Voyage par le Cap de Bonne-Espérance à Batavia, à Bantam et au Bengale, en 1768, 69, 70 et 71.djvu/IV/I

OBSERVATIONS

SUR LE CAP

DE BONNE-ESPÉRANCE.


CHAPITRE PREMIER

Du Cap de Bonne-Espérance en général.



Le Le Cap de Bonne-Espérance[1] fait proprement la pointe occidentale de la baie Falso, par la latitude sud de 34° 26′, et par la longitude de 35° à l’est de Ténériffe. Cependant ce n’est pas cette pointe qui est le cap le plus méridional de l’Afrique : c’est le cap des Aiguilles qui occupe cette place, à quelques milles plus à l’est, par la latitude sud de 34° 50’. Voyez la carte planche III à la fin de ce volume.

À sept milles plus au nord de la pointe occidentale de la baie Falso est la montagne du Lion. De la partie la plus septentrionale, ou de la Croupe du Lion, s’avance en mer une langue de terre fort basse, appelée les Dunes (Duintjes), qui est la pointe occidentale de la baie de la Table. Cela forme un golfe spacieux, dans lequel les vaisseaux sont à l’abri de tous les vents, excepté celui de nord-ouest, jusqu’à ceux d’ouest-nord-ouest, qui, dans les tems de tempête, y occasionnent une grosse mer fort dangereuse. C’est par un de ces coups de vent que la Compagnie perdit, en 1737, sept de ses vaisseaux à leur retour dans la patrie.

À l’entrée de la baie de la Table, on trouve l’île des Phoques (Robben-Eiland), laquelle peut avoir trois quarts de lieue de circuit. Cette île stérile n’est composée que de rochers, avec quelques endroits sablonneux. C’est-là qu’on exile les malfaiteurs du Cap et des Indes. Ils y travaillent pendant quelques heures du jour à exploiter pour la Compagnie des carrières dont les pierres servent au Cap à la construction des maisons et à d’autres ouvrages ; la Compagnie leur fournit les vivres nécessaires à leur subsistance.

Un sergent, sous le nom de chef-de-poste (posthouder), y surveille, avec vingt-quatre hommes, ces malfaiteurs, qui, lorsque j’y mouillai au commencement de 1771, étoient au nombre de soixante-dix au moins. Il n’est permis à aucune femme, pas même à celle du sergent, de séjourner dans l’île. Ce sergent demeure à l’extrémité orientale de l’île, où l’on a bâti quelques maisons pour les malfaiteurs. L’île est entourée de plusieurs récifs ; et à un quart de lieue au sud gît un grand rocher à fleur d’eau, connu sous le nom de la Baleine (de Walvisch), où il y a de forts brisans pour peu que la mer soit agitée. La rade, à l’est de l’île, a neuf brasses de profondeur.

La baie de la Table est circonscrite au sud par trois hautes montagnes ; savoir, la montagne du Lion à l’ouest, celle de la Table au centre, et celle du Vent (Wind-berg) ou du Diable (Duivels-berg) à l’orient. Ces trois montagnes forment ensemble à peu près un demi cercle qui contient la vallée de la Table (Tafel-vallei), dans laquelle se trouvent la ville et le château du Cap.

La montagne du Lion a reçu ce nom de ce qu’étant vue d’un certain endroit elle ressemble un peu à la figure d’un lion couché. On la divise en deux parties, la Tête du Lion (Leeuwenkop), et la Croupe ou Queue du Lion (Leeuwenstaart). La Tête du Lion n’est composée de haut en bas que de rochers ; la Croupe est également une masse de rochers, mais qui sont couverts d’un peu de terre où croit une mauvaise espèce d’herbe, laquelle sert de commune à ceux qui veulent y faire paître leurs bestiaux.

L’abbé de la Caille a trouvé que la hauteur de la Tête du Lion, au-dessus du niveau de la mer, est de deux mille cent cinquante-un pieds rhynlandiques, et celle de la Croupe d’un mille un cent quarante pieds de la même mesure.

