Voyage par le Cap de Bonne-Espérance à Batavia, à Bantam et au Bengale, en 1768, 69, 70 et 71.djvu/II/VI

CHAPITRE VI.

Factoreries externes.



On distingue les possessions que la Compagnie a dans les Indes, en celles qui sont situées à l’est, et en celles qui sont placées à l’ouest de Batavia. À l’est c’est le gouvernement d’Amboine qui tient le premier rang ; il a sous lui les îles adjacentes et une partie de l’île de Céram. Ses employés sont au nombre de huit à neuf cents.

L’île d’Amboine ne produit que des clous de gérofle, dont l’abondance y est telle que la Compagnie ordonne par fois d’arracher un grand nombre de gérofliers, et de ne les remplacer que par une certaine quantité de plants nouveaux. Par une résolution de 1768, elle défendit de planter de nouveaux gérofliers avant que la quantité n’en fut réduite à cinq cent cinquante mille ; le nombre en étoit alors de sept cent cinquante-neuf mille quarante, tant jeunes plants qu’arbres portant fruits. L’année 1770 donna plus de deux millions deux cent mille livres de gérofles : chaque livre de cette épicerie revient à peine à cinq sols à la Compagnie.

Banda est le second gouvernement de l’est : il consiste en plusieurs petites îles. Le nombre des employés, y compris la milice, est à peu près le même que celui des employés d’Amboine. Cette île n’a presque rien à redouter des ennemis, étant naturellement fortifiée par ses côtes escarpées et par les rapides courans qui rendent la navigation de ses eaux étroites fort dangereuse. Les vaisseaux de la Compagnie doivent y être remorqués par plusieurs bâtimens destinés à cet usage. Ses productions consistent en noix muscates et macis : les noix muscates ne reviennent à la Compagnie qu’à un sol et un quart la livre ; et la livre de macis ne lui coûte qu’environ neuf sols.

C’est Ternate qui forme le troisième gouvernement, sous lequel appartient l’île de Tidor. Le nombre des hommes qu’il occupe monte à sept cents. Il n’y a pas tant à craindre pour Ternate que pour les îles aux épiceries dont nous venons de parler ; car on y a arraché tous les arbres qui en produisoient et il est défendu d’en planter de nouveaux. Ce gouvernement est plus nuisible qu’avantageux pour la Compagnie ; il est cependant d’une grande importance pour les îles aux épiceries, à qui il sert, avec cinq ou six autres petites îles, de clef et de défense : ces îles sont connues sous le nom de Moluques. Il y a quelques années que les Anglois s’étoient établis dans une autre petite île, à peu de distance de là, appelée Sullock ; mais ils l’ont ensuite abandonnée en 1766. Ternate coûte par an à la Compagnie environ cent quarante mille florins, et les bénéfices sur les marchandises qu’on vend aux insulaires ne montent qu’à soixante ou soixante-dix mille florins. Au mois d’août de l’année 1770, cette île a beaucoup souffert par des tremblemens de terre : on y sentit plus de soixante fortes commotions dans les vingt-quatre heures, par lesquelles les fortifications ont reçu de grands dommages.

Le quatrième gouvernement est établi à Macassar, dans l’île de Célèbes, dont une partie est sous la domination de la Compagnie, et dont la plupart des princes sont ses alliés. Le nombre de ses employés y est égal à celui des gouvernemens dont nous avons déjà parlé. Il y a çà et là quelques forts pour contenir les mutins ; mais la plus grande force de la Compagnie consiste dans la jalousie et la méfiance qu’elle entretient parmi les princes ses alliés, pour empêcher qu’ils ne se liguent contre elle et ne l’attaquent dans ses possessions. En 1755, les bénéfices de la Compagnie alloient à quatre vingt mille florins ; tandis que ses dépenses montoient à cent cinquante-cinq mille florins. Des esclaves et du riz sont les seuls articles qu’on en tire ; mais elle est fort utile pour la défense des Moluques et des îles aux épiceries.

