Victor Devaux & Cie (p. 304-362).
UNE ANNEE DE SÉJOUR
chez les
TRIBUS INDIENNES

RELATION
adressée à M. le Chanoine DE LA CROIX, à Gand.
Séparateur


Fourche de Madison, 15 août 1842.
Très-révérend Monsieur le Chanoine,[1]

Après un voyage de quatre mois et demi à travers un océan de prairies et de montagnes rempli d’écueils, nous arrivâmes, il y a un an, à pareil jour, sous les auspices de la Reine du ciel, à l’un des forts de l’honorable Compagnie de la baie d’Hudson, dit le Fort-Hall. L’estimable commandant, M. Ermatinger, nous reçut en amis et nous

combla de bienfaits. C’est là que nous attendait l’avant-garde de nos chers néophytes. Quelle joie de part et d’autre en nous voyant ! que n’avaient-ils pas fait pour obtenir des Robes-noires ! trois fois leurs députations avaient traversé les déserts de l’Ouest ; huit de leurs gens avaient péri en route, trois par les maladies, cinq par les armes des Sioux ; deux fois presque toute la peuplade s’était transportée de la rivière de la Racine-amère, sur les bords de la Rivière-verte, c’est-à-dire, à plus de cinq cents milles de leurs campements ordinaires ; enfin ceux qui nous voyaient les premiers avaient encore, à la première nouvelle de notre approche, parcouru la moitié de cet espace. Aussi, en nous voyant, ne purent-ils d’abord s’exprimer que par leur silence ; mais bientôt leur bouche parla si bien de l’abondance du cœur, que nous en étions émerveillés. J’ai rapporté dans une de mes lettres précédentes les paroles admirables qu’adressa en cette circonstance le chef Wistilpo à ses camarades, et les consolantes nouvelles qu’il nous donna des dispositions de la peuplade et de la conduite édifiante qu’ils avaient tenue pendant mon absence.

Nous partîmes du Fort-Hall le 19 août, sous la conduite de nos nouveaux guides les Têtes-plates, qui ne tardèrent pas à nous donner une preuve éclatante de leur dévouement au passage d’une rivière très rapide dite la Fourche-à-Louis ou la Rivière-aux-Serpents, du nom des sauvages qui en peuplent les rives. Un de nos Frères, ne pouvant guider les mulets de sa charrette, fut entraîné dans un endroit si profond, qu’en un instant lui et tout son équipage eurent de l’eau par-dessus la tête ; aussitôt les bons sauvages de se jeter à la nage, de remettre à flot la voiture, et de faire tant des pieds et des mains qu’il n’y eut de noyé que trois mulets et quelques sacs de provisions.

Arrivés le 29 près de la source du Missouri qu’on appelle Tête-de-castor, nous fûmes rencontrés par un deuxième détachement des Têtes plates, qui avaient à leur tête Ensyla, dit le petit chef, et nommé depuis Michel au baptême, à cause de sa fidélité et de son grand courage. Quelques jours auparavant, un parti de guerriers ayant été aperçu par un de nos gens qui était monté sur une hauteur voisine, nous l’entendîmes crier : Les Pieds-noirs, les Pieds-noirs ! À l’instant le petit camp se mit sur la défensive. Deux des plus braves Têtes-plates, levant le fusil en l’air, partirent au grand galop pour reconnaître l’ennemi ; déjà ils avaient disparu à nos regards, nous laissant dans une sorte d’anxiété ; mais bientôt ils reparurent à la tête d’une dizaine d’étrangers : ce n’étaient pas des Pieds-noirs, mais des Ranax, sauvages moitié amis, moitié ennemis des Têtes-plates, et par là même, comme on le verra plus tard, plus à craindre que des ennemis déclarés. Lorsque Michel arriva, le camp de ces gens était réuni au nôtre. Leur chef et Michel ne se connaissaient que trop, pour s’être trouvés dans une affaire où Michel, indignement trompé et attaqué par un village entier des Ranax, ne s’était sauvé lui et les six hommes qui l’accompagnaient, qu’en tuant le frère du chef Ranax avec huit de ses gens. Néanmoins ils se donnèrent la main en notre présence, et se séparèrent le lendemain sans faire semblant de rien. J’eus avec le chef Ranax une conférence touchant la prière. Il écouta très-attentivement ce que je lui dis, et promit de faire, chez les siens, ce que les chefs Têtes-plates faisaient chez les leurs.

Le 30, après avoir serpenté dans une gorge de montagnes à laquelle nous donnâmes le nom de défilé des Pères, nous avançâmes dans une large plaine, à l’horizon de laquelle se trouvait du côté de l’ouest le camp des Têtes-plates. À mesure que nous en approchions, on voyait se succéder, de loin en loin, de nouveaux courriers. Déjà s’était présenté Stietlietloôdzo, surnommé le brave des braves, distingué des autres par un grand cordon rouge. Bientôt apparut un autre sauvage à haute stature, accourant vers nous à toute bride ; en même temps des voix s’écrièrent : Paul ! Paul ! Et en effet c’était Paul, surnommé le Grand-visage, grand chef de la nation, Paul qui, à raison de sa vertu et de son grand âge, avait reçu le baptême l’année précédente, Paul que l’on croyait absent, mais qui venait d’arriver comme par une permission de Dieu, pour avoir la satisfaction de nous présenter lui-même à sa peuplade. Vers le coucher du soleil, nous jouissions de la scène la plus touchante : les missionnaires étaient entourés de leurs chers néophytes ; hommes, femmes, jeunes gens, enfants portés entre les bras de leurs mères, c’était à qui viendrait le premier nous serrer la main ; les cœurs étaient émus ; cette soirée fut vraiment belle.

Le jour du Saint Nom de Marie, 12 septembre, tout le camp renouvela la consécration de la tribu à la future Patronne de la première réduction. Cette consécration avait déjà été faite par l’avant-garde le 29 août, jour où l’église célébrait la fête du Cœur très-pur de Marie : il semble que le Dieu des chrétiens voulait donner à ses nouveaux enfants la consolation de voir les principales époques de leur vie coïncider et s’identifier en quelque sorte avec les plus beaux jours consacrés à la mémoire de leur Mère. C’était le jour où l’Église célèbre sa glorieuse Assomption, que nous avions rencontré les premiers Têtes-plates. Ce sera encore le jour d’une de ses fêtes, le 24 septembre, que nous arriverons au lieu destiné à devenir notre petit Paraguay ; le premier dimanche, fête du Saint-Rosaire, se fera le choix d’un bel emplacement pour la première réduction, et le quatrième dimanche du même mois, fête du Patronage de la Vierge, nous donnerons à cette première réduction le nom de Sainte-Marie.

Ce dernier jour fut encore remarquable en ce que Marie, élue pour la patronne de la réduction, reçut pour la première fois au son de la cloche le tribut de la triple salutation angélique. Ce fut ce jour-là une grande consolation pour nous de parler de ses bontés devant les représentants de vingt-cinq nations différentes.

Le 28 octobre, je partis pour le fort Colville, situé sur le fleuve Columbia, à une distance d’environ trois cents milles de notre établissement, pour nous procurer les choses les plus indispensables ; car nos provisions de bouche s’épuisaient, et nous avions si peu d’espoir de nous en procurer suffisamment à l’endroit où nous restions, que déjà la pensée nous était venue de convertir en pêcheurs les charpentiers qui travaillaient à la réduction, et même de suivre tous ensemble les sauvages à la chasse, dans le cas où la pêche ne nous fournirait pas le nécessaire. Cependant nous n’avions encore pour tout abri qu’une petite cabane faite de planches et sans toit, et nous touchions à l’hiver. Pendant mon absence, on continua l’œuvre avec ardeur, et l’on pria beaucoup pour sa réussite. Dieu aidant, on trouva de quoi vivre, et le jour de saint Martin une chapelle provisoire était là, assez vaste pour mettre à l’abri toute la peuplade, avec une centaine de Nez-percés que la curiosité avait attirés dans le voisinage. Depuis lors la fuite du péché, l’exactitude aux instructions, les fruits de la divine parole furent si sensibles dans la nouvelle réduction, que, le 3 décembre, deux cents deux catéchumènes étaient rangés dans la chapelle pour recevoir le baptême. Un tel bouquet offert à saint François-Xavier, l’apôtre des Indes, était trop beau pour ne pas exciter la fureur de l’ennemi des hommes : aussi vit-on quelques jours auparavant se multiplier les épreuves. Pour ne parler que des plus visibles, l’interprète, le préfet de l’église et le sacristain tombèrent malades ; la veille même du grand jour, une espèce d’ouragan ravagea les environs ; les fenêtres de l’église furent enfoncées, de grands arbres déracinés, trois loges devinrent le jouet des vents. Mais loin de nuire au triomphe de la Religion, ces contradictions ne servirent qu’à le rendre plus éclatant. Dans la soirée, pendant le calme qui avait succédé à la tourmente, les catéchumènes, réunis pour la préparation prochaine au sacrement de la régénération dans la chapelle qu’on avait parée de ses plus beaux ornements, furent si émerveillés de ce qu’ils voyaient, qu’ils ne pouvaient revenir de leur admiration. Le lendemain, excepté le temps du dîner, on fut à l’église depuis huit heures du matin jusqu’à dix heures et demie du soir. Qu’il était beau d’entendre ces bons sauvages répondre avec intelligence aux questions qui leur étaient faites ! Jamais ceux qui étaient présents n’oublieront le ton religieux de ces réponses. Après les baptêmes, vinrent les réhabilitations des mariages, qui ne se firent pas sans de grands sacrifices de la part des époux, car jusque-là ces pauvres Indiens avaient ignoré l’unité et l’indissolubilité du lien conjugal ; aussi ne pouvait-on voir sans admiration les effets de la grâce du baptême.

Pendant mon voyage, qui dura quarante-deux jours, j’ai baptisé cent quatre-vingt-dix personnes, dont vingt-six adultes malades ou parvenus à l’extrême vieillesse ; j’ai prêché à plus de deux mille Indiens, conduits à mes instructions par une providence si visible qu’ils ne tarderont pas à se ranger sous l’étendard de Jésus-Christ. Avec le secours de mes catéchistes Têtes-plates, qui n’étaient encore que catéchumènes, la conquête de la peuplade des Pends-d’oreilles ou Kalispels se trouva si bien préparée, que, pendant la chasse de l’hiver, le P. Point eut la consolation de la voir venir se joindre à celle des Têtes-plates, dans l’unique désir de profiter de la présence du Missionnaire ; ce qui lui donna la facilité d’en instruire et d’en baptiser un grand nombre le jour de la Purification de la sainte Vierge, 2 février, et celui de la canonisation de saint Ignace et de saint François-Xavier, 12 mars.

