Victor Devaux & Cie (p. 1-96).

I
PREMIER YOYAGE

(du 27 mars au 31 décembre 1840)




RELATION

adressée à M. le chanoine DE LA CROIX, à Gand


Séparateur


Université de St-Louis (Missouri), 4 février 1841.

Monsieur le Chanoine,

Vous vous attendez sans doute à des détails intéressants et étendus sur mon long, très-long voyage de Saint-Louis jusqu’au delà des montagnes Rocheuses (Rocky mountains). J’ai mis soixante jours à traverser le fameux désert américain, et près de quatre mois à revenir sur mes pas, par un nouveau et très-hasardeux chemin.

Envoyé par le Très-Révérend Évêque et par mon Provincial, pour nous assurer des dispositions des sauvages, et des succès probables qu’on pourrait espérer en établissant une Mission au milieu d’eux, je quittai Saint-Louis, le 27 mars 1840, dans un bateau à vapeur, et je remontai le Missouri à une distance de cinq cents milles, pour me rendre aux frontières de l’État. Le navire où j’étais embarqué se trouvait (comme ils le sont tous dans ce pays où l’émigration et le commerce ont pris une si grande extension) encombré de marchandises et de passagers de tous les États de l’Union ; je puis même dire de différentes nations de la terre, blancs, noirs, jaunes et rouges avec les nuances de toutes ces couleurs. Le bateau ressemblait à une petite Babel flottante, à cause des différents idiomes et jargons qu’on y entendait. Ces passagers débarquent pour la plupart sur l’une et l’autre rive, pour y établir des fermes, construire clés moulins, ériger des fabriques de toute espèce ; ils augmentent de jour en jour le nombre des habitants des petites villes et des villages qui s’élèvent comme par enchantement sur les deux rives.

À mesure que l’on remonte la rivière, on trouve le pays charmant et rempli d’intérêt, diversifié par des rochers à pic et des coteaux d’argile très-élevés et souvent entrecoupés. Les bas-fonds présentent à l’œil une grande variété d’arbres et d’arbrisseaux, des chênes et des noyers de douze différentes espèces ; le sassafras et l’acacia triacanthos dont les fleurs embaument l’air de leurs délicieux parfums ; l’érable qui le premier s’enveloppe de la livrée du printemps. Le sycomore, platanus occidentalis, roi de la forêt de l’ouest, se développe dans les formes les plus gracieuses, avec de vastes branches, latéralement étendues, couvertes d’une écorce d’un blanc brillant, et ajoute un trait distinctif de grandeur à l’imposante beauté des forêts. J’en ai vu qui mesuraient quinze pieds et demi de diamètre. Le cotonnier, populus deltoïdes, est un autre géant, qui croît à une hauteur prodigieuse ; le bignonia radicans paraît s’y accrocher de préférence, monte jusque dans ses sommets, et déploie une profusion de grandes fleurs de couleur de flamme et en forme de trompettes. Le voyageur admire ici les mille grandes et hautes colonnes du cotonnier, enveloppées, de la terre jusqu’aux branches, d’une draperie de lierre d’une profonde verdure. C’est un de ces charmes de la nature qu’on ne peut se lasser de contempler. Le cornouiller, cornus florida, et le bouton rouge, cercis canadensis, tiennent le milieu entre l’arbre et l’arbrisseau. Le premier a une belle feuille en forme de cœur et étend ses branches en parapluie ; elles se couvrent, au printemps, de brillantes fleurs blanches ; à l’automne, elles présentent de belles baies écarlates. L’autre est le premier arbrisseau qu’on voie en fleurs le long du Missouri, c’est alors une superficie complète de boutons, ressemblant à ceux du pêcher. Ces arbrisseaux sont dispersés en tous sens dans la forêt ; et au commencement du printemps, leurs masses de fleurs brillantes forment un contraste gracieux avec le brun dominant de la verdure. Le bouton rouge donne au paysage un charme que ne saurait jamais oublier le voyageur qui le voit pour la première fois. Le cerisier sauvage, le mûrier, le frêne y sont très-communs. Le sol, dans tous les bas-fonds, est prodigieusement riche, fortement imprégné de substances salines et de pierres calcaires décomposées.

Ces rivages cependant sont très-incertains et s’éboulent continuellement ; ce qui rend bourbeuse et dégoûtante l’eau de ce fleuve, d’ailleurs très-légère et saine à boire. Les bancs de sable et les arbres au fond de l’eau sont si nombreux, que l’on finit par s’y habituer et qu’on ne songe plus guère aux dangers qu’on court à chaque instant. Il est intéressant d’observer à quelle étendue les racines s’enfoncent dans ce sol fertile ; là où la terre s’éboule, on en voit toute la profondeur ; en général il n’y a qu’une grosse racine centrale, pénétrant à dix ou douze pieds, et d’autres racines plus minces qui s’étendent tout à l’entour.

Après dix jours de navigation, j’arrivai à Westport, petite ville frontière du territoire des sauvages, d’où je devais me mettre en route pour les montagnes.

Le 30 avril, je partis de Westport avec l’expédition annuelle de la Compagnie américaine des pelleteries, qui se rendait à la Rivière-Verte, l’une des fourches du Rio Colorado. Jusqu’au 17 mai, nous nous dirigeâmes vers l’ouest, traversant des plaines immenses, dépouillées d’arbres et d’arbrisseaux, excepté le long des petites rivières, et entrecoupées de profonds ravins servaient d’une cordelle pour descendre et monter les charrettes. Les chaleurs de l’été commençaient déjà à se faire sentir ; le temps cependant était favorable ; souvent, le matin, le thermomètre de Fahrenheit ne marquait que 27 degrés, mais il montait jusqu’à 90 degrés vers midi. Les vents frais qui règnent sans cesse dans ces vastes plaines rendent les chaleurs supportables. Le gibier était rare ; mon chasseur cependant fournissait ma tente assez abondamment de canards, bécassines, faisans, grues, pigeons, blaireaux, cerfs et cabris. Les seuls hommes que j’aie rencontrés pendant les premiers jours étaient quelques sauvages Kants, qui se rendaient à Westport pour y vendre leurs pelleteries. Ils résident sur le Kanzas ou rivière des Kants. Leur territoire commence à soixante milles à l’ouest de l’État de Missouri, et leurs villages en sont à la distance de quatre-vingts milles. Leur langue, leurs mœurs et habitudes sont les mêmes que celles des Osages. En paix et en guerre, ces deux nations unissent leurs intérêts et n’en forment pour ainsi dire qu’une seule d’environ 1,700 âmes. Ils vivent dans des villages et placent pêle-mêle et sans ordre leurs huttes construites d’écorces, comme les wigwams des Pottowatomies, ou de joncs comme celles des Osages, ou en terre comme les akozos des Pawnees et des Ottoes. Ces dernières sont rondes et élevées en forme de cône ; le mur a près de deux pieds d’épaisseur ; tout l’ouvrage est soutenu au dedans par plusieurs poteaux. Dans toutes leurs huttes, la terre dure forme le plancher ; le foyer est au milieu, et la fumée s’échappe par un trou pratiqué dans le sommet. La porte est si basse et si étroite qu’on n’y entre qu’en se traînant : elle consiste dans une simple peau sèche suspendue. Ces sauvages m’ont paru très-pauvres et très-misérables : la plupart se trouvaient à pied ; la veille de notre rencontre, les Ottoes leur avaient volé vingt-cinq chevaux. Ils m’exprimèrent un ardent désir d’avoir une mission de nos Pères parmi eux.

À mesure que nous avancions vers l’ouest, nous traversions des côtes élevées, qui nous donnaient de temps en temps des vues étendues et fort belles. La grande plaine était parsemée de haute futaie ; on y voyait surtout le waggère roussé, ou la fleur du cotonnier, plante qui abonde dans ces parages et dont les Indiens se nourrissent. Elle se trouve sur le bord d’une rivière qui porte le même nom et qui se jette dans le Kanzas ; le long de ces deux rivières il y a de riches et fertiles bas-fonds bien boisés. Tout le sommet de la grande côte est rempli de pétrifications. La surface de la terre, dans partie considérable de cette région, est couverte de grosses pierres plates, grisâtres et jaunes, confusément arrangées comme si elles étaient sorties du sein de la terre par quelque agitation souterraine.

Je n’étais encore que depuis six jours dans ce pays sauvage, lorsque je me sentis accablé par la fièvre intermittente avec les frissons qui précèdent d’ordinaire les accès de chaleur. Cette lièvre ne m’a quitté que sur la Roche-Jaune, à mon retour des montagnes. Il me serait impossible de vous donner une idée de mon accablement. Mes amis me conseillaient de revenir sur mes pas, mais le désir de voir les nations des montagnes l’emporta sur toutes les bonnes raisons qu’ils purent me donner. Je suivis donc la caravane de mon mieux, me tenant à cheval aussi longtemps que j’en avais la force ; et j’allais ensuite me coucher dans un chariot sur des caisses, où j’étais ballotté comme un colis ; car souvent il nous fallut traverser des ravins profonds et dont les bords étaient à pic, ce qui me mettait dans les positions les plus singulières : tantôt j’avais les pieds en l’air, tantôt je me trouvais caché comme un voleur entre les ballots et les caisses, froid comme un glaçon, ou suant à grosses gouttes et rouge comme un poêle ardent. Ajoutez que pendant trois jours (et c’étaient les plus forts de ma fièvre), je n’eus pour me désaltérer que des eaux sales et stagnantes.

Le 18 mai, après avoir traversé une belle plaine de trente milles de large, nous arrivâmes sur les bords de la Nebraska (rivière du Cerf), désignée par les Français sous le nom moins heureux de Plate ou de Rivière-Plate. La Plate est le plus grand tributaire du Missouri, et peut être considérée comme la plus merveilleuse et la plus inutile des rivières de l’Amérique du Nord ; car elle a deux mille verges de large d’un bord à l’autre, et sa profondeur n’est guère que de deux à six pieds ; le fond est un sable mouvant. Elle parcourt une distance immense à travers une large et verte vallée, et reçoit la grande abondance de ses eaux de plusieurs branches qui descendent des montagnes Rocheuses. L’embouchure de cette rivière est à huit cents milles de Saint-Louis par eau, et forme le point de division du bas et du haut Missouri. J’étais souvent saisi d’admiration à la vue des scènes pittoresques dont nous jouissions tout le long de la Plate. Imaginez-vous de grands étangs, dans les beaux parcs des seigneurs européens, parsemés de petites îles boisées ; la Plate vous en offre par milliers, et de toutes les formes. J’ai vu de ces groupes d’îles qu’on aurait pris facilement de loin pour des flottilles, mêlant à leurs voiles déployées des guirlandes de verdure et des festons de fleurs ; et parce qu’autour d’elles le fleuve était rapide, elles semblaient elles-mêmes fuir sur les eaux, complétant le charme de l’illusion par cette apparence de mouvement. Les deux bords de cette rivière ne sont point boisés ; les arbres que les îles produisent principalement sont les peupliers, communément appelés cotonniers ; les sauvages les coupent en hiver et l’écorce sert de nourriture à leurs chevaux. Sur la plaine de la Plate, on voyait bondir de nombreux cabris ; j’en voyais souvent plusieurs centaines d’un seul coup d’œil ; c’est l’animal le plus agile des prairies. Le chasseur emploie la ruse pour en approcher : il s’élance au grand galop vers l’animal ; celui-ci part comme un éclair, laissant le cavalier à une grande distance derrière lui : bientôt il s’arrête pour l’observer (c’est un animal très-curieux) ; pendant ce temps, le chasseur descend de cheval et se couche ventre à terre ; il fait toutes sortes de cabrioles avec les bras et les jambes, secouant de temps en temps son mouchoir, ou un bonnet rouge, au bout de la baguette de son fusil. Le cabri approche à pas lents pour le reconnaître et l’observer ; et lorsqu’il est à la portée de la carabine, le chasseur lui lâche son coup et le tue. Souvent il en abat jusqu’à six, avant que la bande se disperse. Les autres animaux sont rares dans cette région ; il y a cependant des signes évidents que le gibier n’y a pas toujours manqué.

Pendant plusieurs journées de marche, nous trouvâmes toute la plaine couverte d’ossements et de crânes de buffles peints, rangés en cercle ou en demi-lunes, et portant différentes devises ; c’est au milieu de ces crânes que les Pawnees ont coutume de pratiquer leurs sortilèges superstitieux, lorsqu’ils vont à la guerre ou à la chasse. Le matelot, après un long voyage sur mer, se réjouit à la vue d’herbes flottantes, ou de petits oiseaux de terre, qui, venant se reposer sur les cordages du navire, lui donnent des signes certains qu’il approche du terme de sa course. De même, dans ce désert, le voyageur, fatigué de vivre si longtemps de viande salée, se réjouit à la vue de ces ossements blanchis par le temps qui lui annoncent le voisinage des buffles. Aussi n’entendait-on dans tout le camp que des cris de joie ; nos chasseurs avaient compris que la plaine des buffles n’était pas éloignée, et ils saluaient par de bruyants vivats l’espoir de porter bientôt le carnage parmi les paisibles troupeaux.

Aux mêmes lieux, nous trouvâmes encore le wistonwish des sauvages ou le chien des prairies, auquel les voyageurs donnent à plus juste titre le nom d’écureuil américain. Ces animaux paraissent avoir une espèce de police établie dans leur société. Les cellules de leurs villages sont généralement placées sur la pente d’une côte, quelquefois près d’un petit lac ou ruisseau, plus souvent à une grande distance de l’eau, afin que la terre qu’ils habitent ne soit point exposée à l’inondation. Ils sont d’une couleur brun foncé, excepté le ventre, qui est blanc ; leur queue n’est pas aussi longue que celle de l’écureuil gris, mais ils ont exactement la même forme ; les dents, la tête, les ongles et le corps sont de l’écureuil parfait, excepté qu’ils sont plus grands et plus gras que cet animal. Les voyageurs croient que leur seule nourriture est la racine du gazon, et la rosée du ciel leur unique breuvage.

En continuant notre route, nous vîmes de temps en temps les tombeaux solitaires des Pawnees, probablement ceux de quelques chefs ou braves, qui étaient tombés en combattant contre leurs ennemis héréditaires les Sioux, les Sheyennes ou les Osages. Ces tombeaux étaient ornés de crânes de buffles peints en rouge ; le cadavre est assis dans une petite cabane faite de joncs et de branches d’arbres, et fortement travaillée pour empêcher les loups d’y pénétrer. La figure est barbouillée de vermillon, le corps est couvert de ses plus beaux ornements de guerre, et à côté on voit des provisions de toute espèce : viandes sèches, tabac, poudre et plomb, fusil, arc et flèches. Pendant plusieurs années, les familles viennent au printemps renouveler ces provisions. Ils ont l’idée que l’âme voltige longtemps dans le voisinage du lieu où le corps repose, avant qu’elle prenne son essor vers le pays des esprits.

Après sept jours de marche le long de la Plate, nous arrivâmes dans les plaines habitées par les buffles. De grand matin je quittai seul le camp pour en avoir une vue plus à mon aise ; j’en approchai par des ravins, sans me montrer et sans leur donner le vent, qui m’était favorable. C’est l’animal qui a l’odorat le plus subtil ; il lui fait connaître la présence de l’homme à la distance de quatre milles, et aussitôt il s’enfuit, cette odeur lui étant insupportable. Je gagnai inaperçu une haute colline, semblable par sa forme au monument de Waterloo ; de là je jouissais d’une vue libre d’environ douze milles à l’entour. Cette vaste plaine était tellement couverte d’animaux, que les marchés ou les foires d’Europe ne vous en donneraient qu’une faible idée. C’était vraiment comme la foire du monde entier, rassemblée dans une de ses plus belles plaines. J’admirais le pas lent et majestueux de ces lourds bœufs sauvages, marchant en file et en silence, tandis que d’autres broutaient avec avidité le riche pâturage qu’on appelle l’herbe courte des buffles. Des bandes entières étaient couchées sur l’herbe au milieu des fleurs ; toute la scène réalisait en quelque façon l’ancienne description de l’Écriture-Sainte, parlant des vastes contrées pastorales de l’Orient, où il y avait des animaux sur mille montagnes. Je ne pouvais me lasser de contempler cette scène ravissante, et pendant deux heures je regardai ces masses mouvantes avec le même étonnement Tout à coup l’immense armée parut éveillée ; un bataillon donnait l’épouvante à l’autre ; toute la troupe était en déroute, fuyant de tous côtés. Les buffles avaient eu vent de leur ennemi commun : les chasseurs s’étaient élancés au grand galop au milieu d’eux. La terre semblait trembler sous leurs pas, et les bruits sourds que l’on entendait étaient semblables aux mugissements lointains du tonnerre. Les chasseurs tiraient à droite et à gauche ; ils firent un grand carnage parmi les plus superbes de ces animaux. Je retournai avec eux au camp. Ils avaient chargé plusieurs chevaux d’une provision de langues de buffles, de bosses, de côtes, etc., abandonnant le reste aux loups et aux vautours. Nous dressâmes nos tentes à une petite distance de cette boucherie ; et chacun se mit en mouvement dans le camp pour faire la cuisine. Manquant de bois sur les bords de la Plate, nos gens se servirent de la fiente sèche de buffle ; elle brûle comme la tourbe. Il nous fallut recourir souvent au même expédient dans les prairies des Côtes-Noires.

