Voyage par le Cap de Bonne-Espérance à Batavia, à Bantam et au Bengale, en 1768, 69, 70 et 71.djvu/III/VII

CHAPITRE VII.

Conclusion.



Les Européens mènent au Bengale une vie fort commode et fort douce : les hommes, qui sont presque tous au service de la Compagnie, emploient une partie de la matinée à vaquer à leurs affaires, et ceux qui sont un peu à leur aise prennent à leur service un Nègre pour secrétaire, à qui ils donnent vingt à vingt-cinq roupies par mois. Ces Nègres sont des descendans des Portuguais qui avoient épousé des femmes du pays. Ces enfans tiennent de leurs mères par la couleur, mais ils ont conservé la religion de leurs pères. Ils ont une belle écriture et copient fort exactement le hollandois, quoiqu’ils n’en comprennent pas un seul mot. Ces gens soulagent de cette manière les Européens, qui passent le reste du tems à s’amuser ou à dormir, quand les grandes chaleurs ne les en empêchent point.

Outre ces secrétaires nègres, chaque Euroropéen a un ou deux Banians, qui lui servent à tenir ses registres de recettes et de dépenses, d’achats et de ventes. Ces Banians n’ont aucun appointement fixe ; mais il leur est alloué une certaine remise sur chaque roupie qu’ils paient, ce qui s’appelle costumado. Il y a de plus des domestiques mores, et des pions ; qui courent devant les palanquins, et portent le sambréel ou parasol quand on sort à pied.

Chaque maison a son portier, qui se tient assis à la porte depuis le matin jusqu’au soir, sans faire autre chose ; un ou deux attelages de berras ; ou porteurs de palanquin (dont chaque attelage est composé de six hommes) ; une matarani ; ou servante pour l’enlevement des ordures ; enfin, un grand nombre d’esclaves des deux sexes.

Cette manière de vivre occasionne une grande dépense. Le moindre ménage coûte par an cinq à six mille roupies, encore faut-il user de beaucoup d’économie. La plupart ont besoin du double, quoique leurs revenus ne suffisent quelquefois pas à la moitié de cette dépense. Les femmes contribuent, de leur côté, à ces dérangemens de finances, par un luxe désordonné en bijoux, en habits et en argenterie. D’ailleurs, elles ne se mêlent absolument de rien dans leur ménage, et abandonnent tout au soin de leurs esclaves.

Les femmes se lèvent ici entre huit et neuf heures. La matinée se passe à faire quelques visites, ou à se tenir les bras croisés sur un bon canapé. On dîne à une heure et demie ; ensuite on dort jusqu’à cinq heures ; on s’habille, et la soirée et une partie de la nuit sont consacrées à des assemblées ou à des bals, qui se multiplient pendant la saison froide.

C’est le costume anglois qui est le plus en usage ici. Les femmes ont, à cause de la chaleur, la gorge toute nue ; ce qui n’offre pas un spectacle trop édifiant ; elles ont d’ailleurs beaucoup d’amitié et de complaisance pour les étrangers, qui peuvent passer avec agrément quelques mois au Bengale. On y connoît aussi les parties fines en voitures ou dans des embarcations sur le Gange ; mais ces plaisirs reviennent extrêmement chers.

Autrefois le commerce de ce royaume étoit fort avantageux pour la Compagnie ; mais il est bien déchu depuis quelques années ; ce qu’il faut sans doute attribuer en grande partie à la puissance des Anglois dans ces contrées. Je dis en grande partie, parce que je suis persuadé, d’après de bonnes informations, que le manque de fidélité des employés contribue beaucoup à diminuer ses bénéfices.

Les épiceries et le cuivre en barres du Japon y sont apportés de Batavia, et ne peuvent l’être par aucune autre nation. Ces deux articles sont ceux qui donnent le plus de bénéfice, parce qu’on ne peut s’en passer ici. Cependant la vente de ces denrées et des autres marchandises ne rapporte pas assez pour parer aux charges de la factorerie, qui vont à plus de 600,000 florins. La perte seule des ancres et des cables des vaisseaux de la Compagnie qui mouillent sur le Gange lui coûte, année commune, 30,000 florins.

Le vaisseau qui arrive ici directement tous les ans d’Amsterdam, apporte du fer, des draps et d’autres articles d’Europe, qui se vendent assez bien. La Compagnie fait sur-tout de grands bénéfices sur l’argent en lingots dont on fait battre des roupies.

On estime que la Compagnie emploie tous les ans entre quatre et cinq millions de florins à son commerce du Bengale, dent la plus grande partie sert à l’achat des marchandises qu’elle envoie en retour dans la patrie ; le reste est absorbé par les besoins de Batavia. Le montant des articles expédiés pour l’Europe en 1768 alloit, prix d’achat, à 2, 649, 510 florins 17 sols. Ces articles consistoient principalement en toiles, soies et salpêtre. On expédie pour Batavia deux vaisseaux ou plus, chargés de toiles, d’opium et de salpêtre. Ce dernier article est transporté ensuite pour la plus grande partie en Hollande par les vaisseaux de retour. On fabrique du reste de la poudre à canon à Batavia.

