Waverley/Chapitre LIV

Waverley ou Il y a soixante ans
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 5p. 393-397).


CHAPITRE LIV.

JAMAIS CONSTANT.


« Je suis l’enfant du caprice, dit Waverley en verrouillant la porte de son appartement, et en le parcourant de long en large, à grands pas. Que m’importe que Fergus Mac-Ivor désire se marier avec Rose Bradwardine ? je ne l’aime pas. J’en ai été aimé peut-être, mais j’ai rejeté sa tendresse simple, naturelle, touchante, pour me donner à une autre qui n’aimera jamais homme sur la terre, à moins que le vieux Warwick, le faiseur de rois[1], n’y revienne. — Et le baron ? — Je ne me serais pas soucié le moins du monde de sa baronnie ; l’affaire du nom n’aurait pas été une pierre d’achoppement. Le diable aurait pris les landes stériles et tiré les caligœ du roi, que je ne m’en serais pas inquiété… Faite comme elle l’est pour le bonheur domestique, pour la tendresse, pour cet échange d’attentions pleines de charmes qui enchantent la vie de ceux qui la passent près d’elle, elle est recherchée par Fergus Mac-Ivor. Il ne la traitera pas mal, j’en suis sûr ; il en est incapable ; mais il la négligera au bout d’un mois ; il sera trop occupé de soumettre quelque chef rival, de renverser quelque favori à la cour, d’ajouter à ses domaines quelque montagne couverte de bruyère, ou quelque lac, d’incorporer à la tribu quelque nouvelle bande de vassaux, pour s’inquiéter de ce qu’elle fait, et si elle est heureuse.


 
Le chagrin flétrira cette innocente fleur,
Et de son teint vermeil détruira la fraîcheur ;
Pâle comme un fantôme on la verra paraître,
El nul ne pouvant plus dès lors la reconnaître,
La mort achèvera cette longue douleur.


Et le malheur de la plus charmante créature qui soit au monde aurait été prévenu si M. Édouard Waverley avait eu les yeux de Fergus. Sur ma parole, je ne puis comprendre comment j’ai pu trouver que Flora était plus belle, je veux dire beaucoup plus belle que Rose. Elle est plus grande, il est vrai, et ses manières sont plus nobles ; mais à beaucoup de gens miss Bradwardine paraît plus naturelle ; à coup sûr elle est plus jeune. Je suis certain que Flora a deux ans de plus que moi. Je la regarderai bien attentivement ce soir. »

Après cette résolution, Waverley alla prendre le thé (comme c’était la mode il y a soixante ans) chez une dame de qualité, attachée à la cause du Prétendant ; il y trouva, comme il s’y attendait, les deux amies. Quand il entra tout le monde se leva ; mais Flora reprit aussitôt sa place et la conversation dans laquelle elle était engagée ; Rose au contraire fit, par un mouvement inaperçu, une petite place dans le cercle en retirant son siège, pour que Waverley pût en avancer un pour lui. « Décidément, ses manières sont engageantes, » se dit-il à lui-même.

Une discussion s’éleva sur la question de savoir laquelle de la langue gaélique ou de l’italienne était la plus harmonieuse et la plus favorable à la poésie : l’opinion en faveur du gaélique, qui partout ailleurs n’aurait probablement trouvé aucun défenseur, fut soutenue par sept dames des hautes terres, qui crièrent de toute la force de leurs poumons et assommèrent la compagnie avec des exemples d’euphonie celtique. Flora, voyant les dames des basses terres sourire de ce singulier parallèle, donna quelques raisons pour montrer qu’il n’était pas absolument insoutenable, mais Rose, quand on lui demanda son opinion, se prononça avec chaleur pour l’italien, qu’elle avait appris sous la direction de Waverley. « Elle a l’oreille plus juste que Flora, quoique moins bonne musicienne, se dit Waverley en lui-même. Je suppose que miss Mac-Ivor entreprendra bientôt de comparer Mac-Murrough Nan Foon à l’Arioste ! »

L’assemblée se trouva indécise si l’on prierait Fergus de jouer de la flûte, son instrument favori, ou si l’on inviterait Waverley à lire une pièce de Shakspeare. La maîtresse de la maison, remplie de déférence pour le goût de la société, se chargea de recueillir les suffrages, sous la condition que celui dont les talents ne seraient pas mis à contribution ce soir-là, en ferait jouir la société le lendemain. Il se trouva que la voix de Rose devait décider la question. Flora, qui s’était fait une règle invariable de ne rien faire ni rien dire qui pût paraître un encouragement pour Waverley, avait voté pour la musique, à condition que le baron prendrait son violon pour accompagner Fergus. « Je vous félicite de votre goût, miss Mac-Ivor, pensa Waverley, pendant qu’on lui cherchait un volume de Shakspeare. Cela était bon quand nous étions à Glennaquoich, mais le baron n’est certainement pas un habile musicien, et Shakspeare mérite bien d’être écouté aussi. »

On choisit Roméo et Juliette ; Édouard en lut plusieurs scènes avec beaucoup de goût, de sensibilité, d’énergie. Toute la compagnie l’applaudit en battant des mains, quelques personnes versaient des larmes. Flora, à qui cette pièce était connue depuis long-temps, fut parmi les premières ; Rose, pour qui elle était nouvelle, fut dans la seconde classe d’admirateurs. « Elle est aussi plus sensible, » se dit en lui-même Waverley.

