Voyages aux Montagnes Rocheuses/17
LETTRE DU REVEREND M. F. NORB. BLANCHET
AU R.P. DE SMET, S. J.
Béni soit la divine providence du Dieu tout-puissant qui vous a protégé, conservé, ramené au milieu de vos chers néophytes avec un puissant secours !
Je félicite le pays du trésor qu’il possède par l’arrivée et l’établissement des membres de la Compagnie de Jésus. Veuillez bien témoigner aux Rév. Pères et aux frères ma vénération et mon profond respect. Je prie le Seigneur de bénir vos travaux, de continuer vos victoires et vos succès. Dans peu d’années, vous aurez la gloire et la consolation de voir se ranger sous l’étendard de la croix, par votre entremise, tous les sauvages du haut de la Columbie.
Je ne doute pas que notre excellent gouverneur, M. John Mac Loughlin, ne vous donne tout l’appui et les secours nécessaires. Il fera tout ce qui est en son pouvoir. C’est un bonheur pour les missionnaires que ce grand homme soit à la tête de l’honorable compagnie de la baie d’Hudson.[1] Il a protégé notre sainte Religion avant notre arrivée dans le pays, et il ne cesse encore de la favoriser et de la soutenir de toute manière.
Étant dans la même contrée, travaillant pour le même but, ayant les mêmes intérêts, c’est-à-dire, le triomphe de la religion catholique dans ce vaste territoire, M. Mod. Demers[2] et moi nous serons sensibles à tout ce qui vous intéressera ; et nous n’avons nul doute que tout ce
qui nous concerne ne soit également l’objet de votre charité et de vos sympathies[3].
Voici en peu de mots où nous en sommes. L’établissement catholique du fort Wallamette renferme près de soixante familles, celui du fort Cowlitz cinq seulement ; vingt-deux à Nesqually sur le
PugetSound à une trentaine de lieues de Cowlitz. En outre nous devons visiter de temps à autre les forts les plus rapprochés, où se trouvent les employés catholiques de la Compagnie. Voilà ce qui absorbe presque tout notre temps. Nous manquons de Frères, de Sœurs religieuses,[4] de maîtres et de maîtresses d’école. Nous avons à remplir le
ministère de tous les ordres, outre le soin du temporel qui est un grand fardeau. Les femmes des Canadiens, prises de toutes les parties du pays, apportent la diversité des langues dans les familles. On parle généralement partout un mauvais jargon qui ne peut servir de base à notre instruction publique. De là les obstacles au progrès ; nous allons à pas lents. Il faut enseigner le français en enseignant le catéchisme, ce qui nous prend un temps infini. Nous sommes réellement accablés. Les sauvages nous tendent les bras de tous côtés ; mais nous n’avons pas le temps de les cultiver. Nous faisons quelques missions à la hâte parmi eux ; nous baptisons les enfants, et les adultes en danger de mort. Nous n’avons pas le loisir d’apprendre les langues ; jusqu’à présent nous avons même manqué d’interprètes pour traduire les prières : ce n’est que depuis peu que j’ai réussi à le faire en langue tchinouk. Les difficultés augmentent par la multiplicité des langues. Les Kalapouyas du haut du Wallamette, les Tchinouks de la Columbie, les Kavous du Wallâwalla, les Nez-percés, les Okinakanes, les Têtes-plates, les Serpents, les Cowlitz, les Klikatats de l’intérieur au nord de Vancouver, les Tchéhélis au nord de l’embouchure du Columbia, les sauvages de Nesqually et de l’intérieur de la baie de Puget-Sound, ceux de la rivière Travers, les Klalams de la même baie, ceux de l’île Vancouver, des postes du nord sur le bord de la mer et dans l’intérieur du pays qu’arrosent les sources et les tributaires de la rivière Travers, ont chacun leur langue différente. Voilà les obstacles que nous avons à vaincre tous les jours. Nos entrailles se dessèchent de voir tant d’âmes périr sous nos yeux, sans pouvoir leur rompre le pain de la parole de vie.
De plus, nos moyens temporels sont limités ; nous ne sommes que deux ; nos valises ne sont pas arrivées, le printemps dernier, par le bâtiment de l’honorable Compagnie ; nous avons épuisé nos ressources. Les sauvages, les femmes et les enfants nous demandent en vain des chapelets ; nous n’avons plus de catéchismes de notre diocèse à distribuer, point de livres de prières en anglais à donner aux Irlandais catholiques, point d’ouvrages de controverse à prêter. Le ciel semble être sourd à nos besoins, à nos prières, à nos vœux, à nos désirs les plus ardents. Jugez de notre situation, et combien nous sommes à plaindre.