De retour de mon voyage le 8 décembre, je continuai à instruire ceux d’entre les Têtes-plates qui n’avaient pas encore été baptisés ; et, à la fête de Noël, je pus ajouter à ce qui s’était fait le 3 décembre cent cinquante nouveaux baptêmes et trente-deux mariages. Ainsi les Têtes-plates, les uns plutôt, les autres plus tard, mais tous, à très-peu d’exceptions près, avaient fait dans l’espace de trois mois tout ce qu’il fallait pour mériter le glorieux litre de vrais enfants de Dieu ; aussi la veille de Noël, quelques heures avant la messe de minuit, le village de Sainte-Marie fut-il trouvé digne des complaisances du Ciel, puisque la Vierge Mère daigna apparaître dans la loge d’une pieuse femme à un petit orphelin, nommé Paul.

Le jeune âge de cet enfant, sa piété, sa candeur, la nature même du fait qu’il rapporte, ne permettent pas de suspecter le moins du monde la sincérité de son récit. Voici ce qu’il m’a raconté de sa propre bouche. « En entrant dans la loge de Jean, où j’étais allé pour qu’il m’aidât à apprendre les prières que je ne savais pas encore, j’ai vu, me dit-il, une personne qui était bien belle : ses pieds ne touchaient pas la terre, ses vêtements étaient blancs comme la neige ; elle avait une étoile au-dessus de sa tête, et sous ses pieds un serpent tenant un fruit que je ne connais pas. J’ai vu aussi son cœur : il en sorti tait des rayons de lumière qui venaient vers moi ; quand j’ai vu cela, d’abord j’ai eu peur, ensuite je n’ai plus eu peur. Mon cœur était chaud, mon esprit était clair, et je ne sais comment cela s’est fait, tout d’un coup j’ai su toutes mes prières. » J’omets plusieurs circonstances pour abréger. Il termina son récit en disant que plusieurs fois la même personne lui était apparue pendant qu’il dormait, et qu’une fois elle lui avait dit qu’elle était contente que le premier village des Têtes-plates s’appelât Sainte-Marie. L’enfant n’avait jamais rien vu ni entendu qui eût rapport à une pareille image de la sainte Vierge ; il ne savait pas même dire si la personne qu’il avait vue était un homme ou une femme, parce que la forme des habits qu’elle portait lui était tout à fait inconnue. Plusieurs personnes ayant interrogé cet enfant, l’ont trouvé invariable dans ses réponses. Il continue à être l’ange de la peuplade dans toute sa conduite.

Le 29 décembre, le P. Point partit à la tête d’une quarantaine de loges pour la chasse du buffle. En route ils rencontrèrent des chasseurs de cinq ou six peuplades dont plusieurs fractions les suivirent jusqu’à la fin dans le désir d’apprendre la prière. Comme ils avaient prolongé leur séjour à Sainte-Marie aussi longtemps qu’ils l’avaient pu, pour ne pas s’en éloigner sans avoir reçu le baptême, ils éprouvèrent dans les premières semaines de janvier une si grande disette, que leurs pauvres chiens, n’ayant pas un os à ronger, dévoraient jusqu’aux longes de cuir qui attachaient les chevaux pendant la nuit. De plus, le froid fut si constamment rigoureux, que pendant toute la durée de la chasse, qui fut de trois mois, on ne vit tomber du ciel que des flocons de neige ; tellement que plusieurs furent frappés d’une sorte de cécité douloureuse, nommée vulgairement le mal de neige, et qu’un jour qu’il neigeait, ventait et gelait plus que de coutume, sans un grand feu allumé par deux ou trois chasseurs qui voyaient pâlir le P. Point, il serait resté gelé au milieu de la plaine.

Cependant ni la gelée, ni le vent, ni la neige, ni la disette ne purent empêcher nos bons Têtes-plates d’accomplir en voyage tout ce qu’ils faisaient à Sainte-Marie. Tous les jours, matin et soir, le camp se rassemblait autour de la loge du Missionnaire, et tandis que plus des trois quarts n’avaient d’autre abri que le ciel, ils écoutaient après les prières une instruction toujours précédée et suivie de cantiques. Au point du jour et au coucher du soleil, on sonnait la clochette pour adresser trois fois le salut de l’Ange à la Patronne de la peuplade.

Le dimanche fut toujours religieusement observé ; et cette fidélité fut si agréable à Dieu, qu’une fois, entre autres, elle fut récompensée d’une manière bien éclatante. Voici ce que je lis dans le journal de la chasse d’hiver du P. Point. « Le 6 février. Aujourd’hui dimanche, grand vent, ciel grisâtre, froid plus que glacial, point d’herbe pour les chevaux, les buffles mis en fuite par les Nez-percés. Le 7, le froid est plus piquant, l’aridité plus triste, la neige plus embarrassante ; mais hier le repos a été sanctifié, aujourd’hui la résignation est parfaite : confiance ! Vers le milieu du jour nous atteignons le sommet d’une haute montagne. Quel changement ! le soleil luit, le froid a perdu de son intensité, nous avons sous les yeux une plaine immense ; dans cette plaine, de bons pâturages ; dans ces pâturages, des nuées de buffles ; le camp s’arrête, les chasseurs se rassemblent, ils partent, et le soleil n’a pas encore achevé sa carrière, que déjà cent cinquante-trois buffles sont tombés sous leurs coups. Il faut en convenir, si cette chasse ne fut point miraculeuse, elle reste semble beaucoup à la pêche qui le fut. Au nom du Seigneur, Pierre jeta ses filets, et prit cent cinquante-trois gros poissons : au nom du Seigneur, le camp des Têtes-plates eut confiance, et abattit cent cinquante-trois buffles. La belle pêche ! mais aussi, la belle chasse ! Imaginez-vous en effet un immense amphithéâtre de montagnes dont la moins élevée surpasserait hauteur Montmartre ; au milieu de cette majestueuse enceinte, une plaine qui surpasserait en étendue celle de Paris ; dans ce magnifique bassin, d’innombrables légions d’animaux dont le plus petit surpasserait en grosseur le plus grand bœuf d’Europe : tel était le parc où giboyaient les chasseurs. Dans le dessein de coopérer à la besogne, je poussai mon cheval vers un escadron de fuyards ; comme l’animal était dispos, je n’eus pas de peine à les atteindre, je parvins même à faire quitter son poste à celui qui les commandait ; mais ledit commandant, outré de cette manière d’agir, s’arrêta tout court, et me présenta un front de bataille si menaçant, que je n’eus rien de plus pressé que de lui ouvrir un passage pour le prier de continuer sa route ; et bien m’en prit ; car ce jour-là, le choc d’un seul de ces animaux causa trois chutes : la sienne, celle du cheval et celle du cavalier ; mais heureusement, plus prompt et surtout plus adroit que je ne l’eusse été en pareille conjoncture, le dernier lâcha son coup si juste, que des trois tombés il ne s’en releva que deux. »

Une autre fois, un chasseur désarçonné n’eut d’autre parti à prendre pour éviter d’être éventré, que de saisir l’agresseur par les cornes au moment où il se ruait contre lui tête baissée, et de lutter contre l’animal furieux jusqu’à ce qu’ayant retrouvé ses jambes, il crut pouvoir leur confier son salut. Un troisième, en fuyant à toute bride, se sentit tout à coup arrêté ; la queue tressée de son cheval était accrochée à la corne d’une vache. Celle-ci se croyant prise au piège, celui-là ayant la même pensée, tous deux, pour se défendre, firent en sens inverse de si grands efforts, qu’il est facile de deviner ce qui en résulta. La chasse du buffle n’est donc pas sans dangers ; mais les plus grands ne sont pas ceux que l’on court en poursuivant les animaux, il en est un auquel ils sont tout à fait étrangers, c’est la visite des Pieds noirs qui rôdent sans cesse dans ces parages, particulièrement là où se trouve le gros gibier, et surtout où il y a des chevaux à voler.

De tous les sauvages des montagnes, les Pieds-noirs sont sans contredit les plus nombreux, les plus méchants, les plus voleurs ; mais heureusement, à force d’avoir été battus par les petites peuplades, ils en sont venus à un tel point de lâcheté, qu’à moins d’être vingt contre un, ils ne s’en prennent plus guère qu’aux chevaux. Grâce au peu de vigilance de leurs courageux ennemis, ils le font avec tant d’adresse et de succès, que cette année, pendant le sommeil de nos bons Têtes-plates, ils ont pénétré plus de vingt fois dans l’intérieur du camp et ont enlevé plus de cent chevaux.

Pendant l’hiver, une vingtaine de ces messieurs visitèrent les Têtes-plates en plein jour, et sans rien voler, mais voici comment. Il y avait dans le camp un vieux chef Pied-noir, qui avait été baptisé le jour de Noël et avait reçu le nom de Nicolas ; ce bon sauvage, sachant que le Missionnaire aurait volontiers une entrevue avec ses confrères, se mit à les haranguer pendant la nuit si bien qu’à la suite d’un calumet planté sur les limites du camp, et de l’envoi d’un parlementaire, on entendit des chants dans les montagnes voisines, et bientôt sortirent d’une gorge sombre une bande de ces brigands armés en guerre. Ils furent reçus comme des gens qui se présentent en amis ; on amena les quatre principaux dans la loge du Missionnaire, on fuma le calumet, on s’entretint des nouvelles du temps, on parla de la prière. Ils écoutèrent avec attention et ne manifestèrent ni étonnement, ni répugnance ; ils apprirent au P. Point que tout récemment ils avaient vu arriver dans l’un des forts du pays, un homme qui n’avait point de femme, qui portait sur la poitrine un grand crucifix, qui lisait tous les jours dans un gros livre, qui faisait le signe de la croix avant de manger, enfin qui était habillé comme les Robes-noires de Sainte-Marie (c’était probablement M. Demers qui visitait les forts).

Le Père fit tout ce qu’il put pour gagner leur confiance, après quoi ils furent répartis dans les meilleures loges du camp. Il semblait que de tels hôtes eussent dû valoir des otages ; cependant vers le milieu de la nuit l’explosion d’une arme à feu se fit entendre : c’était un Tête-plate qui avait tué un Pied-noir au moment où il s’éloignait du camp accompagné de quatre chevaux. Heureusement le voleur n’appartenait pas à la bande reçue dans le camp, ce qui fit que, loin de les inquiéter à son sujet, on leur offrit même la permission de l’enterrer ; mais soit qu’ils voulussent paraître ne pas approuver son fait, ou qu’ils soupçonnassent le danger de quelques représailles, ils laissèrent aux loups le soin de sa sépulture et firent leurs adieux.

Le bon Nicolas se joignit à eux dans le dessein de faire auprès de leurs camarades ce qu’il avait fait auprès d’eux ; il partit, se promettant de revenir bientôt avec l’annonce et les preuves de quelque grand succès : il n’est pas encore revenu ; mais nous avons appris que lui et ses compagnons avaient parlé si favorablement de la prière et des Robes-noires, que déjà la sanctification du dimanche est à l’ordre du jour dans le camp où se trouve Nicolas, et qu’un grand chef avec soixante loges se proposent de faire prochainement notre connaissance, et même de s’unir aux Têtes-plates.

