Waverley/Chapitre XXXV

Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 286-289).


CHAPITRE XXXV.

UN VOLONTAIRE IL Y A SOIXANTE ANS.


Dès que le major Melville entendit le son désagréable du tambour, il se hâta d’ouvrir une porte vitrée et sortit sur une espèce de terrasse qui séparait sa maison de la grande route d’où partait cette musique militaire ; Waverley et son nouvel ami le suivirent, quoique probablement il se fût bien passé de leur compagnie. Ils virent bientôt s’avancer d’un pas solennel, d’abord le tambour, ensuite un large drapeau à quatre compartiments sur lesquels étaient écrits ces mots, le Covenant, l’Église, le Roi, les Royaumes. L’individu qui avait l’honneur de porter cet enseigne était suivi par le commandant de la troupe, homme sec et sombre, au regard sévère, et d’environ soixante ans. L’orgueil dévot qui chez mon hôte du Chandelier se montrait dans une sorte d’hypocrisie méprisante, avait, sur la figure de ce chef, un caractère plus relevé et pourtant gâté par un fanatisme sincère et fougueux. Il était impossible de le voir sans que l’imagination le plaçât dans quelque crise étrange où la religion serait la seule règle de conduite. Martyr sur le chevalet, soldat sur le champ de bataille, banni loin des hommes, errant et consolé par la conviction d’une foi pure et solide ; peut-être inquisiteur féroce, aussi inflexible dans l’exercice de son autorité qu’impitoyable pour l’infortune : tous ces rôles semblaient convenir à ce personnage. Avec ces traits marqués d’énergie, il y avait quelque chose d’affecté dans la concision de ses discours et dans la gravité de sa démarche qui prêtait au ridicule ; on pouvait donc, suivant l’humeur où l’on se trouvait, et la manière dont se présentait M. Gilfillan, être frappé, en le voyant, de crainte et d’admiration, ou se mettre à rire. Il était habillé comme les paysans de l’ouest, d’une étoffe moins grossière, il est vrai, que celle des pauvres montagnards, mais sans prétendre le moins du monde à la mode du temps ou à celle des seigneurs écossais à aucune époque. Il était armé d’un sabre et d’un pistolet qui, d’après leur tournure antique, pouvaient avoir vu la déroute de Pentland ou de Bothwell-Bridge[1].

Quand il fût à quelques pas du major Melville, il le salua en touchant gravement mais légèrement son grand bonnet bleu à petit bord, pour rendre la pareille au major qui avait poliment ôté un petit chapeau triangulaire tout bordé d’or. Waverley ne put alors s’empêcher de croire qu’il voyait un chef des têtes-rondes d’autrefois en conférence avec un capitaine de Marlborough.

La troupe d’environ trente hommes qui suivait cet honnête commandant ne portait pas d’uniforme : leur habillement était celui des habitants des basses terres, et ce costume de différentes couleurs, contrastant avec leurs armes, leur donnait un air d’indiscipline et de sédition ; tant les yeux sont habitués à associer l’uniformité d’équipement au caractère militaire. Sur la première ligne étaient ceux qui sans doute partageaient l’enthousiasme de leur chef, gens qu’il n’eût pas été bon à coup sûr de rencontrer dans un combat où leur courage naturel eût été exalté par le fanatisme religieux. D’autres se pavanaient, tout fiers de porter des armes et de la nouveauté de leur situation, pendant que les derniers, fatigués sans doute de leur marche, se tournaient nonchalamment ou s’écartaient de leurs compagnons pour s’aller rafraîchir dans les chaumières et dans les cabarets du voisinage. Six grenadiers de Ligonier, pensa le major en se rappelant sa vie militaire, auraient envoyé tous ces gaillards-là au diable.

Toutefois, s’adressant avec politesse à M. Gilfillan, il lui demanda s’il avait reçu la lettre qu’il lui avait écrite, et s’il pouvait, comme il l’en avait prié, se charger de conduire un prisonnier d’état jusqu’au château de Stirling. « Oui, » fut la seule réponse du chef caméronien, et encore d’une voix qui semblait sortir des penetralia[2] mêmes.