Cependant nous sommes environnés de sectes qui font mille efforts pour répandre le poison de l’erreur, qui tâchent de paralyser le peu de bien que nous faisons. Les méthodistes sont établis en cinq endroits : au Wallamette à huit milles de notre établissement ; chez les Klatsaps, au sud de l’embouchure du Columbia ; à Nesqually sur le Puget-Sound ; aux grandes dalles, en bas de Wallawalla ; enfin à la chute du Wallamette. Les missions presbytériennes sont à Wallawalla et aux environs de Colville.
Au milieu de tant d’ennemis, nous tâchons de tenir ferme, de nous multiplier, de visiter beaucoup de postes, là surtout où le danger est le plus pressant, soit afin de prendre les devants et d’inculquer nos principes catholiques là où le poison n’a pas encore été répandu, soit afin d’enrayer les progrès du mal et d’en tarir la source même. Le combat a été rude ; les sauvages semblent maintenant ouvrir les yeux, et reconnaître quels sont les véritables ministres de Jésus-Christ. Le ciel se déclare pour nous. Si nous avions un prêtre pour tenir une mission permanente parmi les sauvages, dans deux ans tout le pays serait à nous. Les missions méthodistes tombent, elles perdent leur crédit et leur peu d’influence. J’ai eu le dessus au Wallamette, par la grâce de Dieu ; ce printemps, M. M. Deniers et moi, nous avons enlevé au méthodisme un village entier de sauvages qui se trouve au bout de la chute du Wallamette ; M. Demers a visité les Tchinouks du bas du fleuve Columbia ; ils sont disposés pour nous. J’arrive des cascades, à dix-huit lieues de Vancouver : les sauvages de ce poste avaient résisté jusqu’alors aux insinuations d’un prétendu ministre. C’était une première mission ; elle n’a duré que dix jours ; ils ont appris le signe de la croix, l’offrande du cœur à Dieu, l’oraison dominicale, la salutation angélique, le symbole des apôtres, les dix commandements de Dieu et ceux de l’Église. Je dois les revoir bientôt près de Vancouver, et en baptiser un bon nombre.
Le révérend M. Demers est absent depuis deux mois pour le Puget-Sound, où les sauvages nous demandaient depuis longtemps. Mes catéchumènes de Flackémar, village converti le printemps passé, n’ont pu être visités depuis le mois de mai. Ils résistent aux discours d’un nommé M. Waller, établi à la chute du Wallamette.
Jugez, Monsieur, combien nous avons à faire, et combien il serait à propos d’envoyer un de vos révérends Pères avec un des trois frères. Dans mon idée, c’est ici qu’il faut jeter les fondements de la Religion. C’est ici qu’il faudrait établir un collège, un couvent, des écoles ; c’est ici qu’un jour un successeur des Apôtres viendra de quelque part s’établir, afin de pourvoir aux besoins spirituels d’un vaste pays, qui promet une si abondante moisson. C’est ici que le combat est engagé, et qu’il nous faut vaincre d’abord. Ce serait donc ici qu’il faudrait établir une belle mission : des postes centraux les missionnaires, les révérends Pères, iraient dans toutes les directions alimenter les postes éloignés, distribuer le pain de vie aux infidèles encore plongés dans les ombres de la mort. Si vos plans ne vous permettent pas de changer le lieu de votre établissement, du moins voyez le besoin où nous sommes d’un révérend Père et d’un frère pour nous secourir dans notre détresse.
Les dernières dates des îles Sandwich, 1840, m’apprennent que Mgr. Rochoure y était arrivé, accompagné de trois prêtres ; qu’une vaste église catholique devait être prête pour la célébration solennelle des saints mystères l’automne passé ; que les naturels se convertissaient en grand nombre, et que les temples des ministres protestants étaient presque abandonnés.
Mgr. de Juliopolis, de la Rivière-Rouge, me dit que les sauvages du pied des montagnes Rocheuses à l’Est lui avaient député un métis qui vit avec eux, afin d’obtenir de Sa Grandeur un prêtre pour les instruire. Le révérend M. Thibault est destiné pour cette mission.
