Victor Devaux & Cie (p. 363-379).

LETTRE

À

M.  François De Smet.
Séparateur


Université de Saint-Louis, le 3 novembre 1842.
Mon très-cher François,

Dans ma dernière lettre, datée du 15 août, je promis à M.  le chanoine De la Croix d’écrire de Saint-Louis, si j’avais le bonheur d’y arriver : le Seigneur m’a ramené sain et sauf, et me voici en devoir de remplir ma promesse. En quittant le P. Point et le camp des Têtes-plates sur la rivière Madison, j’étais accompagné de six de nos sauvages. Trois jours après, nous avions déjà franchi deux chaînes de montagnes, et parcouru cent cinquante milles dans un pays souvent visité par les Pieds-noirs, sans toutefois les rencontrer.

À l’endroit où la Rivière des vingt-cinq verges se jette dans la Roche-jaune, nous trouvâmes environ deux cent cinquante loges de sauvages, tous amis des missionnaires, savoir des Têtes-plates, des Kalispels, des Nez-percés, des Kayuses et des Serpents. Je passai trois jours au milieu d’eux, pour les exhorter à la persévérance, et faire les préparatifs de mon long voyage. À mon départ, dix néophytes se présentèrent devant ma loge, pour me servir d’escorte et m’introduire parmi les Corbeaux.

Le soir du surlendemain, nous nous trouvâmes au milieu de cette nombreuse peuplade. Ils nous avaient aperçus de loin ; quelques-uns d’entre eux me reconnurent. Au cri : la Robe-noire ! la Robe-noire ! tous, grands et petits, au nombre d’environ trois mille, sortirent de leurs loges comme les abeilles de la ruche. À mon entrée dans le village, je devins le sujet d’une scène assez singulière : les chefs et une cinquantaine des plus signalés entre les braves s’empressèrent de m’entourer et m’arrêtèrent tout court ; l’un me tirait à droite, l’autre à gauche, un troisième me tenait par la soutane, un quatrième, aux formes et à la taille athlétiques, voulait m’enlever et me porter sur ses bras ; tous parlaient à la fois et semblaient se quereller. Ne comprenant rien à leur langage, je ne savais trop si je devais être gai ou sérieux. L’interprète vint bientôt me tirer d’embarras, et m’apprit que toute cette confusion n’était qu’un signe de politesse et de bienveillance à mon égard, chacun voulant avoir l’honneur de loger et de nourrir la Robe-noire. Sur son avis, je fis le choix moi-même. Je ne l’eus pas plutôt indiqué, que les autres lâchèrent prise, et je suivis le principal chef dans sa loge, la plus grande et la plus belle du camp. Les Corbeaux ne tardèrent pas à s’y rendre en foule, et tous me comblèrent d’amitiés : le calumet social, symbole d’union et de fraternité sauvage, fit le tour sans se refroidir, accompagné de toutes les simagrées dans lesquelles ils excellent parmi toutes les tribus du pays.

De tous les sauvages de l’ouest des montagnes, les Corbeaux sont sans contredit les plus adroits, les plus polis et les plus avides d’instruction ; ils professent beaucoup d’amitié et une grande admiration pour les peuples civilisés. Ils me firent mille questions ; entre autres ils voulurent savoir quel est, dans le monde, le nombre des blancs. « Comptez, leur répondis-je, les brins d’herbe de vos immenses plaines, et vous saurez à peu près ce que vous désirez connaître. » Tous se mirent à rire, en disant que la chose était impossible ; mais ils comprirent ma pensée. Lorsque je leur expliquai la grandeur des villages des blancs (New-York, Philadelphie, Londres, Paris), la multitude de ces grandes loges de pierres (maisons), serrées comme les doigts de la main et entassées (par étages) jusqu’à quatre ou cinq les unes au-dessus des autres ; quand je leur appris que quelques-unes de ces loges (en parlant des églises et des tours) étaient aussi hautes que des collines et assez vastes pour contenir tous les Corbeaux réunis ; que dans la loge du conseil (le capitole de Washington) tous les grands chefs de l’univers pourraient fumer le calumet à leur aise et sans se gêner ; que les chemins dans ces grands villages étaient toujours remplis de passagers, qui allaient et venaient plus nombreux que les bandes de buffles paissant par milliers dans quelques-unes de leurs belles prairies, ils ne pouvaient revenir de tant de merveilles.