La Compagnie a fait placer sur chacun de ces deux endroits une perche au bout de laquelle on hisse un pavillon du moment qu’on apperçoit quelques vaisseaux en mer pour leur faire les signaux nécessaires. Tous les mois on change ces pavillons, sur lesquels on fait passer deux ans auparavant des renseignemens en Hollande et aux factoreries des Indes. On communique ces renseignemens aux capitaines des vaisseaux qui doivent aborder au Cap, avec ordre de n’ouvrir leurs instructions à cet égard que lorsqu’ils se trouveront à la vue de cette montagne, pour connoître s’ils peuvent venir mouiller en sûreté sur la rade, sans craindre quelque trahison. Il y a constamment un ou deux hommes de garde sur la Tête du Lion, lesquels quand ils voient venir quelque vaisseau de la mer, hissent aussitôt le pavillon, et donnent à connoître le nombre des bâtimens qui arrivent, en tirant le même nombre de coups d’une pièce de canon qu’on a transportée avec beaucoup de peine sur le haut de la montagne, et dont le bruit est entendu facilement au Cap par la répercussion du son contre la montagne escarpée de la Table.

On donne ce nom à cette montagne, parce qu’étant vue d’en bas, le sommet en paroît rase et uni comme une table. Cette montagne est la plus grande et la plus haute de toutes. Du côté du nord, qui est tourné vers la baie, elle est absolument à pic, jusqu’à la grande moitié de sa hauteur : de ce côté-là on n’apperçoit que rochers. Elle court un peu plus en talus vers le sud ; mais on trouve néanmoins de tems en tems des endroits absolument escarpés. La hauteur perpendiculaire au-dessus du niveau de la mer à l’est de la Table est de trois mille quatre cent seize pieds rhynlandiques et à l’ouest de trois mille quatre cent soixante-dix pieds ; la Table a huit mille six cent trente-huit pieds de longueur ; la distance de la pente occidentale jusqu’à la Tête du Lion est de neuf mille cent trente-six pieds, et celle de la déclivité orientale jusqu’au sommet de la montagne du Vent de quatre mille quatre cent trente-six pieds, le tout suivant les mesures de l’abbé de la Caille. Il a observé aussi que le mercure du baromètre s’y trouvoit à trois pouces quatre cent quatre millièmes plus bas qu’au niveau de la mer sur le côté occidental, et à trois pouces trois cent quatre-vingt-treize millièmes sur le côté oriental.

La montagne du Vent (Wind-berg), connue aussi sous le nom de rocher du Diable (Duivels-klip) borne la vallée de la Table à l’est : on compte qu’elle a trois mille deux cent quinze pieds de hauteur. Ce n’est qu’une seule roche, couverte ça et là d’un peu de terre, où l’on trouve du bois taillis fort rabougri. On en regarde l’accès plus difficile encore que celui de la montagne de la Table même.

Ces trois montagnes communiquent l’une à l’autre à un quart environ de leur hauteur ; mais leurs sommets sont séparés par de larges gorges. La montagne de la Table paroît, à cause de sa hauteur et de son escarpement, pendre par-dessus la ville du Cap ; cependant c’est celle de ces montagnes qui en est la plus éloignée.