Au milieu de la nuit, des bruits affreux, des hurlements, des aboiements m’éveillèrent ; on aurait dit que les quatre tribus Pawnees s’étaient rassemblées pour nous disputer le passage sur leur territoire. Je réveillai mon guide pour savoir la cause de ce bruit et pour le disposer à recevoir l’attaque de l’ennemi. Il me répondit en riant : « Tranquillisez-vous, ce n’est rien. Les loups sont à faire festin après leur long carême d’hiver : ils se partagent les carcasses des vaches que les chasseurs ont laissées dans la prairie. » Les loups sont très-nombreux dans ces régions. D’après le dire des sauvages, ils tuent tous les ans le tiers des veaux des buffles ; souvent même, lorsqu’ils sont en fortes bandes, ils attaquent les gros bœufs ou les vaches, se portent tous ensemble contre un seul buffle, et en un instant le jettent par terre avec une grande dextérité et le dévorent. J’ajouterai ici, pour vous donner une idée du grand nombre de ces animaux le long du Missouri, que cette année, 1840, la compagnie des pelleteries a expédié soixante mille peaux de buffles à Saint-Louis. On évalue en outre à cent mille le nombre des buffles que les sauvages du Missouri tuent tous les ans pour leurs propres besoins, pour leurs tentes, leurs robes et leurs couvertures de selle.

Le 28, nous passâmes à gué la Fourche-du-Sud de la Plate. Toute cette région, jusqu’aux grandes montagnes, est une véritable bruyère, rocheuse et sablonneuse, couverte de scories et d’autres substances volcaniques ; il n’y a d’endroits fertiles que sur les bords des rivières et des ruisseaux. Cette région, nous dit un voyageur moderne, ressemble aux déserts de l’Asie par ses vastes plaines onduleuses et dégarnies de bois, et par ses terres incultes, arides et solitaires, qui fatiguent l’œil par leur étendue et leur monotonie. C’est un pays où l’homme ne fait point sa demeure ; dans certaines saisons de l’année, le chasseur même et son coursier y manquent de nourriture. L’herbage y est brûlé et dépérit ; les rivières et les ruisseaux sont à sec ; le buffle, le cerf et le chevreuil se retirent dans des prairies éloignées, se tiennent sur les contins de la verdure expirante, et laissent derrière eux une vaste solitude inhabitée, entrecoupée de ravins et de lits d’anciens torrents, qui aujourd’hui ne servent qu’à tourmenter le voyageur et à augmenter sa soif. Par-ci par-là la surface plane de ce grand désert est interrompue par des monceaux de pierres, confusément entassées comme des ruines ; ou bien il est traversé par des bancs de rochers, qui se dressent devant le voyageur comme d’infranchissables barrières ; telles sont les Côtes-Noires. Au delà s’élèvent les montagnes Rocheuses, les limites du monde transatlantique. Les gorges et les vallées de cette vaste chaîne donnent asile à un grand nombre de tribus sauvages, dont plusieurs ne sont que les restes mutilés de différents peuples, jadis paisibles possesseurs des prairies, et maintenant refoulés par la guerre dans des défilés prèsque inaccessibles, où la spoliation n’essayera plus de les poursuivre.

Ce désert de l’ouest, tel que je viens de le décrire, semble devoir défier l’industrie de l’homme civilisé. Quelques terres, plus heureusement situées sur le bord des fleuves, seraient peut-être avec succès soumises à la culture ; d’autres pourraient se changer en pâturages aussi fertiles que ceux de l’est ; mais il est à craindre que, dans sa presque totalité, cette immense région ne forme comme un océan entre la civilisation et la barbarie, et que des bandes de malfaiteurs, organisées comme les caravanes des Arabes, n’y exercent impunément leurs déprédations. Ce sera peut-être un jour le berceau d’un nouveau peuple, composé des anciennes races sauvages et de cette classe d’aventuriers, de fugitifs et de bannis que la société repousse de son sein, population hétérogène et menaçante, que l’Union Américaine amoncelle comme un sinistre nuage sur ses frontières, et dont elle accroît sans cesse l’irritation et les forces en transportant des tribus entières d’Indiens, des rives du Mississipi où ils ont pris naissance, dans les solitudes de l’ouest qu’elle leur assigne pour exil. Ces sauvages emportent avec eux une haine implacable contre les blancs qui les ont, disent-ils, injustement chassés de leur patrie, loin des tombeaux de leurs pères, pour se mettre en possession de leur héritage. Si quelques-unes de ces tribus forment un jour des hordes semblables aux peuples nomades, moitié pasteurs, moitié guerriers, qui parcourent avec leurs troupeaux les plaines de la haute Asie, n’est-il pas à craindre qu’avec le temps d’autres ne s’organisent en bandes de pillards et d’assassins, qui auront pour coursiers les chevaux légers des prairies, le désert pour théâtre de leurs brigandages, et des rochers inaccessibles pour mettre en sûreté leurs jours et leur butin.

Le 31 mai, nous campâmes à deux milles et demi de l’une des curiosités les plus remarquables de cette région sauvage. C’est un monticule en forme de cône, de près d’une lieue de circonférence, entrecoupé de beaucoup de ravins, et placé sur une plaine unie. Au sommet du monticule s’élève une colonne carrée de trente à quarante pieds de largeur, sur cent vingt de haut ; la forme de cette colonne lui a fait donner le nom de Cheminée ; elle a cent soixante-quinze verges au-dessus de la plaine ; on l’aperçoit à trente milles de distance. La Cheminée est composée d’argile dans un état de stratification, avec des couches entremêlées de pierres à sable blanches et grisâtres. Il semble que c’est le reste d’une haute montagne que les vents et les orages auront déformée peu à peu depuis plusieurs siècles ; encore quelques années, et cette grande curiosité naturelle s’écroulera, et ses ruines ne formeront qu’un monticule dans la vaste plaine ; car lorsqu’on l’examine de près, on aperçoit à sa cime une énorme crevasse. Dans le voisinage de cette merveille, les coteaux ont tous un aspect singulier ; quelques-uns ont l’apparence de tours, de châteaux et de villes fortifiées. À quelque distance, on pourrait à peine se persuader que l’art ne s’est point mêlé aux fantaisies de la nature. Des bandes de l’Ashata, animal aussi appelé Grosse-Corne, se tiennent au milieu de ces mauvaises terres. La Cheminée, ses châteaux et ses villes fantastiques terminent un coteau élevé, se dirigeant du sud au nord. Nous y avons trouvé un passage étroit entre deux rochers perpendiculaires de trois cents pieds de haut.

Cette région abonde en magnésie, de sorte que le sel de Glauber se trouve presque partout et en plusieurs endroits en grandes quantités à l’état de cristallisation. Les serpents à sonnettes, et autres reptiles dangereux qu’on y rencontre à chaque pas, seraient un fléau pour la contrée, si les sauvages n’avaient découvert, dans une racine très-commune en ces parages, un spécifique infaillible contre toutes les morsures venimeuses.

Quoique nous fassions encore à la distance de trois journées des Côtes-Noires, nous les voyions déjà très-distinctement. Partout nous étions au milieu des buffles. Si la terre est ingrate et produit peu de chose, la Providence a pourvu d’une autre manière à la subsistance des Indiens et des voyageurs qui traversent ces régions ; nous abattions sans peine six buffles par jour pour les quarante personnes que contenait notre camp. Dans tout mon voyage, je n’ai pu me lasser de contempler avec admiration ces animaux vraiment majestueux avec leurs épaules, leur cou et leur tête raboteux. Si leur nature pacifique n’était connue, leur seul aspect ferait trembler. Ils sont timides, sans méchanceté, et aucunement à redouter, excepté dans leur propre défense, lorsqu’ils sont blessés et serrés de près. Ils sont doués d’une force extraordinaire, et quoiqu’ils paraissent lourds, leur course est cependant très-rapide ; il faut un bon cheval pour les suivre à une grande distance.

Dans cette même région, les bandes de chevaux marrons ou sauvages sont très-nombreuses ; il est nécessaire d’user de beaucoup d’adresse et d’avoir des chevaux à longue haleine pour les prendre. Les Espagnols-Mexicains et en général les Indiens sont adroits dans cette sorte de chasse ; il est rare qu’ils manquent, quoique à la course, à leur passer la longe autour du cou.

Le 4 juin, nous traversâmes en canot de buffle la Fourche-à-la-Ramée, l’un des principaux tributaires de la Plate. Nous y trouvâmes une quarantaine de loges des Sheyennes, qui nous reçurent avec toutes les marques de bonté et d’estime ; ils étaient polis, propres et décents dans leurs manières. Les hommes en général sont d’une grande taille, droits et vigoureux ; ils ont le nez aquilin et le menton fortement prononcé. L’histoire de cette nation est celle de toutes les tribus sauvages des prairies : ce sont les restes de la puissante nation des Shaways, anciens habitants de la Rivière-Rouge qui se jette dans le lac Winnipeg. Les Sioux, leurs irréconciliables ennemis, les forcèrent, après une longue guerre, à passer le Missouri, et à se réfugier sur une petite rivière appelée Warrikane, où ils se fortifièrent ; mais les vainqueurs vinrent les y attaquer de nouveau, et les poussèrent, de poste en poste, jusqu’au milieu des Côtes-Noires, sur les eaux de la Grande-Sheyenne. Après tous ces revers, leur tribu a perdu même son nom ; elle n’est plus connue que sous celui de la rivière qu’elle fréquente. Maintenant les Sheyennes, craignant une autre attaque de leurs cruels ennemis, ne font plus d’efforts pour s’établir dans une demeure permanente. Ils ont embrassé la vie nomade, vivent de la chasse et suivent le buffle dans ses différentes migrations.

Les grands chefs de ce village m’invitèrent à un festin et me tirent passer par toutes les cérémonies du calumet, c’est-à-dire qu’ils font d’abord fumer le Grand-Esprit en élevant la pipe vers le ciel, ensuite vers le soleil, la terre et l’eau ; puis le calumet fait trois fois le tour de la loge ; il passe de main en main, et chacun en tire une demi-douzaine de bouffées. Alors le chef m’embrassa et me souhaita le bonjour en me disant : « Robe-Noire, mon cœur a tressailli de joie lorsque j’ai appris qui vous étiez. Ma loge n’a jamais eu de jour plus grand ; dès que j’eus reçu la nouvelle de votre arrivée, j’ai fait remplir ma grande chaudière pour vous fêter au milieu de mes braves. Soyez le bienvenu. J’ai fait tuer en votre honneur mes trois meilleurs chiens, ils étaient gras à pleine peau. » Ne vous étonnez pas si je vous dis que c’est là leur plus grand festin, et que la chair de chien sauvage est très-délicate et fort bonne ; elle ressemble beaucoup à celle d’un petit cochon. La portion qu’on m’accorda était grande : les deux cuisses et les pattes avec cinq ou six côtes ; la loi du festin ordonnait de tout manger, je n’en pouvais venir à bout. Enfin j’appris qu’on pouvait se débarrasser de son plat en l’avançant à un autre convive, avec un présent de tabac.

Je pris de là occasion de leur parler des principaux points de la Religion ; je leur expliquai les dix commandements de Dieu et plusieurs articles du Symbole. Je leur fis connaître l’objet de mon voyage aux montagnes, leur demandant, si eux aussi ne désireraient pas d’avoir des Robes-Noires parmi eux, pour apprendre à leurs enfants à connaître et à servir le Grand-Esprit. La proposition parut leur plaire beaucoup, et ils me répondirent qu’ils feraient leur possible pour rendre le séjour des Robes-Noires agréable parmi eux. Je crois qu’un zélé missionnaire réussirait très-bien dans son ministère chez ces sauvages. Leur langue, dit-on, est très-difficile ; leur nombre est d’environ deux mille. Les nations voisines considèrent ces Indiens comme les guerriers les plus courageux des prairies.

Le fort la Ramée se trouve au pied des Cotes-Noires. On ne remarque rien, ni dans la couleur du sol de ces montagnes, ni dans celle des rochers, qui puisse leur donner ce nom ; elles le doivent à la sombre verdure des petits cèdres et des pins qui ombragent leurs flancs. La terre végétale près des rivières et dans les vallées est assez bonne ; les terres hautes sont très-stériles et presque entièrement couvertes de blocs de granit, de quartz, de marcassite (fer sulfuré) et d’autres espèces de pierres entremêlées, qui indiquent évidemment qu’à une époque éloignée il y a eu dans cette région de grandes convulsions souterraines. On voit à la Ramée une branche des montagnes Rocheuses à la distance de quarante milles. Elle a cinq mille pieds au-dessus de la plaine. Le thermomètre de Fahrenheit montait tous les jours jusqu’à 80 et 90 degrés dans les vallons de ces montagnes ; et cependant leurs sommets étaient couverts de neige. Souvent je me suis trompé par rapport aux distances : quelquefois je désirais examiner de près un grand rocher ou une côte d’une apparence singulière ; je m’y dirigeais dans la persuasion de m’y rendre à cheval en une heure ; et j’y mettais au moins deux ou trois heures. Il faut que cela soit dû à la grande pureté de l’atmosphère dans les prairies de cette haute région. L’absinthe est une production spontanée de ce pays, elle y croît à une hauteur de huit à dix pieds, et en si grande abondance qu’elle rend le voyage en charrette très-incommode. Les cerises à grappes, les groseilles, les poires des côtes (petit fruit noir excellent) y sont très-abondantes. Le sureau y croît dans les ravins ; le cotonnier de deux espèces est commun dans les bas-fonds ; sur les bords clés rivières et sur la pente des montagnes, on voit des bocages de cèdres et de pins.

Le 14, nous campâmes au pied de la Butte-Rouge. Cette côte très-élevée, de couleur d’ocre rouge, composée d’argile à l’état de pétrification, est un point central qui voit sans cesse passer et repasser les sauvages, soit qu’ils émigrent à l’ouest, soit qu’ils remontent vers le nord. La branche du nord de la Plate, que nous avions suivie jusqu’ici, prend là une direction méridionale ; sa source est à cent cinquante milles plus haut. De la Butte-Rouge nous passâmes par un coteau élevé sur la Rivière-de-l’eau-Douce, ainsi appelée à cause de la grande pureté de ses eaux. L’endroit le plus remarquable de cette rivière est celui où se trouve le fameux rocher Indépendance ; c’est le premier roc massif de cette fameuse chaîne de montagnes qui divise l’Amérique septentrionale, et que les voyageurs appellent l’Épine dorsale de l’univers ; il est composé de granit in situ d’une grosseur prodigieuse, et couvre une surface de plusieurs milles d’étendue ; il est entièrement découvert de la cime jusqu’à la base. C’est le grand registre du désert ; car on y lit en gros caractères le nom de tous les voyageurs qui y ont passé ; le mien y figure en qualité de premier prêtre qui ait parcouru ces plages lointaines. Pendant plusieurs journées, nous avions à notre droite une chaîne de ces roches nues, bien proprement appelées les montagnes Rocheuses ; ce ne sont que rochers entassés sur rochers ; on dirait qu’on a sous les yeux les ruines d’un monde entier recouvertes comme d’un linceul par des neiges éternelles.

Le 19, nous découvrîmes les Montagnes-au-Vent où la caravane a son rendez-vous et se sépare ; nous en étions cependant encore éloignés de neuf journées de marche. Tous les jours, nous nous apercevions que le froid était de plus en plus sensible, et le 24, nous traversâmes des plaines couvertes déneige. Le lendemain nous nous rendîmes des eaux tributaires du Missouri sur celles du Colorado, qui se jette dans la mer Pacifique par la Californie, à deux degrés plus au sud que la Nouvelle-Orléans. Le passage à travers les montagnes est presque inaccessible ; il a de cinq à vingt-cinq milles de largeur, et quatre-vingts de longueur. On calcule que ces montagnes ont de vingt à vingt-quatre mille pieds au-dessus du niveau de l’océan Atlantique.

Le 30, j’arrivai au rendez-vous, où une bande des Têtes-Plates, qui avaient été avertis de mon approche, m’attendait déjà. Le rendez-vous avait lieu, comme je l’ai dit plus haut, sur le bord de là Rivière-Verte, un tributaire du Colorado ; c’est l’endroit où les chasseurs aux castors et les sauvages de différentes nations se rendent tous les ans pour vendre leurs pelleteries et se procurer les choses nécessaires.

Je vous donnerai ici une petite notice sur les mœurs, les caractères et les localités des différents peuples des montagnes, d’après mes propres observations et les meilleures informations que j’ai pu obtenir.

Les Soshonies, c’est-à-dire les déterreurs de racines, surnommés les Serpents, se trouvaient en grand nombre au rendez-vous. Ils habitent la partie méridionale du territoire de l’Orégon, dans le voisinage de la haute Californie. Leur population d’environ 10,000 âmes se partage en plusieurs peuplades disséminées çà et là, dans le pays le plus inculte de toute la région à l’ouest des montagnes ; presque toute la surface y est couverte de scories et d’autres productions volcaniques. On les a surnommés Serpents, parce que, dans leur indigence, ils sont réduits comme ces reptiles à fouiller la terre et à se nourrir de racines. Quelques bandes de chasseurs se rendent parfois à l’est des montagnes, à la chasse des buffles, et dans la saison où le poisson remonte, ils descendent sur les bords de la Rivière-aux-Saumons et de ses tributaires pour faire leurs provisions d’hiver. Ils sont assez bien pourvus de chevaux. Au rendez-vous ils firent leur parade pour saluer les blancs qui s’y trouvaient. Trois cents de leurs guerriers se rendirent en ordre et au grand galop au milieu de notre camp. Ils étaient hideusement barbouillés, armés de leurs massues, et tout couverts de plumes ; de perles, de queues de loups, de dents et de griffes d’animaux, bizarres ornements, dont chacun s’était paré selon son caprice. Ceux qui avaient reçu des blessures dans les batailles, et ceux qui avaient tué des ennemis de leur tribu, montraient avec ostentation leurs cicatrices et faisaient flotter au bout de perches, en forme d’étendards, les chevelures qu’ils avaient enlevées. Après avoir fait plusieurs fois le tour du camp, en poussant par intervalles des cris de joie, ils descendirent de cheval et vinrent donner la main à tous les blancs en signe d’amitié.

