Waverley/Chapitre XXXVI

Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 289-294).


CHAPITRE XXXVI.

INCIDENT.


Il y a soixante ans, on dînait en Écosse à deux heures. Ce fut donc vers les quatre heures d’une délicieuse journée d’automne que M. Gilfilan se mit en marche, espérant bien pouvoir, en empruntant une ou deux heures à la nuit, arriver le soir même à Stirling, quoique le château fût à dix-huit milles. Il marchait donc bravement à la tête de sa compagnie, aussi vite que possible, regardant de temps en temps notre héros, comme s’il eût voulu lier conversation avec lui. À la fin, ne pouvant résister à la tentation, il ralentit son pas jusqu’à ce qu’il fût de front avec le cheval du prisonnier, et après avoir cheminé quelque temps en silence à côté de lui, il lui demanda tout à coup : « Pourriez-vous me dire quel est le rustre en manteau noir et à tête poudrée qui se trouvait avec le laird de Cairnvreckan ? »

« Un ministre presbytérien, » répondit Waverley.

« Presbytérien ! répéta Gilfillan avec mépris, un misérable érastien, ou plutôt un sot prélatiste un partisan de la hideuse tolérance ; un de ces chiens muets qui ne peuvent aboyer ; ils répètent toujours dans leurs sermons des phrases sonores de terreur et de consolation qui n’ont ni sens, ni douceur, ni vie. Vous avez été nourri dans un pareil bercail, je crois ? »

« Non, je suis de l’église d’Angleterre, » répondit Waverley.

« C’est presque la même chose, répliqua le covenantaire ; il n’est pas étonnant qu’ils s’accordent si bien ! Qui aurait cru que la sainte structure de l’église d’Écosse, bâtie par nos pères en 1642, serait gâtée par les affections de la chair et par les corruptions du siècle ? Oui, qui aurait cru que la voûte du sanctuaire se serait si tôt écroulée ? »

Cette lamentation, à laquelle un ou deux des assistants firent chorus en poussant un profond soupir, ne sembla point à notre héros mériter une réponse. Aussi M. Gilfillan, espérant du moins avoir un auditeur sinon un controversiste, continua sa jérémiade.

« Et doit-on s’étonner maintenant que, faute d’ouvrage, faute de service à faire devant l’autel et de devoirs quotidiens à remplir, les ministres saints se laissent aller à de coupables complaisances envers les grands, accordent des indulgences, se lient par des serments et des promesses, enfin se livrent à la corruption ? Faut-il s’étonner, dis-je, si vous-même, monsieur, et d’autres gens aussi malheureux que vous, vous travailliez à reconstruire votre vieille Babel d’iniquité, comme aux jours sanglants de la persécution des saints ? À coup sûr, si vous n’étiez pas aveuglé par les grâces et les faveurs, par les plaisirs et les jouissances, par les places et les richesses de ce monde, je pourrais vous prouver par l’Écriture que vous faites consister la foi dans de misérables haillons ; que vos surplis, vos chapes et vos rabats ne sont que les vieilles robes de la grande prostituée assise sur les sept collines et buvant à la coupe de l’abomination. Mais, je le vois, vous êtes sourd comme les couleuvres de ce côté de la tête ; oui, vous êtes séduit par ses enchantements, vous trafiquez de ses marchandises, vous vous enivrez à la coupe de sa fornication. »

On ne peut trop savoir combien de temps le militaire théologien eût continué ses invectives, n’épargnant que les restes dispersés des hommes de la montagne, comme il le disait. La matière était abondante, sa voix infatigable, sa mémoire excellente : aussi était-il presque impossible qu’il terminât son exhortation avant d’arriver à Stirling, si son attention n’eut été attirée par un colporteur qui avait joint la troupe par un chemin de traverse, et qui soupirait et sanglotait fort régulièrement au bout de chaque phrase de sa complainte.

