Voyage par le Cap de Bonne-Espérance à Batavia, à Bantam et au Bengale, en 1768, 69, 70 et 71.djvu/III/I

OBSERVATIONS

SUR

LE BENGALE.


CHAPITRE PREMIER

Du Bengale en général.



Le royaume de Bengale, qui forme la province orientale de l’empire du Mogol, confine au sud-ouest au royaume d’Orixa, à l’ouest à la province de Malva, au nord à celles de Mongeer et de Bahar, à l’est et au sud-est au royaume d’Aracan, et au sud au golfe de Bengale. On compte qu’il a plus de quatre-vingt dix lieues de marche en longueur, à partir de la mer jusqu’à Radsa-Mahol, et à peu près autant en largeur. Il est situé entre le vingt-unième et vingt-septième degrés de latitude au nord de l’équateur, et entre les mêmes parallèles que les îles Canaries. Son méridien est d’environ cent cinq degrés à l’est de Ténériffe, et le soleil y est au zénith près de cinq heures et demie plutôt qu’à Amsterdam.

L’année est partagée en deux saisons ; savoir, la saison chaude et la saison froide. La saison froide commence au mois de novembre et dure jusqu’aux premiers jours de février ; c’est alors que règnent, en général, les vents secs du nord qui amènent le froid, et dont le souffle est quelquefois si pénétrant avant le lever du soleil qu’on souffriroit volontiers un habit de drap ; et souvent l’atmosphère est alors chargée d’épais brouillards, qui disparoissent à huit ou neuf heures, quand le soleil a pris de la force. Pendant le reste du jour l’air est vif et serein, de manière que pendant plusieurs jours de suite on n’apperçoit pas le moindre nuage au ciel. C’est au commencement de cette saison qu’on cueille les meilleurs fruits, et que les campagnes reprennent une nouvelle vie et un aspect riant, à mesure que l’intensité de la chaleur diminue.

Dans les premiers jours de février, ou vers le milieu de ce mois, quand le soleil commence à s’approcher de la ligne, les chaleurs augmentent journellement : les vents qui, pendant quelques mois, ont soufflé du nord, changent, deviennent variables, et courent au sud et sud-ouest, où ils restent jusqu’en septembre ou octobre. Le ciel se charge alors de plus en plus de nuages, devient orageux au coucher du soleil, et on éprouve souvent de grandes tempêtes accompagnées de tonnerre et d’éclairs avec de fortes averses. J’ai vu tomber au mois de février des grêlons qui avoient la grosseur d’un œuf de pigeon.

La saison pluvieuse commence au mois de mai ; elle dure jusqu’à la fin d’août : la chaleur est alors insupportable.

Les chaleurs diminuent aussitôt que le soleil a passé la ligne, et au mois d’octobre elles sont modérées. J’ai pris, pour ainsi dire, jour pour jour, les degrés de chaleur, depuis le commencement d’octobre jusqu’au commencement d’avril. Je me suis servi pour cela d’un thermomètre de Fharenheit, qui se trouvoit placé en plein air au nord, contre une haute muraille, vis-à-vis de laquelle il n’y avoit aucun objet qui put réfléchir les rayons solaires. C’étoit ordinairement à deux heures ou deux heures et demie après-midi qu’on éprouvoit le plus grand degré de chaleur ; et le matin, une heure avant le lever du soleil, étoit le tems de sa plus foible intensité.

Au mois d’octobre je trouvai que la plus grande chaleur étoit après-midi de 94°, avec un vent de nord et un ciel serein.

La moindre chaleur, pendant ce même mois après-midi, étoit de 85°, avec le même vent et le même état de l’air.

Le plus bas degré du thermomètre avant le lever du soleil, le vent nord, 70°.

En novembre, après-midi, le plus haut degré, vent nord est, ciel serein, 89° ; après-midi, le plus bas degré, vent nord, ciel clair, 81° ; et le plus bas, avant le lever du soleil, vent nord, ciel brumeux, 60°.

En décembre, après-midi, le plus haut degré, vent est, ciel serein, 88½° • après-midi, le plus bas degré, vent nord, ciel serein, 76+ ; et le plus bas avant le lever du soleil, vent nord, ciel clair, 52°.