Les principaux chefs, au nombre de trente environ, m’invitèrent à un conseil. Comme parmi les Sheyennes, il fallut aussi passer par toutes les cérémonies du calumet : le chef traça d’abord un petit cercle sur la terre, y plaça un morceau brûlant de fiente sèche de vache, et y alluma son calumet. Il offrit ensuite la pipe au Grand-Esprit, au soleil, à la terre et aux quatre points cardinaux. Les autres gardaient tous le plus profond silence et restaient assis immobiles comme des statues. Le calumet passa de main en main, et je remarquai que chacun avait une manière différente de le saisir. L’un tournait le calumet avant de mettre le tuyau à la bouche ; le suivant faisait un demi-cercle en l’acceptant ; un autre tenait le récipient en l’air, un quatrième le baissait jusqu’à terre et ainsi de suite. Je suis naturellement enclin à rire ; j’avoue qu’en cette occasion j’ai dû faire des efforts sérieux pour ne pas éclater, en contemplant la gravité que ces pauvres sauvages conservaient au milieu de ces simagrées ridicules. Ces diverses façons de fumer entrent dans leurs pratiques superstitieuses de religion ; chacun a la sienne, dont il n’oserait dévier pendant toute sa vie, de peur de déplaire à ses Manitous. Je leur fis connaître les motifs de ma visite, le commandement que Dieu avait fait aux Robes-Noires d’aller prêcher sa sainte loi à toutes les nations de la terre, l’obligation que tous les peuples avaient de la suivre dès qu’ils la connaîtraient, le bonheur éternel qu’elle procure à tous ceux qui la suivraient fidèlement jusqu’à la mort, et l’enfer avec tous ses tourments qui serait le partage de quiconque fermerait l’oreille à la parole de Jésus-Christ. Je leur fis concevoir les avantages que leur procurerait une mission, et je finis en leur prêchant les principales vérités du Christianisme. Les sauvages m’accordèrent la plus grande attention et parurent dans l’admiration de la sainte doctrine que je venais de leur expliquer. Ils tinrent conseil entre eux pendant l’espace d’une demi-heure, et l’orateur, au nom de tous les chefs, m’adressa les paroles suivantes : « Robe-Noire, vos paroles ont trouvé accès dans nos cœurs, elles n’en sortiront jamais. Nous désirons de connaître et de pratiquer la sublime loi dont vous venez de nous faire part, au nom du Grand-Esprit, que nous aimons. Tout notre pays vous est ouvert, vous n’avez qu’à faire votre choix pour former un établissement. Tous, tant que nous sommes, nous quitterons les plaines et les forêts, pour venir nous placer sous vos ordres autour de vous. » Je leur conseillai, en attendant cet heureux jour, de choisir des hommes sages dans leurs différents camps, pour faire les prières en commun soir et matin ; que là les bons chefs trouveraient occasion d’exciter tout le monde à la vertu. Le soir même ils s’assemblèrent, et le grand chef promulgua une loi portant qu’à l’avenir celui qui volerait ou commettrait quelque autre scandale serait puni en public.

Les Serpents croient que le Grand-Esprit réside particulièrement dans le soleil, le feu et la terre. Lorsqu’ils font une promesse solennelle, ils prennent le soleil, le feu et la terre à témoin de l’obligation qu’ils contractent. Lorsqu’un chef ou un brave de la nation meurt, ses femmes, ses enfants et ses plus proches parents se coupent les cheveux ; c’est leur grand deuil. Ils rasent même les crinières et les queues à tous les chevaux que le défunt possédait, ce qui donne à ces pauvres animaux un air bien triste. Ils font ensuite au milieu de sa loge un tas de tout son butin, coupent en petits bouts les perches qui la supportent, et brûlent tout son avoir à la fois. Le cadavre est garrotté sur son coursier favori et conduit sur le bord de la rivière voisine. Là, les guerriers poursuivent l’animal, et le cernent de près en jetant des cris si affreux, qu’ils le forcent à s’élancer dans le courant avec le corps de son maître. Alors redoublant leurs cris, ils recommandent au cheval de transporter sans délai son maître au pays des âmes. Ce n’est pas tout. Pour témoigner leur douleur, ils se font des incisions sur toutes les parties charnues du corps ; et plus l’attachement au défunt est grand, plus les incisions qu’ils se font sont profondes. On m’a assuré qu’ils prétendent que la douleur s’échappe par ces plaies. Croiriez-vous que ces mêmes gens, si sensibles à la mort d’un parent, ont, comme les Sioux, les Pawnees, et la plupart des nations nomades, la coutume barbare d’abandonner sans pitié aux bêtes féroces du désert les vieillards et les malades, dès qu’ils commencent à leur causer de l’embarras dans leurs expéditions de chasse ?

Tandis que je me trouvais dans leur camp, les Serpents se préparaient à une expédition contre les Pieds-Noirs. Aussitôt que le chef eut annoncé à tous les jeunes guerriers sa résolution de porter la guerre sur les terres de l’ennemi, tous ceux qui se proposaient de le suivre préparèrent leurs munitions, chaussures, arcs et flèches. La veille du départ, le chef, à la tête de ses soldats, fit sa danse d’adieu à chaque loge : partout il reçut un peu de tabac ou quelque autre présent. Si, dans ces expéditions, ils font des femmes prisonnières, ils les emmènent au camp et les livrent à leurs femmes, mères et sœurs : celles-ci les assomment aussitôt à coups de hache et de couteau, vomissant contre ces pauvres malheureuses, dans leur rage effrénée, les paroles les plus accablantes et les plus outrageantes. « Chiennes de Pieds-Noirs, s’écrient-elles, ah ! si nous pouvions aujourd’hui dévorer les cœurs de tous vos enfants, et nous baigner dans le sang de votre maudite nation ! »

Les Jouts, une tribu des Serpents, brûlent les corps de leurs parents avec les meilleurs chevaux que possédait le défunt. Le cadavre avec les chevaux égorgés est placé sur un grand tas de bois sec. Quand la fumée s’élève en tourbillons, ils croient que l’âme du sauvage s’envole vers la région des esprits, emportée par ses fidèles coursiers ; et pour exciter ceux-ci à un plus rapide essor, ils poussent tous à la fois des hurlements affreux.

Les Sampeeches, les Payous et les Ampayous sont les plus proches voisins des Serpents. Il n’y a peut-être pas dans tout l’univers un peuple plus misérable, plus dégradé et plus pauvre. Les Français les appellent communément les Dignes-de-pitié, et ce nom leur convient à merveille. Le pays qu’ils habitent est une véritable bruyère ; ils logent dans les crevasses des rochers ou dans des trous creusés en terre ; ils n’ont pas d’habillements ; pour toute arme, un arc, des flèches et un bâton pointu ; ils parcourent les plaines incultes à la recherche des fourmis et des sauterelles, dont ils se nourrissent, et ils croient faire un festin quand ils rencontrent quelques racines insipides, ou quelques baies nauséabondes. Des personnes respectables et dignes de foi m’ont assuré qu’ils se repaissent des cadavres de leurs proches et qu’ils mangent même quelquefois leurs propres enfants. On ne connaît pas leur nombre ; car ils ne sont guère que deux, trois ou quatre ensemble. Ils sont si timides qu’un étranger aurait bien de la peine à les aborder. Dès qu’ils en aperçoivent un, soit blanc, soit sauvage, ils donnent l’alarme en allumant un feu de bois ; un instant après, le même signal se multiplie dans tous les endroits où ils sont campés. On en a compté plus de quatre cents à la fois, qui, à ce signal, couraient se cacher au milieu de roches inaccessibles ; ce qui fait présumer qu’ils sont très-nombreux. Lorsqu’ils vont à la recherche des racines et des fourmis, ils cachent leurs petits enfants dans les herbes ou dans les trous des rochers. Quelques-uns de temps en temps se hasardent à quitter leurs cachettes, viennent trouver les blancs, et leur vendent leurs enfants pour des bagatelles. Les Espagnols de la Californie font quelquefois des incursions dans leur pays pour enlever les enfants. On m’a assuré qu’ils les traitent avec humanité, qu’ils les instruisent dans la religion, et que, lorsqu’ils sont parvenus à un certain âge, ils leur accordent la liberté, ou les retiennent dans une espèce d’esclavage en leur confiant la garde de leurs chevaux, ou en les faisant travailler dans leurs fermes. J’ai eu la consolation de baptiser plusieurs de ces êtres malheureux ; eux aussi m’ont raconté les circonstances que je vous, rapporte. Il serait facile de trouver des guides parmi les nouveaux convertis ; par ce moyen on pourrait s’introduire chez ces pauvres abandonnés, leur apprendre la nouvelle consolante de l’Évangile, et rendre leur sort, sinon plus heureux sur la terre, au moins meilleur par l’espérance d’un avenir de bonheur éternel. Si Dieu m’accorde la grâce de retourner aux montagnes, et que mes supérieurs me le permettent, je me dévouerai avec bonheur à la conversion de ces hommes misérables et vraiment dignes de pitié.

Le pays des Utaws est situé à l’est et au sud-est de celui des Soshonies, aux sources du Rio Colorado ; ils sont environ 4,000. Ils paraissent doux et affables, très-polis et hospitaliers pour les étrangers, et charitables entre eux. Ils subsistent de la chasse, de la pêche, de fruits et de racines, productions spontanées de leur territoire. Leur habillement n’a rien d’extraordinaire ; ils sont d’une grande simplicité dans leurs mœurs ; le pays est chaud, le climat favorable, et la terre très-propre à la culture.

En s’avançant vers le Nord, on trouve les Nez-Percés ; leur pays a des parties très-cultivables ; il y a aussi de riches et vastes pâturages. Ces sauvages possèdent un grand nombre de chevaux ; quelques-uns en ont jusqu’à cinq ou six cents. La nation des Nez-Percés compte à peu près 2,500 individus. Quoiqu’ils aient clés ministres protestants, sur les rapports qu’eux-mêmes m’en ont faits et d’après les entretiens que j’ai eus avec plusieurs de leurs chefs, ils seraient charmés d’avoir des missionnaires catholiques parmi eux.

À l’ouest des Nez-Percés, sont les Kayuses, sauvages honnêtes, pacifiques et hospitaliers. Ils sont au delà de 2,000. Leur richesse, comme celle des Nez-Percés, consiste en chevaux, mais de la plus belle race des montagnes. Une grande partie de leur territoire est très-fertile et produit en abondance une certaine racine appelée la Kammache, dont ils font du pain, et qui avec le poisson et le gibier forme leur nourriture habituelle.

Les Walla-Walla habitent sur la rivière de même nom, l’un des tributaires du Columbia, et leur pays s’étend aussi le long de ce fleuve. Ils sont environ 500. Leur caractère, leurs mœurs et leurs habitudes ne diffèrent point de ceux des sauvages que je viens de nommer.

La tribu Paloose appartient à la nation des Nez-Percés et leur ressemble sous tous les rapports. Elle habite les bords des deux rivières des Nez-Percés et du Pavillon. Ils ne sont guère que 300.

Les quatre nations que je viens de citer parlent la même langue, avec une légère différence de dialecte.

Au nord-ouest des Palooses se trouve la nation des Spokanes. Ils sont au nombre de près de 800. Plusieurs petites tribus, qu’on peut considérer comme appartenant à la même nation, se tiennent dans le voisinage. Leur pays est diversifié par des montagnes et des vallées, dont quelques parties sont très-fertiles. Ils s’appellent entre eux les Enfants du Soleil, dans leur langue Spokani ; leur subsistance principale est la pêche et la chasse, les racines et les fruits.

À l’est de ceux-ci sont les Cœurs-d’Alêne, environ 700 âmes. Ils se distinguent par la civilité, l’honnêteté et la bonté. Leur pays est plus ouvert que celui des Spokanes et plus propre à la culture.

Le pays de mes chers Têtes-Plates est encore plus à l’est et au sud-est, et s’étend jusqu’aux montagnes Rocheuses. Cette tribu est sans contredit la plus intéressante de tout l’Orégon. Francs, nobles et généreux dans leurs dispositions, ils ont toujours montré une grande bienveillance envers les blancs, et un grand désir de connaître la religion chrétienne. Ils sont au nombre d’environ 800 ; ils mènent une vie nomade ; ils chassent le buffle sur les bords des rivières Clarke et du Saumon ; tous les printemps, ils traversent les montagnes et descendent jusqu’à l’embouchure des trois fourches du Missouri. Cette nation a été beaucoup réduite par les assauts continuels que lui ont livrés les Pieds-Noirs. Quoique d’une grande bravoure, ils sont très-paisibles dans leurs habitudes, et, pour éviter leurs ennemis, ils désirent s’établir en permanence sur leurs terres. Ils attendent le retour de nos missionnaires pour exécuter leurs louables desseins. « Cultiver la terre et vivre « en bons et fervents chrétiens, tel est, disent-ils, « l’objet de tous nos vœux. » Leur pays est montagneux, mais entrecoupé de vallées riantes et fertiles, très-riches en pâturages. Les montagnes sont froides, couvertes de neige pendant une grande partie de l’année ; mais dans les vallées le climat est doux.

Les Pondéras, communément appelés les Pends-d’oreille, ressemblent aux Têtes-Plates, de corps, de caractère, de manières, de dispositions, de mœurs et de langage ; ils ne font maintenant avec eux qu’un seul et même peuple. Leur nombre s’élève à plus de 1, 200 ; ils habitent au nord de la rivière Clarke, sur les bords d’un lac qui porte leur nom. Leur pays possède des endroits très-fertiles. Ils attendent avec impatience notre retour, pour commencer la culture des terres et pour continuer à vivre ensemble avec les Têtes-Plates sous la sainte loi de l’Évangile. J’ai eu le bonheur de la leur prêcher pendant trois mois, et ils s’y sont tous soumis avec le plus grand empressement et la plus grande docilité.

Je crois que vous ne lirez pas sans intérêt une petite notice de mon séjour parmi eux et de mes excursions dans leur compagnie. Ne vous étonnez pas de ce que depuis le mois d’avril jusqu’au mois de décembre, j’aie mené la vie nomade d’un sauvage, vivant de chasse et de racines, sans pain, sans sucre et sans café, n’ayant pour tout lit qu’une peau de buffle et une couverture de laine, passant les nuits à la belle étoile lorsqu’il faisait beau, et bravant les orages et les tempêtes sous une petite tente. Je vous ai parlé de ma fièvre ; elle semblait s’obstiner à ne pas me quitter : eh bien, la vie dure que je menais m’en a enfin débarrassé ; et je me porte à merveille depuis le mois de septembre.

Jamais de ma vie je n’ai joui d’autant de consolations que durant mon séjour parmi ces bons Têtes-Plates et Ponderas. Le Seigneur m’a amplement dédommagé de toutes les privations et souffrances que j’avais endurées dans ce long et pénible voyage. J’ai dit plus haut que j’avais trouvé une députation de ces deux tribus au rendez-vous de la Rivière-Verte ; ces bons Indiens étaient venus au devant de moi pour me servir d’escorte dans ces pays si dangereux à parcourir. Notre rencontre ne fut pas celle d’étrangers, mais d’amis ; c’étaient comme des enfants qui accourent à la rencontre de leur père, après une longue absence. Je pleurais de joie en les embrassant, et eux aussi, les larmes aux yeux, m’accueillaient avec les expressions les plus tendres ; et avec une naïveté vraiment patriarcale, ils me racontaient toutes les petites nouvelles de la nation, leur conservation presque miraculeuse dans un combat de soixante des leurs contre deux cents Pieds-Noirs, combat qui avait duré cinq jours, et dans lequel ils avaient tué environ cinquante de leurs ennemis sans perdre un seul homme. « Nous nous sommes battus en braves, me disaient-ils, dans le désir de vous voir ; le Grand-Esprit a eu pitié de nous, il nous a aidés à éloigner les dangers sur la route qui doit vous conduire à notre camp. Les Pieds-Noirs ne nous molesteront plus pour quelque temps, ils se sont retirés en pleurant ; nos frères brûlent d’impatience de vous voir. » Nous remerciâmes ensemble le Seigneur de nous avoir préservés jusqu’ici au milieu de tant de dangers, et nous implorâmes sa protection dans les nouvelles et longues courses qui nous restaient à faire.

