Voyage par le Cap de Bonne-Espérance à Batavia, à Bantam et au Bengale, en 1768, 69, 70 et 71.djvu/III/II

CHAPITRE II.

Habitans du Bangale.



Le Bengale est habité par différens peuples, dont les principaux sont les Mogols ou Mores, descendans des Jagathaïs, qui ont soumis à leur puissance, il y a plus de deux siècles, le royaume de Bengale, et même tout l’empire de l’Indostan. Après ceux-ci viennent les Gentoux ou Bengalois : ce premier nom leur est commun avec les habitans de Coromandel, de Golconde et de la plus grande partie de l’Indostan ; leur nombre est cent fois plus considérable que celui des Mores.

Les Bengalois ne diffèrent pas beaucoup par la figure des Européens : ils sont plutôt sveltes que replets ; leur tein est d’un brun foncé ; leurs cheveux sont noirs et lisses ; ils sont bien faits de stature, et je n’ai vu parmi eux aucune personne qui fut contrefait ou boiteux, excepté certains fakirs, qui, par esprit de pénitence, laissent prendre à leur corps une position vicieuse. On trouve parmi ce peuple quelques individus dont le tein n’est pas tout à fait si brun, et tire plutôt sur le jaune ; mais cela est fort rare.

Ils sont, en général, fainéans, sensuels et timides ; leur plus grand bonheur consiste à dormir ou à rester dans l’inaction : il n’y a que le besoin de pourvoir à leur subsistance qui puisse les forcer à interrompre leur bienheureuse indolence. Ils ne manquent cependant pas d’industrie pour imiter ce qu’ils voient faire ; on les dit aussi fort inclins au vol.

Avant que cette contrée fut réduite sous la puissance des Mogols, qui y introduisirent le mahométisme, ces peuples avoient des mœurs beaucoup plus pures ; mais il s’est glissé parmi eux, avec cette religion, bien des vices qui leur étoient inconnus jusqu’alors.

Quoique ce peuple soit, en général, fort pauvre, il y a néanmoins quelques benjans, ou marchands qui sont assez riches, et qui ne craignent pas de se donner de la peine pour gagner une demi roupie ou un dolar. Ils sont fort adroits au commerce, et savent résoudre à l’instant, sans plume ni papier, les calculs les plus compliqués, et qui prendroient beaucoup de tems à un Européen. Leur écriture va de gauche à droite ; ils se servent pour tracer leurs caractères d’un petit roseau fendu. Ils ont un alphabet particulier qui diffère de celui des Persans et des Mores.

Ils sont tous, sans exception, lâches et poltrons, de sorte qu’un seul Européen peut faire tête à cinquante Bengalois ; ils tremblent à la première menace, et prennent la fuite avec effroi ; ce qu’il faut attribuer en grande partie à leurs principes religieux, qui leur inspirent, dès l’âge le plus tendre, une invincible aversion pour toute effusion de sang.

Quoique les femmes aient le tein brun, elles sont cependant bien faites et d’une figure agréable. Elles ont un caractère déterminé, et un grand penchant pour l’amour ; aussi emploient-elles toutes sortes de ruses pour satisfaire leurs désirs, particulièrement avec les étrangers. L’état de courtisane n’imprime ici aucune tache ; il y a même des lieux autorisés où se tiennent un grand nombre de femmes publiques, dont on souffre le libertinage moyennant qu’elles paient une certaine taxe au fiscal : cette taxe est, en général, d’une demi-roupie, ou quinze sols de Hollande par mois.

Les Gentoux sont, à ce qu’on m’a dit, divisés en plus de soixante-dix castes. La caste des bramines est la plus distinguée ; la dernière et la plus méprisée est celle des parias, destinée à enlever les charognes et toutes les autres immondices.