Agréez, mon révérend Père,
- ↑ La compagnie fut créée en 1669, pour le commerce des
fourrures ; elle s’est fondue en 1821 avec la compagnie du
Nord-Ouest établie à Montréal. Elle exerce le monopole du
commerce dans le territoire qui lui a été accordé au Nord de
l’Amérique anglaise. On lui a enlevé en 1857, tout le pays à
l’Ouest des montagnes Rocheuses et la colonie de la rivière
Rouge. Elle n’a plus que des terres de chasse, les Territoires indiens, au N. 0., et la terre de Rupert au S. E. Cette superficie, d’environ 6 millions de kilomètres carrés, se compose de plaines marécageuses, parsemées de forêts, impropres à la culture et couvertes de grands lacs (Grand-Ours, de l’Esclave, Athabasca, Winnipeg,
etc.). On y remarque le vaste plateau
des Barren-Grounds, ou Terres-Stériles, où le froid est très-vif. Les animaux à fourrures sont l’ours noir, le renard argenté, le renard noir, le renard blanc, le renard rouge, le glouton, la loutre, la zibeline, la martre, le vison (fouine), le castor, le rat musqué, etc. On y rencontre encore beaucoup d’autres animaux de chasse, beaucoup d’oiseaux aquatiques, et, en été, beaucoup de moustiques et de maringouins. Lorsque
la chasse et la pêche manquent, à cause des grands froids,
la population est décimée par la faim. Aussi est-elle peu nombreuse : 200 Écossais agents de la compagnie ; 5, 000 à 6, 000 Franco-Canadiens et Bois-Brûlés, chasseurs au service de la
compagnie ; 50, 000 Indiens, Athabascas, près la Mackensie,
Esquimaux, près de la baie d’Hudson, qui sont nomades
chasseurs et pour la plupart païens. La compagnie a environ
200 postes ou factoreries, enceintes de palissades pour
repousser les Indiens, points de ravitaillement, comptoirs
d’échange. Le fort York, à l’embouchure du Nelson, dans la
baie d’Hudson, est comme le chef-lieu de la compagnie. — Tout ce territoire, voisin de la baie d’Hudson, appartenait
d’abord à la France, qui le céda à l’Angleterre en 1713.
(Note de l’Éditeur.)
- ↑ Ce vaillant missionnaire n’est plus de ce monde. Sa mort
a été ainsi annoncée par le Victoria Standard du 29 juillet 1871 : « Un excellent homme, un des meilleurs qui aient vécu ici ou dans aucune autre contrée, l’évêque Demers, est décédé hier
matin dans sa résidence, rue Humboldt. Il n’y avait peut-être
pas un homme aussi universellement populaire que cet évêque.
Chacun, sans avoir égard aux opinions religieuses ou politiques,
l’honorait et le respectait. Sa mission dans cette vie était de
faire le bien, et personne ne se dévoua plus entièrement et
plus assidûment à cette œuvre qu’il ne le fit lui-même. Il
naquit le 11 octobre 1808, près de Québec, dans le Bas-Canada,
fut ordonné prêtre le 7 février 1836, et nommé le premier
évêque de l’île Vancouver, le 30 novembre 1847. Il fut un
des premiers évêques nommés par le Saint-Père Pie IX. Son
diocèse comprenait, cette immense étendue de terrain comprise
depuis le 49e parallèle jusqu’à l’océan Arctique, et des montagnes Rocheuses jusqu’à la Russie d’Amérique. En 1863, la
partie continentale fut érigée en vicariat apostolique et confiée à Mgr. d’Herbomez, des oblats de Marie, consacré évêque de Melitopolis, in partibus infldelium, le 9 octobre 1864. »
Le Monde, journal français, ajoute : « Ces lignes suffiraient
pour faire l’éloge d’un des plus grands et des plus étonnants
apôtres de l’Ouest de l’Amérique. Mgr. Demers n’était pas un
inconnu en France. À trois reprises différentes, il avait quitté
les Indiens pour venir implorer des secours en leur faveur, soit en France, soit en Italie ; et, l’année dernière, il quittait
Rome pour retourner dans son lointain diocèse. Pour se faire
une idée des travaux, des fatigues, des succès heureux de la
mission de Mgr. Demers, il faudra prendre une carte et considérer le champ de ses exploits. À peine élevé au sacerdoce,
il demanda à être envoyé au milieu des Peaux-Rouges. Il
accompagna M. Norb. Blanchet, vicaire général de Québec
devenu évêque de l’Orégon. Après un voyage de sept mois
dans des canots ou des bateaux, trois jours seulement à cheval
et neuf jours à pied pour traverser les montagnes Rocheuses,
ils arrivèrent au fort Vancouver le 24 novembre 1838. Dans
ce pays, ils trouvèrent quelques catholiques ayant fait partie
de l’expédition de la Maison-Astor, en 1811. Le docteur John
Mac Loughlin prit la direction générale de la compagnie de la
baie d’Hudson, en 1834. Cet homme éminent voulut assurer
des moyens d’existence aux employés de la compagnie, après
qu’ils auraient fini leurs années de service ; il leur concéda
des terres près de Vancouver. Ainsi commença une petite
colonie de Canadiens qui ne cessèrent de demander un prêtre à
Mgr. Provencher, évêque de la Rivière-Rouge, ou à Mgr. l’archevêque
de Québec. L’arrivée de ces deux intrépides missionnaires
combla leurs désirs. MM. N. Blanchet et Demers ne bornèrent
pas leurs travaux aux seuls catholiques : ils étaient envoyés surtout
pour convertir les tribus indiennes, et, pendant plus de trente
ans, ce fut une vie continuelle de courses évangéliques à travers
ce pays encore si peu connu, et qui, maintenant, comprend
l’État de l’Orégon, le territoire de Washington, la Columbie
britannique et l’île Vancouver. Eh bien, ces deux intrépides
missionnaires ne reculèrent pas devant cet effrayant labeur.
