Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 313-318).


CHAPITRE XL.

UNE VIEILLE ET UNE NOUVELLE CONNAISSANCE.


Pendant qu’il était plongé dans ses rêveries, Waverley entendit derrière lui le bruissement d’un tartan écossais ; on lui frappa amicalement sur l’épaule, et une voix amie lui cria :

« Le prophète de la montagne a-t-il dit vrai ? faut-il se moquer du don de seconde vue ? »

Notre héros se retourna, et fut chaudement embrassé par Fergus Mac-Ivor. » Soyez mille fois le bien-venu à Holy-Rood, reconquis enfin par son légitime possesseur ! Ne vous avions-nous pas prédit que nous réussirions, et que vous tomberiez dans les mains des Philistins si vous nous quittiez ?

« Cher Fergus ! dit Waverley en l’embrassant à son tour, il y a long-temps que je n’ai entendu la voix d’un ami. Où est Flora ? » — « Elle est en bonne santé et contemple avec joie nos triomphes. » — « Elle est ici ? » — « Oui, dans cette ville du moins, et vous la verrez bientôt ; mais avant, il vous faut visiter un ami auquel vous ne songez guère, et qui pourtant vous a plus d’une fois demandé. »

Ainsi parlant, il prit le bras de Waverley, et l’entraîna hors de l’appartement ; si bien qu’Édouard, avant même de savoir où il allait, se trouva dans un salon orné comme pour recevoir un prince.

Un jeune homme à cheveux blonds, remarquable par la dignité de sa tournure et la noble expression de ses traits délicats et réguliers, sortit du groupe d’officiers et de chefs montagnards qui l’entourait. Notre héros crut dans la suite l’avoir reconnu, à ses msnières aisées et gracieuses, à sa haute naissance et à son rang, sans avoir eu besoin de remarquer l’étoile qui brillait sur sa poitrine et la jarretière brodée qui ornait son genou.

« Permettez-moi, dit Fergus en s’inclinant profondément, de présenter à Votre Altesse Royale… »

« Le descendant d’une des plus anciennes et des plus loyales familles d’Angleterre, » continua le jeune Chevalier en l’interrompant. « Je vous demande pardon de vous interrompre, mon cher Mac-Ivor ; mais il ne faut pas un maître de cérémonies pour présenter un Waverley à un Stuart. »

À ces mots il tendit avec courtoisie sa main à Édouard, qui n’aurait pu, quand même il l’eût désiré, ne pas lui rendre l’hommage qui semblait dû à son rang, et que méritait à coup sûr sa naissance. « Je suis fâché d’apprendre, monsieur Waverley, continua le prince, que, par des circonstances qui ne m’ont encore été que mal expliquées, vous ayez eu à vous plaindre de mes gens dans le Perthshire ou en venant ici ; mais nous sommes dans un temps si mauvais, qu’on peut à peine connaître ses amis ; et même en ce moment, je ne sais si je puis compter monsieur Waverley au nombre des miens. »

Il s’arrêta un instant, et sans laisser à Édouard le temps de trouver une réponse convenable, ni même de débrouiller ses idées, il lui remit un papier, et continua : « Je n’aurais, à coup sûr, aucun doute à ce sujet, si je pouvais en croire cette proclamation lancée par les amis de l’électeur de Hanovre, où monsieur Waverley se trouve au nombre des nobles et des seigneurs menacés des peines de haute trahison pour fidélité à leur légitime souverain ; mais je veux ne devoir mes partisans qu’à l’amitié et à la conviction. Si monsieur Waverley préfère continuer son voyage vers le sud, je signerai son passeport, il a toute liberté de partir ; je regrette seulement d’être aujourd’hui dans l’impuissance de le garantir des dangers probables d’une telle démarche ; mais, » continua Charles-Édouard après une nouvelle pause, « si monsieur Waverley, comme son aïeul sir Nigel, voulait embrasser une cause qui ne se recommande encore que par sa justice, et suivre un prince qui s’en remet à l’affection de son peuple pour reconquérir le trône de ses pères ou périr en voulant y remonter, je puis dire qu’il trouvera de dignes associés pour cette généreuse entreprise parmi les nobles et vaillants seigneurs, et qu’il servira un souverain qui peut être malheureux, mais qui ne sera jamais ingrat. »