« Mais votre escorte, monsieur Gilfillan, n’est pas si forte que je le croyais, » dit le major Melville. — « Quelques-uns de mes hommes ont eu faim et soif pendant la route et se sont arrêtés pour rafraîchir leurs pauvres âmes avec la parole. » — « Je suis fâché, monsieur, que vous n’ayez pas cru trouver des rafraîchissements pour vos hommes à Cairnvreckan ; tout ce que renferme ma maison est aux ordres des gens qui servent leur pays. »

« Je ne parle pas de nourriture charnelle, répondit le covenantaire en regardant le major avec un sourire méprisant ; toutefois, je vous remercie ; mais les traîneurs sont restés à attendre le précieux M. Jabesh Rentowel pour assister à l’exhortation du soir. » — « Et quand les rebelles sont prêts à se répandre à travers le pays, comment avez-vous pu, monsieur, laisser la plus grande partie de votre troupe au sermon d’un prédicateur ambulant ? »

Gilfillan sourit encore d’un air de mépris en faisant cette réponse indirecte : « Ainsi donc les enfants de ce monde sont plus sages aujourd’hui que les enfants de la lumière ! »

« Pourtant, monsieur, dit le major, puisque vous vous chargez de conduire ce jeune homme à Stirling, et de le remettre avec ces papiers entre les mains du gouverneur Blakener, je vous prie d’observer pendant la route quelques règles de discipline militaire. Par exemple, je vous conseillerais de ne point permettre à vos hommes de tant s’écarter, mais de veiller à ce que chacun en marchant couvre son chef de file, au lieu de traîner comme une oie dans un champ ; et de peur de surprise, je vous recommande surtout de former une petite avant-garde de vos meilleurs soldats, avec une seule vedette qui précède toute la troupe, de sorte qu’en approchant d’un village ou d’un bois… » Ici le major s’interrompit. « Mais comme je vois que vous ne m’écoutez pas, monsieur Gilfillan, je suppose que je n’ai pas besoin de me donner la peine de parler davantage sur ce sujet ; vous savez indubitablement mieux que moi les mesures à prendre. Mais il est une chose que je vous prie de ne point oublier, c’est de traiter votre prisonnier sans rigueur ni impolitesse, et d’employer la sévérité à son égard seulement pour prévenir son évasion. »

J’ai lu mes instructions, dit M. Gilfillan, signées par un digne et noble seigneur, William, comte de Glencairn ; et je n’y ai point trouvé qu’il me fallût recevoir les conseils ou les ordres du major William Melville de Dairnvreckan. »

Le rouge monta jusqu’aux oreilles du major, et éclata malgré la poudre dont les couvraient ses canons frisés à la militaire, d’autant plus qu’il vit M. Morton sourire au même moment. « Monsieur Gilfillan, répondit-il avec aigreur, je vous demande mille pardons de contredire un homme de votre importance, mais pourtant il me semble, puisque vous avez été nourrisseur de bestiaux, si je ne me trompe, que ce serait ici l’occasion de vous rappeler la différence qu’il y a entre les montagnards et les troupeaux des montagnes ; et s’il vous arrivait de rencontrer un gentleman qui eût servi et fût disposé à parler de discipline, je m’imagine encore que vous pourriez l’écouter sans vous en trouver plus mal. Mais j’ai fini, et n’ai plus qu’à recommander ce jeune seigneur à vos égards aussi bien qu’à votre surveillance. — Monsieur Waverley, je suis vraiment fâché que nous nous quittions ainsi ; mais j’espère, quand vous reviendrez dans notre canton, avoir le plaisir de vous rendre le séjour de Cairnvreckan plus agréable que les circonstances ne l’ont permis en ce moment. »

À ces mots, il secoua la main de notre héros : Morton aussi lui dit un cordial adieu ; Waverley, montant sur son cheval, dont un mousquetaire prit la bride, se mit en marche entre deux haies de soldats, pour prévenir son évasion, avec Gilfillan et sa troupe. En traversant le petit village, ils furent poursuivis par les acclamations des enfants : « Eh ! voyez donc le gentleman du sud, on va le pendre pour avoir tiré sur John Mucklewrath, le maréchal ! »


  1. Voyez le Vieillard des Tombeaux"", où il en est plusieurs fois question. a. m.
  2. Du fond des entrailles. a. m.