En attendant, la justice divine châtie avec rigueur un bon nombre de leurs voleurs. Cette année les Nez-percés en ont pris et tué douze en flagrant délit ; et pendant que celui dont j’ai parlé tout à l’heure recevait son châtiment de la main d’un Tête-plate, trente autres, à deux journées de là, le recevaient de celles des Pends-d’oreilles. Ce qu’il y eut de remarquable dans cette dernière exécution, c’est qu’il n’y eut que quatre Pends-d’oreilles pour commencer l’attaque, et que, quoique pour fondre sur les coupables retranchés derrière une sorte de rempart, il leur eût fallu en essuyer le feu presque à bout portant, aucun d’eux, ni du petit nombre de leurs camarades venus à leur aide, ne succomba dans la lutte. J’ai vu le théâtre de ce combat quelque temps après : de s trente voleurs exécutés, il ne restait plus que cinq ou six têtes si entièrement décharnées, qu’on eût dit qu’elles étaient là depuis un siècle. Deux années auparavant, les mêmes Pends-d’oreilles, aidés des Têtes-plates, en tout soixante-dix hommes, avant été attaqués par quinze cents Pieds-noirs, en tuèrent cinquante pendant les cinq jours que dura la bataille, et se retirèrent sans qu’il leur en coûtât un seul homme ; ils n’en étaient venus aux mains qu’après avoir fait leurs prières à genoux. Il n’y a que quelques jours, j’ai vu l’endroit où six Têtes-plates ne firent pas difficulté de résister à cent soixante Pieds-noirs, et ils y mirent tant de résolution, qu’avec une poignée de leurs gens accourus à leur secours ils remportèrent la victoire.

Après les Pieds-noirs, la nation la plus perfide est celle des Ranax ; ceux-ci aussi en veulent aux Têtes-plates ; même il est arrivé plus d’une fois qu’au moment où ils n’en recevaient que des marques d’amitié, ils concevaient le dessein de les détruire. On en a déjà vu une preuve ; en voici une autre. Un jour, un parti de deux cents Ranax visita un camp des Têtes-plates où il n’y avait que vingt hommes ; ils y furent cordialement reçus. Après avoir fumé, ils s’en retournèrent ; mais le petit nombre des Têtes-Plates n’ayant pas échappé à leurs observations, ils conçurent le projet de profiter de leur avantage ; et déjà, à la faveur de la nuit, ils revenaient sur leurs pas pour exécuter leur dessein, lorsque le chef Michel, en ayant reçu avis, rassembla à la hâte ses vingt hommes, et après leur avoir recommandé de mettre toute leur confiance en Dieu, fondit si à propos et avec tant de vigueur sur les traîtres, que dès le premier choc ils furent enfoncés. Déjà neuf des fuyards avaient succombé, et c’en était fait de la plupart des autres, si dans la chaleur de la poursuite Michel ne se fût souvenu que ce jour là était un dimanche et qu’il était temps de vaquer à la prière.

C’est par des coups semblables, où le doigt de Dieu est visible, que les Têtes-plates se sont acquis aux yeux de leurs ennemis une réputation de valeur telle, que ceux-ci, malgré la supériorité de leur nombre, les craignent beaucoup plus qu’ils n’en sont craints.

Cependant ces victoires ne pouvant être que funestes même aux vainqueurs, nous ne pouvons nous défendre de leur inspirer vivement à tous le désir de vivre en paix, et par une conséquence nécessaire celui de rester chacun chez soi. Mais pour parvenir à ce but, il faudrait leur donner autant de goût pour l’agriculture qu’ils en ont maintenant pour la chasse ; et comment opérer ce prodige, à moins qu’on ne fasse, pour les missions des montagnes Rocheuses, ce qu’on a fait autrefois pour celles du Paraguay ? Si les vrais amis de la Religion savaient de quelles vertus sont capables, une fois qu’ils sont convertis, les Indiens qui nous environnent, je n’en doute pas, ils se hâteraient de nous fournir d’abondants secours pour l’exécution d’un si beau plan.

Ce sont les Iroquois du nord, sauvages dont autrefois la cruauté l’emportait sur celle des Pieds-noirs, qui maintenant ont fait connaître le vrai Dieu aux Têtes-plates, et leur ont inspiré le désir d’avoir des Robes-noires. À leur tour, ces bons Têtes-plates qui se sont exposés à tant de dangers pour obtenir leurs pères spirituels, qui ont fait de si grands sacrifices pour mériter le titre d’enfants de Dieu, ne pourrons-nous pas les juger dignes de devenir des Apôtres ? Dans leur village, querelles, inimitiés, batailles, médisances, sont autant de misères inconnues ; au contraire, dans leurs rapports entre eux, quelle probité ! quelle sincérité ! quelle droiture ! à l’égard de leurs Missionnaires, quelle confiance ! Elle va si loin, qu’il ne leur vient pas même dans l’idée qu’ils puissent dire autre chose que la vérité, vouloir autre chose que leur plus grand bien. Aussi, croire les mystères de notre sainte Religion, s’approcher du tribunal de la pénitence, observer les commandements de l’Église, tant d’autres difficultés qui paraissent insurmontables à l’orgueil ou à la lâcheté de tant de chrétiens civilisés, ne sont pour eux que des tâches faciles. La première fois qu’on leur demanda s’ils croyaient de tout leur cœur tout ce qui était contenu dans le symbole des apôtres, ils répondirent : Oui, beaucoup. Quand on leur parla de la confession, quelques-uns voulaient qu’elle fût publique ; c’est ce qui explique comment, dès le troisième mois de notre séjour parmi eux, il nous a été possible de baptiser tous les adultes ; comment, quatre mois plus tard, nous en avons pu admettre un grand nombre à la communion fréquente. Il y a des familles entières qui ne passent pas un dimanche sans s’approcher de la sainte table. Souvent nous entendons vingt confessions de suite sans y trouver matière d’absolution.

Cette année nous avons célébré le mois de Marie, et, je puis le dire, avec autant d’édification que dans les paroisses les plus pieuses d’Europe. À la fin du mois, une statue a été portée en triomphe à l’endroit même où la divine Mère a daigné nous favoriser de l’apparition mentionnée plus haut ; depuis lors il s’est établi là comme une espèce de pèlerinage sous le nom de Notre-Dame de la prière ; on ne passe plus dans le chemin qui regarde le pieux monument, sans s’y arrêter pour prier à genoux ; les meilleures âmes y viennent prier régulièrement deux fois le jour ; aux prières les enfants ajoutent l’offrande des plus belles fleurs qu’ils trouvent dans les prairies.

Le jour de la fête du Sacré-Cœur, ce monument, orné de fleurs et de guirlandes, a servi de reposoir, et, pour la première fois, sous les yeux de leur Mère, les enfants de la peuplade ont reçu la bénédiction du saint Sacrement ; bonheur qu’ils ont depuis cette époque tous les dimanches après vêpres. La pratique de la dévotion au Sacré-Cœur est déjà connue de plusieurs : pour l’augmenter et la propager, nous avons jeté les fondements de plusieurs congrégations, auxquelles a été agrégé tout ce qu’il y a de mieux chez les hommes, les femmes, les jeunes filles et les jeunes gens. Le grand chef, nommé Victor, est préfet d’une des associations, et Agnès, sa femme, est présidente d’une autre. Ils ont été élus sans égard à leur dignité ou à leur naissance, mais uniquement à cause de leur mérite personnel. Ce qui prouve de plus que chez les Têtes-plates le mérite a le pas sur la condition, c’est que le grand chef de la peuplade étant mort dans le cours de l’hiver dernier, on a choisi pour son successeur le chef de la congrégation des hommes, par la seule raison qu’il n’était parvenu à cette dignité qu’après avoir été jugé la meilleure tête et le meilleur cœur du village. Le soir, quand la peuplade est tranquille, et le matin au point du jour, il harangue le camp, et le sujet de ses harangues est le plus souvent la répétition de ce qui a été dit par la Robe-noire. Ce brave chef marche dignement sur les traces de Paul, son prédécesseur, ce qui n’est pas peu dire. Ce dernier, baptisé à l’âge de 89 ans, et admis à la sainte table à 90, avait mérité le premier cette double faveur, moins à cause de son grand âge que de sa vertu. Le jour de son baptême, il me disait : « Si pendant ma vie j’ai fait quelque mal, ce n’a été que par ignorance ; il me semble que je n’ai jamais fait que ce que j’ai cru bon. Au moment de sa première communion, qui ne précéda que de quelques jours celui de sa mort, ce bon vieillard, interrogé s’il n’avait pas quelque faute à se reprocher depuis son baptême : « Des fautes ! reprit-il avec étonnement, et comment aurais-je pu en faire, moi dont le devoir était d’apprendre aux autres à faire le bien ? » Il fut enseveli dans le drapeau rouge qu’il arborait tous les dimanches pour annoncer que c’était le jour du Seigneur. Son excellent fils Alphonse le suivit de près à la fleur de l’âge ; il me disait le jour de son baptême : « Je crains d’offenser encore le Grand-Esprit ; c’est pourquoi je lui ai demandé la grâce de pouvoir bientôt mourir. » Il tomba malade quelques jours après, et mourut des suites de cette maladie dans les sentiments les plus chrétiens, remerciant Dieu de l’avoir exaucé. Dans l’espérance de la résurrection glorieuse, leurs restes mortels ont été déposés au pied de la croix. Au-dessus on pourrait écrire en lettres d’or : « C’est ici surtout que la croix est un signe de salut. » En effet, de trente personnes mortes cette année, pas une seule qui nous ait donné le moindre sujet d’appréhension pour le salut de son âme.

N’ayant pu obtenir cette année du fort Colville ni vivres, ni outils, ni les habillements nécessaires pour les besoins de notre Mission, je me suis mis en route pour le fort Vancouver, le grand entrepôt de l’honorable Compagnie de la baie d’Hudson. Sa distance est d’environ mille milles de notre établissement. La suite fera voir que ce voyage de nécessité fut une véritable disposition de la divine Providence.

Je me suis retrouvé encore une fois au milieu des Kalispels. Ils continuent à se réunir avec ferveur tous les jours matin et soir, pour dire la prière en commun, et montrent toujours la même attention et assiduité aux instructions. Les chefs de leur côté ne cessent de les encourager à la pratique de tout ce qui est bon. Les deux principaux obstacles qui empêchent encore un grand nombre d’entre eux de se faire baptiser, sont la pluralité des femmes et les jeux de hasard : plusieurs n’ont pas le courage de se séparer des femmes dont ils ont des enfants, et dans leurs jeux ils risquent tout ce qu’ils ont, sachant bien que la religion le défend, mais entraînés par l’intérêt et la passion. J’ai baptisé parmi eux, dans ce dernier voyage, soixante adultes.