Pour maintenir la pureté de ces castes, il est défendu à tout Bengalois de prendre une femme dans une caste inférieure à la sienne, sans quoi il perd le rang de sa caste et passe à celle de la femme qu’il épouse. Cette espèce de dégradation a pareillement lieu quand il mange avec une personne d’une caste au-dessous de celle dont il est. Il y a encore plusieurs autres causes qui peuvent faire perdre aux Bengalois la place qu’ils tiennent dans la société ; aussi sont-ils extrêmement scrupuleux sur tout ce qui peut y donner occasion ; et ils préfèrent de souffrir la plus extrême misère, plutôt que de courir le risque de se voir déchus de leurs droits. Chaque caste exerce une profession différente dans laquelle le fils succède à son père ; ce qui les y rend naturellement fort habiles. C’est ainsi que le fils d’un bramine devient un prêtre ou savant, comme son père ; celui d’un kouly ou cultivateur prend le même état : un berra ; ou porteur de palanquin transmet cet état à son fils, qui ne fait d’autre métier pendant toute sa vie. Les artisans ne se livrent de même jamais qu’à une seule chose ; de sorte qu’un orfèvre en or ne travaille jamais en argent. Dans les arrengs ou ateliers des tisserans, un ouvrier ne s’occupe, pendant toute sa vie, qu’à la fabrication d’une seule espèce d’étoffe, à moins qu’on ne l’y contraigne par la force.

Ces ouvriers sont fort ingénieux et fort adroits ; j’en ai vu plusieurs exemples, particulièrement parmi les orfèvres, qui imitent parfaitement tous les modèles qu’on leur présente, pour ainsi dire, sans outils et avec une facilité si grande qu’un artiste européen en ce genre ne pourroit qu’en être surpris : cependant ces bonnes gens sont fort pauvres. Il y a même de jeunes garçons qui exécutent ces travaux ; ils se tiennent en nombre sur le bazar ou marché, où on va les prendre pour les occuper. Ils accourent alors avec une cassette qui renferme un petit enclune, un marteau, des pinces, des limes et un soufflet. On leur fournit ensuite chez soi un fourneau avec du feu ; et après qu’on leur a donné le modèle qu’on veut qu’ils imitent, on pèse l’or ou l’argent par roupies, en convenant du nombre d’anas, ou seizièmes parties de roupie qu’on leur payera pour leur peine, suivant le poids de la matière et la difficulté du travail ; ou bien on fait un prix à la journée, qui ne s’élève guère au-dessus de six ou sept sols de Hollande. Après quoi ils se mettent à l’ouvrage en se servant également de leurs mains et de leurs pieds ; car ils ont l’art de tenir et de manier les objets avec les doigts et la plante du pied d’une manière aussi ferme et aussi adroite que nous pourrions le faire avec nos mains. Après avoir fini leur besogne ils reprennent leur cassette et vont se placer de nouveau sur le marché pour y attendre avec patience de nouvelles pratiques.

Le bas peuple n’a pour tout vêtement qu’un morceau de toile jeté autour des reins, qu’on passe ensuite entre les jambes ; il y en a qui ont la tête couverte d’un morceau de toile ; cependant la plupart vont la tête nue. Ceux d’un rang un peu supérieur portent une robe de coton blanc, laquelle se croise sur la poitrine et va jusqu’aux épaules ; ils l’attachent par le milieu avec des rubans, qui ne peuvent se nouer que du côté droit ; ce qui sert à les distinguer des Mogols ou Mahométans. Cette robe leur descend jusque sur les pieds. Ils ne portent point de bas, mais ont des espèces de pantouffles dont le quartier est rabattu et le bout recourbé, dans le goût des babouches turques. La plupart se rasent totalement la tête, et arrachent sur le reste du corps tout le poil avec les racines. Les gens riches font usage de turbans ; mais qui sont autrement tressés que ceux des Mores ; un grand nombre a les oreilles garnies de petits anneaux.

Le vêtement des femmes consiste en un morceau de toile jeté sur les épaules, sous lequel elles ont une espèce de jupon ou caleçon ; leur sein est soutenu par un bandeau de toile qui passe sous les bras et qu’on attache sur le dos. Celles qui sont riches se garnissent les cheveux d’épingles d’or, et portent aux jambes et aux orteils des anneaux d’or et d’argent, dont elles ornent aussi leurs oreilles et leur nez. Les femmes du peuple portent les mêmes ornemens aux mêmes parties du corps, mais ils sont faits de l’espèce de coquille de mer que nous appelons vis, qui leur vient des îles Maldives. Les Bengalois, qui ont donné le nom de chanclos à cette coquille, savent la scier de manière que chaque rouelle forme un anneau. Elles vont la tête nue, avec les cheveux retroussés et attachés par derrière.