La conversation s’établit sur l’intrigue de la pièce et sur les caractères ; Fergus déclara que le seul qui méritait des éloges, comme celui d’un homme élégant et spirituel, c’était le caractère de Mercutio. « Je ne puis pas, dit-il, parfaitement comprendre toutes les finesses surannées de ce caractère : mais ce devait être un fort aimable cavalier, d’après les idées de son temps. «

« C’est une honte, dit l’enseigne Maccombich, qui avait l’habitude de suivre son colonel partout, que ce Tibbert, ou Raggart[2], n’importe comme vous l’appelez, attaque un gentilhomme quand il était déjà engagé dans un combat avec l’autre gentleman. »

Les dames, comme on le pense bien, se déclarèrent hautement en faveur de Roméo ; mais cette opinion ne passa pas sans contestation. La maîtresse de la maison et quelques autres dames lui reprochèrent secrètement la légèreté avec laquelle il transporte ses affections de Rosalinde à Juliette. Flora garda le silence jusqu’à ce qu’on l’eût pressée vivement de donner son opinion à cet égard ; elle répondit alors qu’elle ne voyait là rien de contraire à la nature, mais bien plutôt qu’elle y apercevait une marque de la profondeur de la pénétration du poète. « Il nous représente Roméo, dit-elle, comme un jeune homme facile à s’enflammer ; son amour s’adresse d’abord à une femme qui ne peut le payer de retour ; c’est ce qu’elle nous dit à plusieurs reprises :


Contre le faible amour et son arc souverain
Elle peut présenter un visage serein.


Plus loin :


Elle a renoncé sans retour
Aux douceurs du volage amour.


(Comme il était impossible que l’amour de Roméo, en le supposant un homme raisonnable, pût durer sans espérance, le poète, avec une habileté merveilleuse, a choisi le moment où il est réduit au désespoir pour offrir à ses regards un objet plus accompli que celui dont il vient d’essuyer les refus, et qui est disposé à mieux répondre à sa tendresse. Je ne connais pas de situation plus habilement calculée pour exciter l’ardeur de l’amour de Roméo que de le faire passer de l’état de mélancolie profonde où il est plongé au commencement de la scène, à cet état de ravissement où il s’écrie :


Qu’importe le chagrin dont je suis oppressé !
Un seul moment que je la voie,
Et par un océan de joie
Ce noir chagrin sera vite effacé. »


« Bon Dieu, miss Mac-Ivor, dit une jeune dame de qualité, entendez-vous nous dépouiller de nos prérogatives ? voulez-vous nous persuader que l’amour ne peut se fixer sans espérance, et que l’amant peut être inconstant si la dame est cruelle ? Fi donc ! je ne me serais pas attendue à une opinion si contraire à la véritable sensibilité. »

« Un amant, ma chère lady Betty, dit Flora, peut persévérer dans sa passion malgré les circonstances les plus décourageantes. L’amour (maintenant comme au temps de Roméo) peut résister aux orages des plus cruelles rigueurs ; mais il se glace à la température d’une froideur raisonnée. Quelque puissante que soit l’attraction de vos charmes ; croyez-moi, n’en faites jamais l’expérience sur un amant dont vous estimeriez la tendresse. L’amour, pour subsister, n’a besoin que du plus faible espoir ; mais, sans aucun espoir, il s’éteint. »

« C’est justement, dit Evan, comme la jument de Duncan Mac-Gidie, si vous excusez, mesdames, cette comparaison : il voulait l’habituer à se passer de manger ; et le jour où il en était venu à ne lui plus donner qu’une petite poignée de paille, la pauvre bête mourut. »

L’exemple cité par Evan excita le rire de la compagnie, et la conversation changea de sujet. Quand on se fut séparé, et qu’Édouard fut revenu chez lui, réfléchissant sur ce que Flora avait dit : « Je n’aimerai pas davantage ma Rosalinde, s’écria-t-il ; elle m’y a assez clairement invité. Je le déclarerai à son frère, et je ne pousserai pas plus loin mes prétentions à sa main. Mais une Juliette !… Serait-il loyal d’aller sur les brisées de Fergus ? quoiqu’il soit possible qu’il ne connût jamais… » S’il éprouvait un refus, alors comme alors. Et, avec cette résolution de se laisser guider par les circonstances, notre héros s’abandonna au sommeil.


  1. Le fameux Warwick, le héros de la guerre civile entre les maisons d’York et de Lancastre, dite de la rose rouge et de la rose blanche. a. m.
  2. L’interlocuteur estropie ici le nom de Tybalt, neveu de Capulet. a. m.