Waverley/Chapitre XLI

Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 319-325).


CHAPITRE XLI.

LE MYSTÈRE COMMENCE À S’ÉCLAIRCIR.


« Comment le trouvez-vous ? » fut la première question de Fergus, tandis qu’ils descendaient le large escalier de pierres.

« C’est un prince pour qui l’on doit vivre et mourir, répondit Waverley avec enthousiasme. — « Je savais bien que vous penseriez ainsi quand vous l’auriez vu, et je voulais que vous fissiez connaissance plus tôt, mais cette maudite entorse vous a privé de ce bonheur. Pourtant il a son côté faible, ou plutôt il a de mauvaises cartes à jouer, et ses officiers highlandais, qui sont nombreux, ne lui donnent pas d’excellents conseils[1] ; ils ne peuvent s’entendre sur toutes les prétentions qu’ils mettent en avant. Le croiriez-vous ? il m’a fallu pour le moment renoncer à mon titre de comte que j’avais mérité par dix ans de services, pour ne pas exciter la jalousie, ma foi, de C… et de M… — Mais vous avez bien fait, Édouard, de refuser la place d’aide-de-camp. Il y en a deux de vacantes, oui, mais Clanronald et Lochiel, et presque tous les chefs enfin, en ont demandé une pour le jeune Aberchallader, et les Irlandais, les gens des basses terres, désirent obtenir l’autre pour le Maître de F… Si l’un de ces candidats était évincé en votre faveur, vous vous feriez des ennemis. Mais je suis surpris que le prince vous ait offert le grade de major, quand il sait fort bien qu’il faudrait un titre de lieutenant-colonel pour en contenter d’autres qui ne peuvent amener cent cinquante hommes sur le champ de bataille. — Mais patience, cousin, et mêlez les cartes ! voilà qui ne va point mal pour le moment ; il faut que nous vous équipions pour ce soir dans votre nouveau costume ; car, à vrai dire, votre homme extérieur n’est pas présentable à la cour. »

« Ah ! dit Waverley en regardant son habit déchiré, ma veste de chasse a toujours été de service depuis notre séparation. Mais vous le savez sans doute, mon ami, aussi bien ou mieux que moi. » — « C’est faire trop d’honneur à ma seconde vue, dit Fergus. Nous avons été si occupés, d’abord du projet de livrer bataille à Cope, ensuite de nos opérations dans les basses terres, que je n’ai pu donner que des instructions bien vagues à ceux de mes gens qui restaient dans le Perthshire pour vous secourir et vous protéger, si par hasard ils vous rencontraient. Mais contez-moi en détail vos aventures, car elles ne nous sont parvenues qu’à moitié et en raccourci. »

Waverley lui conta donc au long les événements dont nous avons déjà informé le lecteur : Fergus écouta tout avec la plus grande attention. Cependant ils étaient arrivés à la porte de son logement, dans une ruelle étroite qui aboutissait à la rue de la Canongate, chez une veuve enjouée, de quarante ans, qui semblait sourire très-gracieusement au beau et jeune chef, car c’était une personne que la bonne mine et la bonne humeur prévenaient toujours envers ses hôtes, quelles que fussent leurs opinions politiques. Callum Beg les y reçut avec un sourire de vieille connaissance. « Callum, dit le chef, appelez Shemus ou Snachad (Jacques de l’Aiguille), » c’était le tailleur héréditaire de Vich-Jan-Vohr. « Shemus, M. Waverley a besoin d’un habillement couleur bataille, dit Fergus en désignant ainsi le tartan ; vous avez quatre heures pour travailler. Vous connaissez la mesure d’un homme bien fait, deux doubles points au bas de la jambe. »

« Onze de la hanche au talon, sept à la ceinture. — Je permets à Votre Honneur de pendre Shemus, s’il y a sur le dos d’aucun montagnard un équipement mieux taillé que celui qu’on va vous faire. »

« Faites un plaid et une ceinture avec le tartan de Mac-Ivor, continua le chef ; de plus un bonnet bleu comme celui du prince, chez M. Mouat, à Crames, vous savez ; ma veste verte à broderies et à boutons d’argent lui ira à merveille ; je ne l’ai jamais portée. Dites à l’enseigne Maccombich de choisir une de mes plus belles larges. Le prince a donné à M. Waverley un sabre et des pistolets, je lui trouverai le dirck et la bourse : ajoutez maintenant une chaussure à talons bas. Et puis, mon cher Édouard, dit-il en se tournant vers lui, vous voilà un véritable fils d’Ivor. »