Dans l’île de Timor, qui appartient en partie aux Hollandois et en partie aux Portuguais, la Compagnie a un établissement, dont les rapports sont communément au pair avec ses dépenses.

Il en est de même à Banjer-Massing, situé sur la côte méridionale de la grande île de Bornéo : le poivre est le principal article de son commerce.

Malacca est le cinquième gouvernement : c’est une place de grande importance, parce qu’elle commande au détroit de ce nom vers les parties orientales de l’Asie ; tous les vaisseaux qui se rendent à la Chine, au Tonquin, à Siam, aux îles Moluques et à celles de la Sonde, devant passer devant Malacca ou par le détroit de la Sonde ; ce que la Compagnie peut, en cas de besoin, empêcher par ces possessions. La garnison est composée de cinq cents hommes ; les revenus ainsi que les charges de la Compagnie sont évalués à cent mille florins par an.

Le sixième gouvernement se trouve sur la côte nord-est de l’île de Java, dont le gouverneur demeure ordinairement à Samarang : c’est de là que la Compagnie reçoit, pour ainsi dire, tous ses bois et tout son riz. Ce gouvernement a sous son inspection toutes les places maritimes où se tiennent des subdélégués jusqu’à Chéribon. On dit que c’est aujourd’hui le gouvernement le plus lucratif que la Compagnie possède dans les Indes.

Le septième gouvernement est sur la côte de Coromandel, auquel appartiennent toutes les places de commerce de la Compagnie le long de la côte, excepté Nagapatnam ; telles que Palicol, Sadraspatnam, Jaggernackpouram et Bimilipatnam : les marchandises qu’on en tire consistent en toutes sortes de toiles de coton.

Ceylan forme le huitième gouvernement, duquel dépend Madura sur la côte opposée. Cette puissante île est, depuis la paix conclue en 1763 avec l’empereur de Candy, entièrement au pouvoir de la Compagnie ; car elle est absolument maîtresse souveraine de toutes ses côtes et de tous ses ports de mer ; l’empereur n’ayant conservé que l’intérieur des terres, où il est renfermé sans avoir la moindre communication avec la mer que par le territoire de la Compagnie. C’est-là aussi le principal et peut-être même le seul avantage qu’elle a retiré d’une guerre qui a coûté plus de huit millions de florins à la Compagnie. Les ambassadeurs hollandois qu’on envoyoit autrefois à la cour de Candy ne pouvoient se présenter devant l’empereur qu’à genoux ; par un article du traité de paix, il est stipulé que dorénavant ils se tiendront debout pendant leur audience.

La canelle est la principale et, pour ainsi dire, la seule production de cette île ; cependant la Compagnie retire chaque année au moins cent mille rixdalers de la pêche des perles. Autrefois on n’y pêchoit les perles que sur les bancs de Tutokorin ; aujourd’hui cette pêche se fait sur les bancs qui sont du côté de Ceylan, près de Manar et d’Aripo. On n’est cependant pas bien certain d’en pêcher tous les ans ; cela dépend de l’état dans lequel se trouvent les bancs à huitres. Vers le tems que doit commencer la pêche, le conseil de Ceylan examine les huitres pour voir si elles ont la grandeur requise ; et c’est d’après sa décision qu’on indique, par billets, l’époque à laquelle cette pêche doit commencer, et qu’on détermine le nombre des pêcheurs et des barques qu’on y emploiera : actuellement le nombre des plongeurs est, en général, fixé à quatre-vingt-seize. On a attribué au gouverneur une rétribution à raison de tant pour cent du bénéfice que la Compagnie peut faire sur cette branche de commerce.