Le chef de la tribu d’Ivor avait senti, en politique habile, qu’il travaillait pour lui en ménageant à Waverley une entrevue privée avec le royal aventurier. Notre héros ne connaissait ni le langage ni les manières d’une cour polie ; aussi les discours et la bonté de Charles, qui les connaissait si bien, allèrent droit à son cœur, et lui firent rejeter les conseils de la prudence. Être ainsi personnellement sollicité comme défenseur par un prince dont la figure et les sentiments, non moins que son courage dans cette singulière entreprise, répondaient à ses idées d’un héros de roman ; être reçu par lui dans les antiques appartements de son palais paternel, reconquis à la pointe d’une épée qui allait faire de nouvelles conquêtes : tout cela rendit à Édouard et à ses propres yeux la dignité et l’importance qu’il avait cessé de regarder comme ses attributs. Rejeté, calomnié, menacé par un parti, il était irrésistiblement enchaîné à la cause que des préjugés d’éducation et les principes politiques de sa famille lui avaient déjà recommandée comme la plus juste. Ces réflexions traversèrent son esprit comme un torrent, chassant devant elles toute autre considération. De plus, il fallait se décider à l’instant ; et Waverley, tombant aux genoux de Charles-Édouard, voua son cœur et son épée à la défense de ses droits.

Le prince (car, quoique malheureux par les fautes et les folies de ses ancêtres, nous lui donnerons ici comme ailleurs le titre dû à sa naissance) releva Waverley, et l’embrassa avec un transport de joie trop vif pour ne pas être sincère. Il remercia aussi plus d’une fois Fergus Mac-Ivor de lui avoir trouvé un tel partisan, et présenta Waverley aux seigneurs, aux chefs et aux officiers qui l’entouraient, comme un jeune gentilhomme de mérite et de grande espérance, dont l’enthousiame et le dévouement à sa cause leur donnaient une preuve des dispositions des familles illustres d’Angleterre dans cette crise importante[1]. En effet, c’était une question dont doutaient fort les partisans des Stuarts ; et si une défiance bien fondée dans la coopération des jacobites anglais éloignait encore de son étendard beaucoup de chefs illustres de l’Écosse, et diminuait le courage de ceux qui l’avaient déjà rejoint, il ne pouvait rien arriver de plus favorable au prétendant que la déclaration publique en sa faveur de la part d’un représentant de la famille des Waverley-Honour, si long-temps connus comme cavaliers et royalistes : c’est ce que Fergus avait prévu dès le commencement. Il aimait réellement Waverley, parce que leurs sentiments et leurs desseins ne s’étaient jamais contrariés ; il espérait le voir uni à Flora, et se félicitait de servir avec lui la même cause. Mais, comme nous l’avons dit, il se réjouissait aussi, en politique habile, que cette cause eût conquis un partisan si considérable, et il était loin d’être insensible à l’importance personnelle qu’il gagna auprès du prince pour l’avoir si puissamment secondé dans une telle conquête.

Charles-Édouard, de son côté, semblait désireux de montrer à sa cour l’estime qu’il portait à son nouvel ami ; il le mit donc aussitôt dans la confidence de toutes ses affaires. « Vous avez si long-temps vécu loin du monde, monsieur Waverley, pour des motifs qui me sont encore à peine connus, qu’il vous a sans doute été impossible de recueillir en quelques jours beaucoup de détails sur mes singulières aventures. Vous savez, pourtant, que j’ai débarqué dans le district éloigné de Moidart, avec une escorte de sept hommes, et que le loyal enthousiasme des chefs et de leurs clans a mis tout à coup un aventurier solitaire à la tête d’une vaillante armée. Vous devez aussi, je pense, avoir appris que le général en chef de l’électeur de Hanovre, sir John Cope, marchait contre les montagnards à la tête d’une armée nombreuse et bien équipée, avec intention de nous livrer bataille, mais le courage lui a manqué lorsque nous avons été à trois heures de marche l’un de l’autre ; il nous a échappé en se dirigeant vers le nord, sur Aberdeen, laissant ainsi les basses terres ouvertes et sans défense. Pour ne pas perdre une occasion si favorable, j’ai marché sur la capitale, chassant devant moi deux régiments de cavalerie, celui de Gardiner et celui d’Hamilton, lesquels avaient juré de couper en morceaux tous les montagnards qui oseraient dépasser le fort de Stirling ; et tandis que les magistrats et les bourgeois d’Édimbourg étaient en discussion pour savoir s’ils devaient se défendre eux-mêmes ou se rendre, mon digne ami Lochiel, » dit Charles en mettant la main sur l’épaule de ce chef intrépide et accompli, « leur épargna la peine de délibérer plus long-temps, en pénétrant dans la ville avec cinq cents Camérons. Depuis, succès constant ; mais toutefois, comme l’air vif d’Aberdeen attaquait les nerfs du brave sir John, il s’est dirigé par mer sur Dunbar, et je viens d’apprendre d’une manière certaine qu’il est débarqué d’hier. Son intention est sans doute de marcher contre nous pour reprendre cette capitale. À présent il y a deux opinions dans mon conseil de guerre : l’une, c’est qu’inférieurs peut-être en nombre, et à coup sûr en discipline et en bonne tenue, sans parler de notre manque total d’artillerie et de la faiblesse de notre cavalerie, le plus sûr serait de nous replier vers les montagnes et d’y traîner la guerre en longueur jusqu’à ce qu’il nous arrivât des secours de France, et que tous les clans des montagnes eussent pris les armes en notre faveur. L’opinion contraire soutient qu’un mouvement rétrograde dans notre situation peut jeter un grand discrédit sur nos armes et sur notre eatreprise ; et qu’au lieu d’augmenter le nombre de nos partisans, ce serait le moyen de décourager ceux qui sont accourus sous nos drapeaux. Les officiers qui appuient cet argument, et votre ami Fergus Mac-Ivor est du nombre, prétendent que si les montagnards sont étrangers à la tactique militaire de l’Europe, les soldats qu’ils auront à combattre ne sont pas moins étrangers à leur mode particulier et terrible d’attaque ; qu’on peut compter sur le dévouement et le courage des chefs et des nobles, et que lorsqu’ils marcheront à l’ennemi, leurs clans n’hésiteront pas à les suivre ; enfin qu’ayant tiré l’épée, il fallait jeter le fourreau, se battre et se confier au dieu des combats. Monsieur Waverley voudra-t-il nous honorer de son avis dans une circonstance si critique ? »