En janvier, après-midi, le plus haut degré, vent sud-ouest, ciel serein, 85° ; après-midi, le plus bus degré, vent nord, ciel serein, 74° ; et le plus bas degré, avant le lever du soleil, vent nord-est, ciel clair, 63°.

En février, après-midi, le plus haut degré, vent sud, ciel clair, 92° ; après-midi, le plus bas degré, vent ouest, ciel nébuleux, 76° ; et le plus bas degré, avant le lever du soleil, vent sud, ciel serein, 68°.

En mars, après-midi, le plus haut degré, vent sud, ciel serein, 104° ; après-midi, le plus bas degré, calme avec ciel couvert, 98° ; et le plus bas degré, avant le lever du soleil, vent sud, ciel clair, 72°.

Le 3 avril, lorsque nous descendîmes le Gange, le thermomètre se trouva, à trois heures après-midi, à 101°. Je le plongeai alors dans la rivière à cinq ou six pieds sous l’eau, où il resta pendant cinq minutes, et après l’en avoir retiré avec promptitude, je trouvai que le mercure étoit à 86°. Je le posai ensuite à sa place accoutumée, et, deux minutes après, il descendit à 83° ; mais en sept minutes de tems il s’éleva insensiblement à 98°. On m’a communiqué quelques observations faites au mois de mai de l’année 1769, par lesquelles il paroît que, pendant ce mois, le thermomètre s’éleva à 110° ; et une personne qui, à cette époque, se trouvoit à Patna, m’a assuré que le mercure y monta alors jusqu’au haut du tube du thermomètre.

Les vents soufflent ici communément pendant une partie de l’année du nord, et pendant l’autre partie du sud ; et les mêmes vents qui se font sentir sur le continent règnent aussi en mer le long de la côte de Coromandel et du golfe de Bengale.

Au changement des moussons, c’est-à-dire, quand le vent court du nord au sud, ou du sud au nord, il y a ordinairement des grains et de fortes tempêtes. Lorsque ces vents soufflent avec la plus grande violence, on les appelle l’éléphant (de olyphant) : il est fort rare qu’un vaisseau puisse résister à ces terribles ouragans.

Cinq vaisseaux de la Compagnie qui mouilloient au mois d’octobre 1754 sur la rade de Voltha, se trouvèrent assaillis par de pareils coups de vent, qui les jetèrent sur la rive, de manière à ne pouvoir plus être mis à flot ; le sixième vaisseau, qui alla de même échouer, ne fut sauvé qu’avec beaucoup de peine. Ces changemens de mousson se font néanmoins quelquefois sans qu’ils soient accompagnés du moindre coup de vent.

Le sol du Bengale, qui est bas et uni, surpasse en fertilité toutes les autres parties de l’Asie, lesquelles s’y pourvoient de riz et d’autres semblables denrées. Quant à ses productions mercantiles, tels que les cotons, les soies, le salpêtre et l’opium, il en fournit non-seulement à cette partie du monde, mais en remplit encore toute l’Europe.

Outre le riz, qui au Bengale et dans tout l’Orient, tient lieu de pain, il y croît aussi du fort bon froment, qu’on faisoit même passer autrefois à Batavia ; mais cela est maintenant défendu, pour ne point porter préjudice au Cap de Bonne-Espérance.

La terre du Bengale est grasse, légère, par conséquent facile à cultiver. Jamais on n’y porte le moindre engrais, quoiqu’on l’ensemence régulièrement tous les ans sans interruption, étant rendue fertile par les fortes averses et les inondations. On n’y avoit point encore eu de mauvaise moisson, si ce n’est ces deux dernières années, 1770 et 1771. Outre les bois et les forêts, il y a beaucoup d’arbres épars dans les campagnes ; mais on n’y trouve aucun de nos arbres d’Europe.

Parmi les différentes espèces d’arbres qu’on trouve au Bengale, il y en a une qui mérite attention : c’est le figuier des Indes. De ses branches partent de petits rejetons perpendiculaires, qui, en allant toucher la terre et y prenant aussitôt racine, servent de soutiens aux branches dont ils sont partis, et deviennent avec le tems eux-mêmes des arbres. J’ai décrit, dans mes observations sur Batavia, un pareil arbre que j’avois vu dans l’île d’Edam. Les Javans tiennent cet arbre en grande vénération.