Je m’étais arrêté quatre jours sur la Rivière-Verte pour laisser le temps à mes chevaux de se remettre de leurs fatigues, pour donner de bons et salutaires avis aux chasseurs canadiens qui paraissaient en avoir grand besoin, et pour m’entretenir avec les sauvages des différentes nations. Le 4 juillet, je me remis en route avec mes Têtes-Plates ; dix braves Canadiens voulurent aussi m’accompagner ; un bon Flamand de Gand, Jean-Baptiste De Velder, ancien grenadier de Napoléon, qui avait quitté sa patrie il y a trente ans, et avait passé les quatorze dernières années aux montagnes en qualité de chasseur de castors, offrit généreusement de me servir et de m’aider dans toutes mes courses. Il était résolu, me disait-il, à passer le reste de ses jours dans les pratiques de sa sainte religion. Il avait presque oublié la langue flamande, excepté ses prières et un cantique en vers flamands en l’honneur de Marie, qu’il avait appris étant enfant sur les genoux de sa mère, et qu’il récitait tous les jours. Pendant trois jours nous remontâmes la Rivière-Verte, et le 8 nous la traversâmes, nous dirigeant à travers une plaine élevée qui sépare les eaux du Colorado de celles du Columbia. Le lin, dans cette plaine, ainsi que dans toutes les vallées des montagnes que j’ai traversées, croît dans la plus grande abondance : il ressemble en tout au lin qu’on cultive en Belgique, excepté qu’il est bisannuel ; même tige, calice, semence, et fleur bleue qui se ferme le jour et s’ouvre le soir. En quittant la plaine, nous descendîmes par un sentier de plusieurs mille pieds et nous arrivâmes dans la vallée de Jackson. Le penchant des montagnes voisines abonde en plantes des plus rares, et offre une superbe collection pour l’amateur botaniste. La vallée a dix-sept milles de long sur cinq à six de large. De là nous passâmes par un défilé étroit et extrêmement dangereux, mais en même temps pittoresque et sublime. Des murailles de rochers presque à pic s’élèvent jusqu’à la région des neiges perpétuelles, et se projettent souvent au-dessus d’un sentier étroit et raboteux, où chaque pas offre la chance d’une chute. Nous le suivîmes l’espace de dix-sept milles sur le flanc d’une montagne inclinée à un angle de 45 degrés, au-dessus d’un torrent qui s’élançait avec fracas et en cascades à des centaines de pieds plus bas que notre route. Le défilé était si étroit, et les montagnes de chaque côté si hautes, que le soleil avait peine à y pénétrer pendant une ou deux heures de la journée. Des forêts de pins comme ceux de Norwège, de sapins à baume, de peupliers ordinaires, de cèdres, de mûriers et de plusieurs autres arbres couvrent la pente de ces montagnes.

Le 10, après avoir traversé une haute montagne, nous arrivâmes sur les bords de la Rivière-à-Henri, l’un des principaux tributaires de la Rivière-au-Serpent. La masse des neiges fondues pendant les chaleurs de juillet avait gonflé ce torrent à une hauteur prodigieuse. Ses eaux mugissantes s’élançaient avec fureur et blanchissaient de leur écume de gros blocs de granit qui leur disputaient vainement le passage. Ce spectacle n’intimida pas nos sauvages et nos Canadiens ; accoutumés à ces sortes de périls, ils se précipitèrent à cheval dans le torrent et le passèrent à la nage. Je n’osais me hasarder à faire de même ; pour me passer, ils firent une espèce de sac avec ma loge de peau, ils y mirent tous mes effets et me placèrent dessus. Les trois Têtes-Plates qui s’étaient jetés à la nage pour guider ma frêle embarcation me dirent en riant de ne pas craindre, que j’étais sur un excellent bateau ; et en effet cette machine flottait sur l’eau comme un cygne majestueux, et en moins de dix minutes je me trouvai sur l’autre bord, où nous campâmes pour la nuit. Le lendemain nous eûmes encore à gravir une haute montagne à travers une épaisse forêt de pins, et sur la cime nous trouvâmes la neige qui était tombée pendant la nuit, à la hauteur de deux pieds. C’est une chose très-remarquable dans cette région ; quand il pleut en été dans la vallée, la neige tombe à gros flocons sur les montagnes. En descendant dans le beau vallon appelé Pierre, nous trouvâmes le sentier escarpé et glissant. Les chevaux et les mulets des montagnes sont très-adroits dans ces sortes de passages dangereux ; on n’a qu’à les laisser faire, et l’on est sûr d’être sauf ; le cavalier qui voudrait s’obstiner à les guider dans ces circonstances serait en danger, à chaque pas, de se casser le cou.

Dans les vallées des montagnes, le sol est en général noirâtre, quelquefois jaune. Souvent il est entremêlé de marne et de substances marines dans un état de décomposition. Cette espèce de sol pénètre à une grande profondeur, comme on le voit dans les vastes coupures des ravins et sur les bords des rivières. La végétation dans ces vallées est très-abondante ; c’est un pays où le géologue peut admirer les grands mouvements d’opération volcanique ; il y trouve en même temps de quoi examiner les différentes formations des laves, etc.

Une journée de marche dans le grand vallon de Pierre nous mena au camp des Têtes-Plates et des Ponderas.

Déjà les perches étaient dressées pour étendre ma loge : à mon approche, hommes, femmes et enfants vinrent ensemble à ma rencontre pour me donner la main, et me souhaiter la bienvenue ; ils étaient au nombre d’environ 1, 600. Les plus anciens pleuraient de joie, tandis que les jeunes gens exprimaient leur contentement par des sauts et des cris d’allégresse. Ces bons sauvages me conduisirent à la loge du vieux chef, appelé dans sa langue le Grand-Visage. Il avait l’aspect d’un véritable patriarche, et me reçut au milieu de tout son conseil avec la plus vive cordialité. Il m’adressa ensuite les paroles suivantes, que je vous rapporte mot à mot, pour vous donner une idée de son éloquence et de son caractère : « Robe-Noire, soyez le bienvenu dans ma nation. C’est aujourd’hui que Kyleêeyou (le Grand-Esprit) a accompli nos vœux. Nos cœurs sont gros, car notre grand désir est rempli. Vous êtes au milieu d’un peuple pauvre et grossier, plongé dans les ténèbres de l’ignorance. J’ai toujours exhorté mes enfants à aimer Kyleêeyou. Nous n’ignorons pas que tout ce qui existe est à lui, et que notre entière dépendance repose dans sa main libérale. De temps en temps, de bons blancs nous ont donné de sages avis, et nous les avons suivis ; et dans l’ardeur de notre cœur, pour nous faire instruire de tout ce qui concerne notre salut, nous avons député de nos gens, à différentes reprises, à la Grande Robe-Noire de Saint-Louis (Mgr l’Évêque) afin qu’il envoie un Père pour nous parler… Robe-Noire, nous suivrons les paroles de votre bouche. » J’eus ensuite un long entretien sur la religion avec ces braves gens ; je leur expliquai l’objet et les avantages de ma mission, et la nécessité de se fixer en permanence dans un endroit avantageux et fertile. Tous m’exprimaient le plus grand contentement et montraient beaucoup d’ardeur pour échanger l’arc et le carquois contre la bêche et la charrue.

J’établis avec eux un règlement pour les exercices spirituels, particulièrement pour les prières du matin et du soir en commun, et pour les heures des instructions. Un des chefs m’apporta aussitôt une cloche pour donner les signaux, et, dès la première soirée, je rassemblai tout le monde autour de ma loge. Je leur fis connaître ma conversation avec leurs chefs, le plan que j’allais suivre pour leur instruction, et les dispositions nécessaires que le Grand-Esprit demandait d’eux, pour comprendre et pratiquer la sainte loi de Jésus-Christ, qui seule pouvait les sauver des peines de l’enfer, les rendre heureux sur la terre et leur procurer, après cette vie, un bonheur éternel avec Dieu dans le ciel. Je dis ensuite les prières du soir, et pour conclusion ils chantèrent ensemble, dans une harmonie qui me surprit beaucoup, et que je trouvai admirable pour des sauvages, plusieurs cantiques de leur propre composition, à la louange de Dieu. Il me serait impossible de vous décrire les émotions que j’éprouvais en ce moment. Qu’il est touchant pour un missionnaire d’entendre publier les bienfaits du Très-Haut par de pauvres enfants des forêts qui n’ont pas encore eu le bonheur de recevoir la lumière de l’Évangile !

Tous les matins, au point du jour, le vieux chef se levait le premier ; puis montant à cheval, il faisait le tour du camp pour haranguer son peuple. C’est une coutume qu’il a toujours observée, et qui a maintenu, je pense, ces Indiens dans la grande union et dans la simplicité admirable que l’on remarque parmi eux. Ces 1,600 personnes, par ses soins paternels et ses bons avis, paraissaient ne former qu’une seule famille, où l’ordre et la concorde régnaient d’une manière vraiment étonnante. « Allons, s’écriait-il, courage, mes enfants, « ouvrez les yeux ! Adressez vos premières pensées et vos premières paroles au Grand-Esprit. Dites-lui que vous l’aimez, qu’il vous fasse miséricorde. Courage, car le soleil va paraître, il est temps que vous alliez à la rivière pour vous laver. Soyez prompts à vous rendre à la loge de notre Père au premier son de la cloche ; soyez-y tranquilles ; ouvrez vos oreilles pour entendre et votre cœur pour retenir toutes les paroles qu’il vous dira. » Il faisait ensuite des remontrances paternelles sur ce que lui et les autres chefs avaient remarqué de défectueux dans leur conduite de la veille. À la voix de ce vieillard, que tous aiment et respectent comme un tendre père, ils s’empressaient de se lever, tout était en mouvement dans le village, et en quelques instants les bords de la rivière étaient couverts de monde.

Quand tous se trouvaient prêts, je sonnais la cloche pour la prière et depuis le premier jour jusqu’au dernier, ils ont continué à montrer la même avidité d’entendre la parole de Dieu. L’empressement était si grand, qu’ils couraient pour avoir une bonne place ; les malades mêmes s’y faisaient porter. Quelle leçon pour les chrétiens lâches et pusillanimes des anciens pays catholiques, qui ont toujours assez de temps pour se rendre aux offices divins et croient satisfaire lorsqu’ils arrivent au premier évangile, et qu’ils obtiennent la bénédiction à l’ite missa est ; et pour ceux qui prétextent la moindre infirmité ou l’apparence du mauvais temps pour se dispenser de l’obligation d’assister à la sainte Messe et aux sermons de leurs pasteurs ! Cette ardeur pour la prière et l’instruction (et je leur prêchais régulièrement quatre fois par jour), au lieu de diminuer, s’est augmentée jusqu’à mon départ. Ils me disaient souvent qu’ils faisaient leurs délices d’entendre la parole de Dieu. Le lendemain de mon arrivée parmi eux, je n’eus rien de plus pressé que de traduire les prières dans leur langue à l’aide d’un bon interprète. Quinze jours après, dans une instruction, je promis une médaille à celui qui le premier pourrait réciter sans faute le Pater, l’Ave, le Credo, les dix commandements de Dieu et les quatre actes. Un chef se leva : « Mon Père, me dit-il, votre médaille m’appartient. » Et, à ma grande surprise, il récita toutes ces prières sans manquer un mot. Je l’embrassai et le fis mon catéchiste. Le bon sauvage mit tant de zèle et de persévérance dans son emploi, qu’en moins de dix jours toute la nation sut réciter les prières.

Pendant mon séjour parmi ce bon peuple, j’ai eu le bonheur de régénérer près de 600 d’entre eux dans les eaux salutaires du baptême ; tous désiraient ardemment d’obtenir la même grâce, et leurs dispositions étaient sans doute excellentes ; mais comme l’absence des missionnaires ne devait être que momentanée, je crus prudent de les remettre à l’année suivante, pour leur faire concevoir une grande idée de la dignité du Sacrement, et pour les éprouver dans ce qui regarde l’indissolubilité des liens du mariage, qui est une affaire inconnue parmi les nations indiennes de l’Amérique ; car ils se séparent souvent pour les causes les plus frivoles. Parmi les adultes baptisés se trouvaient les deux grands chefs, celui des Têtes-Plates et celui des Ponderas, tous deux octogénaires. Avant de leur conférer le saint Sacrement, comme je les excitais à renouveler la contrition de leurs péchés, l’Ours-Ambulant (c’est le nom du second) me répondit : « Lorsque j étais jeune, et même jusqu’à un âge avancé, j’ai été plongé dans une profonde ignorance du bien et du mal, et {dans cet intervalle sans doute j’ai souvent dû déplaire au Grand-Esprit. J’implore sincèrement mon pardon. Mais toutes les fois que j’ai reconnu qu’une chose était mauvaise, je l’ai aussitôt bannie de mon cœur. Je ne me souviens pas que de ma vie j’aie offensé le Grand-Esprit de propos délibéré. » Est-il dans notre vieille Europe beaucoup de chrétiens qui puissent se rendre un pareil témoignage ? Je n’ai pu découvrir parmi ces gens le moindre vice répréhensible, si ce n’est les jeux de hasard, dans lesquels ils risquent souvent tout ce qu’ils possèdent. Ces jeux ont été abolis à l’unanimité, aussitôt que je leur eus expliqué qu’ils étaient contraires au commandement de Dieu qui dit : « Vous ne désirerez aucune chose qui appartient à votre prochain. » Ils sont scrupuleusement honnêtes dans leurs ventes et achats ; jamais ils n’ont été accusés d’avoir commis un vol ; tout ce qu’on trouve est porté à la loge du chef, qui proclame les objets et les remet au propriétaire. La médisance est inconnue même aux femmes ; le mensonge surtout leur est odieux. Ils craignent, disent-ils, d’offenser Dieu, c’est pourquoi ils n’ont qu’un cœur, et ils abhorrent une langue fourchue (un menteur). Toute querelle, tout emportement serait puni avec sévérité. Nul ne souffre sans que ses frères s’intéressent à son malheur, et viennent au secours de sa détresse ; aussi n’ont-ils point d’orphelins parmi eux. Ils sont polis, toujours d’une humeur joviale, très-hospitaliers, et s’aident mutuellement dans leurs besoins. Leurs loges sont toujours ouvertes à tout le monde ; ils ne connaissent pas même l’usage des clefs et des serrures. Un seul homme, par l’influence qu’il ajustement acquise grâce à sa valeur dans les combats et à sa sagesse dans les conseils, conduit la peuplade entière : il n’a besoin ni de gardes, ni de verrous, ni de barreaux de fer, ni de prisons d’État. Souvent je me suis répété : Sont-ce là des peuples que les gens civilisés osent appeler du nom de sauvages… ? Partout où j’ai rencontré des Indiens dans ces régions éloignées, j’ai trouvé parmi eux une grande docilité dans tout ce qui est propre à améliorer leur condition. La vivacité de leurs jeunes gens est surprenante ; leur amabilité, la douceur de leurs caractères et leurs relations entre eux sont remarquables. Trop longtemps on s’est accoutumé à juger les sauvages de l’intérieur par ceux des frontières : ces derniers ont appris les vices des blancs, qui, guidés par la soif insatiable d’un gain sordide, tâchent de les corrompre et les encouragent par leur exemple.

J’avais trouvé le camp des Têtes-Plates et des Ponderas dans le vallon de Pierre ; ce vallon est situé au pied des trois Tétons, montagnes pointues d’une hauteur prodigieuse, puisqu’elles s’élèvent presque perpendiculairement à plus de dix mille pieds, et sont couvertes de neiges perpétuelles. Il y en a cinq, mais trois seulement peuvent être vues à une grande distance. De là nous remontâmes l’une des fourches principales de la Rivière-à-Henri, faisant tous les jours de petits campements, de neuf à dix milles de distance les uns des autres. Souvent, dans ces petites courses, nous passâmes et repassâmes de hautes côtes, des torrents larges et rapides, des défilés étroits et dangereux. Souvent aussi nous rencontrâmes de beaux vallons, unis et ouverts, riches en pâturages qui offraient une belle verdure émaillée de rieurs, et où le baume des montagnes (le thé des voyageurs) abonde. Ce thé, lors même qu’il a été écrasé sous les pieds de plusieurs milliers de chevaux, remplit encore l’air de son délicieux parfum. Dans les vallons et les défilés que nous traversâmes, plusieurs montagnes attirèrent encore notre attention : quelques-unes formaient des cônes s’élevant à la hauteur de plusieurs milliers de pieds, à un angle de 45 à 50 degrés, très-unis et couverts d’une belle végétation : d’autres représentaient des dômes ; d’autres étaient rouges comme la brique bien brûlée, et portaient encore les empreintes de quelque grande convulsion de la nature ; les scories et la lave étaient tellement poreuses qu’elles flottaient sur l’eau ; on les trouvait répandues dans toutes les directions, et en plusieurs endroits en si grande abondance, qu’elles paraissaient avoir rempli des vallées entières. Dans plusieurs endroits on distinguait encore l’ouverture d’anciens cratères. Les couches argileuses et volcaniques des montagnes sont en général horizontales ; mais sur quelques points elles se dressent perpendiculairement, ou bien elles sont courbées ou onduleuses ; souvent on les prendrait pour l’ouvrage de l’art.