Les intérêts de la Compagnie au Bengale sont confiés à un directeur : elle n’y a qu’un petit territoire qui lui a été concédé par l’empereur de l’Indostan ou le grand Mogol. Il en est de même à Surate, où elle a, comme au Bengale, une loge pour l’emmagasinement de ses marchandises ; et sa jurisdiction ne s’étend également pas beaucoup au-delà. La Compagnie reçoit du Bengale des toiles de coton, du salpêtre et de l’opium ; elle tire de Surate toutes sortes d’habillemens, des toiles, etc.

Les possessions sur la côte de Malabar sont sous la direction d’un commandant : le poivre est la principale production qu’on en reçoit ; il passe pour être le meilleur de toutes les Indes.

Il y a également un commandant sur la côte occidentale de Sumatra : cette île fournit de l’or, du camphre et du poivre.

Bantam est de même sous l’inspection d’un commandant : la Compagnie en tire la plus grande partie de son poivre.

Sur la côte intérieure ou orientale de Sumatra, dans le royaume de Palembang, il y une loge de la Compagnie, qui lui fournit du poivre et de l’étain.

Elle a également une loge à Chéribon, laquelle donne la plus grande quantité de café.

Une des plus lucratives branches de commerce pour la Compagnie est celle qu’elle fait tous les ans au Japon avec deux vaisseaux ou quelquefois un plus grand nombre ; et cela à l’exclusion de toutes les autres nations, excepté les Chinois. On lui a accordé, à cet effet, la petite île de Décima, près de la ville de Nangazaki, où l’on emmagasine les marchandises qu’elle y apporte. Ce commerce est confié à un chef qui, au bout de deux ans, retourne à Batavia. Les frais de ce comptoir montent par an à cent mille florins et au-delà, dont les présens qu’on fait à l’empereur du Japon composent au moins la moitié. Les principaux articles qu’on y porte sont le camphre caret, le baros, des draps de Hollande et du sucre ; on reçoit en retour du camphre du Japon, du cuivre en barres, de la porcelaine et quelques ouvrages en lacque.

Le commerce de la Chine se fait avec quatre vaisseaux chaque année, qui s’y rendent en droiture de la Hollande, et qui ne touchent à Batavia que lorsqu’ils arrivent d’Europe, pour prendre une cargaison d’étain de Bancas qui se vend fort avantageusement à la Chine ; mais à leur retour pour l’Europe ils passent sous l’île du Nord, laquelle gît à peu de distance du détroit de la Sonde, pour y faire aiguade, sans attaquer Batavia. C’est ordinairement dans les premiers jours de juillet que ces vaisseaux quittent Batavia pour aller à la Chine.

Autrefois la Compagnie faisoit le commerce de la Cochinchine, du Tonquin, de Siam, de Pégu, d’Aracan, de Perse et de Mocha, mais elle ne s’en occupe plus aujourd’hui ; il y a même quelques-uns des endroits que j’ai nommés plus haut qui coûtent plus à la Compagnie qu’ils ne lui rapportent ; sur-tout parmi ceux à l’ouest de Batavia, dont le dépérissement du commerce doit sans doute être attribué aux changemens que le tems a successivement opérés.

Du tems que la Compagnie trafiquoit encore dans ces contrées, elle n’avoit que de foibles compétiteurs. L’Angleterre étoit loin d’avoir cette puissance maritime où elle est parvenue depuis, et les princes indiens préféroient alors de traiter avec les Hollandois plutôt qu’avec leurs voisins ; mais tout cela est fort changé aujourd’hui. Les Anglois, qui, dans ces tems, tenoient un rang subalterne dans ces contrées, sont maintenant pour le moins aussi puissans dans l’ouest de l’Inde que la Compagnie peut se flatter de l’être dans l’est. Ils sont même parvenus à prescrire des loix à l’empereur de l’Indostan, et se voient par conséquent maîtres du commerce qui se fait dans ses états, particulièrement à Surate et au Bengale, qui donnoient autrefois d’immenses bénéfices à la Compagnie, tant par les marchandises qu’elle y portoit que par celles qu’elle en prenoit en retour. Peut-être qu’en calculant les dangers qu’offre la mer, les avances que demande le frettement des vaisseaux et les intérêts des capitaux qu’on y emploie, trouveroit-on que ces bénéfices sont aujourd’hui fort médiocress.