Le riz forme leur principale nourriture, et leur tient lieu de pain ; ils mangent aussi des légumes, des fruits et du laitage ; mais ils ne goûtent jamais de viande, de poisson, ni rien, en un mot, de tout ce qui a reçu vie. Ils aiment beaucoup le lait aigre et caillé, auquel ils donnent le nom de tayer. L’eau seule fait leur boisson, et jamais ils ne font usage d’aucune espèce de liqueur forte qui puisse troubler leur raison, si ce n’est la dernière caste qui se livre par fois à des excès avec une sorte d’eau-de-vie qu’on tire du riz avarié.

Je n’ai rien pu apprendre de particulier touchant leur religion, si ce n’est des cérémonies extérieures ; d’ailleurs, plusieurs écrivains instruits ont déjà traité à fond cette matière. Je me suis souvent entretenu, par le moyen d’un interprète, avec leurs bramines ; mais je les ai tous trouvés d’une extrême ignorance, ou, pour mieux dire, d’une invincible obstination à ne rien révéler de ce qui concerne leurs principes religieux. Et lors même qu’ils daignoient répondre à mes questions, leurs discours étoient si vagues, si incohérens que jamais la fin ne s’accordoit avec ce qu’ils m’avoient dit d’abord. Tout ce que j’ai pu apprendre d’eux avec quelque certitude, c’est qu’ils reconnoissent un Être-Suprême, lequel a sous lui quelqu’autres divinités, dont le Gange paroît être la principale. Cet Être-Suprême, selon eux, a produit tout ce qui est bon ; mais un second Principe s’est élevé contre cet Être, et a produit tous les maux qui affligent l’humanité. On ne sauroit se faire une idée des imprécations et des malédictions dont ils accablent ce mauvais Principe, sur-tout quand il tonne et qu’il fait des éclairs, phénomènes qu’ils attribuent à cet Être malfaisant. Ils le représentent sous la figure d’un dragon, ou d’un serpent à quatre pattes, que le bon Principe terrasse sous ses pieds. Ils donnent également à ce dernier toute sorte de formes bisarres.

Ils croient à une autre vie, où les bonnes et mauvaises actions seront récompensées et punies ; mais ces notions sont tellement obscurcies par leurs chimères sur la métempsycose, que je n’ai pu en concevoir une idée exacte. Ils disent que ce monde aura une fin, et qu’alors le bon Esprit, après avoir tout anéanti, demeurera seul avec le Gange, sur lequel il nagera, assis sur une feuille de pisang, avec deux arbres de bétel près de lui, pour jouir ainsi, de siècle en siècle, d’une douce et imperturbable quiétude.

Ils ont, entre autres, trois grandes fêtes ; savoir, la fête du Gange, celle de Mariatale et celle des ablutions.

On célébra, pendant mon séjour à Chinsura, la fête du Gange, au mois d’octobre ; elle consistoit principalement à jeter, avec une grande cérémonie, la figure d’une certaine idole dans le Gange.

Les Banians qui sont assez riches pour faire les dépenses d’une pareille fête, ne manquent point de la donner au moins une fois dans leur vie, quand même elle leur coûteroit dix mille roupies et davantage. Parmi plusieurs fêtes que je vis célébrer à Chinsura, il y en eut une qui surpassa toutes les autres ; elle coûta au Banian qui en fit les frais, plus de huit mille roupies, ou douze mille florins de Hollande ; cette fête dura pendant trois jours consécutifs.

Pendant un de ces trois jours je me rendis chez le Banian qui donnoit cette fête. Au bout d’une grande salle il y avoit une estrade élevée d’environ quatre pieds au-dessus du plancher ; cette estrade étoit couronnée par une espèce de dai, soutenu par deux piliers de chaque côté ; et le tout étoit tendu de toile de coton rouge, sur laquelle on avoit attaché une grande quantité de fleurs d’argent battu fort minces, lesquelles, à la lumière d’une infinité de lampes répandues dans la salle, formoient un spectacle éblouissant.

