Voyage par le Cap de Bonne-Espérance à Batavia, à Bantam et au Bengale, en 1768, 69, 70 et 71.djvu/III/III

CHAPITRE III.

Suite du chapitre précédent.



Les Bengalois n’épousent qu’une femme, excepté les bramines qui ont le droit d’en avoir autant qu’ils en peuvent entretenir ; mais si la femme d’un Bengalois se trouve stérile, les bramines lui permettent, moyennant une certaine rétribution et quelques aumônes, d’en prendre une seconde. Leurs cérémonies nuptiales sont très-simples. Les filles sont nubiles à un âge fort tendre, et cessent aussi d’être mères de bonne heure. Les hommes exercent un grand pouvoir sur leurs femmes ; celles de quelques castes sont même obligées de ne pas survivre à leurs maris, et se font enterrer ou brûler vivantes à leur mort, pour ne pas encourir le blâme et le déshonneur dont on accable celles qui se refusent à ce sacrifice.

Le 25 novembre, je fus le témoin oculaire d’une pareille cérémonie barbare qui se fit sur les bords du Gange, à peu de distance de Chinsura. Nous y trouvâmes le corps du mari étendu sur un kadel, espèce de lit de repos, et couvert d’un drap de toile de coton, sur lequel on avoit jonché des feuilles d’arec ou de bétel.

La femme qui devoit servir de victime étoit assise sur le lit aux pieds de son mari, avec les jambes croisées dessous son corps, et le visage tourné vers celui du défunt, qui n’étoit pas couvert. Il paroissoit avoir été un homme d’environ cinquante ans ; la femme pouvoit en avoir trente. Elle étoit vêtue d’une robe de toile de coton jaune ; ses bras et ses mains étoient ornés de bracelets et de bagues de chanclos ; ses cheveux, qui flottoient autour de sa tête, étoient couverts de bois de sandal ; de sa main droite elle tenoit une petite branche verte avec laquelle elle écartoit les mouches du cadavre. Autour d’elle étoient assises par terre dix ou douze femmes, qui lui présentoient du bétel frais, dont sa bouche étoit toujours remplie ; et quand elle l’avoit mâché à moitié, elle le donnoit à une de ses amies, ou bien à quelqu’un des spectateurs, qui le lui demandoit, et le serroit ensuite précieusement dans un linge comme une chose sacrée.

Elle paroissoit la plupart du tems plongée dans une profonde réflexion ; mais son visage n’annonçoit cependant aucune crainte, tandis que ses parentes et ses amies l’entretenoient du bonheur dont elle alloit jouir bientôt dans un autre monde. Outre ces femmes, il y avoit aussi quelques hommes de ses parens et des bramines qui, de tems à autre, jouoient sur des tambourins et des crotales, que les femmes accompagnoient de leurs chants, ou plutôt de leurs hurlemens ; de sorte qu’il étoit impossible de s’entendre. Tout cela dura jusque vers les dix heures et demie, que l’on commença à préparer le bûcher, à environ huit pieds de distance de l’endroit où étoit assise la pauvre victime, qui regardoit tous ces apprêts d’un œil aussi indifférent que si elle n’en eût pas été l’objet immédiat.

Le bûcher fut composé de quatre grands poteaux de bambous verts posés en carré à la distance de six pieds l’un de l’autre, et sortant de cinq pieds hors de terre. Entre ces poteaux on mit une planche de bois, fort sec pour qu’elle put prendre facilement feu : dessus cette planche on jeta de la paille sèche ou des roseaux, de manière que ce lit depassoit un peu la planche sur laquelle il portoit : on enduisit le tout d’une grande quantité de ghi, qui est une espèce de vieux beurre. On continua cette opération jusqu’à ce que le bûcher eut environ cinq pieds de haut ; alors on y jeta en abondance de la courée blanche pilée, sur laquelle on étendit un drap de coton blanc, qui venoit d’être lavé dans le Gange ; après quoi le bûcher se trouva achevé.

Lorsque tout fut prêt un bramine vint avertir la femme que la cérémonie alloit commencer. Deux femmes l’enlevèrent du lit de repos et l’assirent par terre, tandis que les autres se placèrent autour d’elle et lui présentèrent continuellement du bétel frais, en la priant de demander quelque faveur pour elles à Ram, leur dieu suprême devant qui elle alloit paroître, et sur-tout de saluer de leur part leurs amis morts qu’elle pourroit rencontrer.