Me trouvant dans la Prairie-aux-chevaux, belle plaine de la Rivière-à-Clarke,[2] j’appris que trente loges de Skalz ou Kootenays n’en étaient éloignées que de deux bonnes journées de marche. Comme ils n’avaient jamais vu de prêtre sur leurs terres, je pris le parti d’aller leur rendre une visite, en attendant la descente de l’esquif qui ne pouvait partir que six jours plus tard. Deux métis me servirent d’escorte et de guides. Nous galopâmes et trottâmes toute la journée, de manière à mettre derrière nous une distance d’environ soixante milles. Nous passâmes une nuit tranquille dans un profond défilé, couchés près d’un bon feu, mais à la belle étoile. Le lendemain 14 avril, après avoir traversé plusieurs montagnes et vallées où nos chevaux trouvèrent de la neige jusqu’au ventre, nous arrivâmes vers les trois heures après midi en vue du camp des Kootenays. À mon approche, ils s’assemblèrent, et lorsque je ne me trouvai plus qu’à une trentaine de verges d’eux, tous les guerriers présentèrent les armes qu’ils avaient tenues cachées jusqu’alors sous leurs manteaux de buffle, et me donnèrent un salut général qui fit faire


maintes cabrioles à ma mule effrayée, au grand amusement des sauvages. Ils défilèrent ensuite devant moi pour me donner la main en signe de congratulation et d’amitié ; et je remarquai que chacun, après me l’avoir présentée, la portait à son front. Bientôt après, je les réunis en conseil pour leur faire connaître l’objet de mon voyage. À l’unanimité des voix ils se déclarèrent en faveur de la Religion, et adoptèrent la belle coutume de leurs voisins les Têtes-plates et les Kalispels, de se réunir tous les soirs et matins pour dire la prière en commun. Je les rassemblai à cette fin le soir même, et leur fis une longue instruction sur les points principaux de la Religion. Comme ils avaient été instruits de longue main, quoique imparfaitement, par un Iroquois qui depuis trente ans demeurait dans leur nation, et par un jeune Canadien qui s’était joint à eux, je baptisai le lendemain tous leurs petits enfants, et neuf adultes des mieux instruits, entre autres la femme de l’Iroquois.

Ma visite ne pouvait être longue : je quittai le village des Skalz vers le midi, accompagné de douze de leurs guerriers et de quelques métis Kriesquej avais baptisés en 1840. Ils voulurent me servir d’escorte jusqu’à l’entrée du grand lac Tête-plate, dans le désir de m’y donner un festin d’adieu de toutes les bonnes choses que leurs terres leur procurent. Les guerriers avaient pris les devants et s’étaient dispersés dans toutes les directions, les uns à la chasse du gibier, les autres à la pêche. Ces derniers ne réussirent à prendre qu’une seule truite ; les chasseurs retournèrent le soir avec une oie assez maigre et six œufs de cygne : c’était un pauvre souper pour tant de monde. Le poisson et l’oiseau furent mis sur la braise devant un grand feu, et bientôt la portion se trouva en état de mètre présentée. La plupart de ces braves gens s’apprêtant à jeûner, j’en exprimai ma peine, et je tâchai de les consoler en leur disant que le bon Dieu ne laisserait pas sans récompense ce qu’ils avaient voulu faire pour moi. Presque au même instant on entendit venir de loin un chasseur, qu’on n’attendait plus parce qu’on les croyait tous de retour. L’espoir se peignit sur les visages : en effet, il arriva chargé d’un gros cerf, et les soucis firent place aux apprêts du festin. C’était un plaisir de voir tous les sauvages en activité : les uns faisaient les bouchers, d’autres allumaient un meilleur feu ; on coupait, on préparait les bâtons pour servir de broches aux plats côtés, à la langue, aux cuisses, aux épaules, etc. Le festin, qui avait commencé sous de maigres auspices, se prolongea bien avant dans la nuit ; l’animal entier y passa, à l’exception d’un morceau qui fut réservé pour mon déjeuner. Voilà un échantillon de la vie sauvage : l’Indien souffre longtemps la faim sans se plaindre, mais au milieu de l’abondance il ne connaît point de mesure. L’estomac sauvage m’a toujours paru une véritable énigme.

La plaine qui domine le lac est l’une des plus belles et des plus fertiles des montagnes : la Rivière-à-Clarke ou Tête-plate la traverse et s’étend à plus de deux cents milles au nord-est : elle est large, profonde, poissonneuse et bien boisée, principalement en cotonniers, trembles, pins et bouleaux. J’y ai remarqué plusieurs emplacements qui seraient fort propres à l’établissement de réductions, s’ils étaient plus éloignés de la grande plaine à l’est des montagnes où résident les Pieds-noirs, et plus à proximité de l’un des postes de la Compagnie de la baie d’Hudson, d’où l’on pût se procurer les choses nécessaires à la vie civilisée. Le lac, environné de hautes montagnes, est de toute beauté ; il peut avoir de quarante à cinquante milles de long ; il est parsemé d’îles montagneuses et remplies de chevaux marrons.

Le 16 avril, je fis mes adieux à mes guides Kootenays, et partis de grand matin, accompagné de deux Canadiens et de deux sauvages. Le soir, après avoir parcouru une distance d’environ cinquante milles, nous campâmes près d’une belle fontaine chaude et sulfureuse, où les sauvages aiment à se baigner après une longue course, prétendant que ce bain les remet de leurs fatigues. J’y trouvai dix loges de Kalispels, le seul petit camp de cette nation que je n’eusse pas encore rencontré dans mes différentes courses. J’y établis, comme partout ailleurs, l’exercice de la prière du matin et du soir. Leur chef, Nez-percé d’origine, m’invita à passer la nuit dans sa loge, et me traita avec l’hospitalité la plus bienveillante. Dans la soirée, je remarquai qu’il avait l’air sombre ; tout à coup il se leva, et se mit à faire en présence d’un grand nombre de personnes une espèce de confession publique de toute sa vie. « Robe-noire, me dit-il, tu te trouves dans la loge du plus méchant et du plus malheureux des hommes ; tout le mal qu’un homme puisse faire sur la terre, je crois que je m’en suis rendu coupable ; j’ai même assassiné plusieurs de mes proches parents. Depuis, il n’y a eu que trouble, amertume et remords au fond de mon cœur. Pourquoi le Grand-Esprit ne m’écrase-t-il pas ? À quoi bon la vie, s’il n’y a ni pardon ni miséricorde pour moi après ma mort ? »

Ces paroles et l’accent du désespoir qui les animait m’arrachèrent des larmes de compassion.

« Pauvre infortuné ! lui répliquai-je, ton sort est vraiment à plaindre ; mais tu aggraves ton malheur en croyant qu’il n’y a plus de pardon pour tes crimes ; c’est le démon, notre ennemi, qui t’inspire ces désolantes pensées ; ne l’écoute pas, car il voudrait te précipiter dans l’enfer. Le Grand-Esprit, qui nous a créés, est un père infiniment bon et miséricordieux, il ne veut pas la mort du pécheur, mais plutôt qu’il se convertisse et qu’il vive ; il nous reçoit avec amour, malgré nos offenses, n’importe leur nombre et leur énormité, lorsque nous revenons à lui avec un cœur pénitent : il te fera cette grâce, si tu marches dans le sentier que Jésus-Christ, son Fils unique, est venu tracer au repentir. » Je lui racontai ensuite l’histoire du bon larron et la touchante parabole de l’Enfant prodigue ; je lui fis remarquer que ma visite même devait être à ses yeux une preuve de la bonté du Seigneur à son égard ; que peut-être sa vie touchait à sa fin, et que, le voyant, à cause de ses péchés, sur le penchant de l’abîme, le Grand-Esprit m’avait envoyé vers lui pour l’empêcher d’y tomber, et pour le mettre dans la bonne voie qui le conduirait infailliblement au ciel après sa mort. C’était comme un baume mystérieux que j’avais versé sur ses plaies. Il devint plus calme et plus tranquille ; l’espoir et la joie semblèrent renaître dans ses traits ; il me répondit : « Robe-noire, tes paroles me raniment. Je le vois, l’espérance m’est encore permise. Tu m’as soulagé du pesant fardeau qui m’accablait, car je me croyais perdu. Je suivrai tes conseils, j’apprendrai la prière ; oui, je suis maintenant convaincu que le Grand-Esprit aura pitié de moi. » Par bonheur, il y avait dans ce camp un jeune homme qui savait toutes les prières et se montrait prêt à lui servir de catéchiste. Son baptême fut remis jusqu’à l’automne ou l’hiver.

Ma visite chez les Stietshoi ou Cœurs-d’alêne n’a pas eu de moins heureux résultats. Cette tribu est peu nombreuse, mais très-intéressante par son ardeur pour le bien. Dès qu’ils eurent la certitude de ma visite, ils députèrent des courriers dans toutes les directions pour avertir les absents de l’approche de la Robe-noire ; et à mon arrivée, tous, sans exception, se trouvèrent réunis sûr les bords du grand lac qui porte leur nom, à l’endroit que j’avais indiqué pour le rendez-vous. Une joie simple et naïve brillait sur tous les visages ; toute la peuplade se pressait pour me serrer la main : c’était la première visite de cette nature qu’ils recevaient. Voici l’ordre qu’ils observèrent dans la cérémonie de réception : les chefs et les vieillards marchaient en tête de la tribu, venaient ensuite les hommes mariés, puis les jeunes gens et les garçons, enfin les femmes, les filles et les mères entourées de leurs petits enfants. Je fus conduit comme en triomphe au milieu de tout ce monde jusqu’à la loge du grand chef. Là parut d’abord, comme chez tous les sauvages, le sempiternel calumet : on fuma deux ou trois rondes en silence et dans le plus profond recueillement. Alors le chef m’adressa la parole et me dit : « Robe-noire, vous êtes le bienvenu sur nos terres. Nous vous remercions de votre charité à notre égard. Depuis longtemps nous désirions vous voir et entendre les paroles qui doivent nous éclairer. Nos pères ont invoqué le soleil et la terre : je me souviens très-bien du temps où la connaissance d’un seul et vrai Dieu est parvenue jusqu’à nous, et depuis ce moment c’est à lui seul que nous avons adressé nos vœux et nos prières. Cependant nous faisons tous pitié. Nous ignorons la parole du Grand-Esprit, tout est encore ténèbres pour nous. Mais aujourd’hui, j’espère, nous verrons paraître la lumière. Parlez, Robe-noire, j’ai fini, et tout le monde a les oreilles ouvertes pour vous entendre. » Je leur parlai pendant deux heures sur le salut et sur la fin de l’homme, sans qu’un seul bougeât de sa place. Le soleil étant près de se coucher, je terminai l’instruction par la prière que j’avais eu soin de traduire dans leur langue quelques jours auparavant. Ils me présentèrent quelques rafraîchissements, c’est-à-dire des miettes de viande sèche, un morceau de mousse cuit, au goût de savon et noir comme du goudron, et un vase d’eau pure de la rivière ; aliments qui me parurent délicieux par la raison toute simple que je n’avais pris aucune nourriture depuis le lever du soleil. Les chefs m’ayant témoigné le désir de m’entendre encore, je continuai leur instruction et celle des hommes jusque bien avant dans la nuit. À chaque demi-heure à peu près, je faisais, comme de coutume, une petite pause, pour laisser circuler les calumets et donner loisir aux réflexions : c’est durant ces intervalles que les chefs s’entretiennent sur ce qu’ils viennent d’entendre ou l’inculquent à leurs subordonnés.