Mais quand je leur eus fait comprendre la célérité extraordinaire de ces loges mouvantes (wagons), traînées par des machines qui vomissent des flots de fumée et laissent loin derrière elles les coursiers les plus agiles ; et ces canots à feu (bateaux à vapeur), qui transportent en peu de jours, avec armes et bagages, des villages entiers d’un pays à un autre, traversent des lacs immenses (les mers), remontent et descendent les grands fleuves et les rivières ; quand j’ajoutai que j’avais vu des blancs s’élever dans les airs (en ballon) et planer au milieu des nues comme l’aigle de leurs montagnes : l’étonnement fut à son comble, et tous mirent leur main sur la bouche, en poussant un cri d’admiration : « Le maître de la vie est grand, disait le chef, et les blancs sont ses favoris. »

C’était surtout la prière (la religion), qui paraissait les intéresser : quelle attention ne prêtèrent-ils pas aux vérités que je leur expliquais ! ils en avaient déjà entendu parler ; ils savaient, disaient-ils, que cette prière rend les hommes sages et heureux sur la terre, et leur procure ensuite le bonheur dans la vie future. Aussi me demandèrent-ils la permission de rassembler tout le camp, pour entendre ces paroles du Grand-Esprit dont on leur avait dit tant de merveilles.

Les trois pavillons que le gouvernement des États-Unis leur avait envoyés furent dressés à l’instant, et trois mille sauvages se trouvèrent réunis ; les malades eux-mêmes avaient été apportés sur des peaux. À genoux sous les drapeaux avec mes dix néophytes Têtes-plates, et entouré de cette multitude avide d’entendre la bonne nouvelle de l’Évangile, j’entonnai d’abord deux cantiques ; vint ensuite la récitation de toutes les prières, qui leur furent interprétées ; puis les chants recommencèrent, suivis de l’explication du symbole des Apôtres et des dix commandements de Dieu. Tous parurent ravis de joie, et déclarèrent que ce jour était le plus beau de leur vie. Ils me supplièrent avec instance de les prendre en pitié, et de rester parmi eux pour leur apprendre, ainsi qu’à leurs petits enfants, la manière de connaître et de servir le Grand-Esprit. Je leur promis qu’une Robe-noire les visiterait, mais à condition que les chefs s’engageraient à faire cesser les vols, si communs parmi eux, et s’opposeraient avec vigueur à l’abominable corruption des mœurs qui régnait dans la peuplade.

Croyant que j’étais doué d’un pouvoir surnaturel, ils m’avaient demandé, dès le commencement de nos entretiens, de faire cesser la maladie qui ravageait le camp, et de leur procurer l’abondance, c’est-à-dire de remplir leurs plaines de gros gibier. Je leur répétai, en terminant mon instruction, que le Grand-Esprit seul pouvait porter remède à leurs maux ; que s’il écoute les prières de ceux qui ont un cœur droit et pur, ou qui, détestant leurs péchés, retournent sincèrement à lui, il rejette aussi les demandes des prévaricateurs de sa sainte loi ; que, dans sa colère, il avait détruit par le feu du ciel cinq grands villages (Sodome, etc.) à cause de leurs abominations ; que les Corbeaux, suivant la même route et livrés à des désordres de tout genre, ne devaient pas se plaindre de ce que le Grand-Esprit semblait les punir par les maladies, par la guerre et par la famine ; qu’eux-mêmes étaient les auteurs de toutes ces calamités, et que, loin de les voir diminuer, ils pouvaient s’attendre à les voir augmenter encore, jusqu’à ce qu’enfin des tourments mille fois plus affreux devinssent leur partage pour toujours après leur mort ; mais que, s’ils voulaient éviter tous ces maux, ils le pouvaient en faisant des efforts, pour arrêter et extirper le mal. Le grand orateur du camp fut le premier à répondre : « Robe-noire, je t’entends ! tu nous as dit la vérité ; de mon oreille tes paroles ont pénétré jusque dans mon cœur ; je voudrais que tous pussent les comprendre. » Et s’adressant à sa nation, il répétait avec force : « Oui, Corbeaux, la Robe-noire nous a dit la vérité ; nous sommes des chiens. Changeons de vie, et nous vivrons, nous et nos enfants. »

