Waverley/Chapitre LV
CHAPITRE LV.
UN BRAVE DANS LA PEINE.
Pour le cas où mes belles lectrices penseraient que la légèreté de notre héros en amour est absolument impardonnable, je dois leur rappeler que tous ses chagrins et tous ses embarras ne provenaient pas de cette source. Le poète lyrique lui-même, qui déplore d’une façon si touchante ses infortunes amoureuses, n’oublie pas qu’en même temps il était ivre et endetté, ce qui aggravait singulièrement ses tendres chagrins.
Il y avait des jours entiers où Waverley ne pensait ni à Flora ni à Rose Bradwardine, et qu’il passait à réfléchir tristement sur le sort des habitants du château de Waverley et sur l’issue incertaine de la guerre civile dans laquelle il s’était engagé. Le colonel Talbot discutait souvent avec lui la justice de la cause qu’il avait embrassée : « Non, lui disait-il, qu’il vous soit possible de l’abandonner pour le moment ; arrive ce qu’il pourra, vous devez être fidèle au serment que vous avez prêté avec tant d’imprudence. Mais je souhaite que vous reconnaissiez que le bon droit n’est pas de votre côté ; que vous combattez contre les intérêts véritables de votre pays ; que, comme Anglais et comme patriote, vous devez vous retirer de cette entreprise avant que la boule de neige fonde. »
Dans les discussions politiques, Waverley faisait valoir les arguments ordinaires de son parti, arguments dont il est inutile de fatiguer les oreilles du lecteur. Mais il ne savait trop que répondre quand le colonel l’engageait à comparer les forces avec lesquelles ils entreprenaient de renverser le gouvernement, et celles qui s’assemblaient pour la défense de ce gouvernement. À cette observation Waverley n’avait qu’une réponse : « Plus la cause que j’ai embrassée est périlleuse, plus il y aurait de honte à la déserter. » À son tour, par cette réflexion, il réduisait le colonel Talbot au silence et il faisait changer de sujet à la conversation.
Un soir, après une longue dispute de cette nature, les deux, amis s’étaient séparés, et notre héros s’était couché ; sur le minuit il fut réveillé par le bruit d’un gémissement étouffé. Surpris, il prêta l’oreille : le bruit venait de la chambre du colonel Talbot, qui n’était séparée de la sienne que par une cloison avec une porte de communication. Waverley s’approcha de cette porte, et entendit distinctement un ou deux profonds soupirs. Quelle en pouvait être la cause ? « Le colonel, quand il m’a quitté, était, en apparence au moins, dans son état d’esprit ordinaire ; il faut qu’il se soit trouvé tout à coup indisposé. » Frappé de cette réflexion, il ouvre tout doucement la porte de communication, et aperçoit le colonel, en robe de chambre, assis devant une table sur laquelle étaient une lettre et un portrait. Celui-ci leva la tête brusquement au moment où Édouard ne savait s’il devait avancer ou se retirer, et Waverley s’aperçut que ses joues étaient couvertes de larmes.
Comme honteux d’avoir été surpris quand il s’abandonnait à une si vive émotion, Talbot se leva d’un air mécontent et dit d’un ton de reproche : « Je pensais, monsieur Waverley, que dans mon propre appartement, et à une telle heure, tout prisonnier que je suis, je n’avais pas à redouter une pareille… » — « Indiscrétion… Ne prononcez pas ce mot, colonel Talbot. J’ai entendu que votre respiration était gênée, j’ai craint que vous ne fussiez malade, cela seul a pu me décider à pénétrer chez vous. »
« Je me porte bien, dit le colonel, parfaitement bien. »
« Mais vous avez des chagrins, dit Édouard ; si l’on pouvait faire quelque chose pour les adoucir ? » — « Rien, monsieur Waverley. Seulement je pensais à de tristes nouvelles que j’ai reçues d’Angleterre. »
« Bon Dieu ! mon oncle ! » s’écria Waverley. — « Non ; c’est un chagrin qui ne concerne que moi seul. Je suis honteux que vous m’ayez surpris dans un pareil moment d’abattement ; mais il faut quelquefois donner carrière à la douleur, afin de la supporter ensuite avec plus de fermeté. J’aurais voulu vous cacher cela, car je pense que vous en serez affligé, et vous ne pouvez rien pour me consoler. Je vois que vous êtes inquiet vous-même ; d’ailleurs je hais le mystère ; lisez cette lettre. »
Elle était de la sœur du colonel, et conçue en ces termes :
« J’ai reçu, mon très-cher frère, votre lettre par Hodges. Sir É. W. et M. R. sont toujours en liberté, mais on ne leur a pas permis de quitter Londres. Je voudrais pouvoir vous donner des nouvelles satisfaisantes de notre square[1] ; mais le récit de la funeste affaire de Preston est arrivé ici avec cette effroyable addition que vous étiez au nombre des morts. Vous savez quel était l’état de santé de lady Émilie quand votre amitié pour sir É. vous décida à la quitter. Elle fut très-péniblement affectée de la nouvelle que la rébellion avait éclaté en Écosse ; mais elle s’arma de courage comme il convenait, disait-elle, à votre femme et par amour pour l’héritier qu’elle devait bientôt vous donner et que si long-temps vous aviez inutilement espéré. Hélas ! mon cher frère, ces espérances sont maintenant évanouies. Malgré toutes mes précautions, cette funeste nouvelle lui fut annoncée sans qu’elle y fût préparée. Elle se trouva mal, et le pauvre enfant a survécu à peine quelques instants à sa naissance. Plût à Dieu que ce fût là tout ! Mais bien que, depuis votre lettre qui a démenti la plus horrible partie de la nouvelle, elle soit beaucoup mieux, cependant le docteur appréhende, je regrette d’être forcée de vous le dire, qu’il ne résulte de graves, de périlleuses conséquences pour sa santé, de l’incertitude où elle restera nécessairement encore pendant quelque temps sur votre sort, d’autant plus qu’elle se fait une idée effrayante de la férocité des ennemis dont vous êtes le prisonnier.