On y rencontre plusieurs espèces d’arbres à fruits, parmi lesquels le cocotier mérite de tenir la première place, non parce qu’il est ici en grande abondance, mais à cause de son utilité car certainement il n’y a pas d’arbre au monde qui serve autant que celui-ci aux besoins de l’homme, ainsi que cela est généralement connu. Je remarquerai seulement que l’espèce de bourre qui entoure sa coque, et qu’on appelle ici cayer, est portée par grandes quantités de Ceylan et de Malabar à Batavia, où l’on s’en sert, au lieu de chanvre, pour faire des cordes. On en file même des cables qui ont jusqu’à vingt pouces et plus d’épaisseur, et qu’on trouve aussi bons et même quelquefois meilleurs que ceux qu’on fait de chanvre en Europe. Ces cables sont si légers qu’ils flottent sur l’eau ; ils s’y relâchent beaucoup et se resserrent de nouveau en séchant.

Les autres espèces d’arbres à fruit sont le manguier, le guave, le mûrier, le limonnier, et quelques orangers, le pisang ou bananier, et le palmier dont on tire, par incision, une liqueur douce et agréable, d’une vertu enivrante. Cette liqueur s’aigrit au bout de quelques jours ; elle tient alors lieu de vinaigre.

Les jardins fournissent des herbes potagères d’Europe, tels, par exemple, que les pois, les haricots, la salade, le pourpier, les épinards, toutes sortes de choux, le radis, l’asperge, etc. ; mais ces légumes ne donnent que pendant la saison froide, et demandent même alors de grands soins ; il faut les arroser deux fois par jour, sans quoi ils périssent de sécheresse. Pendant la saison chaude on n’a que des épinards et des concombres.

Par tout où le pays est habité on trouve un grand nombre de viviers artificiels, d’une forme oblongue, mais de différentes grandeurs. J’en ai vu qui occupoient plus d’un demi-arpent de terrain. Ces viviers ou lacs, qui portent ici le nom de tanken sont formés par les eaux de pluie, et fournissent aux habitans, pendant la saison sèche, de l’eau en abondance et d’une meilleure qualité que celle du Gange, laquelle est constamment épaisse et trouble. Dans plusieurs de ces lacs on trouve une espèce de poisson, dont le goût approche beaucoup de celui de la carpe.

Le Bengale est traversé dans son centre par le Gange, qui, à ce qu’on assure, prend son origine dans les montagnes du Thibet ; cependant un ecclésiastique françois de Chandernagor, qui, pendant quelques années avoit été missionnaire au Thibet, m’a assuré qu’il n’avoit pu y découvrir les sources de ce fleuve, malgré toutes les peines qu’il s’étoit données pour y parvenir. Il ajoutoit que les habitans de ce pays lui avoient dit que ces sources se trouvoient beaucoup plus au nord. Le Gange dirige son cours du nord-ouest à travers l’empire de l’Indostan, vers le sud-est. À quelques lieues au-dessus de Cassimbazar, ce fleuve se partage en deux grands bras, dont le bras oriental se divise ensuite en plusieurs branches secondaires, dont la principale passe devant la ville de Daca, et tombe enfin dans la mer près de Chattigam.

Le second bras, ou le bras occidental, auquel on donne communément le nom de bras d’Hougly, coule devant Bandel, Hougly, Chinsura, Chandernagor, Calcutta, etc., et se décharge, près d’Insely, dans le golfe de Bengale.

Le pays est coupé en tout sens par de grands canaux, auxquels on donne le nom de branches ou rameaux, et qui tous se déchargent dans le Gange. C’est par le moyen de ces canaux qu’on transporte avec une grande facilité les marchandises et les denrées d’une place à l’autre ; et c’est aussi par ces mêmes canaux qu’il y a communication entre les principaux bras du fleuve. J’ignore si ces canaux sont l’ouvrage de la nature ou s’ils sont artificiels.

Ces canaux sont garnis de chaque côté d’un grand nombre de villages et d’hameaux, ainsi que de champs cultivés et de prairies, dont l’ensemble forme un aspect ravissant.