Ces ordres nécessaires donnés, le chef revint aux aventures de Waverley. « Il est évident, continua-t-il, que vous avez été prisonnier de Donald Bean Lean. Vous saurez qu’au moment où je partis avec mon clan pour rejoindre le prince, je priai cet honnête membre de la société de me rendre un léger service : mes instructions remplies, il devait m’amener toutes les troupes qu’il aurait pu réunir ; mais au lieu de cela, le digne homme, trouvant le pays dégarni, a pensé qu’il valait mieux faire la guerre pour son compte, et il s’est mis à battre la campagne, pillant, je crois, amis et ennemis, sous prétexte de lever le black-mail, tantôt par mes ordres et tantôt…, au diable son impudence consommée ! en son nom, en son grand nom. Sur mon honneur, si dans ma vie je revois le rocher de Benmore, j’aurais la bonne envie de pendre ce drôle-là ! Je reconnais son faire, surtout dans la manière dont il vous a tiré des griffes de ce vieil hypocrite de Gilfillan ; et je suis sûr que Donald lui-même a joué le rôle du colporteur en cette occasion ; mais qu’il ne vous ait pas dévalisé, qu’il ne vous ait pas mis à rançon ; enfin qu’il n’ait pas, d’une façon ou d’une autre, profité de votre captivité, voilà qui me passe. »

« Comment et quand avez-vous appris ma réclusion ? » demanda Waverley.

« Le prince lui-même m’en instruisit et voulut connaître les plus petits détails de votre histoire. Il me dit alors que vous étiez entre les mains d’un de nos partisans du nord ; vous sentez que je ne pouvais demander des explications. Il me consulta sur ce qu’il fallait faire de vous : — L’amener ici prisonnier, — répondis-je, désirant ne pas vous compromettre auprès du gouvernement anglais, dans le cas où vous persisteriez dans votre projet de retourner vers le midi. J’ignorais, vous savez, qu’on vous accusât comme complice et fauteur d’un crime de haute trahison, et ce fait contribua sans doute à vous faire changer vos premiers plans. On envoya cet imbécile, cette grosse bête de Balmawhapple pour vous escorter depuis Doune avec ce qu’il appelle son escadron de cavalerie ; quant à sa conduite envers vous, outre son antipathie naturelle pour tout ce qui sent l’honnête homme, je présume que son aventure avec Bradwardine lui trotte encore dans la tête. Je suis donc porté à croire que sa manière de conter cette histoire a contribué aux mauvais bruits qui sont parvenus à votre régiment. »

« C’est bien possible, dit Waverley ; mais maintenant, à coup sûr, mon cher Fergus, vous avez le temps de me parler un peu de Flora. » — « Ah ! répondit Fergus, je puis seulement vous dire qu’elle se porte bien, et qu’elle demeure pour le moment dans cette ville chez une parente. J’ai cru convenable de la faire venir ici, car depuis nos succès, bon nombre de dames illustres fréquentent notre cour militaire ; et je vous assure que c’est beaucoup d’être proche parent d’une personne telle que Flora Mac-Ivor ; et quand il y a si grande rivalité de demandes et de sollicitations, on doit employer tout moyen honnête de grossir son importance. »

Il y avait dans cette dernière phrase quelque chose qui blessait Édouard ; il lui répugnait à penser que Flora fût considérée par son frère comme un moyen de faveur, grâce à l’admiration qu’elle devait indubitalemeni exciter. Quoique ce calcul n’eût rien d’étonnant chez un homme tel que Fergus, il sembla pourtant à notre héros dicté par l’égoïsme et indigne de l’esprit élevé de la sœur, aussi bien que de l’orgueil indépendant du frère. Fergus, à qui de pareilles manœuvres étaient familières, puisqu’il avait vécu à la cour de France, ne remarqua point l’impression défavorable que, par mégarde, il avait faite sur l’esprit de son ami, et termina en disant qu’il leur serait difficile de voir Flora avant le soir, où elle devait venir au concert et au bal de la cour. « Nous avons eu déjà querelle ensemble sur ce qu’elle n’était point venue vous dire adieu ; je n’ai nulle envie de recommencer ; en la priant de vous recevoir ce matin, peut-être ne ferais-je par mon intervention, que l’empêcher de vous voir dans la soirée. »