Outre les présens que la Compagnie fait tous les ans au gouvernement des Mores pour la valeur d’environ 10, 000 florins, elle paie au nabab certains droits de transit pour les marchandises qui d’Hougly remontent le Gange et pour celles qui descendent ce fleuve. La négligence de payer ces droits fit naître, en 1769, des différends qui occasionnèrent de grands dommages à la Compagnie, et qui ne furent terminés que par la médiation des Anglois, ainsi que je l’ai dit dans mon voyage.

Le commerce des François est beaucoup tombé ici depuis la dernière guerre, que leur chef-lieu à Chandernagor et leur fort ont été totalement ruinés par les Anglois. On a stipulé à la paix que ce fort ne pourroit être rétabli ; qu’ils s’abstiendroient même de former aucune autre espèce de retranchemens ; il leur est également défendu de laisser flotter, comme les autres nations, le pavillon de leurs factoreries à une haute perche ; ils ne peuvent l’attacher qu’à un long bambou. Les Anglois sont fort attentifs à faire observer ces conditions, ainsi que vient de le prouver un exemple tout récent que voici :

Le gouverneur françois, M. Chevalier, avoit fait creuser un profond fossé autour de Chandernagor, avec quelques angles saillants, dont on avoit jeté la terre en dedans de ce fossé, de manière que cela formoit plus ou moins une espèce de retranchement ; le tout sous prétexte de faire servir ce fossé à l’écoulement des eaux des terres adjacentes dans le Gange, afin de rendre par-là le séjour de Chandernagor plus sec et plus salubre. Le gouvernement de Calcutta en jugea néanmoins autrement : il envoya quelques jours après un ingénieur avec huit cents sipahis, qui eurent bientôt comblé ce fossé et nivellé le terrain. Quelque révoltant que parut à M. Chevalier ce traitement hautain de la part des Anglois, il se vit obligé de s’y soumettre faute de forces nécessaires pour s’y opposer. Les François ne peuvent y avoir que très-peu de canons, qui sont uniquement destinés à rendre le salut aux vaisseaux ; s’ils vouloient en faire venir un plus grand nombre les Anglois ne tarderoient pas à venir les enlever.

Chandernagor est placé sur le bord occidental du Gange, à une petite lieue au dessous de Chinsura, par la latitude nord de 22° 51’, et en tems à cinq heures quarante-quatre minutes trente-sept secondes à l’est de Paris, à ce que nous apprend la Connaissance des tems. Il s’étend à un grand quart de lieue le long du Gange, et cela en ligne droite, avec deux autres rues parallèles et quelques rues de traverse, dans lesquelles on trouve d’assez belles maisons. C’est à l’extrémité septentrionale que sont les ruines du château ou fort que les Anglois ont détruit, qui donnent encore une idée de son ancien état ; quoique au reste il n’ait jamais été assez considérable pour pouvoir résister aux vaisseaux de guerre anglois, qui l’eurent bientôt détruit de fond en comble.

Le gouverneur actuel de Chandernagor a fait bâtir, à une forte lieue au-dessous de cet endroit, une belle maison avec un jardin, d’où l’on jouit d’une vue ravissante sur la rivière.

Les François ont, outre Chandernagor, plusieurs autres factoreries à Cassimbazar, à Daca, à Malda, à Patna et ailleurs ; cependant leur commerce ne peut être comparé avec le nôtre ni avec celui des Anglois. Leurs vaisseaux montent le Gange jusqu’à Chandernagor, où il y a assez d’eau pour les recevoir.

Le chef-lieu de la Compagnie danoise est à Serampour à mi-chemin entre Chinsura et Calcutta, sur le bord occidental du Gange. Cet endroit ne consiste qu’en quelques maisons et un petit village. Leur commerce est le moins considérable qui se fasse ici par les nations européennes : il ne leur vient qu’un ou deux vaisseaux d’Europe, et ils n’ont point de navigation particulière. Pendant mon séjour au Bengale, leur directeur ou gouverneur abandonna la factorerie en emportant avec lui trois lacs de roupies ou quatre cent cinquante mille florins de Hollande, avec lesquels il a passé en Angleterre.

On trouve aussi au Bengale des négocians orientaux, tels que Persans, Arméniens et autres, qui y sont attirés par les grands avantages qu’ils peuvent faire. Et véritablement ce pays est, à beaucoup d’égards, admirablement propre à faire le commerce le plus étendu. Quels immenses bénéfices n’en ont pas tiré les nations européennes ? et quels bénéfices considérables ne pourroient-elles pas retirer encore d’une contrée si fertile et qui sert d’entrepôt aux peuples circonvoisins qui y apportent des marchandises si nécessaires à toutes les nations, et dont on ne peut absolument se passer ?


FIN DES OBSERVATIONS SUR DE BENGALE.