Ils étaient bien de la race des premiers apôtres, qui se partageaient le monde avec une inébranlable confiance, appuyés qu’ils
étaient sur les paroles du Maître : « Allez, enseignez
toutes les nations. Comme mon Père m’a envoyé, ainsi je
vous envoie. » MM. Blancliet et Demers ne se rencontraient
qu’une ou deux fois par an, afin de se réchauffer dans les
embrassements de la charité ; puis ils repartaient chacun de
son côté, pour ranimer la foi des catholiques épars dans les
divers postes de la baie d’Hudson et pour convertir les tribus
indiennes. En se rappelant les trente années de Mgr. Demers,
on croirait lire les voyages de saint François-Xavier ou des
premiers missionnaires de l’Amérique. C’est là une existence
bien remplie. (Note de l’Éditeur.)
- ↑ La mission catholique à l’ouest de l’Orégon fut commencée
par les révérends M. François-Norbert Blanchet, vicaire
général, avec M. Modeste Demers. Ces deux prêtres furent envoyés par Mgr. l’archevêque de Québec, dont la juridiction s’étendait alors jusqu’à l’océan Pacifique. Le second de ces missionnaires quitta le Canada pour la Rivière-Rouge en 1837 ; le premier partit de Montréal, le 3 mai 1838. Ils se rendirent
ensemble le 10 juillet, des bords de la Rivière-Rouge, au fort
Vancouver, et y arrivèrent le 24 novembre 1838. Ils avaient
franchi les sommets des montagnes Rocheuses, le 10 octobre,
par le 52e degré de latitude. Le Rév. Père De Smet, de la Compagnie de Jésus, inaugura la mission catholique, à l’Est des
montagnes Rocheuses, en 1840, à l’occasion d’une visite qu’il
fit aux Têtes-plates, une tribu indienne. S’étant assuré des
bonnes dispositions de ces sauvages, il retourna vers eux, accompagné de deux autres Pères, en 1841, et établit, dans cette région des montagnes Rocheuses la mission de Sainte-Marie.
La mission catholique de l’Orégon s’étend depuis l’océan
Pacifique jusqu’aux montagnes Rocheuses, entre le 42e degré au sud et la mer Glaciale au nord. Elle fut érigée en vicariat
apostolique avec Mgr. F.-N. Blanchet pour titulaire, sous le nom d’évêque de Philadelphie, in partibus, par un bref du Saint-Siège en date du 1er décembre 1843. Ce titre fut changé plus tard en celui de Drasa, par lettres apostoliques du 4 mai 1844.
Le vicariat apostolique de l’Orégon devint une province
ecclésiastique, par l’érection de trois sièges épiscopaux, le
24 juin 1846. Le Révérendissime évêque de Drasa fut nommé
métropolitain, avec siège à Oregon-City ; le Révérendissime
A. M. A. Blanchet, frère du précédent, fut nommé au siège de
Wallawalla, et le Révérendissime Modeste Deniers fut installé évêque à l’île Vancouver. Le siège de Wallawalla fut supprimé ensuite et l’évêque transféré à celui de Nesqually, le 31 mai 1850. (Note de l’Éditeur.)
- ↑ Le Père De Smet, accompagné de cinq autres jésuites et de
six Sœurs de Notre-Dame, quitta le port d’Anvers, le 12 décembre
1843, pour se rendre aux montagnes Rocheuses. Le navire
l’Infatigable qui les portait, après avoir traversé l’océan
Atlantique, doublé la pointe méridionale de l’Amérique du Sud
et remonté l’océan Pacifique, arriva le 28 juillet 1844 en vue des
côtes de l’Orégon, et le 5 août suivant il mouilla au fort Vancouver,
situé sur la rive du fleuve Columbia. (Note de l’Éditeur.)