Imprimerie de Léger Brousseau (p. 23-74).

VOYAGES



I


L’auteur s’embarque à Québec pour Londres. — Le fleuve Saint-Laurent. — Le golfe. — Banc de Terreneuve. — Passe-temps dans la traversée. — Une tempête. — Arrivée sur les côtes d’Angleterre. — Entrée dans la Tamise. — L’auteur débarque à Gravesend. — Il se rend à Londres en steamer. — Situation et statistique en cette ville. — Première promenade dans la capitale ; ses rues, ses monuments. — Whitehall — Église de Westminster. — Parlement. — Rue et parc du Régent. — Théâtres. — Mad. Vestris et Liston. — Visite à M. Viger. — MM. les abbés Desjardins et de la Porte…


L’Europe conservera toujours de grands attraits pour l’homme du Nouveau-Monde. Elle est pour lui ce que l’Orient fut jadis pour elle-même, le berceau du génie et de la civilisation. Aussi le pèlerinage que j’entreprenais au-delà des mers avait-il, à mes yeux, quelque chose de celui qu’on entreprend en Orient, avec cette différence que là on va parcourir des contrées d’où la civilisation s’est retirée pour s’avancer vers l’Occident, et que j’allais visiter en France et en Angleterre, cet Orient de l’Américain, des pays qui sont encore au plus haut point de leur puissance et de leur gloire. Si ces contrées n’ont pas l’attrait mélancolique des ruines de la Grèce et de l’Égypte, elles ont celui qu’offre le spectacle de villes populeuses et magnifiques, assises au milieu de campagnes couvertes d’abondantes moissons. Enfin, j’allais voir défiler sous les bronzes de Hyde-Park et de la place Vendôme, les fiers guerriers eux-mêmes dont ces monuments retracent solennellement l’histoire.

Je m’embarquai à Québec, pour Londres, dans le navire Strathisla, le 20 juin, 1831. Ce navire était commandé par le capitaine Bonyman, navigateur écossais, qui avait déjà fait plusieurs fois le voyage au Canada. Il y avait un autre passager à bord, le lieutenant d’artillerie Marlay ; c’était un grand jeune homme fort gai, à qui j’avais vu jouer la comédie sur nos théâtres de société avec beaucoup de facilité et d’entrain. Nous eûmes bien vite fait connaissance, comme c’est la coutume en voyage, et nous devînmes aussi bons compagnons que peuvent l’être un Français et un Anglais qui sortent du Canada.

Nous levâmes l’ancre à une heure et demie de l’après-midi, et déjà le soir nous avions passé tous les vaisseaux qui avaient mis à la voile dans la matinée. Malgré l’habitude on trouve toujours le spectacle qu’offrent Québec et ses environs plein de grandeur et de poésie. La rivière Saint-Charles, la Pointe-Lévy, l’île d’Orléans, Beauport, les Laurentides, au milieu desquels le Saint-Laurent s’épanouit dans un vaste bassin, forment en face de la ville un tableau dont la magnificence augmente nos regrets lorsqu’il faut le quitter. En descendant, de la Pointe-Lévy à Rimousky, la rive droite du Saint-Laurent s’abaisse, le long du fleuve, presqu’au niveau de l’eau ; mais en arrière, le terrain s’élève légèrement en amphithéâtre, et dessine sur le ciel une ligne plus ou moins ondulée. La rive gauche du fleuve est formée des Laurentides, chaînes de montagnes, qui se prolonge jusqu’au Labrador. Ce sont des caps plus ou moins élevés, plus ou moins capricieux, dont le fleuve baigne le pied, et dont le sommet et les pentes sont hérissés, sur quelques points, de maisons blanches et de clochers, entre Beauport et le Saguenay. Dès la première nuit de notre départ le vent changea et il fallut jeter l’ancre sous l’île aux Grues. N’ayant rien de mieux à faire, nous débarquâmes dans l’île le lendemain, M. Marlay, le capitaine, le pilote et moi. Nous y fûmes accueillis avec politesse par un des habitants, M. Painchaud, à qui le pilote nous présenta. C’était un cultivateur aisé qui vivait entouré de ses enfants, jeunes filles pleines de grâces qu’il avait fait élever avec soin chez les Ursulines de Québec. Rien de moins rustique que cette famille, rien de plus pittoresque que les paysages au milieu desquels s’élevait leur maison. Nous retournâmes à notre vaisseau fort contents de notre excursion.

Le vent étant revenu à l’ouest bientôt après, nous remîmes à la voile. Dès le 23, nous étions en vue de l’île déserte et sauvage d’Anticosti, que nous laissâmes derrière nous le lendemain. De Québec au Bic, espace de soixante lieues, le fleuve est hérissé çà et là d’îles et de rochers qui demandent l’attention du pilote. Quelques-uns de ces rochers portent le nom de Piliers. Je les aperçus le matin à travers la brume. Quoique peu élevés, voilés comme ils l’étaient par les brouillards, qui n’en laissaient paraître que quelques points noirs et allongés vers le ciel, ils formaient un effet de perspective très pittoresque. Plus on descend le Saint-Laurent plus ce fleuve en impose par sa majestueuse grandeur, (il a vingt lieues de large à son embouchure), et par la silencieuse solennité de ses rives. Ces rives conservaient encore depuis la Malbaie et le Bic en descendant l’aspect sauvage et abandonné qu’elles avaient du temps de Jacques-Cartier. Elles sont abruptes et élevées, et l’on aperçoit, dans le lointain, dernière celle du sud, les Chick-Saws, montagnes dont quelques sommets atteignent une hauteur de 4000 pieds. Le golfe par lequel le fleuve se jette dans la mer, a près de cent cinquante lieues de longueur sur cent de largeur. Il contient des îles qui formeraient des provinces. L’île d’Anticosti a cinquante lieues de longueur. Les îles réunies du Prince-Édouard occupent presqu’autant de place, et Terreneuve et le Cap-Breton, sont comme les colonnes de ce grand vestibule, en face de l’Atlantique.