Le matin, en m’éveillant, je fus surpris de voir ma loge remplie de monde : ils s’y étaient glissés tout doucement, dès avant l’aurore. Je me levai et m’agenouillai ; à mon exemple, tous se mirent à genoux, et nous fîmes ensemble à Dieu l’offrande de la journée et de nos cœurs. Le chef me dit alors : « Robe-noire, nous sommes venus, ici de grand matin pour vous observer ; car nous voudrions faire comme vous. Votre prière est bonne, nous voudrions l’adopter. Mais vous partez après deux nuits, et nous n’avons personne pour nous l’apprendre dans votre absence ! » Je fis sonner la clochette pour la prière du matin, et lui promis qu’elle serait suffisamment connue avant mon départ. Après une nouvelle instruction sur les principales vérités de la Religion, je rassemblai tous les enfants de la peuplade, filles et garçons : j’en choisis deux auxquels j’appris l’Ave Maria, assignant à chacun son verset ; sept autres furent choisis pour le Pater ; dix pour le Décalogue, et douze pour le Symbole des Apôtres. Cette méthode, qui n’était alors qu’un premier essai, m’a parfaitement réussi : je redisais à chacun sa leçon jusqu’à ce qu’il la sût par cœur, et après cinq ou six répétitions, ces petits Indiens, rangés en triangle comme un chœur d’anges, récitaient de file chacun sa partie, au grand étonnement et à la pleine satisfaction des sauvages. Ils continuèrent cet exercice soir et matin, jusqu’à ce qu’un des chefs connût toutes les prières et les récitât en public.

Je passai trois jours à instruire ces bons Cœursd’alène : je serais resté plus longtemps, mais eux-mêmes devaient lever le camp parce qu’ils étaient sans vivres ; mes propres provisions tiraient à leur fin, et il me restait encore quatre fortes journées jusqu’au fort Colville. Le second jour de ma visite, je baptisai tous les petits enfants de la nation, et vingt-quatre adultes infirmes ou dans l’extrême vieillesse. Il semblait que le bon Dieu n’avait retenu ces braves gens sur la terre que pour leur accorder le bonheur ineffable de recevoir le saint Sacrement du baptême : dans leurs transports de joie et de reconnaissance, on aurait cru reconnaître le Nunc dimittis du saint vieillard Siméon.

Jamais visite parmi les sauvages ne m’a donné autant de sujets de consolation et de marques d’une véritable conversion à Dieu : je n’en excepte pas même ma visite chez les Têtes-plates en 1840. Prions le Seigneur afin qu’ils persévèrent dans leurs bons propos. Le P. Point ira passer l’hiver avec eux pour achever cette conquête. Après quelques avis et règlements salutaires, je quittai cette intéressante peuplade, je l’avoue, avec beaucoup de regret. Les trois nuits que je passai au milieu d’eux, le grand chef ne donna que peu de moments au repos ; il se levait de temps en temps pour haranguer dans le village, répétant tout ce qu’il avait pu retenir des instructions de la journée ; et pendant tout le temps que duraient les instructions, il était à mes côtés, ne voulant pas perdre un mot, me disait-il. C’est un homme fort intelligent. L’ancien grand chef, vieillard octogénaire, a été baptisé sous le nom de Josse.

Leur territoire, au printemps, enchante le voyageur qui le traverse : on y rencontre de belles plaines émaillées de fleurs curieuses pour le botaniste, et entourées de magnifiques forêts de pins, d’épinettes et de cèdres. À l’ouest, le pays est ouvert, l’œil se promène sur une étendue de plusieurs journées de marche ; au sud, à l’est et au nord, on aperçoit de hautes montagnes, cimes sur cimes ; les plus éloignées sont couvertes de neiges et se perdent dans les nuages. Le lac présente un beau coup d’œil, il peut avoir une trentaine de milles de circonférence ; il est profond et rempli de poissons, particulièrement de truites saumonées et communes, de carpes et d’une petite espèce de poissons huileux très-délicats qui ressemblent à l’éperlan. La rivière Spokane prend sa source dans ce lac et traverse toutes les plaines des Cœurs-d’alêne. Une vallée très-fertile de quatre à cinq milles d’étendue entoure le lac : tous les printemps, à la fonte des neiges, des inondations, qui ne durent guère que quatre à cinq jours, en augmentent, comme en Égypte, la fertilité. Les patates y viennent à merveille et dans la plus grande abondance.

La rivière Spokane est large, rapide, profonde au printemps, et offrant une suite de courants et de cascades comme toutes les autres rivières du territoire de l’Orégon. En général les eaux de cette immense contrée sont dangereuses pour la navigation ; on ne s’y hasarde guère qu’avec des hommes d’expérience. En descendant la Rivière-à-Clarke, nous passâmes par plusieurs endroits très-périlleux, où les pilotes ne manquèrent pas de donner des preuves de leur dextérité. Des courants d’une vitesse de dix à douze milles à l’heure se brisent contre les rochers qui se dressent dans le lit du fleuve ; l’eau se soulève, bouillonne et mugit comme les vagues d’une mer en tourmente. Le pilote adroit fend la vague qui le menace, l’esquif s’élève sur les flots, et des coups de pagaie, donnés à propos, le font serpenter sans risque au milieu de mille écueils.

L’endroit le plus remarquable de la rivière Spokane est ce qu’on appelle les Cabinets. Deux montagnes rocheuses très-élevées y resserrent la rivière dans un lit de trente à quarante pieds de large, formé en zigzag à peu près comme les angles de la foudre qui sillonne les nues : les flots s’y précipitent avec une rapidité vertigineuse, et se brisent avec fracas contre les flancs des deux montagnes. Il faut beaucoup d’adresse, d’activité et de présence d’esprit pour piloter dans ces endroits. Le voyageur qui les traverse n’a guère le temps de les examiner : le passage de chacune des quatre crevasses se fait en une demi-minute. La terre des Spokanes est sablonneuse, graveleuse, et peu propre à l’agriculture ; la partie que j’ai parcourue n’offrait que des plaines immenses, mais en général peu fertiles, et des forêts clairsemées de pins à gomme. Nous ne vîmes dans cette solitude silencieuse qu’un seul chevreuil bondir devant nous à pas précipités et disparaître comme un trait ; de temps en temps le cri perçant et mélancolique de l’épervier vient augmenter les idées sombres que cette triste région enfante.

Dans un coin riant de cette terre se sont établis, depuis environ quatre ans, deux ministres protestants américains, accompagnés de leurs femmes qui se sont généreusement associées à leurs travaux apostoliques. Jusqu’à ce jour, ils y ont baptisé plusieurs de leurs propres petits enfants. Ils cultivent une ferme, assez grande pour assurer leur subsistance et l’entretien de leurs animaux domestiques, dont ils sont pourvus à peu près comme les fermiers d’Europe. Il leur serait facile d’agrandir leur domaine et d’en augmenter considérablement les produits : mais leur superflu ne manquerait pas de leur attirer les visites des sauvages, qu’ils tâchent de tenir aussi éloignés que possible de leur propriété, et avec lesquels ils évitent soigneusement jusqu’aux moindres relations. Voilà pourtant de ces gens que les sociétés protestantes ont envoyés travailler à la conversion des sauvages !

Les Spokanes que je rencontrai sur ma route me reçurent avec les plus grandes démonstrations d’amitié, et furent ravis d’apprendre qu’un établissement de véritables Robes-noires se formerait bientôt dans leur voisinage. J’y baptisai un petit enfant moribond. C’est dans leur pays, qu’en 1836, un iconoclaste moderne, nommé Parker, brisa une croix qu’il rencontra sur le tombeau d’un enfant, comme il le raconte lui-même dans la relation de ses voyages, en ajoutant avec emphase « qu’il ne voulait pas laisser dans ce pays un monument d’idolâtrie élevé en passant par quelques Iroquois catholiques. Pauvre homme, qui n’en sait pas davantage au siècle où nous vivons ! S’il revenait aujourd’hui aux montagnes, il entendrait retentir les louanges du saint Nom de Jésus sur le bord des rivières et des lacs, dans les prairies comme au sein des forêts ; il verrait la croix plantée de rive en rive, sur un espace de mille milles, dominant la plus haute cime des montagnes des Cœurs-d’alêne, et la chaîne principale qui sépare les eaux du Missouri de celles du Columbia, saluée avec respect dans les vallées de Wallamette, de Cowlitz et de la Racine-amère. Au moment où j’écris, le révérend M. Demers est allé la planter parmi les différentes nations de la Nouvelle-Calédonie ; partout la parole de Celui qui a dit que ce signe adorable attirerait à lui tous les hommes, commence à se vérifier en faveur des pauvres brebis si longtemps errantes sur le vaste continent américain. Que n’est-il donné à ce briseur de croix de repasser dans ces mêmes lieux : il y verrait l’image de Jésus-Christ crucifié suspendue au cou de plus de quatre mille Indiens ; et le plus petit enfant de nos catéchismes lui dirait : « M. Parker, c’est Dieu seul et non la croix que nous adorons ; cependant ne la brisez pas, car elle nous rappelle qu’un Dieu est mort sur la croix pour nous sauver. »

Au commencement de mai, j’arrivai au fort Colville sur le fleuve Columbia. La fonte des neiges commença de bonne heure cette année ; les torrents des montagnes débordèrent, et les petites rivières, qui serpentaient paisiblement dans les vallées au mois d’avril, quittèrent soudainement leurs lits, et, s’emparant de tous les bas-fonds, prirent les apparences de grands fleuves et de lacs. Cet accident imprévu rendit mon voyage par terre à Vancouver absolument impossible, et me détermina à attendre, au fort, qu’on eût construit des berges pour voyager sur le fleuve : elles ne furent prêtes que le 30 du même mois.

Pour utiliser mon temps, je me rendis chez les Skuyelpi ou Chaudières, qui résident dans le voisinage du fort ; et aussitôt mon arrivée, je me mis à traduire les prières dans leur langue. Ce fut l’affaire d’un jour, cette langue n’étant qu’un dialecte peu différent de celles des Têtes-plates et des Kalispels. Tous, vieux et jeunes, accoururent aux instructions et s’appliquèrent assidûment à apprendre les prières. J’ai baptisé tous ceux des petits enfants de cette tribu qui ne l’étaient pas encore, car le révérend M. Deniers les avait déjà visités deux fois avec le plus grand succès. Le grand chef et sa femme avaient soupiré depuis longtemps eux-mêmes après le baptême ; je le leur conférai et leur donnai les noms de Martin et de Marie. C’est l’un des chefs les plus fervents et les plus intelligents que j’aie rencontrés dans les pays sauvages.

