur le poisson qu’il prend lui-même. — Il est probable, je pense, dit le colonel, qu’il te renverra ici avec des lettres qui me donneront le pouvoir d’arrêter les opérations de ces commissaires au séquestre, et accorderont au pauvre vieux sir Henri Lee la permission de finir ses jours au milieu de ces chênes qu’il contemple avec tant de plaisir : c’est là le seul but de ma requête, et je crois que la faveur dont nous jouissons, mon père et moi, pourra s’étendre jusque là, surtout dans la situation présente… Comprends-tu ? — Parfaitement, répondit le Cavalier. S’étendre, dis-tu ?… j’aimerais mieux étendre une corde que d’entretenir un commerce avec ce vieux coquin, cet assassin de roi ! Mais j’ai dit que je t’obéirais, Markham, et diable m’emporte si je ne le fais pas ! — Sois donc prudent ; observe bien tout ce qu’il fera, ce qu’il dira, plus particulièrement ce qu’il fera : car Olivier est un de ces hommes dont les pensées sont plus faciles à deviner par les actions que par les paroles… Ah ! attends… je parie que tu allais partir sans argent ? — C’est malheureusement trop vrai, Mark ; mon dernier noble s’est fondu hier soir en compagnie de vos bandits de soldats. — Eh bien ! Roger, c’est un malheur facile à réparer, i dit-il en glissant sa bourse dans la main de son ami. « Mais ne faut-il pas que tu sois fou et cerveau brûlé pour te mettre en route sans avoir de quoi payer ton écot ?… Comment aurais-tu donc fait ? — Ma foi, je n’y ai point songé… J’aurais crié, par exemple, Halte-là ! au premier bourgeois ou au fermier curieux que j’aurais rencontré en route. C’est la ressource de plus d’un honnête garçon dans ces mauvais temps. — Pars donc, dit Éverard, sois prudent, ne fréquente pas tes connaissances, ces débauchés… retiens ta langue… et gare à la chopine… car sans quoi tu ne seras pas en sûreté. Parle peu, et point de jurements, ni de fanfaronnades surtout. — En un mot, je vois qu’il faut que je me métamorphose en un jeune et beau cavalier comme toi. Mark… Soit ; je suis capable, je pense, de jouer aussi bien que toi le rôle de Hope-on-high-Bomby[1]. Ah ! c’était le bon temps que celui où nous vîmes Mills remplir le rôle de Bomby au théâtre de la Fortune ! Alors, Mark, je n’avais pas perdu mon manteau brodé ni mes pendants d’oreilles, et toi tu n’avais pas le front sourcilleux ni tes moustaches à la puritaine ! — Ce n’était que de mondains plaisirs, Wiidrake, doux à la bouche et difficiles à digérer… Mais hâte-toi de partir ; et quand tu me rapporteras réponse, tu me trouveras ici ou à l’auberge de Saint-George, au petit bourg. Bon voyage… Seulement sois prudent. »

Le colonel resta alors plongé dans une profonde méditation. « Il me semble, se dit-il, que je ne me suis pas trop avancé avec le général. Une rupture entre lui et le parlement semble inévitable, et rejetterait encore l’Angleterre dans la guerre civile dont nous sommes tous fatigués. Mon messager peut lui déplaire… pourtant je ne le crois pas. Il sait que je n’emploie que des gens sûrs ; et il connaît assez bien les sectes les plus rigides pour ne pas ignorer que dans celle-là, aussi bien que dans d’autres, il peut se trouver des hommes à deux visages. »


  1. Interlocuteur puritain d’un drame de Beaumont et Fletcher. a. m.