Le 25, nous fûmes jetés par un vent très-frais, dans une des baies de Terreneuve, celle de Saint-George ; nous pûmes cependant nous en éloigner. Nous doublâmes le Cap-Ray, au sud de cette baie, en compagnie du brick le Francis, pour entrer bientôt en plein océan. Le 27, nous passions devant l’île de Miquelon, qui rappela de tristes souvenirs à nos matelots. C’était sur les récifs de ce rocher qu’avait eu lieu, quelques années auparavant, l’affreux naufrage du Fullwood, dans lequel avait péri le nommé Martinicio, l’un de nos concitoyens. Le capitaine nous montrait de la main ces noirs récifs où blanchissait la mer.

Le vent nous fut propice jusqu’au 4 juillet. Nous passions les journées à causer, à lire, à regarder les aspects toujours changeants des terres, tant que nous en eûmes sous les yeux, et les soirées à faire la partie de whist. Je parcourais au milieu de nos loisirs quelques livres que j’avais mis dans mes malles. C’était surtout des livres anglais, afin de me familiariser plus que je ne l’étais avec la langue de l’un des pays que j’allais visiter. C’étaient Byron, Prior et Newton, ce prince de l’astronomie. C’est sur l’océan que le mécanisme de l’univers paraît immense, et qu’il est nécessaire de le connaître pour retrouver sa route. En effet, sur la mer l’on erre comme au milieu du vide ; l’on flotte sur l’abîme, pour nous servir des termes de l’Écriture. Dans un beau jour, rien de plus doux, de plus suave, de plus gracieux que l’océan ; dans un jour de tempête, rien qui offre plus l’image de la colère de Celui qui est parce qu’il est.

Byron a fait de beaux vers sur la mer, sur cet océan dont il était lui-même si épris, et dont les dangers anoblissaient à ses yeux la carrière indépendante du pirate. Il donne au forban une physionomie romantique. À côté du corsaire, ses gros et révérends ministres de village deviennent des personnages fort égoïstes et fort ridicules. Byron est à plus d’un titre le Voltaire romanisé du 19e siècle. Il ne démolit pas en faisant rire, mais en enivrant d’héroïsme et de liberté.

Ici M. Garneau cite une quarantaine de vers de Byron, puis il ajoute :

Ce chant me fait penser à la vie aventureuse et romanesque de nos anciens voyageurs. Quelle source de poésie que les courses et les découvertes de ces braves chasseurs, qui, s’enfonçant dans les solitudes inconnues du Nouveau-Monde, bravaient les tribus barbares qui erraient dans les forêts et les savanes, sur les fleuves et les lacs de ce continent encore sans cité et sans civilisation. Un jour sans doute, l’imagination des Français marchant sur les traces de Chateaubriand dans son beau poème d’Atala, s’emparera de ce nouveau champ, comme a déjà commencé à le faire le romancier américain Cooper avec tant de succès. Ce champ nous appartient bien plus légitimement qu’à nos voisins.

Lorsque je quittais Byron pour prendre Prior, il me semblait que je quittais l’Orient pour l’Angleterre du 18e siècle, de ce siècle des perruques à boudins et des culottes courtes. Je ne voyais dans le poème de Salomon de Prior, rien des sentiments et du coloris d’une civilisation antique et orientale. Byron savait bien mieux chanter la fille de Jephthé ou la harpe de David. Salomon prend sous le pinceau de Prior des formes et des idées beaucoup trop modernes. Prior n’était bien à lui que lorsqu’il s’emportait contre les Français ; le feu qui l’animait le rendait alors plus facile et plus naturel.

Nous nous trouvâmes bientôt sur une portion de l’océan qui a largement contribué à la nourriture de l’homme depuis trois siècles, les bancs de Terreneuve. Ces bancs qui commencent aux côtes du Labrador et s’étendent vers le sud, sont couverts de trente à quarante brasses d’eau. Des milliers de barques en parsèment la surface dans la saison convenable pour la pêche de la morue. Cette pêche a commencé immédiatement après la découverte de l’Amérique, et le nombre des pêcheurs était déjà si grand en 1500, qu’on pourrait croire qu’ils avaient devancé Colomb dans ces mers.

Nous avions traversé à peine ces bancs poissonneux, lorsque le 4 juillet s’ouvrit avec un ciel couvert et tous les signes d’une journée orageuse. En effet, une tempête furieuse s’éleva dans la matinée. Tous les matelots montèrent dans les mâts, toutes les voiles hautes furent serrées, tous les ris furent pris dans les voiles basses, au bruit toujours croissant des flots et de la bourrasque. Pendant ce temps-là, le vaisseau couché sur le côté glissait ou plutôt plongeait et se relevait avec la légèreté du daim sur les immenses vagues de l’océan, qui, en se brisant sur les flancs, déferlaient sans cesse avec fracas sur son pont. Lorsque nous étions sur la cime des vagues, un large ravin s’ouvrait devant nous comme pour nous engloutir, et puis tout à coup les ondes semblaient céder sous le poids du navire, qui fendait l’écume tremblante en laissant un long sillon tourbillonnant derrière lui, et nous nous retrouvions bientôt sur une nouvelle cime écumeuse en face d’un nouvel abîme. En même temps, le vent passait sans cesse dans nos agrès avec ce sifflement aigu qui ressemble beaucoup à celui d’un boulet lancé par une pièce d’artillerie. Le matelot est silencieux sur mer, surtout en ces moments-là ; on n’entendait, de temps à autre, que la voix du capitaine ou du second donnant des ordres.