Pendant ce tems le cadavre fut enlevé sur le lit de repos par quatre hommes qui le portèrent à la rivière où il fut bien lavé et frotté de curcuma, qu’on en enleva ensuite ; après quoi un des bramines alla prendre un peu d’argile de la rivière dont il enduisit le front du défunt qu’il enveloppa d’un linge blanc. Quand tout cela fut fini on porta le mort au bûcher, et la femme fut conduite par deux de ses parentes sur le bord du Gange pour s’y baigner. Au sortir de l’eau on lui ôta ses habits et on enveloppa son corps d’un morceau d’armosin rouge. Pendant qu’elle étoit assise sur ses talons un de ses parens lui ôta l’anneau d’or de son nez et le lui présenta ; mais elle le lui rendit sur-le-champ, en le priant de le garder comme un souvenir. Elle retourna alors à la rivière, et puisant de l’eau de ses deux mains, elle l’offrit au soleil en récitant à mi-voix quelques prières. On lui enleva ensuite ses ornemens, entr’autres, ses bracelets, qui furent rompus, et on lui passa autour du col et des bras des couronnes de fleurs blanches ; ses cheveux furent relevés par le moyen de cinq peignes, et on lui frotta, comme à son mari, le front avec de l’argile ; sa tête fut couverte du voile d’armosin rouge, et son corps entourré d’un linge dans lequel les bramines avoient mis du riz bouilli.

Enfin, elle prit pour la dernière fois congé de ses amis, et fut conduite par deux de ses proches parens au bûcher. Étant arrivée près du chevet où reposoit la tête de son mari, elle jeta des fleurs et du riz bouilli sur les assistans ; prit ensuite une poignée de ce même riz dont elle forma une boulette qu’elle mit dans la bouche du défunt, et en plaça plusieurs autres dessous le bûcher. Deux bramines la conduisirent alors trois fois autour du bûcher ; tandis qu’elle jetoit du riz aux spectateurs qui le ramassoit avec un grand empressement. Au dernier tour elle mit une petite lampe en terre cuite allumée au pied de chaque coin du bûcher. Pendant tout ce tems on ne cessa de faire un terrible tintamare avec les tambourins et les cimbales, que les bramines et les parens accompagnoient de leurs cris. Après cette promenade autour du bûcher elle y monta d’un pas ferme, et se coucha au côté droit de son mari, qu’elle embrassa de ses deux bras. On étendit alors un drap blanc sur leurs corps, qu’on lia ensemble avec deux cordes autour des bras et du ventre ; cela fini, on les couvrit encore d’une couche de bois sec, de paille, de ghi et de courée. Son plus proche parent, à qui elle avoit donné l’anneau de son nez, vint ensuite avec une torche allumée mettre le feu à la paille, et tout se trouva bientôt en flammes. À cet instant on redoubla le bruit des instrumens et des voix ; de manière qu’il étoit impossible d’entendre cette infortunée, dans le cas qu’elle ait poussé quelques plaintes.

Ce qui me surprit le plus dans cette lugubre et cruelle cérémonie, ce fut la parfaite tranquillité de la femme et la joie de ses parens. La malheureuse victime qui vit faire tous les préparatifs de sa mort affreuse, en parut beaucoup moins affectée que nous autres Hollandois ne l’étions en voyant le supplice auquel elle se livroit volontairement.

Comme je ne me trouvois qu’à deux ou trois pas du bûcher, du côté où les pieds de la femme en sortoient un peu, j’eus soin de remarquer si je n’y appercevrois pas quelque mouvement ; mais ils restèrent absolument immobiles, même pendant que tout brûloit avec violence.

Les femmes qui assistoient à cette pompe funèbre, et qui un jour ou l’autre dévoient subir le même sort, si leurs maris venoient à mourir avant elles, me parurent néanmoins se livrer sans affectation à toutes les démonstrations de la joie. Lorsqu’un Européen vient à toucher, même par accident, une de ces veuves condamnées à suivre son mari, il n’est plus permis de la brûler, parce qu’on la regarde alors comme déshonorée ; et celui qui commet une pareille prophanation doit s’attendre à quelque accident funeste, ou bien il faut qu’il se rachète par une forte somme d’argent, ainsi que cela arriva à un directeur de la Compagnie des Indes, qui se vit contraint de donner vingt cinq mille roupies pour avoir commis une semblable étourderie.