« Et qui êtes-vous, l’ami ? » demanda le digne Gilfillan. — « Un pauvre colporteur, qui se rend à Stirling et réclame la protection de Votre Honneur, dans ces temps de trouble. Ah ! Votre Honneur est fort habile à trouver et à démontrer les secrètes… oui, les secrètes, obscures et incompréhensibles causes des égarements de ce pays ; oui, Votre Honneur attaque l’erreur jusque dans ses racines. »

« Ami, dit Gilfillan d’un ton plus gracieux que celui qu’il avait pris jusqu’alors, ne me donnez point le titre d’Honneur. Je ne vais point dans les promenades, dans les châteaux, dans les places publiques pour que les laboureurs, les paysans, les bourgeois m’ôtent leurs bonnets, comme au major Melville de Cairnvreckan, et m’appellent Laird, Capitaine ou Honneur ; non. Ma petite fortune, qui n’était d’abord que de 120 livres, s’est accrue, Dieu aidant ; mais l’orgueil de mon cœur n’a pas crû avec elle. Je n’aime pas le titre de capitaine, et pourtant ce titre m’est donné dans la commission qu’a signée pour moi un noble seigneur qui pratique l’Évangile, le comte de Glencairn. Tant que je vivrai, je suis et serai toujours appelé Habakkuk Gilfillan, qui combattra sous les étendards des doctrines adoptées par l’illustre église d’Écosse avant qu’elle trafiquât avec le maudit Achan, tant qu’il aura un plack[1] dans sa bourse ou une goutte de sang dans le corps. »

« Ah ! dit le colporteur, j’ai vu vos terres à Mauchlin. La belle propriété ! vous êtes tombé sur un endroit charmant ! il n’y a pas de plus beau bétail dans tous les pâturages des lairds d’Écosse. »

« Vous avez raison, vous avez raison, l’ami, répliqua vivement Gilfillan (car il n’était pas insensible à ce genre de flatterie) ; vous avez raison ; ce sont de vraies bêtes du comté de Lancastre, on ne voit pas les pareilles, même dans les mains de Kilmaurs ; » et il se mit alors à faire sur leur excellence une discussion qui sans doute n’intéresserait pas nos lecteurs plus qu’elle n’amusa notre héros. Après cet épisode, il reprit ses dissertations théologiques, tandis que le colporteur, moins profond sur ces sujets mystiques, se contentait de soupirer et d’exprimer à propos son édification de temps à autre.

« Quelle bonne fortune ce serait, disait-il, pour les pauvres nations aveugles et papistes que j’ai parcourues, si elles avaient une lumière aussi brillante pour éclairer leurs pas ! Tout en faisant mon petit commerce de colporteur, je suis allé jusqu’en Russie, j’ai visité la France et les Pays-Bas, toute la Pologne et presque toute l’Allemagne : mais, hélas ! Votre Honneur aurait l’âme peinée, s’il voyait les jours de sabbat souillés par les murmures, les chants et les messes dans l’Église, par la musique dans le chœur, et surtout par les danses profanes et les jeux de hasard ! »

Ceci amena Gilfillan sur le livre des divertissements, le covenant, les engagistes, les protestants, l’incursion des Whiggamores, l’assemblée des théologiens à Westminster, les deux catéchismes, le grand et le petit, l’excommunication de Torwood et le meurtre de l’archevêque Sharp. Ce dernier sujet le conduisit à disserter sur la légitimité des armes défensives, et dans cette discussion il montra beaucoup plus de bon sens qu’on n’en pouvait attendre d’après les autres parties de sa harangue ; il attira même l’attention de Waverley, resté jusque-là enfoncé dans ses tristes réflexions. M. Gilfillan examinait donc le droit d’un simple particulier à être le vengeur de l’oppression publique, et défendait avec chaleur la cause de Mas James Mitchell qui avait tiré sur l’archevêque de Saint-André, quelques années avant l’assassinat de l’évêque à Magus Muirs[2] quand un incident inattendu vint lui couper la parole.