L’œuvre de Dieu ne se propage pas sans contradiction ; mes visites les plus heureuses ont toujours été signalées par quelques rudes épreuves. Je m’attendais à quelque accident, lorsque le 13 mai je partis, accompagné de Charles, l’interprète Tête-plate, et de Martin, le chef Skuyelpi, pour la nation des Okanakanes, qui avaient vivement désiré depuis longtemps de recevoir la visite d’un prêtre. Comme j’allais traverser le Columbia, ma mule retourna à terre et se jeta au grand galop dans la forêt. Charles se mit à sa poursuite : deux heures après, on vint m’annoncer qu’on avait trouvé mon interprète mort dans la prairie. Je courus en toute hâte vers la plaine, et ayant aperçu de loin un grand rassemblement de monde, je le rejoignis tout haletant et j’eus le bonheur d’y trouver Charles, donnant encore signe de vie, mais sans connaissance et dans un état pitoyable. Une bonne saignée et quelques jours de repos le rétablirent, et nous reprîmes notre route vers les Okanakanes. Cette fois la mule eut une bonne corde au cou, et la traversée se fit sans accident. Nous suivions un petit sentier par monts et vallées, par forêts et prairies, le long de la rivière Skarrameep. Vers le soir nous nous trouvâmes sur le bord d’un torrent profond et impétueux, ayant pour tout pont un arbre assez léger auquel les eaux imprimaient un mouvement continuel. Ce pont ressemblait beaucoup au Pont des âmes dont parlent les traditions des Potowatomies. Ces sauvages croient que les âmes doivent le traverser avant de se rendre à leur Élysée ; les bons, disent-ils, le passent sans peine, mais les méchants sont incapables de s’y tenir debout : ils chancellent et tombent, et le torrent les emporte dans un labyrinthe de marais et de lacs, où, tristes et malheureux, tourmentés par la faim et les angoisses, exposés à toutes sortes de reptiles venimeux et d’animaux féroces, ils errent çà et là, sans espoir de trouver jamais un rivage pour en sortir.

Nous eûmes le bonheur de traverser notre pont sans accident ; la tente fut bientôt dressée sur l’autre rive, et malgré le bruit étourdissant des ondes qui se précipitaient en cascades, nous passâmes une nuit fort tranquille. Le lendemain, le sentier nous conduisit par montées et descentes à travers une forêt d’épinettes très-épaisse. Au delà, le pays devient plus ouvert et ondulé ; de distance en distance nous y aperçûmes des cimetières indiens, remarquables seulement en ce que tous les poteaux plantés sur les tombes sont décorés de chaudières, de plats de bois, de fusils, d’arcs et de flèches, que les proches parents et amis des défunts y laissent comme autant de gages de leur amitié et de marques de leur douleur.

Nous campâmes sur le bord d’un beau petit lac appelé, comme la rivière, Skarrameep. Nous y trouvâmes un village de Skuyelpis ; je leur fis plusieurs instructions, et baptisai leurs petits enfants. En mémoire de ma visite, ils donnèrent le nom de Leêeyou Pierre (le Père Pierre) à une immense montagne rocheuse qui domine tout le pays. À mon départ, tous voulurent m’accompagner. Nous ne vîmes de toute la journée qu’une terre stérile et sablonneuse, et des rochers surmontés de cèdres et de pins épars. Vers le soir, nous rencontrâmes le premier camp des Okanakanes : ils nous reçurent avec la plus grande cordialité. Le chef, qui était venu au-devant de nous, portait un singulier costume, une tunique faite de la peau d’un cheval, le poil en dehors et la longue crinière répartie sur la poitrine et sur le dos : il se mit à notre suite avec tout son camp ; et le bruit de ma visite s’étant répandu dans toutes les directions, on vit sortir de tous côtés, des défilés et des gorges des montagnes, des bandes d’Indiens qui s’étaient dispersés pour faire leur récolte de racines. Plusieurs malades me furent présentés sur mon passage pour recevoir le baptême, dont ils connaissaient déjà l’importance. Avant d’arriver sur les bords du lac Okanakane, lieu fixé pour le rendez-vous, je me vis entouré de plus de deux cents cavaliers ; d’autres en pareil nombre nous y attendaient déjà. Nous récitâmes ensemble la prière du soir, et je fis l’instruction. L’interprète et Martin continuèrent les conversations religieuses bien avant dans la nuit ; c’était, comme parmi les Stietshoi, une incroyable avidité d’entendre la parole de Dieu. Toute la journée du lendemain se passa encore en prières, cantiques et instructions ; j’y baptisai cent six enfants et quelques personnes âgées ; et l’endroit où nous étions reçut le nom de Plaine-de-la-prière. Il me serait impossible d’exprimer le bonheur de ces hommes affamés du pain de la parole divine. Quel bien ne ferait pas un missionnaire résidant au milieu de ces peuplades si avides de se faire instruire et si dociles aux grâces du Seigneur ! Dieu daignera sans doute envoyer des ouvriers à cette vigne, qui n’attend qu’un peu de culture pour produire des fruits en abondance. Après quelques règlements et avis, je quittai ce peuple intéressant ; trois jours après, j’étais de retour au fort Colville.

Parmi les cours d’eau innombrables qui entrecoupent le continent américain, et qui offrent des moyens de rapports précieux avec ses portions les plus éloignées, le fleuve Columbia est l’un des plus remarquables, non-seulement à cause de sa grande importance à l’ouest des montagnes, mais encore à cause des dangers qui accompagnent sa navigation à quelque distance de l’océan Pacifique. Traversant un territoire qui, dans plusieurs endroits, présente des marques évidentes d’anciennes éruptions volcaniques, sa marche régulière est fréquemment interrompue par des courants, par des chaînes de rochers basaltiques, et par des masses détachées de ces rochers qui obstruent le lit de la rivière. C’est sur ce grand fleuve que je m’embarquai le 30 mai. M. P. Ogden, l’un des principaux propriétaires de l’honorable Compagnie de la baie d’Hudson, m’avait offert une place dans sa berge : la politesse, la bienveillance, l’amitié que ce digne homme m’a témoignées pendant tout le voyage ne sortiront jamais de ma mémoire, et je lui en conserverai une reconnaissance éternelle. Je trouvai sa conversation si instructive, ses anecdotes et ses plaisanteries si bien assaisonnées et si pleines d’à-propos, que je le quittai avec peine et regret.

Je ne m’amuserai pas à vous décrire tous les courants, les dalles, et les cascades qu’on rencontre sur ce fleuve ; car depuis sa source jusqu’à cent cinquante milles de la mer, il ne présente qu’une succession de passages dangereux. J’essaierai toutefois de vous dire un mot de ce que les voyageurs canadiens ont appelé les grandes dalles. On désigne par le nom de dalles les endroits où le fleuve, resserré entre deux roches escarpées, forme un torrent d’autant plus impétueux que son lit est plus étroit. Dans celui dont je parle, la rivière se subdivise en plusieurs bras, séparés les uns des autres par des crêtes de rochers qui se dressent soudain à la surface de l’eau : quelques-uns de ces bras sont navigables dans certaines saisons de l’année, quoiqu’il y ait toujours péril imminent même pour le pilote le plus expérimenté ; mais en été, à l’époque de la fonte des neiges, le fleuve franchissant ses limites ordinaires, la plupart des canaux se confondent dans un lit commun, et la masse des eaux réunies, descendant avec fureur dans le gouffre où il rugit, force les plus courageux de s’arrêter devant le danger. Alors toute navigation cesse. Dans cet état, le torrent prend un élan majestueux qu’il m’est impossible de décrire : on le voit, comme pressentant les obstacles qu’il va rencontrer, glisser avec un plus rapide essor sur la pente de l’abîme, se tordre dans les sinuosités du roc, bondir contre les îlots qui lui disputent vainement le passage ; tandis que de temps à autre, comme par une impulsion venue des profondeurs de ce chaos, les vagues étouffées refluent en tourbillons contre les flots qui les suivent ; mais ceux-ci, impatients de leur lenteur, les pressent en grondant, et précipitent leur course victorieuse à travers ce dédale d’écueils.

Figurez-vous, au milieu de cette scène tumultueuse, le pêcheur indien debout sur chaque pointe saillante de rocher, disposant ses filets ingénieusement travaillés, avec lesquels il se procure en peu d’instants une grande quantité de beaux saumons. Près de lui des veaux marins, attirés par la multitude innombrable des poissons qui remontent le fleuve, nagent comme en triomphe au milieu des courants et des remous : tantôt on les aperçoit flottant avec nonchalance, la tête élevée au-dessus des vagues, tantôt s’élançant en un clin d’œil à droite et à gauche, soit qu’ils se jouent entre eux, soit qu’ils poursuivent avec une étonnante vélocité leur proie aux brillantes écailles.

C’est à l’un de ces écueils, appelé les petites dalles, que nous arriva, dès le second jour de notre navigation, le fatal accident que je n’oublierai jamais. J’étais descendu à terre, et je me promenais le long du rivage, ne pensant guère au malheur qui nous attendait ; car mon bréviaire, mes papiers, mon lit, en un mot, tout mon petit bagage était resté dans la berge. J’avais à peine fait un quart de mille, lorsque nos gens poussèrent au large, et en les voyant descendre d’un air insouciant et tranquille, chantant leurs refrains de matelots, je commençais à me repentir d’avoir préféré au cours paisible du fleuve un sentier rocailleux sur le penchant d’une côte escarpée. Tout à coup l’aspect des choses changea. La proue de la berge se trouva arrêtée si brusquement par un obstacle imprévu, que les rameurs pouvaient à peine retenir leurs avirons ; cependant ils reprirent bientôt leurs travaux avec une nouvelle énergie, mais la barque ne cédait point à leurs efforts. Déjà les premières agitations d’un grand tourbillon se développaient autour de la frêle chaloupe, l’écume commençait à blanchir la surface de l’eau, un mugissement sourd se fit entendre, au travers duquel je distinguai la voix du pilote qui encourageait ses hommes à ramer. Mais le danger devenait de plus en plus imminent : bientôt tout espoir s’évanouit. La barque tourna sur elle-même comme une girouette au fort de la tempête ; les rames tombèrent inutiles des mains des matelots ; la proue se dressa ; la poupe inclinée plongea dans l’abîme. Une sueur glaciale me couvrait le visage ; ma vue s’obscurcit ; je n’étais plus à moi, lorsqu’un dernier cri : Nous sommes perdus /m’annonça que c’en était fait de mes compagnons, et me rendit l’usage de mes sens. Hélas ! incapable de leur porter secours, je restais spectateur immobile, pétrifié, de cette scène tragique.

L’endroit où la berge avait fait naufrage ne présentait plus aucune trace de l’accident ; et sous ces flots, redevenus paisibles et unis, des hommes se débattaient dans une horrible agonie ! Bientôt les rames, les perches, la berge renversée, tous les objets qu’elle renfermait furent rejetés du gouffre dans toutes les directions, tandis que çà et là j’apercevais mes pauvres matelots luttant en vain contre les immenses spirales qui les attiraient à leur centre pour les engloutir de nouveau. Cinq avaient disparu pour toujours : deux fois mon interprète avait touché le fond d’un abîme creusé dans le roc ; mais après une courte prière, il se trouva poussé sur la côte, sans savoir comment la chose s’était faite. Un Iroquois se sauva sur mon lit, un autre eut le bonheur de saisir la poignée d’une cassette vide, qui l’aida à se soutenir au-dessus de l’eau et à gagner le rivage.

