Voyages (Garneau)/Introduction

Imprimerie de Léger Brousseau (p. 9-22).

INTRODUCTION


Mes premiers souvenirs se rattachent à des guerres ou à des voyages. J’avais à peine quatre ou cinq ans, lorsqu’un jour je vis entrer mon père triste et fatigué, d’une excursion commerciale vers le bas du Saint-Laurent, qui n’avait pas été heureuse. Il raconta à ma mère comment il avait manqué de périr, avec sa goëlette, par la faute d’un vieil ivrogne, nommé Lelièvre, qui s’était donné pour pilote. Plus tard la peinture qu’il faisait à ses amis du pays qu’il avait visité dans ces parages, encore plus sauvages et déserts alors qu’aujourd’hui, frappait vivement ma jeune imagination.

Dans le même temps, le mouvement des troupes à Québec, leurs allées et leurs venues, occasionnées par la guerre avec les États-Unis, fournissaient de nouvelles scènes qui m’intéressaient vivement par l’éclat bruyant du spectacle.

Cette guerre réveillait dans les cœurs les souvenirs du passé. Les vieillards aimaient à raconter les exploits de leurs pères et les épisodes de la guerre de la conquête. Mon vieil aïeul, courbé par l’âge, assis sur la galerie de sa longue maison blanche, perchée au sommet de la butte qui domine la vieille église de Saint-Augustin, nous montrait de sa main tremblante le théâtre du combat naval de l’Atalante avec plusieurs vaisseaux anglais, combat dont il avait été témoin dans son enfance[1]. Il aimait à raconter comment plusieurs de ses oncles avaient péri dans les luttes héroïques de cette époque, et à nous rappeler le nom des lieux où s’étaient livrés une partie des glorieux combats restés dans ses souvenirs.

Je grandissais au milieu de ces événements et de ces discours, avec le goût des voyages et de cette incessante mobilité qui forme aujourd’hui le trait caractéristique de l’habitant de l’Amérique du Nord. Si les circonstances ou la fortune ne me permettaient pas encore de parcourir ces lacs, ces fleuves grandioses que nos pères avaient découverts dans le Nouveau-Monde, de visiter cette ancienne France, d’où ils venaient eux-mêmes, je me promettais bien de saisir la première occasion qui s’offrirait pour accomplir au moins une partie de mes vœux, et aller saluer le berceau de mes ancêtres sur les bords de la Seine.

Pendant mon cours de droit, une occasion me permit de satisfaire une partie de mes désirs. Je la saisis avec toute l’ardeur d’un jeune homme de 19 ans.

Je partis de Québec dans le mois d’août 1828, sur un brick de commerce, pour Saint-Jean, Nouveau-Brunswick.

Nous descendîmes le Saint-Laurent, passâmes par le Détroit de Canso, qui sépare le Cap-Breton de la Nouvelle-Écosse, cette ancienne Acadie, dont le berceau fut éprouvé par tant d’orages, et nous côtoyâmes cette dernière contrée, devant laquelle nous essuyâmes un grain de quelques heures, qui me donna une idée d’une tempête sur mer.

De Saint-Jean, qui n’était alors qu’un gros bourg, je me rendis à Boston sur un navire, en touchant à Portland. De Boston j’atteignis, par terre, New-York, où je séjournai deux ou trois semaines, visitant ses parcs, ses rues, ses quais, ses bibliothèques, ses théâtres, ses environs, toutes choses qui ont fait depuis lors d’immenses progrès en embellissements et en étendue. La population de New-York était alors de 200,000 âmes ; elle est aujourd’hui de 600,000. Les États-Unis sont destinés à devenir une Chine Occidentale[2]. De New-York je me dirigeai sur Buffalo, en passant par Albany, Troy, Schenectady, Utica, Rome, Syracuse et Rochester, toutes villes nées à peine et dont la plupart sont aujourd’hui considérables. Buffalo, incendiée dans la dernière guerre, ne faisait que commencer à sortir de ses cendres. J’avais devant moi les eaux du lac Érié, une de ces mers douces qu’on ne trouve point dans l’ancien monde. Je me hâtai d’arriver à la chute de Niagara, plus grandiose encore par la masse d’eau qui se jette dans un précipice d’un mille de largeur, que par la profondeur de l’abîme.

Le pays, de Niagara à Lewiston et Toronto, incendié, comme Buffalo, dans la guerre de 1812, avait servi de théâtre à une foule de combats. On y avait élevé une colonne au général Brock sur les hauteurs de Queenston, au pied desquelles il avait été tué. Ce monument donnait à la contrée cet intérêt historique qui a tant de charme pour le voyageur. La longueur du lac Ontario, le plus petit de nos grands lacs, (60 lieues,) fait juger assez des proportions de la nature canadienne. Ces lacs, la chute de Niagara, le Saint-Laurent, son golfe, sont taillés sur le gigantesque et conviennent parfaitement à la bordure colossale qui les encadre. En effet, d’un côté, au nord, ce sont des forêts mystérieuses, dont les limites sont inconnues ; de l’autre, à l’ouest, ce sont encore des forêts qui appartiennent au premier occupant, Anglais ou Américain ; au sud, c’est une république dont le territoire excède de beaucoup celui de toute l’Europe ; à l’est, c’est la mer, la mer brumeuse, orageuse, glacée de Terreneuve et du Labrador. L’infini semble régner sur nos frontières.