Au milieu de l’estrade étoit placé une espèce d’autel carré, lequel portoit une niche de forme semi-circulaire, contenant plusieurs figures barroques d’argile, toutes peintes et fortement dorées. La figure principale représentoit une femme appelée Doulga, avec deux grands et deux petits bras. Dans une de ses mains elle tenoit la tête décolée d’un homme ; dans la seconde une coupe ; dans la troisième un morceau de bois, et dans la quatrième quelque chose qui ressembloit assez à un livre. De chaque côté il y avoit deux figures d’hommes plus petites, qui, à ce que me dit le Banian, dévoient représenter ses enfans. Au bas de ces figures, on voyoit celle d’un animal étrange, ayant le corps d’un cheval et la tête d’un dragon ; et près de ce monstre étoit une horrible figure d’homme qu’il paroissoit vouloir dévorer.

La partie du corps qui servoit à indiquer le sexe de ces figures étoit nue, dans une position et d’une grandeur dont ces peuples aveugles peuvent seuls soutenir la vue sans rougir.

Le bord extérieur de la niche étoit divisé en petits compartimens carrés, sur lesquels on avoit représenté les actions de ces divinités ; mais toutes les figures en étoient horriblement mal exécutées.

Ça et là on trouvoit aussi la représentation d’une divinité qu’ils adorent sous le nom de Lingam. Le culte qu’ils lui rendent est, sans contredit, le plus abominable qu’on puisse trouver parmi aucune secte d’idolâtres. Tout ce qui entourroit cette niche étoit orné d’or et d’argent de manière à éblouir la vue. De tems en tems ils se jetoient à terre devant l’idole et lui présentoient pour offrande des fleurs, des parfums, de petits morceaux d’or et d’argent, et même des pièces de monnoie de ces deux métaux ; que les bramines avoient grand soin de ramasser après la fête.

Au lambris de la salle pendoit un grand nombre de noix de cocos, de noix d’arec et d’autres fruits. Il y avoit un prodigieux concours de monde, et tout étoit rempli excepté le milieu de la salle, qu’on avoit soin de laisser libre pour les bayadères, lesquelles ne cessèrent de danser pendant les trois nuits, depuis le soir jusqu’au matin, devant la figure de Doulga, en prenant toutes sortes d’attitudes lascives et obscènes. Leurs yeux étoient constamment tournés du côté de la niche pendant qu’elles dansoient au son de tambourins, de cimbales et d’autres instrumens, et qu’on chantoit des cantiques en l’honneur des divinités dont on célébroit la fête. Tout cela formoit un bruit confus, qui cependant n’étoit pas désagréable.

Pendant la dernière nuit on fit l’offrande solemnelle d’un jeune buffle ; voici cette cérémonie. Au milieu de la salle, vis-à-vis l’estrade, on creusa dans la terre une grande fosse oblongue, au bout supérieur de laquelle on mit deux pieux à peu de distance l’un de l’autre. Après avoir emmené le jeune buffle tout décoré de fleurs, on le plaça dans la fosse, avec le cou entre les deux pieux, et la tête tournée vers la niche. On prend comme un signe favorable lorsque le buffle tient constamment les yeux fixés sur l’idole sans les remuer et sans détourner la tête ; l’on est persuadé alors que la déesse reçoit avec plaisir l’offrande ; mais on tient pour un mauvais augure l’effort que peut faire l’animal pour tourner la tête de côté ou d’autre. On place sur le col du buffle une traverse de bois qui s’attache aux deux pieux dont j’ai parlé, de manière qu’il ne peut plus lever la tête. Après ces préparatifs, ils tirent de toute leur force l’animal par la queue pour lui faire avancer la tête, qu’un bramine lui abat alors d’un seul coup. On porte cette tête devant la déesse, et la multitude se livre aux plus grands excès de joie. Mais lorsque le bramine doit employer plus d’un coup pour séparer la tête du corps, le peuple montre une profonde tristesse, parce qu’on regarde ce contretems comme un très-mauvais augure.

Comme durant ces trois nuits la salle étoit ouverte à tout le monde, elle ne cessa d’être remplie. De tems à autre on aspergeoit tous les assistans avec de l’eau-rose, et l’on frottoit même avec de l’huile de cette fleur la tête et les mains des principaux d’entre eux.