Parmi ces branches il y en a qui, par leur profondeur et leur largeur sont navigables pour de grands vaisseaux ; et parmi ceux-ci on distingue la Branche du Lièvre (Haze-Spruit) ; qui traverse en ligne droite le pays vers la ville de Daca, et que les pilotes hollandois sondèrent, en 1768, par ordre du directeur, pour voir si l’on pourroit par-là conduire les vaisseaux en mer, au lieu de les faire passer devant Insely, afin d’éviter le danger qu’on court dans le passage appelé le Jennegat. Ces pilotes y trouvèrent, à la vérité, une profondeur convenable pour les grands vaisseaux ; mais il y eut d’autres raisons qui les détournèrent de les faire passer par-là dans la mer.

L’embouchure du Gange est barrée par de grands bancs de sable fort dangereux, dont j’ai déjà fait mention dans mon voyage au Bengale ; et la rivière même en est remplie, tant au milieu de son lit qu’à peu de distance de ses rives ; ces bancs sont fort à craindre pour les bâtimens qui montent ou qui descendent ses eaux.

C’est aux mois de juillet, d’août et de septembre que les eaux du Gange sont les plus hautes et que leur écoulement est le plus considérable ; sortant alors de son lit dans les endroits où ses bords sont les plus bas, elle inonde les terres voisines. Le flux et le jussant sont si forts pendant ce tems qu’ils menacent de tout entraîner.

Avant que le jussant ne soit fini, le flux commence déjà à se faire sentir ; ce qui ne se fait pas lentement, mais, au contraire, avec une grande impétuosité ; de sorte qu’on l’entend arriver à plus d’une lieue de distance.

L’eau s’élève alors quelquefois tout à coup à six et même à huit pieds. Rien ne peut résister à la rapidité de son cours : les vaisseaux et les barques sont arrachés de leurs ancres et entraînés au loin ; aussi a-t-on la précaution de les conduire à tems dans quelque endroit où ils soient à l’abri de ce refoulement. Ce mouvement du flux se fait de même sentir devant Voltha, mais non du côté où mouillent les vaisseaux.

C’est depuis Serampour jusqu’à Hougly qu’on éprouve le courant le plus rapide. Le lit du fleuve est composé d’une vase molle ; mais ses bancs et aterrissemens sont d’un gravier dur.

C’est aux mois de mars et d’avril que la rivière est la plus basse ; et dans ce tems elle se trouve, pour ainsi dire, à sec devant Chinsura, où est la loge de la Compagnie ; de sorte qu’il ne reste à la basse marée qu’un petit canal du côté opposé de cette loge.

À son embouchure, près d’Insely, le Gange peut avoir environ quatre milles d’Allemagne de large ; mais il se rétrécit insensiblement, de manière que devant Chinsura et plus haut, sa largeur n’est que d’une demi-lieue.

Le rapide courant de ce fleuve rend ses eaux constamment épaisses et troubles ; aussi ne sont-elles potables qu’après avoir reposé quelque tems. Pour les rendre promptement limpides on se sert de certaines petites fèves qui croissent dans ce pays : on écrase une de ces fèves avec un peu d’eau sur une pierre, après quoi on la jette ainsi moulue dans un tonneau d’eau, laquelle, par ce moyen, se clarifie en moins de six heures, et se conserve même long-tems en mer.

D’Insely à Chinsura, où le Gange porte les plus grands vaisseaux, ce fleuve a depuis trois brasses et demie jusqu’à douze brasses de profondeur.

Les peuples du Bengale, d’Orixa, de Golconde, de Coromandel, etc., ont un grand respect pour le Gange, qu’ils regardent comme sacré ; les Gentoux l’adorent même comme une divinité ; et on célèbre tous les ans une fête en son honneur. Ces peuples s’imaginent aussi qu’en se baignant dans ce fleuve ils se purifient de leurs pêchés : ceux qui habitent près de ses bords s’y plongent au moins une fois par jour ; et ceux de l’intérieur des terres s’y rendent, de toutes parts, une fois par an ; il y en a même qui font plus de trente journées de chemin pour se laver dans ses saintes eaux.

À la fin du mois de mars j’ai vu arriver à Hougly et à Trepeny des troupes innombrables de personnes des deux sexes, qui venoient pour remplir ce pieux devoir. Ce concours de peuple dura trois jours. Tous ceux qui s’étoient baignés, hommes, femmes et enfans, emportoient avec eux quelque vase rempli des eaux de la rivière, pour donner à leurs parens ou amis que l’âge ou quelque infirmité empêchoit de quitter leur demeure.

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