Enveloppé dans mon manteau, appuyé sur un des sabords de la poupe, près du timonier, je ne pouvais m’empêcher d’admirer l’intelligence courageuse de l’homme dans une pareille lutte. Nulle part elle ne me paraît plus imposante, si on la compare avec la puissance des éléments qu’elle a à combattre.

Le vent souffla ainsi avec violence jusqu’au lendemain à 4 heures de l’après-midi, qu’il tourna au nord-ouest en se calmant presque tout-à-fait, sans que notre navire cessât pour cela d’être agité ; car n’étant plus soulevé par le vent, il roulait maintenant sur la mer de manière que les flots couvraient tantôt un côté du pont, tantôt l’autre, tandis que les voiles et les manœuvres pendantes battaient les mâts. Nous restâmes ainsi je ne sais combien de temps. Enfin la mer reprit peu à peu son assiette ordinaire, nous rajustâmes notre gréement, et la brise s’élevant, nous pûmes continuer notre route.

La rapidité de notre marche nous fit bien vite oublier ces petits désagréments, qui sont les événements dramatiques du touriste, et, le 11, nous entrions déjà dans la Manche. Là le vent devint capricieux ; nous allions d’un côté et de l’autre. Nous passâmes deux vaisseaux de guerre russes et une frégate, portant pavillon blanc avec croix de Saint-André dedans. Un peu plus tard nous apercevions les côtes d’Angleterre, près de Plymouth. À la vue de cette fière Albion, toute l’histoire de son passé se déroulait dans ma mémoire, et me rappelait les grands événements qui avaient illustré les lieux dont nous nous approchions. Plus loin, devant Portsmouth, nous trouvâmes trois vaisseaux de ligne, trois soixante-quatorze, et quatre frégates en croisière vigilante, les yeux fixés sur cette France révolutionnaire, qui venait encore de jeter un troisième trône aux quatre vents du ciel. Le 15, vers le soir, nous étions devant Portland. Nous avions été abordés, dans la journée, par des pêcheurs, qui nous avaient vendu des huîtres et des crabes que nous trouvâmes excellents.

Nous laissâmes, dans la nuit, avec une grande brise de sud-ouest, l’île de Wight derrière nous, et le lendemain nous passions devant les côtes de Hastings. À ce nom, je me rappelai la fameuse bataille de l’an de grâce 1066, et je crus voir briller en l’air cette épée dont parle Thierry : « Un normand, appelé Taillefer, poussa son cheval en avant du front de bataille, et entonna le chant, fameux dans toute la Gaule, de Charlemagne et de Roland. En chantant, il jouait de son épée, la lançait en l’air avec force, et la recevait dans sa main droite ; les Normands répétaient ses refrains ou criaient : Dieu aide ! Dieu aide ! »

À Dungeness, nous prîmes un pilote nommé Wood. C’était un homme mince, haut de six pieds au moins, et qui avait un peu l’air américain. Pour être pilote en Angleterre, me disait-il, il faut servir sept ans à bord d’un bâtiment, être capitaine un an ou second deux ans ; cette épreuve ne lui paraissait pas trop longue. À huit heures du soir, le 16, nous passions sous le château de Douvres, qui couronne les hauteurs blanchâtres et crayeuses de cette ville, et un peu plus tard nous jetions l’ancre à Downes, à l’entrée de la Tamise.

Nous la relevons le lendemain à huit heures du matin pour remonter le fleuve. Nous voyons les villes et les villages se succéder sans cesse sur les deux rives à mesure que nous avançons. Ici, c’est Margate, petite ville qui me paraît assez jolie ; là c’est Sheerness, où se trouve l’un des plus grands chantiers de construction de la marine royale. Plus haut, de l’autre côté de la Tamise, au fond d’une baie, c’est Rochford : plus haut encore, c’est Gravesend, Greenwich, etc. Sur la rivière Medway, qui tombe dans la Tamise, s’élève Chatham, fameux par ses chantiers de construction qui occupent 3 ou 4000 ouvriers. Cette ville est fortifiée et possède un arsenal et des magasins considérables remplis de cordages, de chanvre, de lin, de goudron, de résine et d’armes de toutes sortes pour la marine, tels que canons, fusils, sabres, boulets, etc. On voit dans la distance les immenses toits pointus qui couvrent les vaisseaux laissés sur les chantiers jusqu’à ce que les besoins de la guerre obligent de les armer. Nous passons devant Deal le 17 au matin, et nous jetons l’ancre encore une fois le lendemain au-dessus de Nore, vis-à-vis de Sheerness.

La Tamise si étroite en comparaison de nos fleuves américains, est profonde pour sa largeur, et les plus gros vaisseaux peuvent la remonter jusqu’à Londres. Elle était couverte de navires et d’embarcations de toutes sortes, au milieu desquels couraient dans tous les sens une multitude de bateaux à vapeur qui lançaient dans les airs des colonnes de fumée.