Le 10 octobre, le cinquième jour avant la pleine lune, et le quatrième de la fête, étoit le tems stipulé par les bramines pour faire des offrandes au Gange. Cette cérémonie se fit non-seulement à Chinsura, mais dans tous les autres endroits le long du fleuve, avec plus ou moins de pompe, suivant les moyens des habitans.

Dans l’après-midi, on sortit toutes les niches des maisons où elles avoient été exposées ; ce qui se fit avec un grand concours de monde. On plaça les divinités devant les portes sur des brancards, le dos tourné au chemin qu’elles dévoient prendre. Quatre hommes les portèrent ainsi sur leurs épaules. De chaque côté il y en avoit deux autres qui, avec des éventails faits de plumes de paon, écartoient de ces idoles les mouches et autres insectes. Deux autres encore précédoient le brancard avec des trompettes, tandis qu’une troupe de musiciens le suivoit en jouant de tambourins et de cimbales, ce qui formoit un tintamare affreux. Arrivés au bord du Gange, on plaça les niches et les musiciens dans des embarcations, où ceux-ci continuèrent leur étourdissante musique ; tandis que les autres étoient occupés à chasser les mouches. Il y en avoit aussi qui ne cessoient de danser devant la déesse, en prenant les attitudes les plus obscènes. De cette manière, ils se promenèrent sur la rivière, laquelle étoit couverte d’une infinité de grandes et petites embarcations, toutes richement décorées de banderolles. L’allégresse étoit universelle, et chacun s’efforçoit de donner à sa manière des preuves de la part qu’il prenoit à la fête.

Au coucher du soleil, on enleva toutes les niches des embarcations, et on les jeta dans le fleuve : c’est ainsi que se termina cette cérémonie, laquelle, autant que j’ai pu le comprendre, est une image allégorique du mariage ; car en suppose que le Gange épouse tous les ans la déesse Doulga ; et les figures d’enfans qu’on voyoit à ses côtés, étoient les fruits de cette illustre union. Les attitudes lascives qu’on se permettoit devant la déesse étoient destinées à l’exciter à la procréation d’un plus grand nombre d’enfans, afin de pouvoir vaincre plus facilement le mauvais Principe.

La fête de Mariatale ou de la grande déesse des Parias se célèbre au commencement d’avril. Je n’en ai pas été le témoin oculaire, ayant déjà quitté le Gange à cette époque ; mais voici ce que m’en ont rapporté des personnes dignes de foi.

Sur un grand pieu planté debout est posé en travers un levier de bois de trente pieds de long, lequel tourne sur un pivot de fer qui se trouve à l’extrémité du pieu. Un Bengalois ou Gentou, après avoir été consacré pour cette cérémonie par le chef des bramines, se fait passer au défaut des côtes un grand croc de fer, par-dessus lequel on serre fortement une écharpe autour du corps, pour empêcher que les chairs ne se déchirent. Ce croc est attaché à un bout de la longue perche, par le moyen d’une corde ; et à l’autre bout de cette perche est une autre corde plus longue, par le moyen de laquelle le peuple fait tourner rapidement le patient, qui, pendant ce tems, jette sur les spectateurs des fleurs ou du riz moulu, que ceux-ci reçoivent et conservent précieusement comme une chose sainte. Après que cet exercice a duré quelque tems, on fait descendre le patient, on ôte le croc de son corps, et on emploie tous les moyens possibles pour le guérir promptement.

D’autres se passent, par dévotion, au travers de la langue des chevilles de fer, qui ont quelquefois jusqu’à un doigt d’épaisseur, et qu’ils ne quittent point pendant tout le tems que dure la fête. Il y en a aussi qui se font des trous de chaque côté du corps par lesquels ils passent une corde qu’on tend fortement, et le long de laquelle ils courent en avant et en arrière. D’autres se font écraser sous les larges roues d’une haute voiture remplie de monde, et qu’un grand nombre d’hommes fait mouvoir : cela est plus en usage chez les Gentoux de la côte de Coromandel que parmi ceux du Bengale. Ils s’infligent encore d’autres tortures pendant cette fête, dont celles que je viens de citer sont néanmoins les principales et les plus remarquables.