Quand une femme refuse de se brûler avec son mari, elle est généralement méprisée, et il lui est défendu de se remarier. On lui coupe alors les cheveux, et toute la famille est couverte de blâme. Aussi les parens n’épargnent-ils aucun moyen pour les engager à faire le sacrifice de leur vie ; mais cela est rarement nécessaire, à ce qu’on m’a dit, parce qu’elles sont assez courageuses pour se soumette d’elles-mêmes à ce sort cruel.

Peu de tems avant mon arrivée sur le Gange, un riche Bengalois, le courtier de notre Compagnie, avoit laissé en mourant une belle femme, âgée de dix-sept ans, avec laquelle il n’avoit cohabité qu’une seule fois au commencement de son mariage, s’étant donné tout de suite une concubine qu’il avoit conservé tout le reste de sa vie. À sa mort, les parens de la femme, qui n’ignoroient pas la mauvaise conduite que son mari avoit tenue à son égard, voulurent l’engager à ne pas se brûler avec lui ; mais elle répondit que, s’étant engagée pour toujours à lui, elle vouloit le suivre après sa mort. Ce même jour elle fit préparer, d’un air satisfait, la bûcher, et, après avoir embrassé le cadavre, elle se laissa réduire en cendre avec lui. Le bûcher de cette jeune femme étoit de bois de sandal, et avoit coûté, dit-on, sept mille florins de Hollande.

Les femmes du Bengale s’imaginent qu’en s’offrant ainsi en sacrifice, elles jouiront dans l’autre monde avec leurs maris de tous les plaisirs des sens : cette idée les anime à se livrer avec joie à une mort affreuse.

Voici comment on enterre les femmes toutes vivantes. On creuse une fosse de six pieds en carré, dans laquelle on pose sur le dos le corps du défunt, après qu’il a été lavé dans le Gange. La femme, après s’être purifiée pareillement dans les eaux de ce fleuve et s’être préparée à son sort, saute dans la fosse et se couche à côté de son mari, qu’elle serre dans ses bras ; au même instant on comble la fosse et on en foule la terre avec les pieds ; de sorte qu’elle se trouve étouffée sur-le-champ. Cette cérémonie s’exécute de même au tintamare des instrumens et des hurlemens des spectateurs.

La maladie qui règne le plus ici c’est la dyssenterie, qu’il faut attribuer aux alimens insipides et peu substantiels dont on se nourrit. On y est fort sujet aussi à des enflures aux jambes ; j’ai vu des personnes qui les avoient aussi grosses que le milieu du corps d’un homme. La gangrène est la suite ordinaire de cette bouffissure. Comme ils n’ont point de chirurgiens pour prévenir ce mal ou pour couper quelque membre affecté, il faut nécessairement que le patient subisse une mort douloureuse.

Une autre maladie qu’on doit y craindre, est une espèce de fièvre connue sous le nom de jounibad ; dont le malade meurt ordinairement avant le troisième jour ; ou bien elle est suivie de la cécité, de la surdité et d’un marasme formel ; quelquefois aussi on est attaqué d’une paralysie générale dans tous les membres. Les médecins du Bengale sont plus habiles à guérir cette maladie que les Européens, parce que les symptômes caractéristiques n’en sont pas équivoques, et que c’est une maladie endémique.

La petite vérole doit être considérée aussi comme une des maladies propres au Bengale ; elle commença à régner avec force peu de tems avant que je quittasse le Gange. L’inoculation est connue chez les Bengalois, qui la pratiquent en mettant en poudre quelques grains de petite vérole qu’ils font avaler aux patiens dans quelque liquide. Il y en a fort peu qui se servent pour cela de l’insertion. Les suites de cette première méthode sont généralement fort heureuses, quand on a prépare le corps par des purgations et des lavages. Le lendemain de l’inoculation le malade est attaqué de la fièvre, laquelle est bientôt suivie de l’éruption, et au bout de trois semaines l’opération est parfaitement finie.

Les médecins bengalois, qui sont presque tous de la caste des bramines, sont en grande considération parmi le peuple ; cependant ils ne m’ont pas paru fort versés dans leur art, car ils se trompent souvent sur le véritable caractère des maladies, et le moindre accident qui survient suffit pour les embarrasser, ainsi que j’en ai vu quelques exemples ; mais leurs remèdes, qu’ils se transmettent de père en fils, semblent fort efficaces, quand ils parviennent à saisir la nature du mal qu’ils ont à traiter.