Nous débarquons, M. Marlay, et moi, le 19 à Gravesend, où nous passons la nuit. J’avais hâte de mettre le pied sur cette vieille terre d’Europe. Gravesend est une jolie ville, entourée de promenades champêtres, à dix lieues de Londres. Nous parcourûmes les rues et les places publiques jusqu’au soir. Les rues plus étroites que larges et bâties en brique, étaient encombrées sur plusieurs points d’une population qui sentait son marin d’une lieue à la ronde. Cette population a quelque chose d’amphibie comme celle des villes maritimes. Les bateliers, comme ceux de Londres, sont des gaillards courts mais épais, qui conduisent leurs petites barques fort légères avec une adresse et une souplesse qui font plaisir à voir. Ce sont des flettes à fond plat de quelques pieds de longueur, qu’un seul homme dirige avec un aviron dans chaque main.

On ne cessait point de voir passer sur la Tamise des navires, des steamers, et des embarcations de tons genres.

Nous montâmes le lendemain matin, à 9 heures, sur le vapeur le Pearl, pour Londres, où nous arrivâmes à une heure. La capitale nous fut annoncée plusieurs milles à l’avance par les deux rangées de navires de cinq ou six de profondeur qui se pressent le long des deux rives, et qui sont couverts de pavillons de toutes les nations. Il ne reste au milieu du fleuve qu’un étroit passage pour les vaisseaux qui entrent et qui sortent. Nous remontâmes ce passage jusque dans le voisinage du Pont de Londres, en démêlant au milieu des mâts de vaisseaux, dans la profondeur, les longues cheminées de briques des usines qui couvrent le rivage, et à notre droite la Tour-Blanche avec ses quatre tourelles, élevée par Guillaume-le-Conquérant, puis la Douane, superbe édifice dont je parlerai plus tard, élevée en face du fleuve. En mettant le pied à terre, nous fûmes assaillis par une foule de porteurs et de coachmen, qui saisirent l’un un porte-manteau, l’autre un sac de nuit, et nous fûmes plutôt portés que nous ne montâmes dans une voiture, et nous nous dirigeâmes vers le Turks Head Coffee House, hôtel du Strand, où mon compagnon de voyage avait coutume de descendre lorsqu’il visitait la capitale, pendant son cours à l’école militaire de Woolwich.

Nous défilâmes je ne sais combien de rues plus ou moins longues, plus ou moins étroites, bordées de maisons et de magasins très-élevés en brique brunie par la fumée et par le temps. Une foule pressée de cabriolets, de grosses charrettes bardées de fer, tirées par quatre énormes chevaux, qui semblaient hors de proportion avec les étroites issues qu’ils fréquentaient, nous obligeaient souvent de ralentir la marche et de serrer les maisons. Dans Fleet Street, quoique la voie s’élargit, les voitures et les passants augmentant sans cesse, ne laissaient guère plus d’espace. Je pus jeter en passant un coup d’œil sur l’Hôtel du Maire, la Banque et l’église Saint-Paul. Plus bas, nous passâmes sous une porte, reste des anciennes fortifications, et nous atteignîmes enfin le Strand, intermédiaire entre la partie est de Londres, ou le quartier des affaires, et la partie ouest, ou le quartier de la noblesse et des rentiers.

Le Strand est une position centrale bien choisie pour l’étranger qui veut voir Londres et qui n’a pas grand temps à perdre.

Lorsque nous eûmes retenu nos chambres et rajusté notre toilette, nous nous fîmes servir le lunch. Dans les hôtels de Londres, comme dans ceux du reste de l’Angleterre, les salles à manger sont garnies de petites tables pour une ou plusieurs personnes, que l’on sert à la carte. Nous goutâmes au rosbif froid et au vin de Madère, que nous trouvâmes excellents, puis je m’occupai du programme de mes courses dans la grande capitale. Londres était alors une ville d’un million six cent mille âmes à peu près. Cette population, qui atteint aujourd’hui le chiffre de 2,250,000 âmes, occupait un espace, jusqu’aux limites extrêmes des faubourgs, d’environ douze milles carrés ; mais la masse solide des maisons n’occupait guère plus de six milles sur quatre. La ville entière pouvait renfermer 250,000 maisons, bâties sur 7 à 8,000 rues, ruelles, cours ou jardins répandus des deux côtés de la Tamise, mais les deux tiers au moins sur la rive gauche, avec tous les grands monuments.

Puis l’auteur fait une description assez détaillée de Londres, de ses rues, de ses monuments, et en particulier de Whitehall et de Westminster.

C’est un peu plus bas sur la même rue, que se trouve la magnifique église de Westminster. J’y suis allé plusieurs fois pendant mon séjour à Londres. Quoique je n’en aie visité l’intérieur, pour la première fois, que trois ou quatre jours après mon arrivée, je vais réunir ici tout ce que j’en ai à dire.

L’église de Westminster est une église gothique en forme de croix, bâtie, pour la première fois, par saint Édouard-le-Confesseur, et consacrée au culte catholique en 1065. Guillaume-le-Conquérant voulut y être couronné l’année suivante, et son exemple a été suivi depuis par ses successeurs. Elle a subi bien des vicissitudes. Détériorée par le temps, en partie incendiée, elle fut reconstruite presqu’entièrement à diverses époques telle que nous la voyons aujourd’hui. Les Normands, trouvant l’architecture des Saxons trop simple, l’embellirent et lui donnèrent la magnificence et la richesse qui distinguent les monuments de cette nation. Henri VII fit bâtir, au bout du chœur, en dehors, la chapelle qui porte son nom et qui fut dédiée à la Vierge. C’est l’un des plus beaux morceaux d’architecture gothique de l’Europe, achevé dans le style le plus fleuri, le plus léger et le plus élégant. Guillaume et Marie firent réparer l’église de Westminster par le célèbre architecte sir Christopher Wren, et achever les tours alors d’inégale hauteur.