Le 22 juillet, le camp se rendit au lac Henri, l’une des sources principales du Columbia ; il a environ dix milles de circonférence. Nous gravissions à cheval la montagne qui sépare les eaux de deux grands fleuves : le Missouri, qui est à proprement parler la branche principale du Mississipi et se jette avec lui dans le golfe du Mexique ; et le Columbia, qui porte le tribut de ses eaux à l’océan Pacifique. De la place élevée où je me trouvais, je distinguais facilement les deux lacs des Maringouins, sources d’une des principales branches de la fourche du nord du Missouri, appelée la rivière de Jefferson. Les deux lacs ne sont guère qu’à huit milles l’un de l’autre. Je me dirigeai vers le sommet d’une haute montagne, pour mieux examiner la distance des cours d’eau qui donnent naissance à ces deux grandes rivières ; je les vis descendre en cascades d’une hauteur immense, se précipitant avec fracas de roc en roc ; même à leur source ils formaient déjà deux gros torrents qui n’étaient guère qu’à une centaine de pas l’un de l’autre. Je voulais absolument atteindre la cime. Au bout de six heures de fatigue, je me trouvai épuisé : je crois avoir monté à la hauteur de 5, 000 pieds ; j’avais traversé des neiges amoncelées à plus de vingt pieds d’épaisseur, et cependant la cime de la montagne était encore à une grande élévation au-dessus de ma tête. Je me vis, donc contraint d’abandonner mon projet f et je m’assis. Je pensais aux pères de la Compagnie qui desservent les missions sur les bords du Mississipi et de ses tributaires, depuis Council-Bluffs jusqu’au golfe du Mexique. Je pleurais de joie aux heureux souvenirs qui s’éveillaient dans mon cœur. Je remerciais le Seigneur de ce qu’il avait daigné favoriser les travaux de ses serviteurs, dispersés dans cette vaste vigne, implorant en même temps sa grâce divine pour toutes les nations de l’Orégon, et en particulier pour les Têtes-Plates et les Ponderas, qui venaient si récemment et de si bon cœur de se ranger sous l’étendard de Jésus-Christ. Je gravai en gros caractères sur la surface molle d’un rocher cette inscription : Stus. IGNATIUS PATROXUS MONTIUM. DIE 23 JULII AN. 1840.

Je dis la messe en action de grâces au pied de cette montagne, entouré de mes sauvages qui entonnaient des cantiques à la louange de Dieu, et je m’installai dans le pays au nom de notre saint fondateur. Implorons son secours, afin que, par son intercession dans le ciel, cet immense désert, qui donne de si grandes espérances, puisse bientôt se remplir de dignes et infatigables ouvriers. C’est aujourd’hui le temps favorable pour y prêcher l’Évangile aux différentes nations. Les apôtres du protestantisme commencent à s’y rendre en foule et à se choisir les meilleurs endroits, et bientôt la cupidité et l’avarice de l’homme civilisé feront les mêmes agressions ici que dans l’Est, et l’abominable influence des blancs qui se sont établis sur les frontières interposera la même barrière à l’introduction de l’Évangile, que tous les sauvages paraissent avoir le désir de connaître, et qu’ils suivront, comme les bons Têtes-Plates et Ponderas, avec fidélité.

Pendant tout mon séjour aux montagnes, je disais régulièrement la sainte Messe les dimanches et les jours de fêtes, ainsi que les jours où les sauvages ne levaient point le camp au matin. L’autel était construit de saules ; ma couverture formait le devant d’autel, et toute la loge était ornée d’images et de fleurs du pays ; les sauvages s’agenouillaient en dehors dans un cercle d’environ deux cents pieds, entouré de petits pins et de cèdres, qu’on y avait plantés exprès ; ils y assistaient assidûment avec la plus grande modestie, attention et dévotion ; et comme ils appartenaient à différentes nations, ils chantaient les louanges de Dieu en tête-plate, en nez-percé et en iroquois ; les Canadiens, mon Flamand et moi nous chantions des cantiques en français, en anglais et en latin. Les Têtes-Plates avaient la coutume depuis plusieurs années de ne jamais lever le camp le dimanche et de passer cette journée en pratiques de dévotion.

Le 24 juillet, nous traversâmes la montagne et transportâmes notre camp du lac Henri sur le lac des Maringouins. Jusqu’au 8 août nous traversâmes encore une grande variété de pays. Tantôt nous nous trouvions dans des vallons ouverts et riants ; tantôt sur des terres stériles ; nous franchissions de hautes montagnes et des défilés étroits, quelquefois nous étions dans des plaines élevées et étendues, profusément couvertes de blocs et de fragments de granit.

Le 10, nous campâmes sur la rivière de Jefferson. La vallée est riche en beaux pâturages et boisée d’arbres d’une chétive croissance. Nous la descendîmes, faisant tous les jours de douze à quinze milles, et le 21 du même mois nous arrivâmes à la jonction des trois fourches du Missouri, là où ce fleuve commence à prendre son nom ; nous campâmes sur les bords de celle du milieu, dans une belle et grande plaine, où les buffles se montraient en bandes innombrables. Depuis la Rivière-Verte jusqu’ici, nos sauvages s’étaient nourris de racines et de la chair d’animaux, tels que le chevreuil rouge et à queue noire, l’élan, la gazelle, la grosse-corne ou mouton des montagnes, l’ours gris et noir, le loup, le lièvre et le chat sauvage. Nous tuions de temps à autre de la volaille, comme le coq des montagnes, la poule des prairies (espèce de faisan), le cygne, l’oie, la grue et le canard. On pêchait beaucoup de poisson dans les rivières, particulièrement la truite saumonée. Mais la viande de vache est le mets favori de tous les chasseurs, et aussi longtemps qu’ils en trouvent, ils ne tuent jamais d’autres animaux. Se trouvant donc maintenant au milieu de l’abondance, les Têtes-Plates se préparèrent à faire leurs provisions d’hiver ; ils érigèrent des échafaudages de saules autour de leurs loges pour y sécher les viandes, et chacun prépara son arme à feu, son arc et ses flèches. Quatre cents cavaliers, vieux et jeunes, montés sur leurs meilleurs chevaux, partirent de bon matin pour la grande chasse : je voulus les accompagner pour contempler de près ce spectacle frappant. À un signal donné, ils fondirent au grand galop sur les bandes de buffles ; tout parut bientôt confusion et déroute dans la plaine : les chasseurs poursuivirent les vaches les plus grasses, déchargèrent leurs fusils et lancèrent leurs flèches, et au bout de trois heures, ils en tuèrent au delà de cinq cents. Alors les femmes, les vieillards et les enfants s’approchèrent, et à l’aide des chevaux, ils emportèrent les peaux et la viande, et bientôt tous les échafaudages furent remplis et donnèrent au camp l’aspect d’une vaste boucherie. Les buffles sont difficiles à tuer ; on doit les blesser dans les organes vitaux. La balle qui frappe le front d’un bœuf ne produit point d’autre effet sur l’animal qu’un mouvement de tête et une exaspération plus grande ; au contraire, celle qui frappe le front d’une vache pénètre. Plusieurs bœufs, blessés à mort dans cette chasse, se défendirent avec fureur.

Disons maintenant quelques mots sur les mœurs et coutumes des nations indiennes de l’Ouest en général. Dans toutes les tribus des montagnes, le costume est à peu près le même. Les hommes portent une tunique très-longue de peau de gazelle ou de grosse-corne ; des guêtres de peau de chevreuil ou de biche ; des chaussures de la même étoffe, et un manteau de peau de buffle ou une couverture de laine, rouge, bleue, verte ou blanche. Les coutures de leurs habillements sont ornées de longues franges ; ils en ôtent la crasse en les frottant avec de la terre blanche (c’est le savon des sauvages). L’Indien aime à entasser parure sur parure ; il attache à sa longue chevelure des plumes de toute espèce ; la plume de l’aigle occupe toujours la place principale ; c’est le grand oiseau de médecine, le Manitou ou l’esprit tutélaire du guerrier sauvage. Ils s’attachent en outre toutes sortes de colifichets, des rubans de toutes couleurs, des anneaux, des osselets et des écailles. Ils portent au cou des colliers de perles entrelacées d’une sorte d’écaille oblongue qu’ils ramassent sur les bords de la mer Pacifique. Le matin, tous se lavent ; mais, faute d’essuie-main, ils se servent du bout de leur tunique. Chacun rentre ensuite dans sa loge pour faire sa toilette, c’est-à-dire, pour se frotter la figure, les cheveux, les bras et la poitrine de graisse d’ours sur laquelle ils étendent une forte couche de vermillon, ce qui leur donne un aspect farouche et hideux : souvent je m’imaginais, en les rencontrant, voir devant moi ces visages boursouflés qu’on appelle en Belgique vagevuurs gezichten. Les petits garçons portent une espèce de dalmatique en peau, bordée de piquants de porc-épic et ouverte aux deux bords, ce qui donne un air tout-à-fait singulier à ces petits sans culotte et sans chemise. Jusqu’à l’âge de sept ans, ils n’ont rien pour se couvrir pendant l’été ; ils passent les journées entières à jouer dans l’eau ou dans les bourbiers : en hiver on les enveloppe dans des morceaux de cuir. Les femmes se couvrent d’une grande pèlerine, ornée de dents d’élan et de plusieurs rangées de perles de diverses couleurs. Cet habillement, lorsque la peau est blanche et propre, fait un bel effet. Le sauvage met autant de soin à orner son coursier, qu’il en emploie pour sa propre personne ; la tête, la poitrine et les flancs de l’animal sont couverts de pendants de drap d’écarlate, brodés de perles, et ornés de longues franges, auxquelles ils attachent de petites sonnettes.

On peut dire en général que la propreté ne compte pas au nombre des vertus du sauvage ; il m’a fallu quelque temps pour supporter leur saleté ; il m’en faudra peut-être bien plus pour les corriger. Pardonnez-moi si j’entre ici dans quelques détails bien dégoûtants ; celui qui se croit appelé à ces missions doit connaître ce qu’on y rencontre. J’ai vu les Sheyennes, les Serpents, les Youts etc., manger la vermine les uns des autres à pleins peignes. Souvent de grands chefs, pendant qu’ils m’entretenaient, étaient sans cérémonie leur tunique en ma présence, et, tout en causant, s’amusaient à faire cette espèce de chasse dans les coutures ; à mesure qu’ils délogeaient le gibier, ils le croquaient avec autant d’appétit que des bouches plus civilisées croquent les amandes et les noisettes, les pattes d’écrevisses et de crabes. Leurs chaudières, leurs marmites et leurs plats, à moins de tomber par accident dans l’eau, ne touchent jamais cet élément pour être lavés. Les femmes portent des espèces de chapeaux sans bords, faits de paille, très-serrés et gommés ; dans leurs loges, ces chapeaux leur servent de vases à boire et de plats pour manger la soupe, et ce qui vous paraîtra incroyable au premier abord, elles s’en servent même pour préparer la viande ; et à l’aide de cailloux incandescents elles chauffent l’eau dans cette espèce de marmite.

La grande ambition du sauvage et toute sa richesse consistent à avoir des chevaux, une belle loge, une bonne couverture ou casaque et un bon fusil. Au delà, à peine y a-t-il quelque chose qui puisse le tenter. Le seul avantage que lui donnent ses chevaux, c’est qu’au temps de la chasse, il peut tuer autant de buffles qu’il le désire, et emporter beaucoup de viande.

Les sauvages sont très-adroits à tanner la peau d’un animal. Ils ôtent les chairs avec un fer dentelé, et le poil avec une petite pioche ; alors la peau, frottée avec le cerveau de la bête, devient très-molle et propre au travail. Ils ne sont pas moins habiles à faire leurs arcs d’un bois très-élastique ou de la corne du cerf ; leurs flèches sont faites d’un bois pesant, et garnies de pointes de fer ou d’une pierre en forme de lance ; l’effet que font ces armes est étonnant. La corne des grosses-cornes et des buffles leur sert à faire des coupes, des plats, et d’excellentes cuillers ; ils amollissent la corne en la faisant cuire dans des cendres chaudes, et lui donnent ainsi toutes sortes de formes : en refroidissant, elle reprend sa dureté primitive. Ils font de bons paniers de saules, d’écorces, ou de paille.

En général, les sauvages des montagnes admettent l’existence d’un Être suprême, le Grand-Esprit, créateur, de toutes choses, l’immortalité de l’âme, et une vie future où l’homme est récompensé ou puni d’après ses actes. Ce sont les points principaux de leur croyance. Leurs idées religieuses sont très-bornées. Ils croient que le Grand-Esprit dirige tous les événements importants, qu’il est l’auteur de tout bien, et par conséquent seul digne d’adoration ; que, par leur mauvaise conduite, ils s’attirent son indignation et sa colère, et qu’il leur envoie des calamités pour les punir. Ils disent encore que l’âme entre dans l’autre monde avec la même forme qu’avait le corps sur la terre. Ils s’imaginent que leur bonheur consistera dans la jouissance et l’abondance de ces mêmes choses qu’ils ont le plus estimées pendant la vie, que les sources de leur bonheur présent seront portées à la perfection, et que la punition des méchants consistera dans une privation de toute félicité, tandis que le démon les accablera de misère d’une manière effrayante. Cette croyance du bonheur et du malheur éternel varie d’après les circonstances dans lesquelles ils ont vécu sur la terre.

Les sauvages à l’ouest des montagnes sont très-pacifiques et se font rarement la guerre ; ils ne se battent jamais que pour se défendre. C’est avec les Pieds-Noirs seuls, qui habitent à l’est, qu’ils ont souvent des rencontres sanglantes. Ces maraudeurs sont toujours en marche, pillant et tuant tous ceux qu’ils rencontrent. Lorsque les sauvages de l’ouest aperçoivent cet ennemi, ils l’évitent, s’il est possible ; mais s’ils sont obligés de combattre, ils montrent un courage ferme et invincible, et chargent leurs adversaires avec la plus grande impétuosité. Ils s’élancent pêle-mêle sur eux en jetant le cri de guerre, déchargent leur fusil et décochent leurs flèches, portent des coups de lance, de sabre ou de casse-tête, reculent pour recharger, retournent dix fois à la charge, et bravent la mort avec le plus grand sang-froid. Ils répètent ces attaques jusqu’à ce que la victoire soit décidée. On dit communément dans les montagnes qu’un Tête-Plate ou un Pends-d’Oreille vaut quatre Pieds-Noirs ; lorsqu’un parti de ces derniers en rencontre un de Têtes-Plates, égal ou supérieur en nombre, le Pied-Noir aussitôt se montre disposé à la paix, déploie un étendard et présente son calumet. Le chef Tête-Plate l’accepte toujours, mais il ne manque pas de faire comprendre à l’ennemi qu’il sait à quoi s’en tenir sur ses intentions pacifiques. Pied-Noir, dit-il, j’accepte ton calumet ; mais sache que je n’ignore pas que ton cœur veut la guerre, et que ta main est souillée par le meurtre ! Mais moi, j’aime la paix. Fumons, tandis que tu m’offres le calumet, quoique je sois assuré que le sang sera bientôt répandu de nouveau. »

Les courses de chevaux et les jeux de hasard sont au nombre des passions dominantes des sauvages ; j’en ai déjà fait mention plus haut. Les Indiens de la Colombie ont porté les jeux de hasard au dernier excès. Après avoir perdu tout ce qu’ils ont, ils se mettent eux-mêmes’sur le tapis : d’abord une main, ensuite l’autre ; s’ils les perdent, les bras, et ainsi de tous les membres du corps ; enfin la tête suit, et s’ils la perdent, ils deviennent esclaves pour la vie avec leurs femmes et leurs enfants.

Parmi les nations sauvages, le gouvernement est aux mains des chefs. Ceux-ci deviennent tels par leur mérite ou leurs exploits. Leur pouvoir consiste seulement dans leur influence ; elle est grande ou petite en proportion de la sagesse, de la bienveillance et du courage qu’ils ont montrés. Le chef n’exerce pas l’autorité en commandant, mais par la persuasion. Il ne lève jamais de taxe ; au contraire, il a tellement l’habitude de contribuer de ses propres biens, soit à soulager les individus dans le besoin, soit à procurer le bien public, qu’il est ordinairement un des plus pauvres de la nation. Il jouit néanmoins d’une autorité, très-grande ; son désir est accompli aussitôt que connu ; son opinion est généralement suivie. Si quelqu’un s’obstine déraisonnablement, la voix de la tribu consultée le met à la raison aussitôt. Je ne connais pas de gouvernement qui accorde plus de liberté personnelle, et où il y ait en même temps si peu d’anarchie, tant de vraie subordination et de noble dévouement.

Il me reste encore un mot à dire sur quelques populations indiennes, voisines des Têtes-Plates et des Ponderas. Au nord de ces derniers, se trouvent les Kootenays ; ils habitent la rivière Mac-Gillevray ; on les représente comme un peuple très-intéressant. Leur langage est différent de celui de leurs voisins, très-sonore et ouvert, exempt de syllabes gutturales. Ils sont propres, honnêtes, affables, et environ 1, 000 en nombre.

Il y a sur la fourche nord-est du Columbia plusieurs autres tribus sauvages, qui se ressemblent par les coutumes, les mœurs, les manières et le langage ; en voici les principales : au nord des Kootenays sont les Porteurs, environ 4,000 âmes ; au sud de ceux-ci, les sauvages des Lacs, au nombre de 500, résident sur le Lac-aux-Flèches. Plus au sud encore, sont les Chaudières, environ 600. À l’ouest de ceux-ci, se trouvent les Sinpavelist, au nombre de 1,000 ; plus bas les Shoopshaps, 600 âmes ; à l’ouest et au nord-est, les Okanagans, 1,100 ; au nord et à l’ouest, on rencontre encore différentes nations ; sur lesquelles je n’ai pu obtenir que des informations vagues et incertaines.

