Waverley/Chapitre LXIV

Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 455-459).


CHAPITRE LXIV.

ÉCLAIRCISSEMENTS.


Débarrassée des citations et des proverbes latins, anglais, écossais, dont son érudition se plut à l’orner, l’histoire du baron n’était pas longue. Il insista beaucoup sur le chagrin qu’il avait ressenti de la perte d’Édouard et de Glennaquoich ; il avait combattu à Falkirk et à Culloden, et raconta comment, après que tout fut perdu dans cette dernière bataille, il était retourné à son château, espérant trouver parmi ses vassaux et sur ses domaines un asile plus sûr qu’ailleurs. Un détachement de soldats avait été envoyé pour dévaster ses biens ; car la clémence n’était pas à l’ordre du jour : toutefois leurs ravages furent arrêtés par ordre des autorités civiles. La baronnie, pensa-t-on, ne pouvait être confisquée au profit de la couronne, et au préjudice de Malcolm Bradwardine d’Inch-Grabbit, l’héritier mâle, dont les droits n’étaient pas invalidés par sa parenté avec le baron, puisqu’il avait des titres d’une autre nature ; par suite de la substitution, il était entré sur-le-champ en jouissance. Mais, comme il arrive souvent en pareil cas, le nouveau laird montra bientôt que son intention était de priver son prédécesseur de tout secours, de tout revenu provenant des domaines, et de profiter, autant que possible, des malheurs du vieux baron. Cette conduite était d’autant moins généreuse, que, par un respect imaginaire pour les droits de ce jeune homme comme héritier mâle, et personne ne l’ignorait, le baron n’avait pas voulu léguer ses biens à sa fille.

Cet intérêt sordide fut senti par les paysans qui restaient attachés à leur ancien maître, et les irrita contre son successeur. Mais laissons parler le baron : « Monsieur Waverley, disait-il, les affaires ne s’arrangèrent pas au gré des vassaux de Bradwardine : les fermiers firent les récalcitrants pour payer fermages et redevances ; et quand mon parent alla au village avec le nouveau régisseur, M. James Howie, pour demander les rentes, un mauvais drôle… ce fut, je crois bien, John Heatherblutter, le vieux garde-chasse qui alla dehors avec moi en 1715…, lui tira un coup de fusil par derrière, dont il fut si effrayé, que je puis dire de lui comme Cicéron in Catilinam : « Abiit, evasit, erupit, effugit[1] ; » c’est à-dire, monsieur, qu’il s’enfuit à toutes jambes à Stirling, Le voilà maintenant qui met les domaines en vente, avec les titres de substitution… Et si quelque chose pouvait m’affliger aujourd’hui, ce serait plutôt cette façon d’agir que de le voir en possession de mes biens qui, après tout, dans l’ordre de ce monde, devaient avant peu lui revenir. Mais voilà la baronnie qui sort de la famille, où elle devait rester in sœcula sœculorum. Pourtant, que la volonté de Dieu s’accomplisse, humana perpessi sumus. Sir John de Bradwardine… Sir John le Noir, comme on l’appelait…, qui fut le fondateur de notre famille et de celle des Inch-Grabbit, n’eût pas deviné qu’un pareil coquin dût naître de sa race. Cependant, il m’a dénoncé aux primates, au gouvernement provisoire, comme brigand, bandit, assassin et coupe-jarret. Ils ont alors envoyé des soldats pour garder les domaines, et m’ont chassé comme une perdrix par les montagnes, ainsi qu’il arriva, selon l’Écriture, au bon roi David, ou à notre vaillant sir William Wallace… non que je veuille établir entre nous la moindre comparaison… J’ai cru, en vous entendant frapper à la porte, qu’ils avaient forcé le vieux daim jusque dans son dernier asile, et je me préparais à mourir bravement, comme un cerf de noble race… Mais voyons, Jeannette, pouvez-vous nous donner à souper ? » — « Que oui, monsieur : je m’en vais apprêter la poule d’eau que John Heatherblutter a apportée ce matin, et vous connaissez le talent du pauvre Davie à faire cuire les œufs sous la cendre… J’ose dire, monsieur Waverley, que vous n’avez jamais cru, en mangeant au château des œufs si bien cuits, manger de la cuisine de notre Davie… Il n’y a pas son pareil dans le pays pour remuer avec les doigts la cendre rouge et faire cuire les œufs. » Cependant Davie s’était fourré dans le feu, accroupi sur les cendres, se brûlant les jambes, parlant tout seul, et retournant les œufs, quand la braise était trop chaude, de manière à démentir le proverbe : « Il faut de la raison pour faire cuire un œuf », et à justifier l’éloge que la pauvre Jeannette avait donné


À celui qu’elle aimait, à son fils imbécile.