Toutes ces fêtes ne se célèbrent pas également chaque année aux mêmes jours ; elles sont quelquefois avancées ou reculées, selon que les bramines jugent ces jours propices ou malheureux. Leur superstition à cet égard est incroyable ; de manière qu’ils n’entreprendroient absolument rien un jour que leurs prêtres auront indiqué comme fatal. Ils ont la même idée relativement aux nombres : le nombre impair est regardé comme favorable, le nombre pair, au contraire, est réputé funeste. Quand ils font ou reçoivent quelque paiement considérable, ils aiment mieux perdre une roupie que de prendre ou de donner un nombre pair.

Leurs temples ou pagodes sont, en général, des bâtimens carrés et peu élevés, construits en pierre et surmontés d’une coupole. Comme ils ne reçoivent le jour que par la porte, ils sont nécessairement fort obscurs. Dans l’endroit le plus profond, et le plus sombre par conséquent, est placée l’image de leur divinité, sous une forme hideuse, avec un grand nombre de bras et de mains, dans chacune desquelles elle tient quelque attribut. J’ai vu une de ces idoles d’une forme humaine, qui étoit représentée assise : sa tête étoit fort grosse en comparaison de son corps ; sa langue lui pendoit hors de la bouche jusqu’au milieu de la poitrine ; ses yeux étoient fort ouverts et fixes ; elle avoit quatre bras et quatre mains ; la première, dans laquelle elle n’avoit rien, étoit tournée avec la paume en l’air ; elle tenoit une petite tablette dans la seconde ; la troisième étoit armée d’un sabre nu, et de la quatrième elle empoignoit une tête d’homme par les cheveux. J’en ai vu avec huit et même avec seize bras ; elles avoient le corps d’un homme et la tête d’un chien, avec des arcs bandés et d’autres instrumens de guerre dans leurs mains. Il y en avoit de noires, d’autres étoient d’une couleur jaunâtre ; celles-ci étoient seules, celles-là se trouvoient accompagnées de leurs femmes.

Dans quelques pagodes il n’y avoit point de figures ; mais seulement une pierre noire fort polie placée sur un autel circulaire jonché de fleurs et de bois de sandal : ils montroient encore plus de vénération pour ces pierres que pour les idoles même. Ces adorations se bornent à se prosterner par terre, et à faire des salammas ou salutations avec les mains ; tandis qu’ils récitent en silence leurs prières.

Leurs offrandes consistent en fleurs, riz et des coupons de soie et de toile de coton, quelquefois aussi en petites pièces d’or et d’argent. On place ces dons devant l’idole, et les bramines, qui sont censés la garder, en tirent bon parti. Ces prêtres veillent jour et nuit dans les pagodes.

Ces bramines, que les habitans du pays appellent bramanes, et auxquels les anciens ont donné le nom de brachmanes, forment la première et principale caste du peuple, ainsi que je l’ai déjà dit. On les reconnoît à une marque distinctive qu’ils ne quittent jamais ; c’est une petite corde qu’ils ont autour du col, et au bout de laquelle il y a un morceau de corail qui leur pend sur la poitrine. Les autres castes leur témoignent un grand respect, auquel ils ne répondent qu’en montrant leur main ouverte. Cette caste des bramines est divisée en différentes classes. Il y en a qui sont en telle vénération que le peuple regarde comme un grand bonheur de boire un peu de l’eau dans laquelle ces saints personnages ont lavé leurs pieds. C’est le chef des bramines qui est le gardien du vedam ; lequel contient les rites de leur religion. Ce livre est écrit, dit-on, en lettres persannes, sur une certaine sorte de papier que les vers ne peuvent attaquer.