J’avais fixé mon départ au 27 août. Dix-sept guerriers, l’élite des braves des deux nations, se trouvaient de grand matin à l’entrée de ma loge, avec trois chefs. Le conseil des anciens les avait désignés pour me servir d’escorte, aussi longtemps que je me serais trouvé dans le pays des Pieds-noirs et des Corbeaux. Ces deux nations sont si hostiles aux blancs, que les premiers ne leur font jamais quartier lorsqu’ils en rencontrent, mais les massacrent de la manière la plus cruelle : les seconds leur ôtent tout ce qu’ils possèdent, les dépouillent jusqu’à la chemise, et les abandonnent dans le désert pour y périr de faim et de misère ; quelquefois ils leur accordent la vie, mais les font prisonniers. Longtemps avant le lever du soleil, toute la nation s’était assemblée autour de ma loge ; personne ne parlait, mais la douleur était peinte sur tous les visages. La seule parole qui parût les consoler fut ma promesse formelle d’un prompt retour au printemps prochain et d’un renfort de plusieurs missionnaires. Je fis les prières du matin au milieu des pleurs et des sanglots de ces bons sauvages. Ils m’arrachaient malgré moi les larmes que j’aurais voulu étouffer en ce moment. Je leur fis voir la nécessité de mon départ ; je les excitai à continuer à servir le Grand-Esprit avec ferveur, et à éloigner d’eux tout sujet de scandale ; je leur rappelai les principales vérités de notre sainte Religion. Je leur donnai ensuite pour chef spirituel un Indien fort intelligent, que j’avais eu soin d’instruire moi-même d’une manière plus particulière ; il devait me représenter dans mon absence, les réunir soir et matin, ainsi que les dimanches, leur dire les prières, les exhorter à la vertu, et ondoyer les moribonds, et, en cas de besoin, les petits enfants. Il n’y eut qu’une seule voix, un assentiment unanime, pour promettre d’observer tout ce que je leur recommandais. Les larmes aux yeux, ils me souhaitèrent tous un heureux voyage. Le vieux Grand-Visage se leva et dit : « Robe-Noire, que le Grand-Esprit vous accompagne dans votre long et dangereux voyage. Nous formerons des vœux soir et matin, afin que vous arriviez sain et sauf parmi vos frères à Saint-Louis. Nous continuerons à former ces vœux jusqu’à votre retour parmi vos enfants des montagnes. Lorsque les neiges disparaîtront des vallées, après l’hiver, lorsque la verdure commencera à renaître, nos cœurs si tristes à présent commenceront à se réjouir. À mesure que le gazon s’élèvera, notre joie deviendra plus grande ; lorsque les plantes fleuriront, nous nous remettrons en route pour venir à votre rencontre. Adieu ! »

Plein de confiance dans le Seigneur qui m’avait préservé jusqu’alors, je partis avec ma petite bande et mon fidèle Flamand, qui voulut continuer à partager mes dangers et mes travaux. Nous remontâmes pendant deux jours la Gallatine, fourche du sud du Missouri ; nous passâmes de là par une espèce de route large de plusieurs milles, pour nous rendre sur la rivière de la Roche-Jaune, le second des grands tributaires du Missouri. Là il nous fallut prendre les plus grandes précautions ; c’est pourquoi nous nous formâmes en une petite bande. Il fallait traverser des plaines à perte de vue, des terres stériles et arides, entrecoupées de profondes ravines, où à chaque pas on pouvait rencontrer des ennemis aux aguets. Des vedettes étaient envoyées dans toutes les directions pour reconnaître le terrain ; toutes les traces laissées, soit par les hommes, soit par les animaux, furent attentivement examinées. C’est ici qu’on ne peut s’empêcher d’admirer la sagacité du sauvage ; il vous dira le jour du passage de l’Indien à l’endroit où il en voit les traces ; il calculera le nombre d’hommes et de chevaux ; il distinguera si c’est un parti de guerre ou une troupe de chasse ; et même à l’empreinte des chaussures, il reconnaîtra la nation qui a foulé le sol. Tous les soirs nous choisissions un lieu favorable pour y asseoir notre camp, et nous construisions à la hâte un petit fort avec des troncs d’arbres secs, pour nous mettre à l’abri contre une attaque nocturne et soudaine.

Cette région est le rendez-vous des ours gris ; c’est l’animal le plus terrible de ce désert ; à chaque pas nous en rencontrions les traces effrayantes. Un de nos chasseurs en tua un et l’apporta au camp ; ses pattes avaient treize pouces de long, et chaque ongle en avait sept. La force de cet animal est surprenante : un sauvage m’a assuré que d’un seul coup de patte il avait vu un de ces ours arracher quatre côtes à un buffle qui tomba mort à ses pieds. Un autre de ma compagnie passant à la course près d’un bois de saules très-épais (c’est la retraite de l’ours lorsqu’il a ses petits), une ourse s’élança avec fureur vers son cheval, mit sa patte formidable sur la croupe du coursier, et déchirant les chairs jusqu’aux os, le renversa avec son cavalier. Heureusement pour mon homme, en un clin d’œil il fut debout, fusil en main, et eut la satisfaction de voir son terrible adversaire retourner dans les saules avec la même précipitation qu’il en était sorti. Il est cependant rare qu’un ours attaque l’homme, à moins que ce dernier n’arrive subitement sur lui, ou qu’il ne le blesse. Si on le laisse passer sans injure, il se retire, montrant que la crainte de l’homme est en lui, comme chez tous les autres animaux.

Pendant plusieurs jours nous dirigeâmes notre course par la vallée de la Roche-Jaune. Le buffle y était rare ; car quelques jours auparavant des bandes de guerriers avaient parcouru le même pays. Toute la contrée le long de cette rivière est très-graveleuse, remplie de cailloux sphériques et oblongs, formés par les eaux ; çà et là on voyait de petits bois dans le lointain sur les bords des rivières. Au-dessous de l’embouchure de la Rivière-Clarke, la Roche-Jaune rase de hauts rochers. Nous les escaladâmes par un petit sentier étroit, pour gagner les terres hautes ou plutôt une chaîne de coteaux raboteux, qu’il fallut traverser pendant six jours. Dans cette marche nous eûmes beaucoup à souffrir, de la soif. Nous trouvâmes toutes les sources taries et les lits des ruisseaux à sec. La plage entière était couverte de fragments détachés de rochers volcaniques ; à peine une trace de végétation s’y faisait remarquer. De petites hauteurs et des bancs de sable s’y montraient par intervalle, légèrement couverts de cèdres rouges d’une chétive croissance ; en général nous n’y vîmes d’autre trace de végétation, qu’une mauvaise herbe sèche, mince et rabougrie ; des pommes de roquette (espèce de Cactus épineux), et quelques variétés de plantes, qui, pareilles aux Cactus croissent le mieux dans le sol le plus aride et le plus ingrat. Les débris des coteaux élevés et des rochers, les tables angulaires de pierre à sable, se trouvaient partout entassés au-dessus du sol, comme on trouve les glaçons amoncelés sur les bancs et les bords des rivières ; souvent ils s’élevaient en pyramides solitaires, ou ressemblaient à des obélisques de différente grandeur.

Chemin faisant, nous aperçûmes fréquemment des traces de chevaux. Le 5 septembre, nous arrivâmes à un endroit où une heure auparavant une troupe nombreuse de cavaliers avait passé. Étaient-ce des alliés ou des ennemis ? Je ferai observer ici, que, dans ces solitudes, bien que le hurlement des loups, le sifflement des serpents venimeux, le rugissement du tigre et de l’ours gris soient capables de glacer d’épouvante, cette terreur n’a rien de comparable à celle que jettent dans l’âme du voyageur les traces fraîches d’hommes et de chevaux, ou les colonnes de fumée qu’il voit s’élever dans le voisinage. À l’instant même l’escorte se réunit pour délibérer ; chacun examine son arme à feu, aiguise son couteau, acère la pointe de ses flèches, et fait tous les préparatifs pour une résistance à mort ; car se rendre en pareille rencontre serait s’exposer à périr dans les plus affreux tourments. Nous résolûmes de suivre le sentier, déterminés à reconnaître les individus qui nous devançaient ; nous aboutîmes à un monceau de pierres entassées sur une petite éminence. Là de nouveaux signes se manifestèrent ; les pierres étaient teintes d’un sang fraîchement répandu ; mes sauvages réunis à l’entour les examinaient avec une morne attention. Le chef principal, homme de beaucoup de sens, me dit aussitôt : « Mon Père, je crois pouvoir vous donner l’explication de ce que nous avons sous les yeux. Les Corbeaux ne sont pas loin d’ici ; dans deux heures nous les verrons. Si je ne me trompe, nous foulons un véritable champ de bataille : leur nation doit avoir essuyé quelque grande perte en ces lieux. Ce monceau de pierres a été érigé comme un monument à la mémoire des guerriers qui ont succombé sous les coups de leurs ennemis. Les mères, les épouses, les sœurs, les filles de ceux qui sont morts (voyez-en les traces) sont venues pleurer sur leurs tombeaux. Il est d’usage parmi elles de se déchirer le visage, de se faire des incisions dans les bras et les jambes, et de répandre leur sang sur les pierres en faisant retentir en même temps les airs de leurs cris et de leurs lamentations. »

Il ne se trompait pas ; bientôt nous aperçûmes une troupe considérable de sauvages à la distance d’une lieue. C’étaient en effet des Corbeaux qui retournaient à leur camp, après avoir payé le tribut du sang à quarante de leurs guerriers, massacrés, deux ans auparavant, par la tribu des Pieds-Noirs. Comme ils sont en ce moment alliés des Têtes-Plates, ils nous reçurent avec les plus grands transports de joie. Bientôt nous rencontrâmes des groupes de femmes couvertes de sang caillé, et tellement défigurées, qu’elles faisaient à la fois compassion et horreur. Elles renouvellent pendant plusieurs années cette scène de deuil lorsqu’il leur arrive de passer près des tombeaux de leurs parents ; et tant que la moindre tache de sang leur reste sur le corps, elles ne peuvent se laver.

Les chefs des Corbeaux nous recurent avec cordialité et nous donnèrent un grand festin. La conversation ait vraiment enjouée ; comme la langue des deux nations est différente, elle se fit par signes. Toutes les tribus de cette partie de l’Amérique sont disposées de même et s’entendent parfaitement. Bientôt les Corbeaux eurent envie d’acheter les beaux chevaux des Têtes-Plates. Voici comment un marché fut conclu sous mes yeux. Un jeune chef Corbeau, d’une taille gigantesque, et couvert de ses plus beaux vêtements, s’avança au milieu de l’assemblée en conduisant son cheval par la bride, et le plaçant devant le Tête-Plate, comme pour l’offrir en échange du sien. Celui-ci ne donnant aucun signe d’approbation, le Corbeau mit alors à ses pieds son fusil, ensuite son manteau d’écarlate, puis tous ses ornements les uns après les autres, puis ses guêtres encore, et enfin ses chaussures. Le Tête-Plate prit alors le cheval par la bride, ramassa les effets, et le marché fut fait sans dire mot. Le chef Corbeau, tout dépouillé qu’il était de son plumage éclatant et de ses beaux habits, s’élança avec joie sur son nouveau coursier ; il fit plusieurs fois à la course le tour du camp, jetant des cris de triomphe, et essayant le cheval dans toutes ses allures.

La richesse principale des sauvages de l’Ouest consiste en chevaux ; chaque chef et chaque guerrier en possède un grand nombre, qu’on voit paître par troupeaux autour de leur camp. Ils sont pour eux des objets de trafic en temps de paix, et de butin à la guerre, en sorte qu’ils passent souvent d’une tribu à l’autre, à de très-grandes distances. Les chevaux que les Corbeaux possèdent sont tirés principalement des races marronnes des prairies ; ils en avaient cependant volé plusieurs aux Sioux, aux Sheyennes, et à quelques autres tribus du sud-ouest, qui elles-mêmes les avaient dérobés aux Espagnols dans leurs excursions sur le territoire mexicain. On considère les Corbeaux comme les plus infatigables maraudeurs des plaines, ils passent et repassent les montagnes en tous sens, emportant d’un côté ce qu’ils ont volé sur l’autre. C’est de là que leur vient le nom d’Abshâroke, qui signifie Corbeau. Dès leur enfance, ils s’exercent à ce genre de larcin ; ils y acquièrent une habileté étonnante ; leur gloire augmente avec le nombre de leurs captures ; aussi un voleur accompli est-il à leurs yeux un héros. Leur pays paraît s’étendre depuis les Côtes-Noires jusqu’aux montagnes Rocheuses, embrassant les montagnes de la Rivière-au-Vent, et toutes les plaines et vallées qu’arrosent ses eaux, ainsi que la Roche-Jaune, la Rivière-à-la-Poudre et les eaux supérieures de plusieurs branches de la Plate. Le sol et le climat de ce pays sont très-variés ; il y a de vastes plaines de sable et d’argile ; on y trouve des sources d’eau thermale, des mines de charbon ; le gibier y est partout très-abondant. Ce sont les plus beaux sauvages que j’ai rencontrés dans mes courses.

Je fis route pendant deux jours avec cette tribu indienne ; elle se trouvait dans l’abondance, et, selon sa coutume, elle passait le temps en réjouissances et en festins. Comme je n’ai rien de caché pour vous, j’espère que vous ne serez pas scandalisé en apprenant que, dans une seule après-dînée, j’ai assisté à vingt différents banquets ; à peine m’étais-je assis dans une loge, qu’on venait m’appeler à une autre. Mais mon estomac n’étant pas si complaisant que celui des Indiens, je me contentais de goûter de leurs ragoûts, et, pour un petit morceau de tabac, des mangeurs, dont j’avais pris la précaution de me faire accompagner, avaient soin de vider le plat pour moi.

De ce camp, nous nous dirigeâmes sur la Grosse-Corne, le plus grand tributaire de la Roche-Jaune. C’est une belle et large rivière, dont les eaux sont pures comme le cristal ; elle traverse des plaines très-étendues, bien boisées sur ses deux rives, et qui offrent de beaux pâturages. Nous y trouvâmes un autre camp de Corbeaux, au nombre d’environ 1,000 âmes. Eux aussi nous reçurent avec les plus grandes démonstrations d’amitié, et il fallut encore passer la journée en allant de festin à festin. Je saisis une occasion favorable pour leur parler sur différents points de la Religion. Comme je leur dépeignais vivement les tourments de l’enfer, et que je leur disais que le Grand-Esprit l’avait préparé pour les prévaricateurs de sa loi, l’un des chefs fît une exclamation que je ne saurais vous rendre et me dit : « Je crois qu’il n’y en a que deux dans toute la nation des Corbeaux qui n’iront pas en cet enfer dont vous nous parlez, c’est la Loutre et la Belette ; ce sont les seuls que je connaisse qui n’aient jamais ni tué, ni volé, ni commis les excès que votre loi défend. Je pourrais cependant me tromper ; dans ce cas nous irons tous en enfer de compagnie. » Le lendemain je partis ; l’un des principaux chefs me fit présent d’une belle cloche et la pendit au cou de mon cheval. Il m’invita à faire avec lui le tour du camp ; je le suivis, ma bête faisant sonner sa clochette. Il m’accompagna ensuite par civilité à une distance de six milles de son village.

Après avoir passé quelques jours à surmonter les difficultés du passage à travers les côtes stériles et entrecoupées, nous arrivâmes enfin au premier fort de la compagnie des pelleteries. On l’appelle le fort des Corbeaux. Les Américains qui y résident nous reçurent avec beaucoup de bienveillance et d’amitié ; je m’y rétablis bien vite de mes fatigues. C’est ici seulement que la fièvre intermittente m’a entièrement quitté. Les Têtes-Plates y édifièrent tout le monde par leur piété. Dans le fort aussi bien que dans le camp, et lorsque nous étions en route, nous ne manquions jamais de nous rassembler, soir et matin, pour dire les prières en commun, et chanter quelques cantiques à la louange de Dieu.

J’avais fixé mon départ du fort au 13 septembre. Je résolus de me séparer de mes fidèles Têtes-Plates. Je leur déclarai que le pays dans lequel j’allais entrer était encore plus dangereux que la région que nous venions de parcourir ensemble, puisqu’il y passait sans cesse des troupes de guerriers Pieds-Noirs, Assiniboins, Gros-Ventres, Arikaras et Sioux, nations qui leur avaient toujours été hostiles ; que je n’osais davantage exposer leurs vies ; que je remettais entre les mains de la Providence le soin de ma conservation, et que, avec l’aide de cette protection divine, je n’avais rien à craindre. Je les exhortai en même temps à continuer à servir le Grand-Esprit avec ferveur ; et réitérant mes promesses d’un prompt retour en compagnie d’autres missionnaires, je les embrassai tous, et leur souhaitai un heureux voyage.

Mon Flamand et moi, nous commençâmes avec courage le trajet solitaire et dangereux de plusieurs centaines de milles que nous avions à parcourir seuls à travers un désert inconnu, où nul chemin n’était tracé, et sans autre guide que la boussole. Longtemps nous suivîmes le cours de la Roche-Jaune, excepté dans quelques endroits, où des chaînes de rochers interceptaient notre marche et nous obligeaient à faire de grands circuits, et à traverser des coteaux rocailleux de quatre à cinq cents pieds d’élévation. À chaque pas, nous apercevions des forts que les partis de guerre construisent pour le temps de leurs courses de meurtre et de pillage ; il s’y trouvait peut-être des ennemis aux aguets à l’heure même que nous y passions. Une solitude pareille avec ses horreurs et ses dangers a cependant un avantage bien réel : c’est que l’on y voit constamment la mort en face, et qu’elle se présente sans cesse à l’imagination sous les formes les plus hideuses. On sent d’une manière toute particulière qu’on est tout entier sous la main de Dieu. Il est facile alors de lui offrir le sacrifice d’une vie qui est bien moins à vous qu’au premier sauvage qui voudra la prendre, et de former les résolutions les plus généreuses dont un chrétien soit capable. C’est bien là, en effet, la meilleure retraite que j’aie faite de ma vie. Ma seule consolation était l’objet pour lequel j’avais entrepris le voyage ; mon guide, mon soutien, mon refuge, c’était la Providence paternelle de mon Dieu.