Ils n’ont aucune connoissance de l’anatomie, parce que leur religion leur défend de verser du sang et de disséquer le corps humain. Quand ils tâtent le pouls, ils agitent continuellement les doigts sur le poignet du malade. Suivant eux, toutes les maladies proviennent de trois causes, la chaleur, le froid et la bile. Leurs remèdes sont généralement des productions du pays ; ils emploient, entre autres, les raclures d’un bézoar artificiel qu’on compose à Goa, d’une forte odeur aromatique, qu’ils administrent ordinairement avec un peu d’eau et de sucre. Ce dernier ingrédient entre, pour ainsi dire, dans toutes leurs compositions médecinales, et le médecin qu’on fait chercher ne néglige même jamais d’en apporter avec lui.

Le salut des Bengalois consiste à se toucher le front de la main droite, et à incliner la tête en avant. Pour faire une salutation respectueuse, le salam ; ils commencent par poser la main droite sur la poitrine, puis ils en touchent la terre, et la portent ensuite à leur front. Ils ne négligent pas non plus d’employer des expressions humbles et flatteuses pour captiver la bienveillance de ceux dont ils espèrent quelque service ; le moindre de ces flagorneries est de dire : Je suis votre très-humble esclave. Mais ce ne sont là, comme en Europe, que des phrases banales et vides de sens.

Ils refusent de boire au même verre et de manger de la même assiette avec un Européen ou un Mahométan ; ils montrent ce même scrupule vis-à-vis des personnes d’une autre caste. Pour boire ils ne portent point le pot ou le verre à la bouche, mais le tiennent à quelque distance et laissent ainsi couler la liqueur, sans serrer les lèvres et sans prendre haleine ; cependant ils n’en répandent jamais une goutte. Les chaises et bancs ne sont pas en usage parmi eux.

Les Mores ou Mogols composent une autre partie des habitans du Bengale ; ce peuple vient de la Tartarie. Les Mores ont, en général, le tein plus brun que les Bengalois, quoiqu’il s’en trouve cependant qui sont assez blancs ou plutôt jaunâtres, mais ceux-ci sont nés plus au nord. La plupart de ceux qui demeurent autour d’Agra et de Dhéli sont blancs en comparaison des habitans des provinces méridionales, ainsi que me l’a dit le missionnaire françois dont j’ai parlé plus haut.

Ils ont un caractère plus décidé que les Bengalois, et leurs sipahis sont d’assez bons soldats, quand c’est un officier européen qui les commande ; du moins suivant le témoignage des Anglois qui les emploient souvent à leur service.

Ils professent la religion mahométane ; aussi ont-ils en horreur le culte des idoles des Gentoux ; malgré cela ils ont des mœurs infiniment plus corrompues que ces pauvres Gentils. Le péché contre nature est non-seulement fort commun parmi eux, mais celui de bestialité même ; ils aiment sur-tout beaucoup les moutons.

Les femmes s’adonnent également à ces crimes. Un de mes amis, qui avoit demeuré long-tems à Patna, m’a raconté qu’une femme More avoit voulu, comme une nouvelle Pasiphaë, assouvir sa fureur érotique avec un étalon ; ce qui lui coûta la vie peu d’heures après. Je ne pense pas qu’il y ait au monde de pays où l’on soit plus adonné à toute sorte de débauches que dans les parties inférieures de l’Indostan ; non-seulement parmi les Mogols et les Bengalois, mais parmi les Européens même : le climat contribue sans doute beaucoup à ces mœurs dépravées.

Les vêtemens des gens opulens et ceux des pauvres sont à peu près les mêmes ; ils ne diffèrent que par le plus ou moins de luxe. Ils portent une longue robe, appelée kabay, ainsi que nous l’avons déjà dit. Leurs reins sont garnis d’une ceinture dans laquelle il y a d’un côté une arme d’acier fin longue d’environ quatorze pouces ; elle est large près du manche et se termine en pointe. Le manche a de chaque côté deux gardes qui garantissent le bras quand on tient l’arme à la main. Ils ne sortent pas plus sans avoir cette espèce de poignard à leur ceinture, que les Javans sans être armés de leur cris.

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