« Davie, continua-t-elle, n’est pas encore si niais qu’on le dit, monsieur Waverley ; il ne vous aurait pas amené ici, sans savoir que vous étiez l’ami intime de Son Honneur… Les chiens eux-mêmes vous ont reconnu, monsieur Waverley : vous êtes si bon pour les bêtes, pour tout le monde… Je veux vous conter une histoire de Davie, avec la permission de Son Honneur : Son Honneur, voyez-vous, est obligé d’avoir une cachette en ces temps mauvais… ça fait pitié… il passe les jours et souvent les nuits dans la caverne de la Sorcière ; mais quoiqu’elle soit assez chaude et que le vieux bonhomme de Corse-Cleugh l’ait garnie de paille, quand le pays est tranquille et la nuit trop froide, Son Honneur vient sans bruit se chauffer à mon feu, coucher dans des draps, et repart le matin. Aussi un matin, combien j’ai eu peur ! deux coquins d’habits rouges s’occupaient à tuer le poisson ou à quelque autre méchanceté… car ils ne font jamais que le mal… et quand ils furent à portée de Son Honneur qui entrait dans le bois, ils lui tirèrent un coup de fusil. Je sortis comme un faucon, et m’écriai : » Pourquoi tirez-vous donc sur ce pauvre innocent, sur l’enfant d’une honnête femme ! » Je courus à eux, et soutins que c’était mon fils. Ils prétendaient, juraient que c’était le vieux rebelle, comme les vilains appellent Son Honneur. Davie, qui était dans le bois, entendit le tapage, ramassa, sans que personne le lui eût dit, le manteau gris dont Son Honneur s’était débarrassé pour mieux courir, revint par le même sentier, avec l’air et la tournure du baron, et leur cria qu’ils s’étaient joliment trompés, qu’ils avaient tiré sur ce malheureux fou Sawney, comme on appelle Davie ; ils me donnèrent alors six pences et deux saumons pour ne rien dire… Non, non, Davie n’est pas comme tout le monde, le pauvre enfant ; mais il n’est pas si niais qu’on le pense… D’ailleurs, pourrions-nous jamais faire assez pour le baron, quand nous avons vécu, nous et les nôtres, deux cents ans sur sa terre ; quand il a mis mon pauvre Jamie à l’école et au collège, et l’a gardé au château jusqu’à ce qu’il eût trouvé une meilleure place ; quand enfin il a empêché qu’on ne me conduisît à Perth, comme sorcière… que le Seigneur pardonne aux méchants qui en voulaient à mon pauvre vieux corps !… et quand il a nourri, vêtu, logé le pauvre Davie depuis qu’il est au monde ? »

Waverley trouva enfin l’occasion d’interrompre le récit de Jeannette, en demandant des nouvelles de miss Bradwardine.

« Elle est à Duchran, en bonne santé, répondit le baron, et en sûreté, Dieu merci ! le laird nous est parent de loin, mais de plus près à mon chapelain, M. Rubrick. Et quoiqu’il soit whig, il n’a pas oublié, dans ces malheureuses circonstances, une vieille amitié. Le bailli fait son possible pour sauver du naufrage la fortune de ma pauvre Rose. Mais je ne sais, je ne sais si je la reverrai jamais ; car il faut que je laisse mes os dans quelque pays lointain. »

« Bah ! dit Jeannette, Votre Honneur a perdu la belle baronnie, mais vous étiez aussi mal en 1715… Allons, les œufs sont prêts, la poule d’eau est grillée ; voilà une tranche de viande, du saumon, elle reste du pain blanc qui vient du bailli ; la dame-jeanne d’eau-de-vie que Luckie Maclearie a envoyée est encore pleine : ne souperez-vous pas comme des princes.

« Je souhaite qu’un prince de notre connaissance ne soit pas plus mal que nous, » dit le baron à Waverley, qui se joignit de bon cœur à ses vœux pour le salut de l’infortuné Chevalier.

Ils se mirent ensuite à s’entretenir de leurs projets pour l’avenir. Le plan du baron était très-simple. Il consistait à se réfugier en France, où, par la protection de ses anciens amis, il espérait obtenir du service, se voyant encore en état de faire la guerre. Il engagea Waverley à l’accompagner ; ce que Waverley accepta, pour le cas où la protection du colonel Talbot ne lui procurerait pas son pardon. Il espérait, sans le dire, que le baron approuverait ses prétentions à la main de Rose, et qu’il lui donnerait le droit de l’assister durant son exil ; mais il s’abstint d’entamer ce sujet avant que son propre sort fût décidé. Ils s’entretinrent ensuite de Glennaquoich, au sujet duquel le baron exprima les plus vives inquiétudes ; il remarqua que c’était le véritable Achille d’Horace.


Impiger, iracundus ; inexorabilis, acer.


« Ce qui, ajouta-t-il, a été traduit en anglais par ces deux vers :


A fierty etter-rap, a fractious chiel
As het as ginger, and as stieve as steel[2]


Flora eut une bonne part dans les tendres inquiétudes du bon vieillard.

Il commençait à se faire tard. La vieille Jeannette se retira dans un espèce de chenil, derrière une cloison. Davie, déjà depuis long-temps endormi, ronflait entre Ban et Buscar. Ces deux chiens l’avaient suivi à la hutte depuis que le château était abandonné, et ils y faisaient résidence. Leur férocité et la réputation de sorcière, dont la vieille femme jouissait dans le pays, contribuaient plus que tout le reste à éloigner les visiteurs. Aussi le bailli Mac Wheeble fournissait sous main à Jeannette de quoi nourrir ces animaux ; il y ajoutait quelques petits objets de luxe, à l’usage du baron ; mais on devine les précautions infinies du bailli pour n’être pas découvert. Après quelques difficultés, le baron se décida, sur les instances de Waverley, à garder son lit ordinaire ; notre héros s’étendit dans un grand fauteuil de velours tout déguenillé, qui avait jadis orné la chambre à coucher de parade à Tully-Veolan (car maintenant les meubles du château étaient disséminés dans les chaumières des environs) : il y dormit aussi à son aise que sur un lit d’édredon.


  1. Dans ses Catilinaires : partit, se sauva, courut, s’enfuit. a. m.
  2. Ce qui veut dire :
    Emporté, menaçant, et valeureux guerrier,
    Aussi chaud que le poivre, aussi dur que l’acier.