Voyage par le Cap de Bonne-Espérance à Batavia, à Bantam et au Bengale, en 1768, 69, 70 et 71.djvu/III/VI

CHAPITRE VI.

Possessions de la Compagnie au Bengale.



Les possessions dont la Compagnie a la propriété effective sont les villages de Chinsura et de Bernagor, qu’elle a obtenus des Mores par concession ou plutôt par vente réelle. Elle a de plus ses loges ou factoreries à Calcapour, près de Cassimbazar, à Patna et à Daca ; elle tient aussi un poste intérieur à Bellezoor. Autrefois elle avoit une factorerie à Malda pour le commerce des soies ; mais elle l’a abandonnée il y a déjà plusieurs années.

Chinsura, qui sur les registres de la Compagnie porte le nom d’Hougly, est situé sur le bord occidental du Gange, à quarante lieues au moins de l’embouchure de ce fleuve près d’Insely, et à quatre-vingt-dix lieues environ de Patna. Ce village borde en partie le fleuve et a plus de trois quarts de lieue de marche de circuit. Du côté de la terre il est entouré d’une haute clôture. L’intérieur est disposé fort irrégulièrement. On y trouve plusieurs bazars ou marchés où l’on vend toutes sortes de denrées, mais principalement des commestibles. La plus belle de ses rues est celle des agens de change, qui se fait remarquer par sa longueur et sa largeur.

Les principales maisons sont bâties en pierre avec des toits en plate-forme à la façon des Mores. Elles n’ont qu’un seul étage, et sont crépites en dehors avec de la chaux ; ce qui forme un aspect assez agréable. On emploie dans la construction des maisons le moins de bois possible, à cause des termites qui dévorent, en peu d’années, l’intérieur de la partie des poutres qui est encastrée dans les murs ; de sorte que ces poutres tombent quelquefois tout à coup, sans qu’on ait rien apperçu à l’extérieur. On n’a pas encore trouvé de remède contre cette espèce de fléau.

On n’emploie point au Bengale de vitres aux fenêtres ; on les remplace par des jalousies de rotin entrelacé, ce qui convient mieux aux grandes chaleurs qui règnent dans ces contrées pendant huit ou neuf mois de l’année. Pendant que les vents soufflent du nord en décembre et janvier, et apportent le froid dans la matinée et au soir, on ferme les portes et les fenêtres qui s’y trouvent exposées, pour ouvrir celles qui sont au midi. Les appartemens sont grands, bien aérés, avec des galeries extérieures qui, au sud, portent sur des piliers. Les plate-formes des toits et les pavés des appartemens sont composés d’une espèce de pierre réduite en poussière qui porte le nom de zurki, et qu’on amalgame avec de l’eau de chaux et de la mélasse commune ; ce qui forme en peu de tems une masse qui a la solidité du marbre. C’est sur ces plate formes que les habitans du pays vont prendre le frais après le coucher du soleil ; quelquefois même ils y passent toute la nuit avec leurs amis.

Les maisons, ou plutôt les cabanes, des pauvres Bengalois, sont, en général, faites d’argile et de paille ; elles reçoivent la lumière par la porte.

Il y a une assez jolie petite église à Chinsura ; mais elle n’est point desservie. Les enfans sont baptisés par le ministre anglois de Calcutta, qui est grassement payé de cette peine par les parens.

La loge de la Compagnie, qui porte le nom de Fort-Gustave, est placée dans une grande plaine à environ trente-cinq toises du Gange : c’est un carré long. Sa longueur, qui est de plus de quarante toises, va du nord au sud, sur à peu près vingt toises de largeur. Elle a été bâtie en 1656, ainsi que l’indique la date de l’année placée au-dessus de la porte. Les murs, qui ont quinze pieds de hauteur, sont en pierre ; mais tellement dégradés qu’on n’ose plus faire usage du petit nombre de canons qui s’y trouvent. Dans l’intérieur sont placés les magasins et la demeure du directeur, qui est la plus belle maison de Chinsura. La loge a trois portes : la première du côté de la rivière, la seconde du côté des terres au nord, et la troisième au sud ; c’est par celle-ci qu’on se rend dans le jardin de la Compagnie où il n’y a pas la moindre verdure.

On a construit une batterie garnie de vingt-une pièces de canon, qui servent à rendre le salut aux vaisseaux.

À un grand quart de lieue de Chinsura, du côté de Chandernagor, on a bâti une belle loge pour les francs-maçons, laquelle fut achevée et ouverte pendant mon séjour au Bengale. Il y eut à cette occasion une grande fête au soir avec un feu d’artifice, à laquelle on invita les principales personnes des factoreries angloise et françoise. Cette maison, à laquelle on a donné le nom de Concordia, avoit coûté trente mille roupies, dont les membres de la loge d’Hougly ont payé entre eux tous les frais.

Hougly, qui donne son nom à Chinsura, est une place forte des Mores, à une petite demi-lieue plus haut en remontant la rivière. Cet endroit est de peu de défense, et il n’offre rien de remarquable si ce n’est la demeure du fausdar, et les écuries de ses éléphans.

La factorerie de la Compagnie à Patna, dans la province de Bahar, sert au commerce du salpêtre et de l’opium.

La factorerie de Daca étoit peu de chose autrefois ; mais depuis trois ans on y a repris le commerce des toiles.

Bernagor est un village qui appartient à la Compagnie ; aussi y voit-on, comme à Chinsura, flotter le pavillon hollandois, quoiqu’elle n’y tienne qu’un simple subdélégué du fiscal. Ce village est situé sur la rive orientale du Gange, à dix ou onze lieues au-dessous de Chinsura. C’est ici qu’on fabrique la plus grossière espèce de mouchoirs bleus. La Compagnie y a une maison à peu de distance du fleuve ; elle n’est point habitée, et ne sert que de pied-à-terre à ses employés qui montent ou descendent le Gange. Cette maison est renommée par le nombre de filles galantes qui s’y tiennent, et qui sont obligées de payer tous les mois un tribut au fiscal de Chinsura.

La Compagnie n’entretient au Bengale qu’une garnison de cent cinquante hommes, commandée par un capitaine, deux lieutenans et un enseigne.

Séparateur