Ces hautes montagnes, particulièrement les deux dernières, causent par leur proximité de grandes incommodités aux habitans du Cap, pendant la mousson de sud-est, par les fortes raffales qui viennent alors se rabattre par-dessus leurs cimes. Quelques heures avant que ces vents commencent à souffler, on apperçoit un petit nuage blanc sur la Table, lequel est suivi de plusieurs autres nuages semblables, qui, prenant insensiblement plus de consistance, couvrent bientôt le sommet entier et descendent quelquefois jusqu’à la moitié de la hauteur de la montagne ; de sorte qu’elle semble alors comme enveloppée d’un épais brouillard ; tandis que les nuages tombent en tournoyant dans la gorge entre la partie occidentale de la Table et la Tête du Lion. Viennent ensuite de fortes raffales et des tourbillons qui durent souvent quatre jours et davantage. Pendant ce tems, on a beaucoup de peine à se tenir sur pied dans les rues ; il arrive même par fois que de petites pierres sont enlevées par ces vents, et portées jusqu’aux vaisseaux qui mouillent sur la rade. À peine les vaisseaux peuvent-ils rester sur leurs ancres, dont les cables se rompent par la seule force du vent, sans avoir reçu la moindre lame d’eau. Ce n’est qu’au risque de perdre ses agrès, qu’en arrivant de la mer on cherche à gagner la rade par un vent de sud-est ; voilà pourquoi la plupart des marins vont mouiller alors sous l’île Robben.

Quoique le tems pendant lequel ce vent souffle soit regardé comme la bonne mousson, la saison de mai jusqu’en septembre est cependant bien plus favorable, quoiqu’elle porte le nom de mauvaise mousson, à cause des vents violens de nord-ouest qui soufflent de tems en tems, et qui rendent la rade de la baie de la Table dangereuse pour les vaisseaux. Aussi est-il défendu, pour cette raison, aux vaisseaux de la Compagnie d’y mouiller depuis le milieu du mois de mai jusqu’à la mi-août ; ils doivent se rendre alors dans la baie Falso, où ils se trouvent à l’abri de tous les vents.

Les autres montagnes qu’on apperçoit de la ville du Cap sont celles de la Hollande Hottentote (Hottentots Holland), qui gisent au loin à l’est, et qu’on dit être du double plus hautes que la montagne de la Table. Elles forment une chaîne qui s’étend au nord, et qui se termine au sud près la pointe occidentale de la baie Falso. Il y a aussi la montagne Bleue (Blaauwe-berg) et la montagne de la Vache (Koe-berg) ; ensuite viennent les montagnes du Tigre (Tyger-bergen), qui sont à peu de distance du Cap.

Le sol est fort fertile au pied de ces montagnes ; mais les grandes vallées sont sablonneuses et stériles faute d’eau ; voilà pourquoi la plupart des terres labourées se trouvent sur la pente des montagnes où elles sont arrosées par les petits ruisseaux qui descendent de leurs sommets. Le terrain des environs du Cap est saumâtre en plusieurs endroits ; ce qui n’est pas favorable aux vignes : aussi le gouverneur Van der Stel, lorsqu’il voulut établir, au commencement de ce siècle, les vignobles de Constance, d’où nous vient, comme on sait, le meilleur vin du Cap, a-t-il fait prendre à chaque toise, en commençant du château jusque derrière la montagne de la Table, un panier de terre, qu’il a fait détremper avec de l’eau, pour s’assurer, par la gustation, des cantons où le sol étoit le plus pur et le moins acre : on trouva que le meilleur terrain étoit celui qu’occupent actuellement les vignes de Constance. Voilà ce qui m’a été raconté par un vieillard dont le père avoit été employé à la plantation de ces vignobles.

On dit que l’intérieur des terres est coupé par différentes rivières, mais dont aucune n’est navigable ; ce qui oblige les habitans à charrier toutes leurs denrées par terre. La plus grande de ces rivières, qui passe à environ une demi-lieue du Cap, est la rivière Salée (de Zoute-rivier) ; nommée ainsi à cause du goût saumâtre de ses eaux : elle est par-tout guéable jusqu’à l’endroit même où elle se jette dans la mer.

On trouve au Cap en abondance tout ce qui est nécessaire aux besoins de la vie. Le froment y est excellent et en telle quantité qu’on en fait tous les ans des envois à Batavia. Les Anglois, mais sur-tout les François, viennent en prendre aussi beaucoup, tant en farine qu’en biscuit, pour leurs possessions dans les Indes. C’est sur des voitures traînées par des bœufs qu’on le transporte de l’intérieur des terres au Cap ; chaque voiture en charge mille livres pesant au moins : à mon dernier voyage chaque charge se vendoit quinze rixdalers ou trente-six florins de Hollande.