« Tâchez donc, mon cher frère, aussitôt cette lettre reçue, tâchez par tous les moyens possibles d’obtenir votre liberté sur parole, moyennant rançon ; ne négligez rien pour cela. Je n’ai point exagéré l’état alarmant de la santé de lady Émilie ; mais je n’ai pas dû… je n’ai pas osé vous dissimuler la vérité… Pour toujours, mon cher Philippe, votre affectionnée sœur,
Édouard, après avoir lu cette lettre, demeura immobile ; il était évident que le colonel ne se trouvait dans cette cruelle position que par suite du voyage qu’il avait entrepris à sa recherche. Le malheur déjà consommé et irréparable était grand ; car le colonel Talbot et lady Émilie, long-temps sans enfants, s’étaient livrés avec ravissement à l’espérance qui venait de leur être ravie. Mais ce n’était rien au prix du malheur non encore accompli, mais possible, mais imminent ; et Édouard se regardait comme la cause de l’un et de l’autre.
Avant qu’Édouard fût assez maître de lui pour pouvoir parler, le colonel Talbot avait repris les manières calmes et froides qui lui étaient ordinaires, mais le trouble de ses regards faisait assez voir l’horrible agitation de son esprit.
« C’est une femme, mon jeune ami, pour laquelle il est pardonnable même à un soldat de pleurer. » En parlant ainsi, il lui présenta une miniature où Édouard aperçut des traits qui justifiaient pleinement cet éloge. Et pourtant Dieu sait que vous ne voyez ici que la plus faible partie des charmes qu’elle possède… qu’elle possédait, dois-je dire peut-être… Mais que la volonté du ciel s’accomplisse !… » — « Colonel, il faut partir… partir à l’instant pour la sauver ! Il n’est pas… il ne sera pas trop tard. » — « Partir ! comment cela ? Je suis prisonnier sur parole ! » — Je suis votre gardien… Je vous rends votre parole… Je répondrai pour vous. » — « Vous agiriez contre votre devoir ; et moi je pourrais, sans manquer à l’honneur, me croire dégagé par vous de ma parole… on vous en rendrait responsable. »
« J’en répondrai sur ma tête, s’il faut, s’écria avec impétuosité Waverley. J’ai été la cause infortunée de la mort de votre enfant ; ne faites pas que je sois l’assassin de votre femme. »
« Non, mon cher Édouard, dit le colonel Talbot en lui prenant affectueusement la main, vous ne méritez aucun reproche ; et, si depuis deux jours je vous cache ces malheurs domestiques, c’était de crainte qu’un excès de sensibilité ne vous portât à vous les imputer à vous-même. Vous ne pouviez penser à moi, à peine saviez-vous que je fusse au monde, quand je quittai l’Angleterre pour me mettre à votre recherche. C’est, Dieu le sait, une assez lourde responsabilité pour l’homme de rendre compte des conséquences prévues et nécessaires de ses actions… Pour leurs suites indirectes et éloignées, l’Être souverainement bon et puissant, qui seul prévoit l’enchaînement des événements humains les uns avec les autres, n’a pas ordonné que ses faibles créatures en fussent responsables. »
« Mais, dit Waverley avec beaucoup d’émotion, si vous n’aviez pas quitté lady Émilie dans la situation la plus intéressante pour un mari, pour vous mettre à la poursuite d’un… »
« Je n’ai fait que mon devoir, répondit le colonel Talbot avec calme ; et je ne le regrette pas, je ne dois pas le regretter. Si le sentier de la reconnaissance était toujours uni et facile, il y aurait peu de mérite à ne pas s’en écarter ; mais nos devoirs sont souvent en contradiction avec nos intérêts, avec nos passions, quelquefois avec nos plus chères et nos plus saintes affections. Ce sont là les épreuves de la vie ; et quoique celle-ci ne soit pas la moins cruelle (des larmes roulèrent malgré lui dans ses yeux), cependant ce n’est pas la première à laquelle le sort m’ait soumis ; mais nous parlerons de cela demain matin, dit-il en serrant avec force la main de Waverley. Bonne nuit ! tâchez de l’oublier pendant quelques heures. Il fait jour à six heures, je crois, et il est maintenant deux heures passées. Bonne nuit ! »
Édouard se retira sans pouvoir lui répondre.
- ↑ Nom générique de place à Londres et lieu qu’habite généralement le beau monde. a. m.