Le deuxième jour du voyage, j’aperçus de grand matin en m’éveillant, à la distance d’un quart de mille, la fumée d’un grand feu ; une pointe de rocher nous séparait seulement d’un parti de guerre sauvage. Sans perdre de temps, nous sellâmes nos chevaux et partîmes au grand galop ; enfin nous gagnâmes la côte, et traversant les ravins et le lit sec d’un torrent, nous atteignîmes le sommet sans être aperçus. Nous fîmes ce jour de quarante à cinquante milles sans nous arrêter et nous ne campâmes que deux heures après le coucher du soleil, de crainte que les sauvages, rencontrant nos traces, ne nous poursuivissent. La même crainte nous empêcha d’allumer du feu, il fallut donc se passer de souper. Je me roulai dans ma couverture et je m’étendis sur le gazon en me recommandant au bon Dieu. Mon grenadier, plus brave que moi, dormit bientôt et ronfla toute la nuit comme un soufflet de forge. Quant à moi, j’eus beau me tourner à droite, à gauche, je passai une nuit blanche. Le lendemain au point du jour nous étions déjà en route ; il fallut user des plus grandes précautions, parce que le pays que nous avions à parcourir offrait des dangers très-grands. Vers midi, nouveau sujet d’alarme ; un buffle venait d’être tué, il y avait à peine deux heures, dans un endroit où nous devions passer : on lui avait ôté la langue, les os à moelle, et quelques autres morceaux friands. Nous tressaillîmes d’effroi, en pensant que l’ennemi n’était pas loin ; et cependant nous aurions dû plutôt remercier le Seigneur, qui nous avait ainsi préparé des aliments pour notre repas du soir. Nous nous dirigeâmes du côté opposé aux traces laissées par les sauvages, et la nuit suivante nous campâmes parmi des rochers qui servent de repaire aux tigres et aux ours. J’y fis un bon somme. Pour cette fois la musique assommante de mon compagnon ne me troubla pas.

Nous nous mettions toujours en route de bon matin, mais chaque fois nous eûmes à courir de nouveaux dangers, car nous rencontrions çà et là les empreintes récentes de pieds d’hommes et de chevaux. Vers dix heures nous arrivâmes dans un camp abandonné où il y avait une quarantaine de loges ; les feux n’étaient pas encore éteints ; heureusement nous n’y découvrîmes personne. Enfin nous revîmes le Missouri, dans un endroit où une heure auparavant quelques centaines d’Assiniboins l’avaient traversé. Ce n’est là qu’une faible esquisse du dangereux trajet que j’ai effectué du fort des Corbeaux au fort Union, situé à l’embouchure de la Roche-jaune.

Je racontai un jour ces particularités à un chef sauvage ; il me répondit aussitôt : « Le Grand-Esprit a ses manitous (esprits tutélaires) ; il les a envoyés sur vos pas, au-devant de vous, pour étourdir et mettre en fuite les ennemis qui auraient pu vous nuire. » Un chrétien n’aurait pu mieux me rappeler le beau texte des psaumes : Angelis suis mandavit de te, ut custodiant te in omnibus viis tuis. Jamais je ne me suis aperçu davantage qu’une Providence toute spéciale protège le pauvre missionnaire. Le pays de la Roche-jaune abonde en gibier ; je ne crois pas qu’il y ait dans l’Amérique entière une contrée plus favorable à la chasse. Je me trouvai pendant sept jours au milieu de troupeaux innombrables de buffles. À tout moment j’apercevais des bandes d’élans majestueux bondir dans cette solitude animée, tandis que des nuées de gazelles s’enfuyaient devant nous avec la rapidité du trait. L’ashata ou grosse-corne parut seule ne pas s’inquiéter de notre présence ; ces animaux se reposaient par bandes ou folâtraient sur des projections de rochers escarpés au delà de la portée du fusil. Le chevreuil y est abondant, particulièrement celui à queue noire qu’on ne trouve guère que dans des pays montagneux. C’est un noble et bel animal, couvert d’une robe de couleur brun foncé ; on le voit sauter des quatre pieds à la fois, et ses mouvements sont si vifs, qu’il paraît à peine toucher la terre. Toutes les rivières et ruisseaux que nous traversâmes dans notre course donnaient des marques évidentes que l’industrieux castor, la loutre et le rat musqué étaient encore les possesseurs paisibles de leurs bords solitaires. Les canards, les oies et les cygnes n’y manquaient pas. Ce pays abonde en charbon et en minerai de fer. La Roche-jaune m’a paru sillonnée par de nombreux courants ; elle n’est pas navigable, si ce n’est au milieu de l’été, lorsque les eaux, à la fonte des neiges, se précipitent en torrents du haut des montagnes.

Le fort Union est le plus vaste et le plus beau des forts que la Compagnie des pelleteries possède sur le Missouri ; il est situé à 2,200 milles de St-Louis. Les Messieurs qui y résident nous comblèrent de politesses ; ils ne pouvaient revenir de leur étonnement au sujet du dangereux voyage que nous venions si heureusement de terminer. Pendant notre séjour parmi eux, ils fournirent libéralement à tous nos besoins, et, à notre départ pour le village des Mandans, ils nous chargèrent de toutes sortes de provisions. Je leur en conserverai pendant toute ma vie la plus grande reconnaissance.

Après avoir régénéré quelques enfants métis dans les saintes eaux du baptême, je partis du fort le 23 septembre. Le trajet jusqu’au village des Mandans nous prit dix jours. Le sol que le grand fleuve parcourt est beaucoup plus fertile que celui de la Roche-jaune ; c’est cependant toujours la même vaste prairie, diversifiée par de hautes côtes, ou plutôt par des montagnes entrecoupées de ravins. Les rivières sont à sec pendant une partie de l’année ; mais elles s’enflent à une hauteur prodigieuse dans la saison des pluies. Sur le penchant des côtes et dans les bas-fonds, sur les bords des rivières, on trouve çà et là des bocages riants ; mais en général toute la région ne présente à l’œil qu’une plaine onduleuse, couverte de gazon et de différentes herbes. Le sol y est çà et là imprégné de soufre, de sulfure de cuivre, d’alun et de natron ; les stratifications de terre colorent fortement les rivières qui les traversent, et celles-ci, avec les éboulements des bancs du Missouri, communiquent aux eaux de cet immense fleuve les matières qui les rendent bourbeuses. Il y a dans cette région quelques endroits sablonneux remplis de curiosités naturelles ; j’y remarquai de gros troncs d’arbres et des ossements de différentes espèces d’animaux pétrifiés ; j’y trouvai entre autres un gros crâne de buffle, changé en pierre rouge comme le porphyre. Je l’ai porté à une grande distance ; mais l’embarras que cette charge me causait, et la fatigue des chevaux qui trouvaient à peine de quoi se nourrir dans cette saison de l’année, me forcèrent bientôt à l’abandonner avec regret dans la prairie. J’avais été obligé de faire de même auparavant dans les Côtes-noires et dans les montagnes Rocheuses avec tous les autres objets de curiosité que j’avais ramassés.

Nous rencontrâmes sur notre route un parti de guerre de quinze Assiniboins, qui revenaient d’une expédition infructueuse contre les Gros-ventres du Missouri. C’est dans ces sortes d’occasions que la rencontre des sauvages est principalement dangereuse. Retourner dans leur pays sans chevaux, sans prisonniers, sans chevelures, c’est pour eux le comble du déshonneur et de la honte : aussi nous montrèrent-ils beaucoup de mécontentement et leur regard n’avait rien que de sinistre. Cependant ces sauvages-là sont poltrons, et ils étaient d’ailleurs mal armés. J’étais accompagné de trois hommes du fort qui se rendaient chez les Arikaras avec une bande de chevaux, et quoique nous ne fussions que cinq, chacun de nous mit la main sur son arme, en affectant un air de détermination ; nous eûmes un petit entretien avec eux et nous continuâmes notre route sans être molestés. Le lendemain nous traversâmes, sur les bords du Missouri, une forêt qui avait été en 1835 le quartier d’hiver des Gros-ventres, des Arikaras et des Mandans ; c’était là que ces malheureuses nations avaient été attaquées par l’épidémie, qui, dans le courant de cette année, fit tant de ravages parmi les tribus indiennes : plusieurs milliers de sauvages moururent de la petite vérole. Nous remarquâmes en passant que les cadavres, enveloppés dans des peaux de buffle, étaient restés attachés aux branches des plus gros arbres. Ce cimetière sauvage offrait une vue bien triste et bien lugubre ; il donna occasion âmes compagnons de voyage de raconter plusieurs anecdotes aussi déplorables que tragiques. À deux journées de là nous rencontrâmes les misérables restes de ces trois infortunées tribus. Les Mandans, qui ne forment guère aujourd’hui qu’une dizaine de familles, se sont unis aux Gros-ventres, qui eux-mêmes s’étaient joints aux Arikaras ; ils forment ensemble une population d’environ 3,000. Quelques jeunes gens, nous ayant aperçus de loin, donnèrent avis aux chefs de l’approche d’étrangers. Ils se précipitèrent aussitôt par centaines au-devant de nous ; mais les trois hommes du fort Union se firent connaître, et me présentèrent à leurs chefs en qualité de robe-noire des Français. Ils nous reçurent avec les plus grandes démonstrations d’amitié et nous forcèrent de passer l’après-dînée et la nuit dans leur camp. Les marmites furent bientôt remplies dans toutes les loges, et les morceaux de rôti mis au feu pour fêter notre arrivée. C’était encore ici, comme parmi les Corbeaux, une succession d’invitations aux festins qu’il nous fallut parcourir jusqu’à minuit. S’y refuser eût été le comble de l’impolitesse ; ils nous croient d’ailleurs aussi capables qu’eux-mêmes de manger à toute outrance, et à toute heure du jour et de la nuit. Un sauvage est un être singulier sous ce rapport ; il est insatiable et infatigable ; on le trouve toujours prêt lorsqu’il s’agit de manger ; mais j’ajouterai en même temps que, dans la disette, il est d’une patience admirable, et observe le jeûne le plus rigoureux pendant des semaines entières.

Ces sauvages nous aidèrent le lendemain à traverser le Missouri dans leurs canots de buffle. Ces canots ont la forme d’un panier rond fait de saules entrelacés d’un pouce d’épaisseur, et qu’on couvre d’une peau de buffle. Les femmes conduisent ce bateau de leur fabrique avec beaucoup de dextérité. Le nombre de personnes que ces canots portent est vraiment étonnant. Nos chevaux, qui nous avaient suivis à la nage, s’embourbèrent jusqu’au cou sur la rive opposée ; il fallut un demi-jour de travail pour les retirer de la vase.

Le même soir nous arrivâmes au premier village permanent des Arikaras. Leurs maisons sont très-commodes et spacieuses ; elles sont formées de quatre gros troncs d’arbres dressés et fourchus qui supportent les poutres et une charpente de grosses perches entrelacées d’osiers : toute la construction est couverte de terre. Un trou creusé dans la terre au milieu de la loge sert de foyer, et une ouverture pratiquée au sommet laisse échapper la fumée et admet le jour. Dans l’intérieur, la loge est entourée d’alcôves, semblables aux hamacs d’un navire, et cachées au moyen de peaux en guise de rideaux. À l’extrémité de chaque loge, ou bien sur le sommet, on voit une espèce de trophée de chasse ou de guerre, consistant en deux ou plusieurs têtes de buffles peintes d’une manière bizarre, et surmontées de boucliers, d’arcs, de carquois et d’autres armes.

D’ordinaire ces Arikaras ne portent d’autre vêtement qu’une ceinture. Les jours de fête, ils mettent une belle tunique, des guêtres et des chaussures de peau de gazelle brodées avec l’enveloppe des piquants de porc-épic teinte de vives couleurs ; puis ils se drapent dans un manteau de buffle chargé d’ornements divers, jettent sur l’épaule gauche leur carquois rempli de flèches, et se couvrent la tête d’un bonnet de plumes d’aigle. Celui qui tue un ennemi sur sa propre terre se distingue par des queues d’animaux qu’il s’attache aux jambes. Celui qui tue un ours gris porte les griffes de cet animal en forme de collier ; c’est le plus glorieux trophée d’un chasseur indien. Le guerrier qui revient de l’ennemi avec une ou plusieurs chevelures peint une main rouge en travers d’une bouche, pour montrer qu’il a bu du sang de ses ennemis.

Les guerriers des Arikaras et des Gros-ventres, avant de partir pour la guerre, observent un jeûne rigoureux, ou plutôt ils s’abstiennent totalement de boire et de manger pendant quatre jours. Dans cet intervalle leur imagination s’exalte jusqu’au délire ; soit affaiblissement de leurs organes, soit effet naturel des projets belliqueux qu’ils nourrissent, ils prétendent avoir d’étranges visions. Les anciens et les sages de la tribu, appelés à donner l’interprétation de ces rêves, en tirent des augures plus ou moins favorables au succès de l’entreprise : leurs explications sont reçues comme des oracles sur lesquels l’expédition sera fidèlement réglée. Tant que dure le jeûne préparatoire, les guerriers se font des incisions sur le corps, s’enfoncent dans la chair des morceaux de bois au-dessous de l’omoplate, y attachent des liens de cuir, et se font suspendre à un poteau fixé horizontalement sur le bord d’un abîme qui a cent cinquante pieds de profondeur ; souvent même ils se coupent un ou deux doigts, qu’ils offrent en sacrifice au Grand-Esprit, afin qu’il leur accorde des chevelures dans la guerre qu’ils vont entreprendre. Dans une de leurs dernières escarmouches contre les Siouœ, les Arikaras tuèrent vingt de leurs ennemis et en placèrent les cadavres en tas au milieu de leur village. Alors commença leur grande danse de guerre ; hommes, femmes et enfants y assistaient. Après avoir longuement célébré les exploits de leurs braves, ils se jetèrent comme des bêtes féroces sur ces corps inanimés, les hachèrent en pièces et en attachèrent les lambeaux au bout de longues perches, qu’ils portèrent en dansant jusqu’à ce qu’ils eussent fait plusieurs fois le tour du village.

On ne saurait se faire une idée de la cruauté d’un grand nombre de ces tribus sauvages, dans les guerres continuelles qu’ils font à leurs voisins. Quand ils savent que les guerriers d’une tribu rivale sont partis pour la chasse, ils entrent inopinément dans leur village, massacrent les enfants, les femmes et les vieillards, et emmènent prisonniers tous les hommes qu’ils peuvent conduire. Quelquefois ils se placent en embuscade, et laissent passer tranquillement une partie de la bande ; tout à coup ils jettent un cri affreux et font pleuvoir sur l’ennemi une grêle de balles et de flèches. Un combat à mort commence aussitôt ; ils s’élancent les uns sur les autres le casse-tête et la hache à la main, et font une horrible boucherie, se glorifiant de leur valeur, et vomissant un torrent d’injures contre les malheureux vaincus ; la mort s’y montre sous mille formes hideuses, et ce spectacle, qui glacerait d’épouvante tout homme civilisé, ne fait au contraire qu’enflammer la rage de ces barbares. Ils insultent et foulent aux pieds les cadavres mutilés ; ils arrachent les chevelures, se roulent dans le sang comme des bêtes féroces ; souvent même ils dévorent les membres palpitants de ceux qui respirent encore. Les vainqueurs retournent à leur village entraînant avec eux leurs prisonniers destinés au supplice. Les femmes viennent à leur rencontre en poussant des hurlements épouvantables, dans la supposition qu’elles auront à pleurer la mort de leurs maris ou de leurs frères. Un héraut proclame les détails circonstanciés de l’expédition ; on fait l’appel nominal des guerriers, et leur absence indique qu’ils ont succombé. Alors les cris perçants des femmes se renouvellent et leur désespoir présente une scène de rage et de douleur qui passe l’imagination. La dernière cérémonie est la proclamation de la victoire. Oubliant aussitôt leurs propres malheurs, elles s’empressent de célébrer le triomphe de leur nation ; et par une transition inexplicable, elles passent dans un instant du deuil le plus sombre à la joie la plus extravagante.