Le reste de notre voyage fut plus heureux ; nous nous arrêtâmes aux forts Okanakane et Wallawalla, où je baptisai plusieurs enfants. Les principaux sauvages qui fréquentent les rives du Columbia sont les Gens des lacs, dont le chef et plusieurs autres ont reçu le baptême, les Skuyelpis ou Chaudières, les Okanakanes, les Simpoils, les Wallwalla, les Nez-percés, les Kayuses, les Attaxes, les Spokanes ou Zingomênes, les Nez-percés ou Sapétans, les Gens des chutes, les Gens des cascades, les Tchinoucks et les Clatsops. Nous arrivâmes au fort Vancouver dans la matinée du 8 juin.

J’ai eu le bonheur et la grande consolation de faire, dans ces pays lointains, la connaissance de deux respectables prêtres canadiens, le très-révérend M. Blanchet, grand-vicaire de toutes les contrées à l’ouest des montagnes sur lesquelles la couronne britannique a des prétentions, et le révérend M. Deniers. Ils s’occupent à faire dans ces parages ce que nous tâchons de faire aux montagnes Rocheuses. La charité avec laquelle je fus accueilli par ces dignes ecclésiastiques est une preuve non suspecte de la pureté du zèle dont ils sont animés pour le salut des sauvages. Ils m’ont assuré que dans les vastes régions du nord-ouest qui s’étendent le long de la mer Pacifique, il y aurait un bien immense à faire, si les missionnaires y étaient plus nombreux et s’ils avaient à leur disposition quelques secours de plus. Ils m’ont vivement sollicité de faire tous mes efforts pour leur obtenir de mes supérieurs quelques-uns de nos confrères.

Le gouverneur de l’honorable Compagnie de la baie d’Hudson, M. Mac Loughlin, résidant au fort Vancouver, après m’avoir donné toutes les marques d’intérêt possibles, m’a fortement engagé à faire tout ce que je pourrais pour satisfaire les désirs des missionnaires canadiens : sa principale raison est, que si le catholicisme se hâte de prendre possession de ces pays où la civilisation commence à se développer, il s’introduira de là plus facilement dans l’intérieur. Déjà une légion de ministres méthodistes et presbytériens s’est emparée des contrées où la nature peut offrir quelque dédommagement aux privations que s’impose leur philanthropie.

Telle est, monsieur le Chanoine, la situation de cette partie si peu connue du nouveau monde ; vous voyez que la perspective que nous avons sous les yeux est loin d’être décourageante. Permettez-moi donc ici de répéter votre grand mot que je n’ai pas oublié : Courage et confiance ; et le Dieu des miséricordes aidant, peut-être bientôt l’Église de Jésus-Christ aura-t-elle la consolation de voir dans ces contrées lointaines flotter l’étendard de la Croix sur les ruines de l’idolâtrie et de la superstition. Priez donc le Maître d’une si belle mission de nous envoyer de nombreux collaborateurs ; car pour un champ si vaste nous ne sommes que cinq ; encore sommes-nous environnés de tant de dangers, que tous les jours en commençant la journée nous avons double raison de douter si nous la terminerons dans ce monde. Ce n’est pas que dans ces climats l’air soit malsain : loin de là, si la mort ne venait ici que par la voie des maladies, la vie pourrait y être longue ; mais l’eau, le fer et le feu, voilà ses armes les plus ordinaires : sur cent hommes qui parcourent les pays où nous sommes, il n’y en a pas dix qui soient exempts de leur atteinte.

Le 30 juin dans l’après-midi, je repris ma place dans l’une des berges de la Compagnie anglaise, et fis mes adieux au très-digne et respectable gouverneur. À ma grande joie, le révérend M. Demers fut aussi du nombre des voyageurs : il entreprenait une excursion apostolique chez les différentes nations de la Nouvelle-Calédonie, qui, d’après les rapports des voyageurs canadiens, brûlaient d’un ardent désir de voir une Robe-noire et d’entendre la parole de Dieu. Le vent étant favorable, les berges déployèrent leurs voiles, les matelots firent jouer leurs rames, et le 11 juillet, nous arrivâmes sans accident au fort Wallawalla. Le lendemain je me séparai à regret du révérend et zélé M. Deniers et de l’aimable M. Ogden. Accompagné seulement de mon interprète, je continuai ma route par terre, parcourant jusqu’au 19 des forêts et des plaines immenses, qui n’offrent rien de bien remarquable. Les hautes plaines qui séparent les eaux de la Rivière-aux-serpents de celle des Spokanes contiennent quelques curiosités naturelles : on s’y croirait dans le voisinage de plusieurs villes fortifiées, et entourées de murs et de petits forts épars dans toutes les directions. Ce sont des piliers qui, taillés en forme de triangles de carrés ou de pentagones réguliers de deux à quatre pieds de diamètre, et s’élevant perpendiculairement et serrés les uns contre les autres, forment de longs murs de quarante à quatre-vingts pieds de hauteur. Chemin faisant nous rencontrâmes quelques Nez-percés et Spokanes qui nous témoignèrent beaucoup d’amitié : quoique pauvres, ils nous offrirent plus de saumons que nous n’étions capables d’en porter.

Mes chers Cœurs-d’alêne étaient venus à ma rencontre, et grande fut la joie de part et d’autre en nous revoyant. Ils avaient strictement observé tous les règlements que je leur avais prescrits dans ma première visite. Ils m’accompagnèrent pendant trois jours jusqu’aux extrémités de leur territoire : nous plantâmes une croix sur le sommet d’une haute montagne couverte de neige, ou, à l’exemple des Têtes-plates, toute la peuplade se consacra solennellement au service de Dieu. Nous y campâmes la nuit ; le lendemain la prière eut lieu en commun au pied de la croix, et après une longue exhortation, je leur fis mes adieux.

Le 23, je continuai ma route par des montagnes affreuses, des rochers escarpés, et des forêts en apparence impénétrables : à peine pouvais-je croire que jamais mortel nous eût devancés dans un pareil sentier. Au bout de quatre journées de la marche la plus fatigante et la plus pénible, nous nous trouvâmes sur les bords de la Racine-amère, et dans la soirée du 27, j’eus le bonheur de rentrer sain et sauf à Sainte-Marie, et d’y trouver mes chers confrères en bonne santé. Les Têtes-plates avaient quitté le village depuis dix jours, dans la compagnie du P. Point, pour se procurer des vivres : quelques-uns seulement étaient restés pour la garde du camp.

Le 29, je me remis en route pour aller les rejoindre sur les eaux du Missouri : nous remontâmes la Racine-amère jusqu’à sa source ; le 1er août, nous plantâmes la croix sur le sommet d’une haute montagne près d’une belle fontaine, l’une des sources du Missouri, et le lendemain, après une marche forcée, nous atteignîmes le camp, et fîmes un échange de nouvelles qui dura bien avant dans la nuit.

J’accompagnai quelque temps dans leurs courses le P. Point et nos chers néophytes, obligés, pour chercher leur pain quotidien, de faire la chasse aux buffles sur les terres mêmes des Pieds-noirs, leurs plus cruels ennemis. Le 15 août, fête de l’Assomption de la Sainte Vierge Marie (date de cette lettre), j’ai célébré le saint sacrifice de la Messe dans une belle plaine, arrosée par l’une des trois fourches (le Madison) qui donnent naissance au Missouri : nous rendîmes grâces à Dieu pour tous les bienfaits dont il nous avait comblés durant l’année ; et j’eus la consolation de voir cinquante Têtes-plates s’approcher de la sainte table, mais avec un air si humble, si modeste, et si dévot, qu’ils ressemblaient plutôt à des anges qu’à des hommes… C’est ce même jour que j’ai pris, non sans peine, une décision que l’intérêt de la mission semblait absolument exiger, celle de parcourir une quatrième fois le dangereux désert américain. Si le bon Dieu me conserve la vie, car je serai environné de périls, je vous enverrai de Saint-Louis la relation de cette dernière course.

Ainsi, M. le Chanoine, vous le voyez, dans ces déserts il faut toujours avoir son âme entre ses mains ; par conséquent il serait fort bon que la mission eût toujours quelques pièces de rechange. Encore une fois, priez le Seigneur qu’il nous envoie des collaborateurs, Rogate Dominum messis, ut mittat operarios in messem suam, et des milliers d’âmes, qui se perdraient sans ce secours, vous béniront un jour dans l’éternité.

Le P. Point a sollicité la mission des Pieds-noirs. En attendant que la porte de leur pays s’ouvre à la prédication de l’Évangile, ce qui, j’ai lieu de le croire, ne tardera pas, il ira évangéliser les Cœurs-d’alêne et leurs voisins. J’espère que nous aurons à répéter pour le bonheur de ces nouvelles peuplades ce que nous avons pu dire cette année de nos premiers néophytes, que j’ai tous trouvés dans les meilleures dispositions. Le P. Mengarini reste avec les Têtes-plates et les Pends-d’oreilles. Dans mon voyage vers la fin de 1811, au fort des Chaudières ou Colville, j’avais baptisé 190 Kalispels. Dans mon dernier voyage au fort Vancouver, j’ai eu la consolation de baptiser 418 personnes, dont 60 chez les Pends-d’oreilles du grand lac ; 82 chez les Kootenays ou Skalzi ; 100 chez les Cœurs-d’alêne ou Stietshoi ; 56 chez les Chaudières ou Skuyelpi ; 106 chez les Okanakanes ; 14 dans les forts Okanakane et Wallawalla ; ce qui donne, avec les 500 que j’avais baptisés l’année précédente en divers lieux, particulièrement chez les Têtes-plates et les Kalispels, avec les 196 que j’ai baptisés à la fête de Noël à Sainte-Marie, et avec les 350 baptisés par les PP. Mengarini et Point, un total de 1,654 âmes arrachées à l’empire du démon dans l’espace de douze à quinze mois. Je dis arrachées à l’emprise du démon ; car ce que l’évangile appelle l’esprit du monde, n’ayant pas jour à s’introduire chez ces pauvres peuples, qui trouvent le bonheur même d’ici-bas dans la pratique constante de tous les devoirs du chrétien, on peut presque dire : autant de baptisés, autant de sauvés. Je suis, etc.

J’ai l’honneur d’être,

Très révérend M. le Chanoine,
Votre très-humble et très-obéissant serviteur
en J. C.
P. J. De Smet, S. J.
P. S. Je vous envoie ci-joint la copie d’une

lettre du P. Mengarini dans laquelle il me donne des détails sur ce qui s’est passé à Sainte-Marie pendant mon voyage au fort Vancouver.

Copie d’une lettre du P. Mengarini au P. De Smet.
Sainte-Marie, le 28 juin 1842.
Mon révérend Père,

Grâce à Dieu, nos espérances commencent à se réaliser. Un changement salutaire s’est visiblement opéré dans notre peuplade dont les chefs et les membres nous font déjà goûter, par leur conduite vraiment édifiante, les plus douces consolations.