Les contreforts, les clochetons, les vitraux et les sculptures multipliées et fantastiques tant intérieures qu’extérieures de la chapelle de Henri VII, donnent une haute idée de l’esprit inventif et original des architectes du moyen-âge. Si le style gothique n’a point la simplicité et l’élégance classique du style grec, on ne peut lui refuser la grandeur et la richesse. « C’est, dit un auteur, sous le règne de Philippe-Auguste, que s’introduisit en Europe le style sarrasin, improprement appelé gothique, lequel fit oublier le style grec introduit par les Romains. Son caractère consiste dans les formes sveltes d’une extrême légèreté des colonnes groupées avec chapitaux mesquins, d’où partent des nervures qui, comme les branches d’un arbre, se déployent en dessinant les arêtes des voûtes angulaires ou ogivales. »

L’église de Cantorbéry, dont je parlerai ailleurs, est aussi spacieuse que l’église de Westminster, mais celle-ci l’emporte par l’intérêt qui se rattache à son histoire. L’église de Westminster a 360 pieds de longueur, la chapelle de Henri VII non comprise, et 200 pieds de largeur, dans le transept. Les tours ont 225 pieds d’élévation. La nef, très haute, puisque la voûte est à 101 pieds du pavé, est supportée par d’immenses piliers de pierre qui s’élèvent dans les airs en faisceaux de colonnettes, se joignent pour soutenir les galeries suspendues vers leur sommet, se divisent une seconde fois au-dessus de ces galeries, et atteignent enfin la voûte, où elles se perdent en belles nervures blanches. L’édifice a trois rangées de fenêtres, deux de forme ogivale, et celle du milieu de forme circulaire. À l’extérieur les contreforts massifs qui s’élèvent jusqu’au toit, les pinacles élancés qui les surmontent, les arches aigües, les fenêtres chargées, dans leurs divisions, d’ornements de pierre taillés en dentelle, les rosaces de verre teint représentant les personnages de l’Écriture, tout contribue à la grandeur et à l’infinie variété des détails de la basilique. À l’intérieur, rien de plus imposant et de plus majestueux. Lorsque, du derrière de l’église, on jette la vue dans la nef bordée de ses hauts piliers, sur la voûte qui semble s’élever vers le ciel, dans l’abside, au fond du chœur, voilé d’une demi-obscurité, l’on éprouve je ne sais quoi qui rappelle l’immensité. Les arcades ogivales, les galeries de pierres brodées à jour, les riches sculptures des chapelles, les souvenirs qui assaillent à chaque pas la mémoire dans ces vieilles basiliques, tout avait pour moi le charme à la fois de la nouveauté et de l’antique, nouveauté par l’impression, ce style n’existant pas encore en Canada, antique par le souvenir. L’effet de l’ensemble était encore augmenté par les belles peintures des fenêtres, qui revêtaient pour ainsi dire la lumière du langage de l’Écriture.

La nef et les murs de la chapelle de Henri VII sont ornés d’un grand nombre de statues d’anges, de saints, de martyrs, de patriarches. Des stalles et des pupitres de chêne richement sculptés et portant les armes des chevaliers du Bain, règnent de chaque côté. C’est dans cette chapelle que ces chevaliers reçoivent l’investiture, et qu’au-dessus des dais de chaque stalle sont rangés l’épée et le casque du chevalier avec sa bannière déployée. C’est dans la chapelle d’Édouard-le-Confesseur que l’on conserve le fauteuil de chêne qui servait, car j’ignore s’il sert encore, aux rois d’Angleterre le jour de leur couronnement. Il fut apporté d’Écosse par le roi Édouard en 1297. On disait autrefois que ce fauteuil renfermait la pierre sur laquelle Jacob reposait sa tête dans la nuit qu’il lutta avec l’ange. Ne pas croire à cela, c’était se rendre coupable de trahison et d’incrédulité religieuse. Aujourd’hui, l’on est moins exigeant.

L’église de Westminster est remplie de monuments élevés aux princes et aux grands hommes de l’Angleterre.

Les tombeaux des princes sont dans la chapelle de saint Édouard ou dans celle de Henri VII. Dans la chapelle de saint Édouard reposent les restes de ce saint, mort en 1066 et canonisé en 1269 ; ceux de Henri III, Édouard I, Henri V, Édouard III, Richard II, Édouard V et son frère, assassinés à la Tour par ordre de leur oncle Richard III, Édouard VI et plusieurs autres princes et princesses. Sur une des tombes on lit en vieux normand : Ici gist Aleonard, Jadis Reyne d’Angleterre, femme à Rex Edward Fiz. Dans la chapelle de Henri VII dorment, dans leurs magnifiques mausolées ce prince lui-même, Charles II, Guillaume III, la reine Anne, George II, Elizabeth, Jacques I. Je remarquai au milieu de ces cendres royales le tombeau du duc de Montpensier, mort à Londres en 1807, à l’âge de 31 ans. Il était frère du duc d’Orléans, depuis roi des Français. On trouve encore dans Westminster les effigies en cire de la reine Elizabeth, du roi Guillaume, des reines Marie et Anne, couvertes des habits portés par ces souverains le jour de leur couronnement. L’effigie de lord Chatham et surtout celle de Nelson, couverte de ses décorations et de l’uniforme qu’il portait, excepté l’habit, le jour de la bataille de Trafalgar, brillent au milieu de cet aréopage de rois.

