Voyage par le Cap de Bonne-Espérance à Batavia, à Bantam et au Bengale, en 1768, 69, 70 et 71.djvu/IV/II

CHAPITRE II.

Des Hottentots.



Les Hottentots sont les habitans indigènes de ce pays ; mais ils se sont, pour la plus grande partie, éloignés du Cap et retirés dans l’intérieur des terres. Ils forment des espèces de bourgs appelés kraalen, et ont un chef qui porte le nom de capitaine, et qu’ils se choisissent eux-mêmes. Le gouverneur du Cap, qui confirme cette nomination, lui donne, pour signe distinctif de sa dignité, une canne surmontée d’un grand pomeau de cuivre, sur lequel est gravé le chiffre de la Compagnie des Indes orientales. Ce capitaine attache un si grand prix à cette marque de sa dignité, qu’il aimeroit mieux perdre la vie que son bâton.

Les Hottentots s’engagent quelquefois à bas prix chez les fermiers du Cap comme vachers ou pour d’autres travaux de la campagne. Les individus que j’ai vu de ce peuple étoient d’une taille moyenne, et chargés de peu de chair, mais ils avoient les membres fort gros. Leur tein est d’un brun foncé ; ils ont les yeux grands, le nez écrasé, les dents fort blanches et de grosses lèvres. Leurs cheveux sont, comme ceux des Nègres, noirs et crépus, et ils les chargent de graisse et de toutes sortes d’ordures ; de manière qu’ils sont totalement mêlés et forment une croûte épaisse. Leur vêtement consiste en une peau de mouton, qu’ils portent sur les épaules, avec la laine en dehors quand il fait chaud, et en dedans quand le froid se fait sentir. Les parties viriles des hommes sont renfermées dans une espèce d’étui, qu’ils attachent avec des liens autour du corps. Les femmes, qui sont un peu plus sveltes, mais d’ailleurs fort laides, n’ont devant les parties sexuelles qu’un morceau d’étoffe carré.

C’est au pied des montagnes de la Croupe du Lion et de la Table qu’est située la ville du Cap, qui forme un carré long divisé en plusieurs longues rues et quelques rues de traverse, lesquelles cependant méritent peu ce nom ; car, outre qu’elles ne sont point pavées, on n’y trouve que montées et descentes ; elles sont cependant assez larges pour que deux voitures attelées chacune de huit à dix paires de bœufs puissent s’éviter facilement. À vue d’œil, je pense qu’il y a au moins cinq cents maisons au Cap, la plupart d’un seul étage et couvertes de chaume au lieu de tuiles, à cause des violentes raffales auxquelles elles sont exposées ; elles sont aussi presque toutes crépites avec de la chaux à l’extérieur : cette chaux est cuite d’une espèce de pierre qu’on trouve dans la baie de Saldanha.

La rivière qui descend de la montagne de la Table, coule le long d’une grande place au sud de la ville, dans un canal construit en pierre, lequel est garni des deux côtés, vers le haut, des plus belles maisons de la ville, et bordé d’arbres touffus : il porte le nom de canal des Seigneurs (Heeren-gracht).

Sur cette place on trouve deux fontaines toujours jaillissantes, dont on peut cependant arrêter les eaux par le moyen de grands robinets de cuivre. Ces fontaines fournissent de l’eau aux habitans du Cap et aux vaisseaux de la rade.

L’église est placée près du canal dont je viens de parler : elle est surmontée d’une petite tour en flèche, et il y a un assez bon buffet d’orgues. La maison commune est de l’autre côté de la ville sur une grande place, laquelle est entourrée d’assez belles maisons. Près de l’église on trouve l’hôpital de la Compagnie. Ce bâtiment, qui forme une croix, est de toutes parts entourré de maisons, qui interceptent la libre circulation d’air, si nécessaire à la salubrité de semblables édifices. Les salles en sont d’ailleurs écrasées et beaucoup trop petites pour recevoir le grand nombre de malades qui arrivent ici sur les vaisseaux de la Compagnie. Cet hôpital n’étoit d’abord destiné que pour cinq à six cents malades ; aujourd’hui il y en a quelquefois plus de mille. Cela y entretient constamment un air vicié et une très-mauvaise odeur ; de manière qu’il arrive souvent que ceux qui sortent de cet hospice apportent sur les vaisseaux des maladies contagieuses qui enlèvent beaucoup de monde. Les malades y reçoivent une assez bonne nourriture, mais ils sont au reste fort mal soignés ; et il y manque aussi de gens instruits dans l’art de guérir. Si quelque chose mérite l’attention de la Compagnie, c’est certainement cet hôpital, non-seulement pour ce qui regarde l’édifice même, mais aussi pour ce qui est de son administration. Les pauvres marins qui ont le malheur d’entrer dans ce lieu infect courent non-seulement le risque d’y perdre entièrement leur santé, mais on leur retient encore leur paie pendant tout le tems qu’ils sont obligés d’y rester, sous prétexte qu’ils ne font point de service et que pendant ce tems ils sont nourris aux dépens de la Compagnie.