Les bramines ne négligent jamais d’aller se baigner dans le Gange au lever du soleil. Avant d’entrer dans l’eau, ils font quelques salammas au fleuve ; après quoi ils prennent de l’eau dans le creux de leurs deux mains et la présentent avec de nombreuses salutations au soleil, et en aspergent ensuite toutes les parties de leur corps l’une après l’autre, en finissant par leur front et leur poitrine. J’en ai vu qui, pendant qu’ils se baignoient, avoient à la main un petit vase de cuivre en forme de coquille, avec lequel ils puisoient de l’eau dans la rivière, qu’ils y versoient à l’instant même, en répétant à basse voix leurs prières ; mais aussitôt qu’ils avoient puisé pour la dernière fois de l’eau, ils sortoient du Gange, et la versoient sur le bord de ce fleuve. Là, ils formoient, avec une argile jaunâtre, un signe en manière d’Y sur leurs yeux et sur leur nez. Ils marquoient aussi de même les autres Bengalois, avec cette différence néanmoins qu’ils ne leur traçoient qu’une simple ligne droite sur les mêmes parties du visage.

Après s’être baignés, ils se rendent aux pagodes pour y faire leurs prières, et pour orner de fleurs leurs idoles, qu’ils saupoudrent de bois de sandal. On m’a raconté que dans les environs de Daca il y a des bramines qui, loin d’être aussi ignorans que beaucoup d’autres de cette caste, ont, au contraire, des idées fort saines et fort pures de la Divinité, quoiqu’ils n’aiment point à s’entretenir sur ce sujet avec les étrangers.

Ce pays est rempli d’une espèce de moines mendians qu’on appelle fakirs, qui sont, en général, le rebut de tout ce qu’il y a de plus vil parmi ce peuple. Ils ne font absolument rien, et vivent des aumônes qu’ils reçoivent des personnes superstitieuses. Ils vont tout nu, sans connoître aucune espèce de pudeur, et portent sur l’épaule un gros bâton en forme de massue, dont le bout est enveloppé de chiffons de toile de toutes les couleurs. Il est dangereux de rencontrer ces pieux anachorètes dans les bois ou d’autres lieux écartés, car ils ne font aucune difficulté d’assommer ceux qui portent quelque chose qui leur fait envie. Ils parcourent le pays par troupes de deux à trois cents, et sont soumis à un chef général qui les reçoit et les consacre dans cet ordre, et sans la permission duquel ils ne peuvent y entrer. Ils saupoudrent de cendres leurs cheveux, qui leur tombent sur les reins ; quelquefois même ils s’y vautrent tout entiers, et se défigurent ainsi d’une manière affreuse. Il ne leur est pas permis de se marier ; mais ils savent se dédommager de cette contrainte en se livrant aux crimes les plus horribles. Ils se retirent ordinairement dans des lieux ombragés en plein air, ou dans de vieux bâtimens qui tombent en ruine, sans avoir la moindre chose pour se coucher ou pour se couvrir.

Ces fakirs font accroire au peuple que c’est par esprit de pénitence qu’ils se tiennent pendant toute leur vie dans telle ou telle attitude pénible ; cependant la plupart n’y sont incités que par une vaine gloire, pour captiver par-là l’attention et le respect de la multitude.

Parmi plusieurs de ces fakirs que j’ai vu, il y en avoit un qui, à force de tenir son bras levé en l’air, ne pouvoit plus en faire usage ; d’autres, en tenant leur corps courbé en avant, avoient perdu la faculté de se redresser, et ressembloient à une équerre renversée ; il y en avoient aussi qui s’étoient condamnés à traîner pendant toute leur vie de grosses chaînes de fer. J’ai déjà dit, dans mon voyage, que j’en avois rencontré un dans l’intérieur des terres qui s’étoit passé par le prépuce un anneau de cuivre de la grosseur d’une plume à écrire, auquel pendoient trois anneaux de fer ; ce qui ne paroissoit point cependant le gêner dans sa marche.

On trouve aussi au Bengale un grand nombre de jongleurs et de conjureurs de serpens. Ces derniers exercent leur métier à bas prix, et se tiennent principalement dans les villages. Quand on soupçonne qu’il y a dans quelque endroit un serpent, on fait venir un de ces conjureurs, qui se traîne par terre sur ses mains et sur ses pieds ; de cette manière il parcourt tous les coins pour chercher l’animal, qu’il découvre bientôt, s’il y en a un, par l’odorat seul. Lorsqu’il est parvenu à savoir l’endroit où est le serpent, il s’asseoit par terre et se met à jouer d’une espèce de flagolet d’os, jusqu’à ce que l’animal paroisse et s’élance sur lui en sifflant ; alors il laisse tomber son flagolet, prend le reptile avec les deux mains et, le frappant avec la tête contre la terre. le tue ordinairement ainsi du premier coup, sans en avoir été mordu. Ils savent enlever à ces animaux leur venin par le moyen d’une boulette de capok ou coton, avec laquelle ils l’ôtent des petites vessies qui sont placées entre les dents. Ils les conservent ensuite dans des paniers d’osier, pour les faire danser devant le peuple.