J’eus ensuite de longues conférences avec tous les chefs réunis en conseil ; je leur proposai l’exemple des Têtes-plates et des Pends-d’oreilles, dont les chefs se faisaient un devoir d’exhorter leur peuplade à la pratique des vertus, et ne craignaient pas de déployer au besoin, dans l’intérêt même des coupables, une juste sévérité. Ils me promirent de suivre mes avis, m’assurant que je les trouverais mieux disposés à mon retour. J’ai lieu de croire que cette visite, le bon exemple de mes néophytes, et surtout les très-ferventes prières des Têtes-plates, opéreront du changement parmi les Corbeaux. Une de leurs bonnes qualités, sur laquelle je fonde beaucoup d’espérance, c’est qu’ils ont résisté avec courage à l’importation des liqueurs enivrantes dans leur tribu : « À quoi bon votre eau de feu ? disait leur chef aux marchands qui l’importunaient. Elle brûle la gorge et l’estomac ; elle rend l’homme semblable à un ours ; dès qu’il en a goûté, il mord, il grogne, il hurle, et finit par tomber comme un cadavre. Votre eau de feu ne fait que du mal. Portez-la à nos ennemis, et ils s’entre-tueront, et leurs femmes et leurs enfants feront pitié. Quant à nous, nous n’en voulons pas ; nous sommes assez fous sans elle. »

Une scène très-touchante eut lieu pendant que le conseil était réuni. Plusieurs sauvages voulurent examiner ma croix de missionnaire, et j’en pris occasion de leur expliquer les souffrances de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et la cause de sa mort sur la croix. Ensuite je remis mon crucifix entre les mains du grand chef ; il le baisa de la manière la plus respectueuse, et les yeux levés vers le ciel, pressant avec ses deux mains le Christ sur son cœur, il s’écria : « Grand-Esprit, aie pitié de tes pauvres enfants, et fais-leur miséricorde. » Tous les siens suivirent son exemple.

Je me trouvais dans le village des Corbeaux, lorsqu’on annonça que deux de leurs plus vaillants guerriers venaient de périr victimes d’une trahison des Pieds-noirs. Des hérauts firent le tour du camp, proclamant à haute voix les circonstances du combat et la fin tragique des deux braves. Un morne silence régnait partout, mais bientôt il fut interrompu par un spectacle aussi hideux pour nous, que propre, selon eux, à émouvoir les cœurs les plus insensibles, et à exciter dans l’âme des guerriers le sentiment de la vengeance. Les mères, les épouses, les sœurs et les filles des sauvages massacrés se présentèrent tout à coup en public, la tête rasée, le visage ensanglanté, tout le corps couvert de blessures qu’elles s’étaient faites. Dans cet état pitoyable, elles remplissaient l’air de leurs lamentations et de leurs cris, conjurant leurs parents, leurs amis, leurs connaissances, d’avoir pitié d’elles, de leur faire la faveur, c’est-à-dire de leur procurer une prompte et terrible vengeance, le seul remède à leur affliction. Elles amenaient au milieu du camp tous les chevaux qu’elles possédaient. Un des chefs sauta sur l’un de ces coursiers, et levant son casse-tête en l’air, s’écria qu’il était prêt à aller tirer vengeance du guet-apens. Aussitôt une foule de jeunes gens se rangèrent à ses côtés ; tous ensemble entonnèrent le refrain guerrier ; et promettant solennellement qu’ils ne retourneraient pas les mains vides, c’est-à-dire sans chevelures, ils se mirent en route le même jour. Dans ces occasions de deuil, les proches parents distribuent aux guerriers tout ce qu’ils possèdent, ne retenant que des haillons pour se couvrir. Le deuil cesse lorsque la vengeance est obtenue. Les guerriers, à leur retour, placent aux pieds des veuves et des orphelins les trophées remportés sur l’ennemi ; leurs amis viennent les féliciter et leur offrir des présents. Alors passant du deuil à l’exaltation, ils jettent les haillons, se lavent, se barbouillent de couleurs, s’habillent de leur mieux, attachent au bout de perches les chevelures conquises, et font le tour du camp, chantant, dansant et entraînant à leur suite tout le village.