À peu de distance de là on voit un bâtiment qui porte l’imposante inscription de Bibliotheca publica. Il y a une longue salle où sont quelques mauvais livres, qui rappellent ceux qu’on trouve dans une bibliothèque de Batavia, à laquelle on a donné le même titre pompeux. Le sacristain de l’église est chargé de la garde de ce dépôt littéraire.

Le château de Bonne-Espérance est un pentagone régulier, situé à cinquante toises au sud-est de la ville, et à environ vingt toises de la mer. De ce dernier côté il est couvert par un grand ouvrage extérieur, et par une demi-lune de la porte qui conduit à la ville. Les courtines et les bastions sont bâtis en pierres à la hauteur de quatorze à quinze pieds. L’intérieur contient de spacieux bâtimens pour le gouverneur et les autres employés ; mais ils n’en font aucun usage et demeurent tous dans la ville, excepté le chef de la garnison, qui est obligé d’y habiter. Entre ces bâtimens est une grande esplanade, et le magasin à poudre qui se trouve placé exactement contre la cuisine du gouverneur, par conséquent dans un endroit bien dangereux, quoiqu’il en soit séparé, à la vérité, par un mur fort épais.

Du château au sud-est, le long de la grève, court une ligne au bout de laquelle on construisoit un petit fort, qui n’étoit pas encore achevé lorsque je quittai la dernière fois le Cap. Il est destiné à recevoir vingt-six pièces de canon. De l’autre côté de la ville il y a une autre grande batterie, près la pointe des Dunes (Duintjes), qui porte le nom de Château-d’Eau (Water-Kasteel). Toutes ces fortifications sont destinées à protéger la rade et à prévenir les descentes ; précaution qui me paroît assez inutile ; car il est certain qu’une personne tant soi peu instruite dans l’art de la guerre ne tentera jamais de mettre pied à terre de ce côté là.

Derrière la ville, en allant vers la montagne de la Table, est le jardin de la Compagnie : c’est un carré long de trente arpens ; vers le bout du jardin le terrain s’élève insensiblement, sans qu’on s’en apperçoive. Il est divisé dans sa longueur en cinq allées tirées au cordeau, dont celle du milieu est composée de chênes qui, quoique de basse tige, à la vérité, y jettent néanmoins un agréable ombrage par leurs cimes touffues. Les autres allées sont bordées de même de chênes, mais ceux-ci sont taillés en haie. Ces principales allées sont coupées par onze autres plantées de lauriers et de myrthes. Ces allées divisent le jardin en quarante-quatre carrés longs, qui contiennent un grand nombre d’arbres fruitiers et d’herbes potagères, qui servent de rafraichissemens aux équipages des vaisseaux qui viennent relâcher au Cap.

Tout cela est arrosé par la petite rivière qui descend de la montagne de la Table, qu’on y conduit en différens sens par des rigoles le long des couches.

À l’est, à peu près au milieu du jardin, est un beau pavillon pour le gouverneur. Il y a aussi un parc entouré de hautes murailles, dans lequel on porte la vue à travers de grilles de fer qui donnent sur le jardin. On y entretient toutes les espèces de quadrupèdes qu’on peut apprivoiser, tels que cerfs, élans, zèbres, ainsi que des autruches, des casoars, etc. À côté de ce parc se trouve une ménagerie pour les oiseaux apprivoisés du pays. Ce jardin est public jusqu’à une heure après le coucher du soleil ; alors on en ferme la grille.

La Compagnie a deux autres jardins situés sur la pente de la montagne du Vent, dont l’un porte le nom de Nieuw-Land, et l’autre celui de Ronde-Boschje. Ces deux jardins sont fort agréables, bien ombragés et remplis d’arbres fruitiers. Dans le dernier j’ai vu un abricotier dont les branches s’étendoient assez pour mettre à l’abri vingt personnes ; il portoit cependant un fort bon fruit. Il est dommage seulement que ces beaux jardins soient exposés aux raffales de sud-est, qui s’y précipitent de la montagne.

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