Pendant mon séjour à Voltha, je fis venir un de ces conjureurs, pour voir par moi-même la manière dont ils opèrent. Il avoit avec lui trois petits paniers dans lesquels étoient plusieurs serpens. Il en prit deux de l’espèce qu’on nomme serpent-capelle (cobra de capelo), qu’on dit être les plus venimeux, et les jeta par terre dans l’herbe. Ils se dressèrent aussitôt à mi-corps et s’élancèrent l’un vers l’autre en sifflant, et cela toutes les fois qu’il les excitoit ; souvent aussi ils se lançoient vers les spectateurs, mais alors il les prenoit subitement par la queue pour les arrêter. Dans d’autres momens, il les animoit contre lui-même, et se laissoit mordre par eux sur la poitrine, sur les mains, sur le front jusqu’à ce que le sang en sortoit. Après que ce jeu eut duré quelque tems, il prit un grand serpent de douze à treize pieds de long, bigarré de fort belles couleurs vertes et jaunes, et s’en fit pareillement mordre sur la poitrine, de manière que le reptile y resta attaché, sans que cela parut lui nuire le moins du monde. Ensuite il mit la tête d’un petit serpent dans sa bouche ; le reptile s’attacha sur-le-champ à sa langue, et entortilla de sa queue son col et ses bras ; cela parut également ne point lui nuire, si ce n’est que le sang lui couloit le long du visage et de la poitrine.

Ces conjureurs de serpens ne meurent jamais, à la vérité, de ces morsures ; parce qu’ils ont soin d’enlever journellement le venin de ces reptiles ; cependant ils ont le corps tout galeux et couvert de pustules.

Un des grands plaisirs des Mores et des Bengalois est de faire danser des femmes qu’on élève à ce métier dès leur enfance. Leurs repas et leurs fêtes leur paroîtroient insipides s’ils n’étoient pas égayés par une troupe de six ou huit bayadères. Ces femmes viennent toujours accompagnées de quelques musiciens avec des crotales, des tambourins et un instrument qui ressemble assez au violon, sur lequel ils frottent avec une baguette de bois ; ce qui forme un concert assez agréable, du moins au goût des Bengalois : ils accompagnent ces instrumens de leur voix qui ne sont rien moins que belles. Ces danseuses sont magnifiquement habillées à leur manière, avec des bracelets d’or et d’argent autour des bras ; leurs doigts sont garnis de bagues, et elles ont un anneau passé à travers le cartilage du nez, le tout de ces mêmes métaux. Sur le côté gauche, elles portent de petits cercles d’or en forme de cors de chasse. Leur vêtement consiste en un caleçon à la moresque qui leur tombe sur les talons, et qu’elles attachent autour des reins ; par-dessus ce caleçon elles ont une robe à courte taille, et dont le bas ressemble au jupon des femmes d’Europe. C’est par le moyen de cette espèce de corcet qu’elles relèvent leur sein, qui s’en trouve entièrement couvert. Les manches descendent sur le poignet, où elles sont fermées par de petits boutons. Leurs cheveux, d’un noir de jais, sont retroussés lisses autour de la tête, et attachés par derrière : elles ont grand soin de les faire reluire en les frottant d’huile. Par-dessus cette coëffure elles portent un voile de mousseline, dont elles se couvrent de tems en tems le visage en dansant. Leur danse consiste à pirouetter sans cesse, et à gesticuler du corps et de la tête, en avançant et en reculant, ainsi que cela se pratique dans les danses espagnoles. Si, pendant cet exercice, quelque spectateur se sent porté à jouir d’un plaisir plus vif avec quelqu’une d’entre elles, il peut satisfaire son caprice à un prix modique, sans que cela cause le moindre scandale ; tandis que les autres continuent leurs pirouettes.

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