C’est avec des sentiments de profonde vénération que je parcourais à pas lents cette cité funèbre de rois et de héros. Je venais de troubler des cendres qui avaient fait honneur à la race de nos pères, à la race de ces normands dont les inscriptions françaises ou latines ornent les tombeaux d’un autre âge dans tant de cathédrales anglaises ; quand je passais près de leurs cendres, il me semblait que j’errais au milieu des grands hommes de ma patrie, et que si je tenais à l’Angleterre par des événements douloureux, je trouvais une espèce de compensation dans ces princes et ces chevaliers normands, cuirassés et couchés sur leurs tombes, au milieu des souvenirs glorieux qui resteront toujours l’héritage de leur nation.

Des souvenirs d’un genre non moins glorieux pour l’homme m’attendaient dans une autre partie de l’édifice. J’arrivais à ce qu’on appelle le « Coin des Poètes,» qui se trouve dans le transept du sud-ouest. Quelle réunion de génies de tous les genres ! Si leurs cendres occupent à peine un espace de quelques pas, leur renommée remplit le monde. Ici c’est Shakespeare, Dryden, Cowley, Chaucer, Ben Johnson, Butler ; là Milton, le sublime Milton, Gray, Prior, Thompson, l’auteur des Saisons, Goldsmith, Handel, Casaubon, Garrick et tant d’autres poètes, historiens philosophes, tragédiens. Plus loin, c’est Newton, Isaac Watts, Paoli, Fox, tombant dans les bras de la liberté, Londonderry, Grattan, Canning, « who, dit Byron, is a genius, almost a universal one, an orator, a wit, a poet and a statesman. » Une belle statue de Chatham, en marbre blanc, est placée dans un endroit élevé du transept du nord. Le grand ministre est représenté dans l’attitude de l’orateur, le bras étendu en avant. Je ne sais combien d’heures j’ai passé pendant mon séjour à Londres au milieu de ces monuments élevés à la puissance, au génie et à la gloire. Jamais l’Angleterre ne me paraissait plus grande que dans ces moments-là.

Westminster renferme encore les cendres du général Wolfe. Ce général est représenté sur le monument que le parlement lui a fait élever, s’affaissant dans les bras d’un grenadier et portant la main sur sa blessure, comme on le voit dans les estampes. Le major André, le vicomte Howe, tué le 5 juillet 1758, près de Carillon, sur le lac George, Philippe de Sausmarez, sir Peter Warren, y ont aussi leurs tombeaux.

Ce fut avec peine que je m’arrachai de la noble basilique, où tantôt j’admirais l’art de l’architecte au milieu des nefs et des piliers qui jaillissent, pour ainsi dire, dans les airs, et tantôt je me délectais dans les sentiments qu’inspirent les restes des grands hommes qui y reposent. Je sortis de Westminster en applaudissant à l’idée qui avait fait réunir les princes de la pensée aux princes de la terre, et déposer leurs cendres dans un monument commun élevé à celui qui éclaire et agrandit les nations quand il lui plaît, en leur léguant des hommes dont les noms ne périssent pas.

L’abbaye de Westminster, où siégeait le parlement, était près de l’Église, au delà de la rue. On voyait, en y allant, la statue de Canning. On ne pouvait mieux faire que d’élever l’image de cet homme d’état en face de la chambre où il avait fait entendre si souvent sa voix persuasive et éloquente. L’abbaye a été détruite depuis par un incendie. C’était un vaste édifice gothique, qui n’avait rien de remarquable que son étendue. La salle qui servait aux séances des communes était fort ordinaire. Elle était même petite pour le nombre des membres qui y siégeaient. Lorsqu’ils étaient tous présents, comme je les y ai vus quelquefois, ils paraissaient serrés les uns contre les autres, en s’élevant par gradins, en amphythéâtre, jusqu’à la muraille.

Chacun connaît le rôle que le parlement a joué dans l’histoire de l’Angleterre. Aujourd’hui la chambre des lords, en sa qualité de corps privilégié, n’a pour ainsi dire qu’un ministère d’opposition, de conservation à remplir en face de la chambre des communes qui est le grand organe du peuple. Ce n’est pas dans son enceinte conséquemment que l’expression des besoins populaires se fait entendre avec le plus d’ardeur, et que l’initiative, à proprement parler, a lieu. C’est dans la chambre élective, le corps représentatif le plus puissant après le congrès américain. J’avais hâte de pénétrer dans son enceinte et d’assister à ses délibérations. Mon imagination, parcourant le passé, semblait y voir renaître ses grands orateurs et ses grands hommes d’état, les Pitt, les Fox, les Sheridan et tant d’autres hommes illustres, qui feront toujours la gloire de l’Angleterre. Le temps était propice pour voir fonctionner ce grand corps. On était dans toute la chaleur des discussions sur le bill de réforme.

Lorsque j’assistai la première fois aux communes, je fus un peu désappointé. Je trouvai une grande et longue salle garnie de bancs, à l’extrémité de laquelle était le fauteuil du président ; les bancs étaient occupés par quatre ou cinq cents membres, couverts de leurs manteaux et de leurs drapeaux comme s’ils avaient été sur une place publique. Le président et les secrétaires seuls portaient la robe de soie et la perruque sacramentale de laine grise à deux ou trois boudins.