Le 25, je fis mes adieux à mes dix compagnons Têtes-plates et aux Corbeaux ; et je m’aventurai une seconde fois dans les plaines arides de la Roche-jaune, accompagné du fidèle Iroquois Ignace, d’un métis Cree, nommé Gabriel, et de deux braves Américains, qui, bien que protestants, voulurent servir de guides à un pauvre missionnaire catholique. Je ne reviendrai pas sur la description que j’ai déjà faite de ces régions : c’est peut-être le plus dangereux des déserts, et bien certainement le théâtre d’innombrables scènes tragiques, de combats, de guets-apens, de meurtres, de carnage et de toutes sortes de cruautés. À chaque pas l’interprète Corbeau, qui avait séjourné onze ans dans le pays, régalait sa petite compagnie de quelque trait de ce genre, montrant du doigt l’endroit même où la chose s’était passée. Dans notre situation présente, ces récits n’avaient guère de quoi m’amuser : tous roulaient sur des massacres et des surprises, et je ne pouvais me défendre de penser qu’à chaque instant nous-mêmes pouvions devenir les victimes d’une attaque semblable. C’est ici principalement que les Corbeaux, les Pieds-noirs, les Sioux, les Cheyennes, les Assiniboins, les Arrikaras et les Minatarees, vident leurs querelles interminables, se vengeant et se revengeant sans cesse les uns sur les autres.

Après six jours de marche, nous nous trouvâmes sur le lieu même d’une tuerie toute récente. Les membres sanglants de dix Assiniboins, morts trois jours auparavant, étaient éparpillés çà et là, et presque toutes les chairs avaient été dévorées par les loups et les oiseaux carnassiers. À la vue de ces ossements et des vautours qui planaient au-dessus de nos têtes, j’avoue que le peu de courage dont je me croyais animé sembla entièrement me quitter, et faire place à une frayeur secrète, que j’essayai toutefois de combattre et de cacher à mes compagnons de voyage. Les circonstances ne semblaient guère propres à nous tranquilliser : bientôt nous remarquâmes des traces fraîches d’hommes et de chevaux, qui ne nous laissèrent aucun doute sur la proximité de l’ennemi : notre guide nous dit même qu’il nous croyait déjà découverts, mais qu’en continuant nos précautions, nous parviendrions peut-être à éluder les desseins qu’on pouvait avoir contre nous ; car il est rare que les sauvages attaquent en plein jour. Voici donc la marche que nous suivîmes régulièrement jusqu’au 10 septembre. Nous montions à cheval dès l’aurore ; vers les dix heures nous faisions halte pendant une heure et demie, ayant soin de choisir un lieu qui, en cas d’attaque, pût offrir quelque avantage pour la défense. Nous reprenions ensuite le trot jusqu’au coucher du soleil. Après notre repas du soir, nous allumions un grand feu, et nous dressions à la hâte une cabane de branches d’arbres pour faire croire aux ennemis qui pouvaient être aux aguets, que nous étions campés là pour la nuit ; car dès que leurs vedettes ont découvert une proie, ils en donnent connaissance à tous les sauvages au moyen de signaux convenus, et ceux-ci se rassemblent aussitôt pour concerter leur plan d’attaque. Afin donc de nous mettre à l’abri de toute surprise, nous poursuivions notre route jusqu’à dix ou onze heures du soir, et alors, sans feu, sans abri, chacun se disposait de son mieux au repos.

Il me semble que je vous entends me demander : Mais comment dans ce désert pouviez-vous pourvoir à votre subsistance ? Voici un petit extrait de mon journal qui vous délivrera de toute inquiétude à cet égard. Du 25 août au 10 septembre, nous tuâmes en passant, et pour notre usage :

3 Belles vaches en fort bon état.
2 Gros bœufs, pour la langue et les os à moelle.
2 Grands cerfs.
3 cabris.
1 Chevreuil à queue noire.
1 Grosse-corne ou mouton.
2 Ours très-gras.
1 Cygne qui pesait environ 25 livres.
Sans parler des faisans et des poules.

Cette petite carte de traiteur doit vous convaincre qu’on ne meurt pas de faim par ici ; j’ajouterai que, dans ce pays de gibier, on ne songe guère ni au pain, ni au café, ni à tout ce que vous pouvez appeler les douceurs de la vie : les bosses des buffles, les langues et les côtes tiennent lieu de tout cela. Et le lit ? Il ne nous embarrasse pas davantage : ici l’on ne se déchausse pas ; on s’enveloppe dans son manteau de buffle, la selle sert d’oreiller, et grâce aux fatigues d’une longue course d’environ quarante milles sous un ciel brûlant, on se couche et l’on s’endort au même instant.