Le jour de la Pentecôte a été pour nous et pour nos chers néophytes un jour de bénédiction et de grâces : quatre-vingts d’entre eux ont eu le bonheur de recevoir pour la première fois le pain des Anges. Leur assiduité pendant un mois aux instructions, que nous leur donnions trois fois par jour, nous avait assurés de leur zèle et de leur ferveur. Une retraite de trois jours, qui a servi de préparation plus immédiate, nous en a convaincus davantage. Dès le matin, de nombreuses décharges de fusil annonçaient au loin l’arrivée du grand jour. Au premier son de la clochette, une foule de sauvages se pressèrent vers notre église. Un des Pères, en surplis et en étole, précédé de trois enfants de chœur dont l’un portait la bannière du sacré Cœur de Jésus, alla les recevoir, pour les conduire, en ordre de procession et au chant des cantiques, dans le temple du Seigneur. Quel religieux recueillement parmi cette foule ! Tous gardaient un profond silence ; mais en même temps brillait sur les visages l’allégresse qui avait rempli les cœurs. L’ardent amour dont brûlaient déjà ces âmes innocentes fut encore enflammé par les fervents colloques avec Jésus dans son sacrement d’amour, que faisait à haute voix l’un des Pères, en y entremêlant des couplets de cantiques. La tendre dévotion, la foi vive avec laquelle ces sauvages ont reçu leur Dieu nous a réellement édifiés et touchés. À onze heures du matin, ils ont renouvelé les vœux de baptême, et dans l’après-midi, ils ont fait la consécration solennelle de leurs cœurs à la sainte Vierge Immaculée, patronne titulaire de ces lieux. Puissent ces pieux sentiments, que, seule, la vraie Religion inspire, se conserver parmi nos chers enfants ! Nous l’espérons, et ce qui augmente notre espoir, c’est qu’à l’occasion de cette solennité environ cent vingt personnes se sont approchées du tribunal de la pénitence, et que, depuis cette époque à jamais mémorable, chaque dimanche nous avons de trente à quarante communions et de cinquante à soixante confessions.

Le jour de la Fête-Dieu a vu une autre cérémonie non moins touchante, et propre à perpétuer la reconnaissance et la dévotion de nos bons sauvages envers notre aimable Reine. Ce fut l’érection solennelle d’une statue de la sainte Vierge, en mémoire de son apparition au petit Paul. Voici une courte description de la fête. Depuis la porte d’entrée de notre chapelle jusqu’à l’endroit où le petit Paul avait reçu la faveur signalée, l’avenue n’était qu’une pelouse verte, que bordaient des deux côtés, dans toute leur longueur, des guirlandes de fleurs et de feuillages. De distance en distance s’élevaient de gracieux arcs de triomphe. À l’extrémité, au milieu d’une espèce de reposoir, était le piédestal qui devait recevoir la statue. Au temps marqué, la procession sortit de la chapelle et avança dans l’ordre suivant : la bannière du sacré Cœur en tête ; de près suivait le petit Paul, portant la statue, et accompagné de deux enfants de chœur, qui jetaient des fleurs sur le passage. Venaient ensuite les deux Pères, l’un en chape, l’autre en surplis. Enfin la marche était fermée par les chefs et tous les membres de la peuplade, rivalisant d’ardeur à payer leur tribut de remerciements et de louanges à leur bonne Mère. Arrivés à l’endroit désigné, l’un des Pères, dans une courte exhortation, où il rappelait le prodige et l’assistance signalée de la Reine des Cieux, ranima dans le cœur de nos chers néophytes la confiance dans la protection de Marie. Après cette allocution et le chant des litanies de la sainte Vierge, tout le cortège revint à l’église, dans le même ordre. Oh ! que nous eussions désiré que tous les amis de notre sainte Religion fussent témoins de la dévotion et du recueillement des nouveaux fidèles de Sainte-Marie !… Nous aurions également souhaité de ne les renvoyer qu’après leur avoir donné la bénédiction du saint Sacrement, mais, faute d’ostensoir, nous fûmes obligés de différer cette faveur jusqu’à la fête du sacré Cœur de Jésus. Alors le saint Sacrement a été porté en procession solennelle ; et depuis, chaque dimanche après vêpres, les fidèles ont le bonheur de recevoir la bénédiction. Puisse-t-elle réellement descendre du ciel sur nous et sur notre peuplade ! Nous l’attendons avec le secours de vos prières et de celles de tous nos amis.

Je suis, mon Révérend Père,

Votre très-humble serviteur,
Grégoire Mengarini, S. J.
  1. Comme le Rév. P. De Smet reprend ici son récit depuis le moment de son arrivée parmi les Têtes-plates, on trouvera dans cette relation quelques faits déjà connus par les lettres précédentes, avec cette différence que, là, ils sont racontés fort au long, et servent à expliquer les mœurs et le caractère des Têtes-plates, tandis qu’ici on n’en trouve que le résumé, présenté selon l’ordre des temps. C’est ce qui nous a déterminé à publier en leur entier les lettres aussi bien que la relation, persuadé que le lecteur aimera mieux rencontrer quelques redites que d’être privé de la moindre partie des intéressants récits du zélé Missionnaire.
    (Note de l’Éditeur.)

    Charles De la Croix naquit en 1792, à Hoorebeke-SaintCorneille, village de la Flandre orientale. Il était encore étudiant, mais inscrit pour le séminaire, lorsque, à la suite de l’élection de M. de la Brue, vicaire capitulaire intrus, vint à éclater sur le diocèse de Gand la furieuse tempête de 1813. M. De la Croix resta fidèle à ses devoirs envers l’Église et partit pour l’exil, préférant d’être soldat plutôt que schismatique. Par ordre de l’autorité impériale, il fut envoyé à Mayence pour y être incorporé dans la garde. De là on l’expédia sur Paris, d’où il parvint à s’échapper de son régiment et à regagner la Belgique. Il entra au séminaire de Gand le 1er octobre 1814. Il se décida à partir pour les États-Unis, après avoir été ordonné prêtre par Mgr. Dubourg, évêque de la Louisiane. Il s’embarqua, le 28 juin 1817, à Bordeaux, à bord de la Caravane, navire de guerre sur lequel Louis XVIII avait accordé le passage gratis aux missionnaires. Il arriva le 4 septembre à Annapolis, capitale de l’État de Maryland. Il se rendit au séminaire de St-Thomas près Bardstown (Kentucky), et fut nommé curé à Barrens (Missouri). Bientôt après, le 3 décembre 1818, il passa à la cure de St-Ferdinand. Il partit de là pour aller évangéliser la tribu des Osages dont le chef était venu demander une Robe-noire à Mgr. Dubourg. Il revint ensuite à St-Ferdinand, d’où il retourna une seconde fois parmi les Osages, le 22 juillet 1822. Cette fois, il tomba malade de retour à St-Ferdinand, et obtint de Mgr. Dubourg que des Pères de la compagnie de Jésus y vinssent prendre sa place. Il installa les Pères jésuites dans sa paroisse en 1823, fit ses adieux aux fidèles et prit aussitôt le chemin de Saint-Louis (Missouri). Après y avoir pris huit jours de repos, il se dirigea vers la Nouvelle-Orléans (Louisiane) où il conduisit trois Dames religieuses du Sacré-Cœur qui allaient fonder une nouvelle maison au Grand-Coteau (Opelousas). Il fut préposé par Mgr. Dubourg à la direction de la paroisse Saint-Michel (Louisiane) à 60 milles au nord de la Nouvelle-Orléans, sur la rive gauche du Mississipi. Il y tomba encore malade en 1826, et obtint de Mgr. Rosati (devenu évêque remplaçant de Mgr. Dubourg nommé au siège de Montauban en France) de revenir au pays natal. Il arriva au Havre, le 27 août, après une longue navigation, se rendit à Paris, vint à Gand et bientôt à Hoorebeke-Saint-Corneille. Il se vit rappelé à Gand, y visita M. le baron Le Candèle de Gyseghem, son grand bienfaiteur dans les missions, et fut nommé confesseur au Grand-Béguinage en 1827. Désespérant du rétablissement de sa santé, il demanda enfin son exeat à l’évêque de la Louisiane. Il ne l’obtint cependant pas, à cause du manque d’ouvriers évangéliques. Il retourna donc aux États-Unis en juin 1829, et arriva à New-York le 29 août. Il reçut l’ordre de se rendre à Saint-Louis, d’où il vint à la Nouvelle-Orléans. Il y apprit que Mgr. De Neckere était nommé évêque de la Louisiane. M. De la Croix fut envoyé comme curé à la paroisse Saint-Michel, il y bâtit une nouvelle église grâce aux aumônes surtout de ses bienfaiteurs de Belgique, aux largesses de Mgr. De Neckere, aux dons de la société de la Propagation de la foi de Gand, et aux secours des Dames du Sacré-Cœur établies à Saint-Michel. Il fit inscrire sur le fronton du portail, en lettres d’or : Pietas Belgarum erexit. Bientôt après, l’œuvre de la Propagation de la foi de Gand lui envoya une cloche, et Mme la douairière baronne Le Candèle de Gyseghem lui expédia des ornements sacerdotaux magnifiques. — En 1833 Mgr. De Neckere succomba aux atteintes de la fièvre jaune. Cette mort, jointe au délabrement de ses forces, détermina M. De la Croix à quitter l’Amérique. M. Blanc, vicaire général et administrateur du diocèse, consentit à le laisser partir. M. De la

    Croix arriva à Gand en juin 1834. Depuis cette époque, il s’employa avec zèle à diverses fonctions du ministère sacerdotal. Il devint chanoine honoraire en 1839, et secrétaire général pour la Propagation de la foi dans le diocèse de Gand, fut nommé chanoine titulaire en 1849, et mourut pieusement à Gand, le 20 août 1869, à l’âge de 77 ans.
    (Note de l’Éditeur.)
  2. Nos lecteurs ont déjà rencontré plus d’une fois dans le courant de cet ouvrage les noms de Lewis et Clarke. C’étaient deux capitaines au service américain. Lewis Merryweather fut employé par son gouvernement, conjointement avec Clarke, à des voyages de découvertes vers les établissements les plus éloignés, pour étendre les branches de commerce dans le grand océan Pacifique. Le résultat de ces recherches fait honneur au zèle et aux talents de ces voyageurs aventureux ; et leur ouvrage, réimprimé à Londres, a beaucoup ajouté aux connaissances géographiques. Il est intitulé : Voyages des capitaines Lewis et Clarke, en 1804, 1805 et 1806, par les fleuves Missouri et Columbia, jusqu’à l’océan Pacifique, in-8o, 1809. Ce n’était qu’un extrait d’un journal plus étendu, qui a paru depuis sous le titre de : Voyage à la source du Missouri,’à travers le continent américain jusqu’à l’océan Pacifique, publié d’après le rapport officiel, et enrichi de plusieurs cartes ; et, en particulier, de la route qui a été suivie, 1814, in-4o. La première relation a été traduite en français, par M. Lallemand, in-8o.
    (Note de l’Éditeur.)