Pendant qu’ils causaient ainsi, Waverley entendit dans la cour, sous les fenêtres du salon, une voix bien connue. « Je vous jure ; mon digne ami, disait-on, que c’est une violation manifeste de la discipliné militaire ; et si vous n’étiez encore, pour ainsi dire, que tyro, votre conduite mériterait de graves reproches. Un prisonnier de guerre ne doit jamais être chargé de fers, ni jeté in ergastulo, comme il fût arrivé si vous aviez mis ce gentilhomme au fond des souterrains de Balmawhapple. J’accorde pourtant qu’on peut enfermer un gentilhomme, pour plus de sûreté, in carcere, c’est-à-dire dans une prison publique[2]. »

On entendit la voix grognarde de Balmawapple comme s’il s’éloignait mécontent ; mais le mot vaurien fut le seul qu’on put distinguer. Le capitaine avait disparu quand Waverley sortit pour présenter ses respects au digne baron de Bradwardine. L’uniforme qu’il portait alors était un bonnet bleu tout brodé d’or, un justaucorps et une culotte écarlates ; enfin, un immense jabot semblait ajouter à la roideur et à l’air sévère de sa longue figure perpendiculaire ; le sentiment de son grade et de son autorité militaire avait augmenté, dans la proportion, l’importance de ses manières et le ton dogmatique de sa conversation.

Il reçut Waverley avec sa bonté ordinaire, et se hâta, dans son inquiétude, de lui demander des détails sur la perte du grade qu’il avait dans le régiment de Gardiner. « Ce n’est pas, dit-il, que j’aie jamais eu la moindre crainte que mon jeune ami eût mérité un traitement si sévère de la part du gouvernement ; mais il est juste et convenable que le baron de Bradwardine ait non-seulement le droit, mais encore le pouvoir de réfuter complètement toutes les calomnies déversées sur l’héritier des Waverley-Honour, qu’il avait tant de titres à regarder comme son propre fils. »

Fergus-Mac-Ivor, qui venait de les rejoindre, eut bientôt conté toutes les aventures de Waverley, et n’oublia point l’accueil flatteur qu’il avait reçu du jeune Chevalier. Le baron écouta en silence, et à la fin serra cordialement la main d’Édouard en le félicitant d’entrer au service de son prince légitime. « Car, continua-t-il, quoique toutes les nations aient justement regardé comme un sujet de scandale et de déshonneur la violation du sacramentum militare, et cela qu’il fût prêté par tous les soldats l’un après l’autre, ce que les Romains appelaient per conjurationem, ou par un seul au nom de toute l’armée, toutefois on ne douta jamais qu’un soldat ne fut dégagé du serment ainsi juré par la demissio, c’est-à-dire par la destitution ; car autrement notre état serait aussi dur que celui des charbonniers, des sauniers, et autres adscripti glebœ, ou esclaves de la glèbe. Votre cas est discuté par le savant Sanchez, dans son traité de Jurejurando, et sans doute vous l’avez consulté en cette occasion. Quant aux gens qui ont menti pour vous calomnier, par le ciel que j’en prends à témoin, je pense qu’ils ont justement encouru la peine portée par la Memnonia lex, appelée aussi lex Rhemnia, qui est commentée par Tullius, dans sa harangue in Verrem. J’aurais cru pourtant, monsieur Waverley, qu’avant de vous engager dans l’armée du prince, vous vous seriez informé du rang qu’y occupe le vieux Bradwardine, et s’il ne se fût pas estimé très-heureux de vous voir servir dans le régiment de cavalerie qu’il est sur le point de lever.

Édouard se disculpa en insistant sur ce qu’il lui avait fallu donner tout de suite une réponse au prince, et sur ce qu’il ignorait, dans le moment, si son ami le baron était à l’armée ou autre part.