Les Américains qui habitent le fort Union à l’embouchure de la Roche-jaune pour le commerce des pelleteries parmi les Assiniboins, nous reçurent avec beaucoup de politesse et de bienveillance. Nous nous y reposâmes pendant trois jours. Un voyage si long, fait sans interruption à travers un désert où régnaient alors la sécheresse et la stérilité, avait beaucoup épuisé nos pauvres montures ; une seconde course de 1800 milles ne devait pas s’entreprendre à la légère. Tout bien considéré, je pris la résolution de vendre nos chevaux au commandant du fort, et de me confier dans un esquif, accompagné d’Ignace et de Gabriel, au courant impétueux du Missouri ; et bien nous en prit, car le troisième jour de notre descente, à notre grande surprise et satisfaction, nous entendîmes de loin le bruit d’un bateau à vapeur, et bientôt après nous le vîmes s’avancer majestueusement. C’est le premier bateau qui ait jamais essayé de remonter le fleuve aussi haut dans cette saison, chargé de marchandises pour la traite des pelleteries. Notre première pensée fut de remercier Dieu de cette nouvelle faveur. Les quatre propriétaires, qui étaient de New-York, et le capitaine m’invitèrent généreusement à venir à bord : j’acceptai avec d’autant plus d’empressement, qu’ils m’assurèrent que plusieurs partis de guerre se trouvaient en embuscade le long du fleuve. Je fus pour ces messieurs l’objet d’une vive curiosité : ma soutane, ma croix, mes longs cheveux excitaient leur attention ; il fallut répondre à mille questions, et raconter tous les détails de mon long voyage.

Je n’ai plus que quelques mots à ajouter. Depuis ma dernière lettre, j’ai baptisé une cinquantaine de petits enfants, principalement dans les forts. L’eau du fleuve était basse, les bancs de sable et les chicots arrêtaient à chaque instant le bateau, et le mettaient parfois en danger d’échouer. Déjà les pointes de rochers cachées sous l’eau l’avaient percé de trous ; les innombrables chicots qu’il fallait franchir à tout risque avaient brisé les roues et les parties qui les couvrent ; un vent violent avait renversé la cahute du pilote, et l’aurait jetée dans le fleuve,

si l’on n’eût eu soin de l’attacher avec de gros câbles ; enfin le bateau ne présentait plus qu’un squelette, lorsque après quarante-six jours de travail pénible, plutôt que de navigation, j’arrivai sans autre accident à Saint-Louis[1]. Le dernier dimanche d’octobre à midi, j’étais à genoux au pied de l’autel de la sainte Vierge à la cathédrale, rendant mes actions de grâces au bon Dieu, pour la protection qu’il avait accordée à son pauvre et indigne ministre.

À compter du commencement d’avril de cette année, j’ai parcouru cinq mille milles : j’ai descendu et remonté le fleuve Columbia, vu périr cinq de mes compagnons de voyage dans les


dalles de ce fleuve, longé les rives du Wallamette et de l’Orégon, parcouru différentes chaînes des montagnes Rocheuses, traversé une seconde fois le désert de la Roche-jaune dans toute son étendue,

descendu le Missouri jusqu’à Saint-Louis : et dans tout ce long trajet, je n’ai pas une seule fois manqué du nécessaire, je n’ai pas reçu la moindre égratignure.... Dominus memor fuit nostri et benedixit nobis.

Bien des choses de ma part à la famille et aux amis.

Je suis, etc.

Très-cher François,
Votre très-dévoué frère,
P. J. De Smet. S. J.