Je pensais à l’immensité de ces contrées lorsque je descendais le lac Ontario, sur lequel on fait usage du compas, pour se diriger, comme sur l’Océan. J’atteignis enfin Kingston, l’ancien Frontenac des Français, et je rentrai à Québec, après avoir parcouru une petite portion de cette Nouvelle-France d’autrefois, et cependant j’avais fait près de 700 lieues de chemin par terre et par eau.

Cette rapide excursion, dans laquelle j’avais traversé des nations à leur berceau, côtoyé des rives encore sauvages, circulé au milieu de forêts à moitié abattues, surtout entre Albany et Buffalo, forêts qui avaient abrité autrefois les barbares indigènes, ces indomptables Iroquois, dont on apercevait encore çà et là quelques fantômes décrépits, me donnait une idée vaste de l’avenir de ce nouvel empire, jeté par Champlain sur la voie du temps. Tout le monde était occupé, dans ces grands territoires, à fonder des villes, à agrandir les ports, à cultiver les campagnes, et me rappelait ces beaux passages de Fénélon : « Télémaque regardait avec admiration cette ville naissante, semblable à une jeune plante qui, ayant été nourrie par la douce rosée de la nuit, sent, dès le matin, les rayons du soleil qui viennent l’embellir ; elle croit, elle ouvre ses tendres boutons, elle étend ses feuilles vertes, elle épanouit ses fleurs odoriférantes avec mille couleurs nouvelles ; à chaque moment qu’on la voit, on y trouve un nouvel éclat. Ainsi florissait la nouvelle ville d’Idoménée sur le rivage de la mer ; chaque jour, chaque heure, elle croissait en magnificence, et elle montrait de loin aux étrangers, qui étaient sur la mer, de nouveaux ornements d’architecture qui s’élevaient jusqu’au ciel. Toute la côte retentissait des cris des ouvriers et des coups de marteaux ; les pierres étaient suspendues en l’air par des grues avec des cordes. Tous les chefs animaient le peuple au travail, dès que l’aurore paraissait…

« Dans ce port on voit comme une forêt de mâts de navires, et ces navires sont si nombreux qu’à peine peut-on découvrir la mer qui les porte. Tous les citoyens s’appliquent au commerce et leurs grandes richesses ne les dégoûtent jamais du travail nécessaire pour les augmenter. »

C’est au milieu de tout ce bruit que retentit sans cesse la hache du défricheur. Tout marche avec tant de rapidité, que les villes et les villages s’élèvent et changent d’aspect d’une heure à l’autre. Après avoir parcouru ainsi quelques parcelles de l’Amérique, le désir de voir l’Europe, à laquelle l’Amérique doit tout ce qu’elle est, augmentait chez moi à mesure que j’en voyais la réalisation plus probable. Enfin, cet heureux moment arriva, et c’est le résumé de mes courses et de mes observations en France et en Angleterre, que j’ose présenter au lecteur dans l’ouvrage qui va suivre. Je ne puis prétendre enseigner rien de nouveau sur des peuples et des contrées dont les auteurs, cent fois plus habiles et plus instruits que moi, ont fait des peintures qui ne périront pas. Mais on pourra prendre quelqu’intérêt à suivre, dans ces faibles esquisses, les impressions d’un voyageur sorti d’une société où l’uniformité et l’égalité sont à peine troublées, où les traits de la civilisation ne se montrent encore que sous les formes de l’utilité, si je puis m’exprimer ainsi, et qui se trouve jeté tout à coup au milieu d’une civilisation très-avancée, très-artificielle, et où l’uniformité et l’égalité n’existent pour ainsi dire nulle part.

On aurait aimé, peut-être, à connaître mes impressions sur une société où vainqueurs et vaincus sont confondus depuis des siècles, et ne forment plus qu’une masse homogène, et mes idées sur le sort que l’avenir destine à notre race en Canada. On aurait été bien aise de savoir quelle conclusion j’avais tirée, au milieu des monuments du moyen-âge, de la fusion des races en France et en Angleterre, races dont la diversité ne consiste plus qu’en quelques vieux parchemins et quelques tombeaux gothiques, oubliés au fond des vieilles cathédrales. J’ai voulu satisfaire le lecteur à cet égard ; mais après avoir entamé ce travail, je me suis aperçu qu’il formerait une trop longue digression dans une relation de voyageur, et j’ai dû l’abandonner. J’en ferai peut-être une œuvre spéciale quelque jour.

Dans la relation qui va suivre, je serai aussi précis que la nature du sujet le permet. J’ai fait tous mes efforts pour accomplir la tâche que je me suis imposée de manière à satisfaire le public. J’espère qu’il voudra bien m’accorder en retour sa sympathique indulgence.

Je n’ai visité, comme je l’ai dit, que l’Angleterre et une partie de la France ; mais j’ai résidé près de deux ans à Londres, et j’ai été à même d’observer bien des choses qui échappent au voyageur qui ne fait que passer.


  1. Ce combat se livra en 1760, vis-à-vis la Pointe-aux-Trembles.
  2. En 1775 il y avait trois millions d’habitants : cette population a doublé huit fois depuis. À ce compte il y aura, vers 1925, deux cent millions d’habitants ; mais cet accroissement se ralentira probablement.