J’ai assisté bien des fois aux séances des communes. J’ai entendu parler O’Connell, lord John Russell, Stanley, sir Robert Peel, Sheel, Hume, Roebuck et tant d’autres orateurs plus ou moins éminents. En entendant parler O’Connell on reconnaissait aussitôt l’orateur dont la parole est inspirée. Les idées, la voix, le geste, tout chez lui dénotait l’homme de génie. Lord John Russell était moins favorisé de la nature ; on voyait qu’il travaillait plus pour trouver et exprimer ses pensées ; sa voix avait moins d’éclat, ses pensées venaient plus lentement, ses raisonnements se développaient avec plus de difficulté. Il ne faut pas oublier cependant que, dans sa position, il était obligé de peser plus ses paroles qu’un autre membre. Hume et Roebuck sont aussi des orateurs d’un grand mérite. J’ai eu occasion en différentes circonstances d’assister à des assemblées publiques, à Exeter Hall et ailleurs, et d’entendre un grand nombre d’anglais. En général leur voix n’est pas sonore et éclatante comme celle des Français. Cela tient peut-être à la langue et à la nature du climat brumeux du pays une grande partie de l’année, mais leur éloquence annonce un peuple pratique et d’une grande expérience. On y est toujours en garde contre les écarts de l’imagination. D’ailleurs, l’opposition constante qui y existe oblige d’employer une logique sévère et de s’appuyer constamment sur les faits. Avec un pareil système l’homme de génie seul peut revêtir les faits et les principes de cette grande éloquence qui marque un homme et un siècle.

L’auteur poursuit le récit de son itinéraire à travers la grande cité, qu’il n’interrompt un instant que pour raconter ce qui suit :

En me levant le lendemain, je résolus de diriger mes pas vers la cité, le centre du commerce et des grandes opérations financières, le siège de l’antique municipalité de Londres, le berceau en un mot de cette vaste capitale. Je voulais présenter en même temps mes hommages à l’envoyé de notre chambre d’assemblée, M. Viger, qui logeait près de l’église de Saint-Paul, et faire usage d’une lettre que M. Desjardins, chapelain de l’Hôtel-Dieu de Québec, m’avait donnée pour M. l’abbé de la Porte. Mais je ne pus voir M. de la Porte qu’à mon retour de Paris. M. Desjardins était un ancien prêtre français réfugié en Canada depuis longues années. Il écrivait à son vieil ami : « Tous nos messieurs (du clergé de Québec) vous saluent cordialement. Mgr Lartigue est ici pour sa santé qui semble décliner ; la mienne se soutient passablement. Toutes nos saintes prient pour vous et notre vieille France. »

La vieille France était toujours le rêve de ces bons ecclésiastiques du siècle passé.

L’abbé de la Porte connaissait le Canada par ses relations avec lui. Les ecclésiastiques français sont presque les seuls de leur nation qui aient conservé quelque souvenir pour les hommes de leur race dans le Nouveau-Monde. Les liens de la religion durent longtemps, et il faut dire à l’honneur de l’Église que ses ministres ne nous ont pas encore complètement oubliés.

M. Marlay qui partait pour la province, voulut bien m’accompagner jusqu’à la porte du London Coffee House, Ludgate Hill, où j’allais trouver M. Viger. Là, nous nous dîmes adieu pour ne plus nous revoir qu’une fois en passant. J’ignore si la fortune l’a plus favorisé que moi. Le voyage est bien l’image de la vie, où les hommes font quelques pas ensemble et se quittent ensuite pour jamais.

J’entrai chez M. Viger que je ne connaissais encore pour ainsi dire que de réputation. Il me reçut avec cette affable politesse qui distingue les hommes de l’ancienne société française, et qui s’efface tous les jours de nos mœurs sous le frottement du républicanisme et de l’anglification. Nous parlâmes du Canada, de l’Angleterre et de mon voyage ; et je me retirai fort satisfait de ma réception sans que ni lui ni moi, sans doute, nous eussions le pressentiment que je lui servirais bientôt de secrétaire, et que je travaillerais près de deux ans tête à tête avec lui.

En sortant de chez M. Viger, je me dirigeai vers l’église de Saint-Paul.

L’auteur nous parle de cette église, puis des Banques, de la Bourse, de l’Hôtel-de-Ville, de la Tour, des Clubs, des Musées, des Collèges, des Parcs, de l’organisation municipale et judiciaire de Londres, de la constitution anglaise, etc. et résume ainsi ses observations :

Londres est la plus grande ville de l’Europe et la première métropole de la liberté et de l’industrie. C’est où la liberté est la mieux assise et où l’industrie est la plus vaste et la plus riche. Le sénat et le commerce forment la base de la puissance anglaise.

Après avoir étudié quelque temps sa physionomie physique, ses rues, ses monuments, son commerce, je me mis à considérer la population et l’organisation sociale de cette grande nation. Une chose me frappait sans cesse, c’est l’alliance de la liberté et du privilège, du républicanisme et de la royauté. Je cherchais à comparer cette organisation avec l’organisation américaine, c’est-à-dire, avec celle des États-Unis, car l’organisation coloniale est une chose exceptionnelle dont la durée est pour ainsi dire fixée d’avance, et dont le terme marche avec le chiffre de la population. Prenant les choses pour ce qu’elles étaient dans le moment, je finis par me convaincre que les deux pays avaient fondé leur constitution sur des faits réels et non sur des théories imaginaires, d’où provenait leur stabilité. Je voyais devant moi une royauté, une aristocratie et une plèbe dont les fortes racines remontaient à l’origine de la nation. L’aristocratie était puissante et considérée, le peuple nombreux et soumis, le roi regardé comme essentiel au maintien des boulevards qui servent de protection à ces deux grandes et seules divisions de la nation.