  1. Il y a un peu plus d’un siècle, tout le bassin du Mississipi appartenait à la couronne de France. Il s’appelait Louisiane du nom de Louis XIV, qui y avait fondé une colonie française. La moitié de la vallée, vers le nord, formait la « Haute-Louisiane » ou les « Illinois ». À cette époque, le siège du gouvernement était à la Nouvelle-Orléans. D’Abadie, alors gouverneur général de cette contrée, accorda à Pierre Liquest-La Clède et à ses associés de la Compagnie de pelleteries de la Louisiane {The Louisiana Fur Company), le privilège de traiter avec les Indiens qui vivaient à l’Ouest du Mississipi, et il leur permit en même temps d’établir autant de bureaux de commerce qu’ils jugeraient convenable. La première année qui suivit cette concession fut employée à explorer le pays, et le 15 février 1764, La Clède résolut de fixer son comptoir principal à l’endroit où se trouve actuellement Saint-Louis. Ce nom vient de lui. Le 3 du mois d’août 1766, La Clède obtint une nouvelle concession de terres au milieu desquelles il commença à bâtir la ville. En 1770 l’Espagne devint maîtresse de Saint-Louis et de toute la Haute-Louisiane. Mais en 1800 elle céda de nouveau la Louisiane occidentale à la France, par le traité de Saint-Ildephonse. En 1803, le 30 avril, le premier consul Bonaparte vendit la Louisiane aux États-Unis pour 15,000,000 de dollars (75 millions de francs). En 1812 toute la partie au nord du 33 e parallèle reçut le nom de Territoire du Missouri (Missouri Territory). La première assemblée législative y eut lieu cette même année. En 1816 les membres du conseil de la commune (Council board) furent élus par le peuple. Lorsque, en 1803, le petit village français appelé Saint-Louis passa aux mains des autorités fédérales, on n’y comptait que deux familles américaines, et la population entière ne montait pas à un millier d’individus. Il n’y avait aucune monnaie courante ; on se payait avec des peaux de daim. Quel changement aujourd’hui ! La rapide extension de la cité marche de pair avec l’augmentation croissante de sa population, dont voici un tableau progressif :
    années habitants                           années habitants
    1769       .       .       .
    1795       .       .       .
    1810       .       .       .
    1820       .       .       .
    1830       .       .       .
    1840       .       .       .
    1844       .       .       .
    891
    923
    1,400
    4,598
    5,852
    16,469
    34,460
                             1845       .       .       .
                             1850       .       .       .
                             1856       .       .       .
                             1859        .       .       .
                             1860       .       .       .
                             1867       .       .       .
                              1870       .       .       .
    63,491
    77,860
    125,200
    185,587
    212,418
    225,000
    310,963

    Suivant cette progression étonnante des dernières années, on pourrait affirmer sans témérité qu’à la fin de ce siècle la ville de Saint-Louis comptera un million d’habitants.

    En 1866, on y a construit plus de 1,400 maisons, dont la valeur estimative s’élève à 3,500,000 dollars (17,500,000 francs). L’évaluation des biens immeubles sur lesquels on a payé les taxes, en cette même année 1866, monte à la somme de 126,877,000 dollars (644,385,000 francs).

    Saint-Louis se trouve à peu près au centre du continent américain ; et il ne serait pas impossible que cette ville devînt, avant peu d’années, le principal emporium, ou la métropole commerciale de l’Union. « New-York en serait la tête, et Saint-Louis le cœur. » — Ses moyens de transport par les voies fluviales sont les plus magnifiques du monde et la ville se trouve placée au milieu d’une vallée qui compte 1, 200,000 milles carrés de superficie. Les accroissements de Saint-Louis n’ont de comparable que le prodigieux développement qu’on admire tous les jours dans les immenses terres de l’Ouest (the Great West). Quant aux origines religieuses de cette ville, les voici : En 1818, le 29 mars, eut lieu la bénédiction de la première pierre de la cathédrale de Saint-Louis, par Mgr . Du Bourg. Il n’y avait alors à Saint-Louis qu’une petite église construite en 1770, par M.  Guibault, vicaire-général de Québec. Il était nécessaire d’en bâtir une autre, mais le trésor épiscopal était trop pauvre. Les principaux habitants de la ville tinrent une assemblée, où il fut décidé qu’une souscription serait ouverte pour la construction d’un nouveau temple qui n’aurait pas moins de 45 mètres de long, sur 15 m. de large. En peu de jours les fonds versés s’élevèrent à une somme assez considérable pour pouvoir se mettre à l’œuvre. On pressa les travaux avec activité, de sorte que le 2 janvier 1820, la cathédrale fut consacrée sous l’invocation de Saint-Louis. Quelques années après elle fut malheureusement la proie d’un incendie. Elle a été rebâtie depuis. La création de l’évêché de Saint-Louis eut lieu en 1826, et celle de l’archevêché en 1847. Cet archidiocèse comprend plus de cent églises, outre vingt chapelles ou stations, et au-delà de 170 prêtres. L’Église entière des États-Unis compte aujourd’hui sept provinces ecclésiastiques, plus de 4,000 prêtres, 4,600 églises et plus de cinq millions de catholiques.

    (Note de l’Éditeur.)