L’honneur d’être ainsi consulté fit rougir Waverley de plaisir et de modestie ; il répondit au prince, avec autant d’esprit que de promptitude, qu’il n’osait pas donner son opinion comme fruit d’une longue expérience, mais que l’avis qui lui serait le plus agréable devait être à coup sûr celui qui lui donnerait le plus tôt l’occasion de prouver son dévouement au service de Son Altesse Royale.

« C’est parler comme un Waverley ! répliqua Charles-Édouard ; et pour que vous teniez un rang tant soit peu digne de votre nom, permettez-moi, au lieu du grade de capitaine que vous avez perdu, de vous offrir celui de major dans mon armée, avec l’avantage de servir comme aide-de-camp auprès de ma personne, jusqu’à ce que je puisse vous donner un régiment, ce qui, j’espère, ne peut tarder long-temps. »

« Votre Altesse Royale m’excusera, répondit Waverley en se rappelant Balmawhapple et sa petite troupe, si je refuse d’accepter aucun grade avant d’être en temps et lieux où mon crédit puisse me donner un bataillon, de manière à m’employer utilement au service de Votre Altesse. En attendant j’espère que vous me permettrez de servir comme volontaire sous les ordres de mon ami Fergus Mac-Ivor. »

« Du moins, dit le prince, évidemment charmé de cette proposition, permettez-moi d’avoir le plaisir de vous armer à la façon des montagnards. » À ces mots, il détacha le sabre qu’il portait, dont le ceinturon était couvert d’argent, et la poignée richement travaillée. « Cette lame, dit le prince, est une véritable André Ferrara[2] ; c’est une espèce d’héritage dans notre famille, mais je suis persuadé qu’elle est maintenant en meilleures mains que dans les miennes, et j’y joindrai des pistolets de la même fabrique. Colonel Mac-Ivor, vous devez avoir beaucoup de choses à dire à votre ami, je ne vous empêcherai pas plus long-temps de causer ensemble : mais songez-y, nous comptons sur vous deux pour ce soir. C’est peut-être la dernière nuit où nous pourrons rire dans ces appartements ; et comme nous allons au combat avec une conscience pure, il faut passer joyeusement la veille de la bataille. »

Ainsi congédiés, le chef et Waverley sortirent de la salle,


  1. Les sentiments jacobites étaient généraux dans les comtés de l’ouest et dans la principauté de Galles. Mais, quoique les grandes familles de Wynnes, des Wyndhames, et d’autres, se fussent engagées à joindre le prince Charles, s’il pouvait débarquer, elles l’avaient fait à la condition qu’il serait appuyé par une armée française, sans laquelle elles jugeaient que l’entreprise était désespérée, sincèrement attachées à sa cause, et cherchant une occasion de le joindre, elles ne se crurent pas en honneur obligées de le faire, le prince n’étant soutenu que par un corps de sauvages montagnards parlant un dialecte inconnu et portant des vêtements bizarres. La marche vers Derby les frappa plutôt de crainte que d’admiration ; mais il était difficile de dire ce qu’il serait résulté si les batailles de Preston ou de Falkirk eussent été livrées et gagnées pendant que l’on marchait sur l’Angleterre.
  2. Fameux armurier italien.