Rainer Maria Rilke trad.: Maurice Betz, Celui qui écoutait les pierres dans Histoires du Bon Dieu 1927

CELUI QUI ÉCOUTAIT LES PIERRES

Je suis de nouveau chez mon ami paralytique. Il sourit de sa manière particulière :

— Et de l’Italie vous ne m’avez jamais rien raconté ?

— Cela veut dire que je dois le plus tôt possible rattraper le temps perdu ?

Ewald hoche la tête et ferme déjà les yeux pour m’écouter. Je commence donc :

— Ce que nous éprouvons comme le printemps, Dieu ne le voit passer sur la terre que comme un fuyant et petit sourire. Il semble alors qu’elle se souvienne de quelque chose ; en été elle en parlera à tous, jusqu’à ce qu’elle se fasse plus sage, dans le grand silence de l’automne, par quoi elle se confie aux solitaires. Tous les printemps que vous et moi réunis avons vécus, ne suffisent pas à combler une seconde de Dieu. Le printemps, pour que Dieu le remarque, ne doit pas rester dans les arbres et sur les prés. Il faut qu’il devienne en quelque manière puissant au cœur des hommes, car il se déroule alors, non pas dans le temps, mais dans l’éternité et en présence de Dieu.

Un jour que ceci arriva, les regards de Dieu suspendirent leur vol obscur au-dessus de l’Italie. Le pays, en bas, était clair, le temps brillait comme de l’or, mais, jetée en biais sur lui, comme un chemin sombre, s’étendait l’ombre d’un homme aux épaules larges, lourde et noire, et, plus loin, en avant de lui, l’ombre de ses mains qui travaillaient, inquiète, agitée de sursauts, tantôt au-dessus de Pise, tantôt au-dessus de Naples, tantôt se perdant sur le mouvement incertain de la mer. Dieu ne put détourner ses yeux de ces mains qui lui parurent d’abord jointes, comme des mains qui prient ; mais la prière qui en jaillissait, les ouvrait largement. Il y eut un silence dans les cieux. Tous les saints suivirent les regards de Dieu, et, comme lui, contemplèrent l’ombre qui voilait à moitié l’Italie, et les hymnes des anges s’arrêtèrent sur leurs lèvres, et les étoiles tremblèrent, car elles craignaient d’avoir commis quelque faute et, humblement, elles attendirent le blâme irrité de Dieu. Mais rien de tel n’arriva. Les cieux s’étaient ouverts de toute leur largeur au-dessus de l’Italie, de sorte que Raphaël était à genoux à Rome, et que le bienheureux Fra Angelico de Fiesole était debout dans un nuage, et se réjouissait à son aspect. Beaucoup de prières à cette heure étaient en route, entre terre et ciel. Mais Dieu n’en reconnut qu’une : la force de Michel-Ange qui montait vers lui comme une odeur de vignes. Et il souffrit qu’elle occupât toutes ses pensées. Il se pencha davantage, trouva l’homme qui travaillait, regarda par-dessus ses épaules, sur ses mains qui écoutaient le long des pierres, et prit tout à coup peur : les pierres auraient-elles aussi des âmes ? Et voici que ces mains s’éveillaient, et fouillaient la pierre comme un tombeau où vacille une voix faible et mourante.