Les rayons du soleil couchant pâlissaient au haut de l’horizon, lorsque la troupe gravissait un sentier creux et escarpé qui conduisait au haut d’une éminence. La vue s’étendait au loin sur des bruyères et des pâturages, mais le pays pourtant n’était pas uni, et l’on rencontrait tantôt des ravins remplis de ronces et de genêts, tantôt de petits vallons couverts de maigres broussailles. Un buisson d’épines couronnait la colline que la troupe gravissait. Les soldats les plus robustes et les plus agiles étaient allés en avant, avaient atteint le sommet et se trouvaient hors de vue pour le moment. Gilfillan avec le colporteur, et le détachement qui servait d’escorte à Waverley, était encore au bas de la montagne, et les autres suivaient à de grandes distances.

Telle était la situation des choses quand le colporteur qui avait, disait-il, perdu un petit chien, s’arrêta, et se mit à siffler pour l’appeler. Cette interruption, plus d’une fois répétée, offensa l’amour-propre de son compagnon, parce que c’était montrer combien il faisait peu de cas des rares trésors d’érudition en matière de théologie et de controverse, qu’il versait pour son édification. Il lui signifia donc d’un ton sec qu’il ne pouvait perdre son temps à attendre un animal inutile. — « Mais si Votre Honneur se rappelle l’histoire de Tobie… »

« De Tobie ! s’écria Gilfillan avec chaleur ; Tobie et son chien sont deux païens et apocryphes, et il n’y a qu’un ami des prélats ou du pape qui puisse en douter. Je crois m’être mépris sur votre compte, l’ami ! »

« Très-probablement, répondit le colporteur avec le plus grand sang-froid ; mais, néanmoins, je prendrai la permission de siffler encore une fois mon pauvre Bawty. »

On répondit à ce dernier signal d’une manière fort surprenante, car six ou huit grands montagnards qui étaient postés derrière les buissons et les broussailles s’élancèrent dans le chemin creux, et se mirent à courir vers la troupe, leurs claymores en main. Gilfillan ne fut point épouvanté par cette apparition désagréable, et s’écria même courageusement : « L’épée du Seigneur et de Gédéon ! » et tirant son large sabre, il allait sans doute faire autant d’honneur à la bonne vieille cause que les intrépides champions de Drumclog, quand tout à coup le colporteur, saisissant le mousquet d’un soldat qui était près de lui, en déchargea sur la tête de son instituteur dans les croyances caméroniennes un coup si bien appliqué qu’il fut incontinent renversé par terre. Dans la confusion qui suivit, le cheval que montait notre héros fut tué par un des hommes de Gilfillan, qui tirait sans viser. Waverley tomba aussi et même sous l’animal, et reçut plus d’une grave contusion, mais il fut presque aussitôt tiré de sa fâcheuse position par deux montagnards, qui, l’empoignant chacun par un bras, l’emmenèrent de force loin de la scène du combat et loin de la grande route. Ils couraient à toutes jambes, soutenant ou plutôt entraînant notre héros, qui put malgré tout entendre quelques coups de fusil partir derrière lui. Il sut dans la suite qu’ils provenaient des soldats de Gilfillan qui s’étaient enfin réunis, l’avant-garde attaquant l’ennemi de front, et les traîneurs le prenant en queue. À leur approche les montagnards reculèrent, mais non pas avant d’avoir dépouillé Gilfillan et deux de ses hommes qui étaient étendus sur la place dangereusement blessés. Ils échangèrent encore plusieurs coups de fusil avec les gens de l’ouest ; mais ceux-ci, dès lors sans chef et craignant une seconde attaque, ne cherchèrent pas sérieusement à reprendre leur prisonnier, et trouvèrent plus sage de continuer leur route vers Stirling, emmenant avec eux leur capitaine et leurs camarades blessés.


  1. Petite monnaie d’Écosse. a. m.
  2. Pour l’assassinat de Sharp, archevêque de Saint-André, voyez le Vieillard des Tombeaux, ch. iv. a. m.