Cette vétille arrangée, Waverley s’informa de miss Bradwardine et apprit qu’elle était venue à Édimbourg avec Flora Mac-Ivor, escortée par un détachement. Cette précaution était à coup sûr nécessaire, car Tully-Veolan était devenu un séjour peu agréable et même dangereux pour une jeune dame sans défense, comme situé près des montagnes, et non loin de deux ou trois gros villages qui, aussi bien par haine des réquisitions que par amour pour le presbytérianisme, s’étaient déclarés en faveur du gouvernement, et formaient des corps irréguliers de partisans qui avaient de fréquentes escarmouches avec les montagnards, et attaquaient souvent les châteaux de la noblesse jacobine sur la frontière, c’est-à-dire entre la montagne et la plaine.

« Je vous proposerais, continua le baron, de pousser jusqu’à mon logement dans les Luckenbooths, et d’admirer en passant High-Street, qui, sans l’ombre du doute, est plus belle que toutes les rues de Londres et de Paris ; mais Rose, la pauvre petite, à grand’peur du canon du château, quoique je lui aie prouvé par Blondel et Cohorn qu’il est impossible à un boulet d’atteindre notre maison ; et de plus, Son Altesse Royale m’a chargé d’aller au camp pour donner ordre de conclamare vasa, c’est-à-dire de plier armes et bagages pour se mettre en marche demain à la pointe du jour. »

« C’est ce que nous aurons bientôt fait presque tous, » dit Mac-Ivor en riant. — « Avec votre permission, colonel Mac-Ivor, pas si vite que vous semblez le croire. Je sais que la plupart de vos gens ont quitté la montagne, expediti, c’est-à-dire légers de bagages ; mais on ne saurait dire tous les meubles inutiles qu’ils ont ramassés en route. Enfin, je vous demande encore pardon : j’ai vu un de vos drôles avec une glace sur le dos. »

« Oui, dit Fergus encore de bonne humeur : il vous aurait répondu, si vous l’aviez interrogé, que pied qui marche s’accroche toujours. Mais allez, mon cher baron, vous savez aussi bien que moi, que cent hulans ou la moindre troupe de pandours de Schmirschitz feraient plus de mal à un pays que le chevalier du Miroir et tous nos dans ensemble. »

« C’est assez vrai, répliqua le baron ; ils sont, comme dit l’auteur païen, ferociores inaspectu, in actu mitiores, affreux et terribles de visage, mais plus doux de caractère que ne semblent l’annoncer leur physionomie et leur extérieur. Mais je m’amuse à causer avec deux enfants, mes amis, quand je devrais être au Parc du Roi. »

« Mais ne dînerez-vous pas avec Waverley et moi, à votre retour ? dit Fergus. Je vous assure, baron, que si je puis vivre au besoin comme un montagnard, je n’ai point oublié mon éducation de Paris, et je sais fort bien faire la meilleure chère. »

« Mais qui diable en douterait, répondit le baron en riant, lorsque vous amenez seulement votre cuisinier, et prenez vos provisions dans notre bonne ville ? Eh bien ! j’ai aussi quelques affaires à terminer : mais je vous rejoindrai à trois heures si le dîner peut m’attendre aussi long-temps. »

À ces mots, il prit congé de ses amis et s’en alla remplir la mission dont il était chargé.


  1. Les divisions ne tardèrent pas à éclater dans la petite armée du Chevalier, non seulement entre les chefs indépendauts, trop orgueilleux pour obéir les uns aux autres, mais entre les Écossais et le gouverneur de Charles, O’Sullivan, Irlandais de naissance, et qui ayant été, comme plusieurs de ses camarades, dans la brigade irlandaise au service du roi de France, avait une influence marquée sur l’aventurier, laquelle excitait le ressentiment des Highlandais, qui voulaient que leurs clans fussent la principale ou la seule force de l’entreprise. Il y eut aussi une querelle entre lord George Murray et John Murray de Broughton, secrétaire du prince ; la rupture entre ces deux gentilshommes embarrassa les affaires de l’aventurier. En général, mille prétentions divisaient leur petite armée et ne contribuèrent pas peu à sa défaite.
  2. Tyro, novice, recrue ; in ergastulo, dans un cachot, où l’on avait les fers aux pieds. a. m.