L’aristocratie, par ses souvenirs historiques et ses richesses, exerce un empire immense sur les idées, ou plutôt elle se considère et elle est presque considérée par le peuple comme une puissance qui ne pourrait être renversée que par le renversement de la nation elle-même. Elle est d’ailleurs si sage et si éclairée qu’elle ne s’expose jamais inutilement. Elle connaît la fragilité des choses humaines ; elle sait que tout passe avec le temps. Elle ne s’oppose donc point aux progrès des choses et des idées. Elle s’étudie seulement à y prendre part de manière à faire rejaillir sur elle-même la plus grande partie de l’illustration personnelle qui en résulte ; elle vote dans la législature pour les améliorations en toute chose, et ouvre ses rangs avec habileté au guerrier, au savant, au marchand heureux qui se distinguent, connaissant l’influence profonde qu’exercent sur les masses la bravoure, le génie et l’éclat, moins noble si l’on veut, mais non moins réel de l’or. Elle renouvelle par là sa force et son prestige. Enfin, en consentant à discuter dans le parlement toutes les questions qu’on y traite avec les mandataires du peuple, et en s’y soumettant comme lui lorsqu’elles ont été adoptées par les deux parties et sanctionnées par l’arbitre suprême, le roi, elle ne semble plus qu’exercer un droit naturel. On oublie que c’est une petite classe d’hommes qui a le privilège de balancer la volonté générale, et que c’est le peuple lui-même qui entretient à la sueur de son front la source des richesses colossales qui la rendent si fière et si brillante dans ses domaines.

Sa soumission aux décrets du parlement et son respect pour la liberté de la parole sur la place publique, où souvent elle fait entendre la sienne au milieu des tribuns du peuple, font oublier son orgueil et son exclusion au foyer domestique de ses châteaux. Hors de la tribune, il n’y a plus en effet d’alliance et de communication entre la noblesse et la roture. Le rempart du moyen-âge semble encore subsister dans toute sa force pour diviser les deux classes ; mais le sens calculateur du peuple anglais ferme les yeux sur cette faiblesse humaine.

Voilà les réflexions que je faisais quand je passais du parlement à la place publique, de la place publique aux riches quartiers de la noblesse, et des riches quartiers de la noblesse aux quartiers plus sombres et plus sales du peuple dans la métropole de l’Angleterre.

La noblesse occupe une aussi grande place dans l’organisation sociale de ce pays que dans celle de l’Europe féodale. Si elle est presque descendue au rang de la bourgeoisie en France, elle se maintient en Angleterre aussi forte et aussi puissante qu’en Russie. En se conformant aux idées du peuple, elle a su maintenir sa position du moyen-âge. Ses ducs, ses comtes, ses barons sont aussi fiers que ceux de l’Allemagne, et leurs écussons n’en brillent pas moins dans leurs châteaux et sur leurs équipages de Londres.

Le contraste qui existe entre la société en Europe et la société en Amérique, et qui me frappait sans cesse, se trouve surtout dans cette classification des rangs. Nos souvenirs dans le Nouveau-Monde ne sont que d’hier, et comme les colons n’appartenaient qu’à une classe d’Européens, il n’y a pour ainsi dire qu’une classe d’hommes. Une chose conséquemment qui doit frapper beaucoup l’Américain en Europe, c’est la diversité des rangs et la soumission constante des classes inférieures aux classes supérieures, c’est-à-dire, à l’aristocratie et aux rois. Depuis une suite de siècles les mêmes familles voient la nation entière répandre ses sueurs et son sang pour le soutenir dans le luxe et le haut rang où elles sont placées, et se soumettre à leur domination comme par une faculté inévitable.

L’organisation sociale de l’Angleterre, comme du reste de l’Europe, tient, comme je l’ai dit, aux bases de la société elle-même. Le monarque, la noblesse ont leur racine dans le temps. Les grands souvenirs historiques de la nation se personnifient dans le roi, les ducs, les comtes, les barons. Vous ne pouvez faire un pas sans que le sol vous rappelle un événement auquel se rattache le souvenir d’un nom féodal. Guerres des conquêtes, luttes civiles, le prince, le noble y jouent un rôle dominateur. L’esprit de la nation en est tout imprégné, et le peuple y est si bien fait qu’il regarde la royauté et la noblesse comme partie intégrante et nécessaire du tout. L’homme de l’Amérique du Nord, quoique accoutumé au nom de ces deux véritables puissances au delà des mers, trouverait cette organisation bien étrange si elle était introduite tout-à-coup dans son pays, car quoique nous dépendions d’une monarchie, notre organisation sociale n’en donne aucune idée. Rien n’est moins influent que la classe de nos seigneurs, qui devaient, dans l’esprit de Louis XIV, servir de germe à une aristocratie féodale, non pas puissante et rebelle comme celle qui existait au moyen-âge, mais fidèle et soumise comme celle qu’il y avait alors en France.

Ainsi rien de surprenant en Europe que, là-même où existe la liberté, elle admette l’aristocratie, et qu’en Angleterre, par exemple, la constitution porte partout l’empreinte des rangs qui composent la nation.