Il s’y fait beaucoup de vin de différentes espèces, qui toutes sont fort bonnes dans leur qualité. Le vin de muscadet et celui qu’on appelle steenwyn sont les meilleurs après celui de Constance. Il y en a encore une autre espèce qui approche du Madère ; mais il n’a ni son montant ni sa saveur. Le prix des vins les plus communs est an Cap de trente-cinq à quarante rixdalers le tonneau ; le vin de muscadet coûte soixante à soixante-dix rixdalers, et celui de Constance soixante à soixante-cinq rixdalers le baril.

Ce dernier vin emprunte son nom des jardins de Constance, et c’est-là seul qu’il acquiert cette qualité. Ces vignobles, qui sont placés derrière la montagne de la Table, du côté de la baie Falso, n’occupent guère plus de vingt arpens de terrain. On tire ce vin d’un raisin muscadet qu’on laisse bien mûrir ; alors on le dépouille des grains avariés, et l’on ne met en presse que ceux qui sont parfaitement sains : cela se fait au mois de mars.

On trouve aussi au Cap toutes sortes de fruits, tant ceux qui sont propres au climat que ceux qu’on y a portés d’Europe, excepté les groseilles, que je n’ai vu nulle part. Il y a abondance de pêches et d’abricots ; cependant ces deux fruits ne m’ont pas paru d’une aussi bonne qualité qu’en Europe.

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  1. Le Cap de Bonne-Espérance est la seule place que la Compagnie des Indes orientales possède sur la côte d’Afrique. L’importance de cette colonie est si connue qu’il est devenu proverbe de dire que la Compagnie des Indes ne sauroit subsister sans le Cap. Elle est sur-tout utile par le boa ancrage qu’elle offre dans la baie de la Table depuis le mois d’octobre jusqu’au mois de mai, aux vaisseaux qui se rendent dans l’Inde. Pendant les autres mois de l’année les vaisseaux de la Compagnie sont obligés d’aller mouiller dans la baie Falso, pour se mettre à l’abri des grandes tempêtes qu’on y éprouve alors. Le Cap est d’une autre utilité pour Batavia et Ceylan, ou plutôt pour l’Inde entière, où il fait passer tous les ans sept à huit cents lasts de froment, ainsi qu’une grande quantité de vins blancs, de beurre, de pois, de fèves, etc. Le Cap reçoit en retour de Batavia, du riz, du sucre, de l’arac et des planches, articles qui lui arrivent par un bâtiment destiné à cet effet, qu’on appelle le vaisseau de provisions. Outre la ville du Cap, il y a dans l’intérieur des terres plusieurs populeux villages, dont les principaux sont Swellendam, Stellenbosch, Drakestein, Graaf-Reynet,’t Swarte-Land,’t Land van Waveren et la baie Falso, qui tous paient des redevances à la Compagnie, et sont tenus de porter dans ses magasins une certaine quantité de productions du pays à un prix fixé. Cependant, malgré la fertilité de la colonie et sa position avantageuse pour le commerce avec les autres nations maritimes, elle est et sera toujours fort à charge à la Compagnie. Suivant le gouverneur-général Mossel, la population de toute la colonie montoit, en 1753, à neuf cents âmes. Il portoit le total des dépenses à 404, 000 florins, et celui des revenus à 140, 000 fl. ; ce qui offre un déficit de 264, 000 fl. ; mais en 1779 cette différence se trouva plus considérable encore, quoique les revenus eussent été plus forts. Les dépenses allèrent cette année-là à 505, 269 fl., et les revenus à 195, 168 fl. ; de sorte qu’il y eut une perte de plus de 300, 000 fl. pour la Compagnie ; ce qui provenoit de l’augmentation de la milice ; et comme depuis cette époque on a multiplié les forces de terre de la colonie, il est à présumer que le déficit est encore bien plus grand aujourd’hui.
    (Note du traducteur.)