Je ne saurais trouver des paroles pour vous décrire les tourments qu’ils infligent au pauvre prisonnier voué à la mort : l’un lui arrache les ongles jusqu’à la racine, un autre lui mord la chair des doigts, fait entrer le doigt déchiré dans son calumet, et en fume le sang ; on leur écrase les doigts des pieds entre deux pierres ; on leur applique des fers rouges sur toutes les parties du corps ; on les écorche vifs, et on se repaît de leurs chairs palpitantes. Ces cruautés continuent pendant plusieurs heures, quelquefois pendant une journée entière, jusqu’à ce que la victime succombe à tant d’affreux tourments. Les femmes, comme de véritables furies, l’emportent souvent en cruauté sur les hommes, dans ces scènes d’horreur. Pendant tout cet horrible drame, les chefs de la tribu sont tranquillement assis autour du poteau où se débat la victime ; ils fument et regardent ces scènes tragiques sans la moindre émotion. Souvent le prisonnier ose braver ses bourreaux avec un sang-froid vraiment stoïque. « Je ne crains point la mort, s’écrie-t-il ; ceux qui redoutent vos tourments sont des poltrons, ils sont au-dessous des femmes. Que mes ennemis soient confondus, ils ne m’arracheront aucune plainte ; qu’ils enragent, qu’ils se désespèrent. Oh ! si je pouvais les dévorer et boire leur sang dans leur crâne jusqu’à la dernière goutte ! »

Nous arrivâmes enfin au grand village des Arikaras, qui n’est qu’à dix milles de celui des Mandans. La Compagnie des pelleteries y a aussi un fort. Je fus surpris de trouver, autour des habitations, de beaux champs de maïs, cultivés avec le plus grand soin. Ces Indiens continuent à fabriquer les mêmes pots de terre (et chaque loge en possède plusieurs) qu’on trouve dans les anciens tombeaux sauvages répandus dans les États-Unis, et que les antiquaires du pays présument avoir appartenu à une race antérieure à celle des sauvages d’aujourd’hui. Les jongleurs ou conjurateurs des Arikaras jouissent d’une grande réputation parmi les Indiens, à cause des tours étonnants qu’ils exécutent pour se donner plus d’importance ; ils prétendent avoir des communications avec l’esprit des ténèbres. Ils plongent le bras jusqu’au coude dans l’eau bouillante, et se préservent de toute brûlure en se frottant préalablement avec le jus d’une certaine racine de plante. Ils font semblant d’avaler des matières enflammées et de se percer de flèches sans se nuire. Un tour me surprit beaucoup, quoique le sauvage ne voulût pas l’exécuter en ma présence, disant que ma médecine (religion) était plus forte que la sienne. Il se fit garrotter les mains, les pieds, les jambes et les bras par mille nœuds ; on l’enferma ensuite dans un grand filet, puis dans une peau de buffle. Celui qui le garrottait lui avait promis son cheval, s’il se débarrassait de ses liens : une minute après il sortit libre de toute entrave, à la grande surprise de tous les spectateurs. Le commandant du fort lui offrit un autre cheval s’il voulait lui communiquer son secret ; il fut pris au mot. « Faites-vous lier, lui dit le sorcier ; j’ai dix esprits invisibles qui sont à mes ordres ; j’en détacherai trois de ma bande pour vous les donner ; ils vous délieront, mais n’en ayez pas peur, car ils vous accompagneront partout. » Le commandant fut déconcerté par ce propos du sauvage et n’osa accepter l’offre.

Le 6 octobre, je me remis en route pour le fort du petit Missouri ou fort Pierre. C’est le grand entrepôt des marchandises de la Compagnie destinées aux besoins des sauvages qui habitent le fleuve. Comme sur la Roche-jaune, je fus encore sans guide dans ce voyage de dix jours. Un Canadien qui devait faire la même route nous accompagna. On s’accoutume par degrés à braver les dangers ; pleins de confiance dans la protection de Dieu, nous cherchions notre chemin dans un pays où il n’y en a aucun de frayé, et nous étions guidés par la boussole à travers ces plages désertes, comme le nautonier sur le vaste Océan. Les habitants du fort avaient bien recommandé d’éviter la rencontre des Jantonnais, des Santees, des Ampapas, des Ogallalas, des Pieds-Noirs et des Sioux. Nous avions cependant à traverser les plaines qu’ils parcourent. Le troisième jour, un parti de Jantonnais et de Santees, qui se tenaient cachés derrière une butte, nous surprit à l’improviste ; mais bien loin de nous faire du mal, ils nous comblèrent d’amitiés, et après avoir fumé avec nous le calumet de paix, ils nous fournirent des provisions pour la route. Le lendemain nous rencontrâmes plusieurs autres partis qui nous témoignèrent tous la même amitié et les mêmes attentions ; ils nous donnèrent la main et nous fumâmes avec eux. Le cinquième jour nous nous trouvâmes dans le voisinage des Sioux-Pieds-Noirs, une tribu détachée des Pieds-Noirs des montagnes. Leur nom seul et la race dont ils descendent nous effrayaient ; nous marchions autant que possible dans les ravins, pour nous dérober à l’œil perçant des sauvages qui rôdaient dans les plaines. Vers midi nous nous arrêtâmes près d’une belle fontaine pour prendre un moment de repos et pour dîner. Comme nous nous félicitions de n’avoir pas encore rencontré ces redoutables Pieds-Noirs, tout à coup un bruit affreux se fit entendre sur la côte qui dominait l’endroit où nous nous étions arrêtés : une bande de Pieds-Noirs, qui depuis plusieurs heures suivaient nos traces, fondit sur nous au grand galop. Ils étaient armés de fusils, d’arcs et de flèches, presque nus, et barbouillés de la manière la plus bizarre. Je me levai aussitôt et je présentai la main à celui que je crus être le chef de la bande : il me dit froidement : « Pourquoi te caches-tu dans ce ravin ? As-tu peur de nous ? » Je lui répondis que nous avions faim et que la fontaine nous avait invités à prendre un moment de repos. Il me regarda avec étonnement, et s’adressant au Canadien qui parlait un peu la langue siouse, il lui dit : « Jamais de la vie je n’ai vu un homme pareil. Qui est-il ? » Ma longue robe noire et la croix de missionnaire que je portais sur la poitrine excitaient particulièrement sa curiosité. Le Canadien lui répondit (dans cette circonstance il était prodigue de grands titres) : « C’est l’homme qui parle au Grand-Esprit. C’est un chef ou robe-noire des Français. » Son regard farouche changea aussitôt : il ordonna à ses guerriers de mettre bas les armes, et chacun me donna la main, Je leur fis présent d’un gros paquet de tabac ; on s’assit en cercle et on fuma le calumet de paix et d’amitié. Il me pria alors de l’accompagner et de passer la nuit dans son village, qui n’était pas à une grande distance. Je le suivis, et arrivé en vue du camp, qui comprenait une centaine de loges, ou environ 1,000 âmes, je m’arrêtai à un quart de mille de distance, dans un beau pâturage sur le bord d’une belle rivière, et j’y établis ma tente. Je fis inviter le grand chef à souper avec moi. Comme je disais le Benedicite, il demanda au Canadien ce que je faisais. Celui-ci répondit que je parlais au Grand-Esprit pour le remercier de nous avoir procuré de quoi manger. Il fit une exclamation d’approbation. Douze guerriers et leur chef proprement habillés se présentèrent bientôt devant ma loge et y étendirent une grande et belle peau de buffle. Le grand chef me prit par le bras, et m’ayant conduit sur la peau, il me fit signe de m’asseoir. Je ne comprenais rien à cette cérémonie, je m’assis pourtant, croyant que c’était une invitation à fumer le calumet avec eux. Jugez de ma surprise, lorsque je vis les douze guerriers saisir cette espèce de tapis par les extrémités, me soulever de terre, et, précédés de leur chef, me porter en triomphe jusqu’au village, où tout le monde fut sur pied en un instant pour voir la Robe-noire. On m’assigna la place la plus honorable dans la loge du chef, et celui-ci, entouré de quarante de ses principaux guerriers, me harangua en ces termes : « Robe-noire, voici le jour le plus heureux de notre vie. C’est aujourd’hui, pour la première fois, que nous contemplons au milieu de nous un homme qui approche de si près du Grand-Esprit ; voici les principaux braves de ma tribu ; je les ai invités au festin que je vous ai fait préparer, afin qu’ils ne perdent jamais la mémoire d’un jour si heureux. » Il me pria ensuite de vouloir encore parler au Grand-Esprit avant de commencer le festin : je fis le signe de la croix et je dis la prière. Tant qu’elle dura, tous les convives sauvages, à l’exemple de leur chef, tinrent les mains levées vers le ciel ; au moment où je la terminai, ils abaissèrent la main droite jusqu’à terre. Je fis demander au chef une explication de cette cérémonie. « Nous levons les mains, me répondit-il, parce que nous sommes entièrement dépendants du Grand-Esprit ; c’est sa main libérale qui fournit à tous nos besoins. Nous frappons ensuite la terre, parce que nous sommes des êtres misérables, des vers qui rampent devant sa face. » Il prit alors dans mon plat un morceau de pomme blanche (racine dont ils se nourrissent) et me le mit dans la bouche avec un petit morceau de viande de buffle.

Je désirais parler à ces braves gens des principaux points du christianisme ; mais l’interprète n’était pas assez versé dans la langue pour rendre mes paroles en sioux. Le lendemain, quoique nous fussions encore à cinq journées du fort, le chef me fit accompagner par son fils et par deux autres jeunes gens, me priant de les instruire. Il désirait absolument de connaître, disait-il, les paroles que j’avais à leur communiquer de la part du Grand-Esprit ; et en même temps ces jeunes gens seraient pour moi une sauve-garde contre les sauvages mal intentionnés.

Deux jours après, nous rencontrâmes un sauvage chargé de viande de vache. Voyant que nous étions sans provisions, il jeta sa charge à terre en nous priant de vouloir l’accepter, « car, nous disait-il, vous approchez du fort, où le gibier est très-rare. »

Nous arrivâmes au fort Pierre le 17 octobre.

Voici les noms des principaux chefs que nous rencontrâmes sur notre route : le Corbeau-de-fer, le Bon-Ours, la Main-du-chien, les Yeux-noirs, l’Homme qui ne mange point de vache, l’Homme qui marche nu-pieds. Ce dernier est le chef des Pieds-Noirs. Les principales rivières que nous avons traversées pendant ce trajet sont : la rivière du Cœur, la rivière au Boulet, la rivière Grande, le Moreau et la grande Sheyenne.

Après avoir passé quelques jours au fort Pierre, je me remis en route pour le fort Vermillon, dans la compagnie de deux Canadiens. Les plaines que nous traversâmes étaient presque entièrement dénuées de bois ; souvent nous fûmes obligés d’apprêter nos aliments avec du foin qu’il fallait faire flamber constamment. Nous ne rencontrâmes que très-peu de sauvages dans ce voyage de 19 jours : la plaine était brûlée. Nous traversâmes la rivière de Médecine, la rivière de la Chapelle, la rivière de Jacques et le Vermillon.

La nation siouse est très-nombreuse et guerrière ; elle se divise en plusieurs tribus. Sur les meilleures informations que j’ai pu obtenir, les Santees et les Jantons sont au nombre de 3,000, les Jantonnais 4,300, les Pieds-noirs 1,500, les Ampapas 2,000, les Brûlés 2,500, les Sausares 1,000, les Minnikanjoos 2,000, les Ogallalas 1,500, les Deux-Chaudières 800, les Saoyns 2,000, les Unkepatines 2,000. Ce sont là les Sioux du Missouri. On en trouve encore de huit à dix mille sur le Mississipi, dispersés en différentes bandes, depuis la rivière des Moines jusque sur la rivière Rouge.

La forme des loges sauvages est digne d’attention ; chaque tribu a une forme différente, qu’il est facile de reconnaître. L’extérieur des loges siouses est gai ; elles sont peintes en lignes onduleuses rouges, jaunes et blanches, ou décorées de figures de chevaux, de cerfs et de buffles, de lunes, de soleils et d’étoiles.

Parmi les Sioux, comme parmi les Arikaras, les guerriers qui se préparent à une expédition sont soumis à un jeûne très-rigoureux de plusieurs jours. Ils ont à cet effet une loge religieuse où ils étendent une peau de buffle et plantent un poteau peint en rouge ; au sommet de la loge est attachée une peau de veau contenant toutes sortes de devises. Là, pour obtenir le secours du Grand-Esprit, ils se percent le sein, y passent des cordes de cuir, s’attachent au poteau, et font ainsi plusieurs fois le tour de la loge en dansant au son du tambour, chantant leurs exploits guerriers, et faisant tourner leurs massues au-dessus de leurs têtes. D’autres se font de fortes incisions sous l’omoplate, font passer des cordes à travers les plaies, et traînent deux grosses têtes de buffle sur une éminence, située à environ un mille de distance du village ; là ils dansent jusqu’à ce qu’ils tombent en défaillance. Une dernière offrande avant le départ consiste à se couper en différentes parties du corps de petits morceaux de chair qu’ils offrent au soleil, à la terre, aux quatre points cardinaux, pour se rendre favorables les Manitous, ou esprits tutélaires des différents éléments.

Le Sioux qui se querelle ou meurt dans un état d’ivresse, ou victime de la vengeance d’un compatriote, ne reçoit pas les honneurs ordinaires de la sépulture ; on l’enterre sans cérémonie et sans provisions. Expirer en combattant les ennemis de la nation est pour eux la mort la plus glorieuse. Les cadavres sont alors enveloppés de peaux de buffles, et placés sur des estrades près de leurs camps ou des grands chemins. J’ai tout lieu de croire, d’après plusieurs entretiens que j’ai eus sur la religion avec les chefs de différentes tribus, qu’une mission parmi eux aurait les résultats les plus consolants.

À mon arrivée au fort Vermillon, un parti de guerre Santee revenait d’une excursion contre mes chers Potowatomies de Council-Bluffs ; ils rapportaient une chevelure. Les meurtriers s’étaient charbonnés des pieds jusqu’à la tête, à l’exception des lèvres, qui étaient frottées de vermillon. Fiers de leur victoire, ils exécutèrent leur danse au milieu du camp, portant la chevelure au bout d’une longue perche. Je parus tout à coup en leur présence et les invitai à se réunir en conseil. Là je leur reprochai vivement leur infidélité à la promesse solennelle qu’ils m’avaient faite, l’année précédente, de vivre en paix avec leurs voisins les Potowatomies. Je leur fis sentir l’injustice qu’ils commettaient en attaquant une nation paisible, qui ne leur voulait que du bien, qui même avait empêché leurs ennemis héréditaires les Ottoes, les Pawnees, les Sancs, les Renards et les Aouways de venir fondre sur eux. Enfin je leur recommandai d’employer tous les moyens pour opérer une prompte réconciliation, et pour éviter de terribles représailles dont ils ne manqueraient pas de devenir les victimes, assuré que j’étais que bientôt les Potowatomies et leurs alliés viendraient tirer vengeance de leur parjure, et peut-être anéantir toute leur tribu. Confus de leur faute et en redoutant les conséquences, ils me conjurèrent de leur servir encore une fois de médiateur, et d’assurer les Potowatomies de leur résolution sincère d’enterrer à jamais leurs casse-têtes.

Le lendemain, 14 novembre, accompagné d’un métis iroquois, je m’embarquai sur le Missouri dans un canot ; car mon cheval, excédé de fatigue, était incapable de me porter plus loin. Les neiges et le froid, qui survinrent, remplirent le fleuve de glaçons qui, s’entre-choquant avec les chicots dont le fleuve est rempli, rendirent la navigation doublement dangereuse. Nous étions encore à 300 milles de Council-Bluffs, le premier établissement qu’on rencontre après le Vermillon, et dans une région où tous les foins des prairies et les herbes des forêts avaient été brûlés par les Indiens jusqu’aux bords du fleuve, et d’où par conséquent tous les animaux s’étaient retirés. Nous tuâmes cependant un beau chevreuil qui semblait embarrassé et se tenait immobile sur le bord de la rivière comme pour recevoir le coup mortel. Cinq fois nous fûmes sur le point de périr et d’être renversés contre les nombreux chicots au milieu desquels les glaçons nous entraînaient malgré tous nos efforts. Nous passâmes dix jours dans cette dangereuse et inquiétante navigation, dormant la nuit sur des bancs de sable et ne faisant que deux repas, le soir et le matin ; encore n’avions-nous pour toute nourriture que des patates gelées et un peu de viande fraîche. La nuit même de mon arrivée chez nos Pères à Council-Bluffs, le fleuve se ferma.

Ce serait en vain que j’essayerais de rendre ce que j’éprouvai en me retrouvant au milieu de mes frères, après avoir parcouru 2,000 lieues flamandes, au milieu des plus grands dangers et à travers les pays des nations les plus barbares. J’eus cependant la douleur de remarquer les dégâts que des hommes sans principes, des vendeurs de boisson, avaient causés dans cette mission naissante : l’ivresse, et d’un autre côté les invasions, des Sioux avaient fini par disperser mes pauvres sauvages. En attendant des circonstances plus heureuses, les bons Pères Verreydt et Hoecken s’y occupent des soins de leur saint ministère au milieu d’une cinquantaine de familles qui ont eu le courage de résister à ces deux ennemis. Je me suis acquitté auprès d’eux de ma commission de la part des Sioux, et j’ose espérer qu’à l’avenir ils seront tranquilles de ce côté-là.

Je quittai Council-Bluffs le 14 décembre pour me rendre à Westport, ville frontière du Missouri. Je n’ai rencontré ni obstacle, ni accident, sur les terres des Ottoes, des Aouways, des Sancs, des Kickapous, des Delawares et des Shawanous, que j’ai traversées. La nuit du 22, je me trouvai chez le P. Point, à Westport. Le lendemain, je pris la diligence dans la ville d’Indépendance, et la veille du nouvel an, j’arrivai au milieu de mes chers collègues à l’université de St-Louis.

Je me prépare maintenant à retourner à cette vigne inculte du Seigneur. Je partirai de bonne heure dans le printemps, accompagné de deux Pères et de trois frères de notre communauté. Vous savez qu’une pareille entreprise ne peut s’exécuter sans des moyens pécuniaires proportionnés ; et c’est un fait que je n’ai rien d’assuré : toute mon espérance est dans la Providence et dans le zèle de mes amis : j’espère qu’ils ne me manqueront pas. Je sais que vous vous intéressez beaucoup à cette œuvre méritoire ; c’est pourquoi je prends la liberté de la recommander à votre-générosité et à celle de vos amis ; la moindre contribution sera un secours efficace.

Je me recommande, ainsi que mes chers néophytes, à vos ferventes prières et saints sacrifices, et suis, etc.


P. J. De Smet, S. J.