Ce ne sont pas les Anglois seuls, mais presque toutes les puissances maritimes d’Europe, qui portent maintenant un grand préjudice au commerce des Hollandois dans l’Inde, tant par les possessions qu’elles y ont à l’ouest que par les vaisseaux qu’elles y envoient tous les ans directement d’Europe.

Le commerce des toiles, qui jadis étoit d’une si grande importance pour la Compagnie, se trouve aujourd’hui, pour ainsi dire, entièrement entre les mains des Anglois ; du moins ces derniers mettent-ils de grandes entraves à l’achat de cette denrée.

Je ne parlerai point ici de la probité et de la fidélité des employés de la Compagnie sur les factoreries externes ; cela n’entre point dans mon plan. J’ai eu néanmoins occasion, pendant mon séjour au Bengale, de me convaincre par moi-même combien peu on doit s’en rapporter à leur droiture, et il n’y a pas long-tems que la Compagnie en a eu des preuves non équivoques dans son gouvernement de Coromandel.

Si l’on mettoit le commerce du Bengale, de Surate et de la côte de Coromandel sur le même pied que celui de la Chine et du Japon, et si, au lieu de forts qui exigent de grandes dépenses, on y établissoit simplement des factoreries, les bénéfices qu’il y a encore à faire resteroient les mêmes, et les frais seroient infiniment moindres. Il me semble qu’il ne peut y avoir aucun avantage sensible pour la Compagnie à vouloir affecter la souveraineté dans des lieux où elle ne jouit point d’un commerce exclusif. À Java, a Ceylan, et dans d’autres îles à l’est, où sa puissance se trouve établie, il est nécessaire sans doute qu’elle ait des forces militaires pour conserver l’intégrité de son commerce ; mais il me paroît absolument inutile qu’elle se livre à des dépenses qui ne peuvent en rien contribuer à son avantage dans les endroits dont je viens de parler.

Les denrées qu’elle y porte aujourd’hui et qu’aucune autre nation ne peut y introduire, parce qu’elle en a la possession exclusive, telles, par exemple, que les épiceries et le cuivre en barres du Japon, sont des objets dont on ne peut se passer à l’ouest. Il en résulteroit un autre avantage, c’est que les administrateurs, ayant alors un champ moins vaste à surveiller, se trouveroient plus à même de corriger les abus qui se commettent.

Les Anglois ont non-seulement porté un grand préjudice au commerce de la Compagnie à l’ouest ; mais ils ont aussi cherché secrètement, si ce n’est à lui enlever l’île de Ceylan, du moins à lui en rendre la jouissance difficile.

Pendant les dernières guerres de Ceylan, lorsque la Compagnie tenoit tous les ports de cette île bloqués par ses vaisseaux, et que l’empereur se trouvoit comme emprisonné dans sa capitale, les Anglois de Madras envoyèrent un ambassadeur à ce prince pour lui offrir de faire cause commune avec eux, afin de chasser les Hollandois de ses états ; en ajoutant qu’ils avoient à la main pour cette expédition un grand nombre de vaisseaux. Heureusement leur obstination fut cause que cette alliance ne se consolida point à tems, parce que l’ambassadeur anglois refusa de se jeter à terre ou de se mettre à genoux à la première audience qu’il eut de l’empereur, ainsi que cela est d’usage dans l’Orient et sur-tout à Ceylan. Cette contestation sur un cérémonial d’étiquette dura pendant quelques semaines, et dans cet entretems les affaires tournèrent à l’avantage de la Compagnie ; de manière que ces sourdes menées ne purent avoir aucune suite funeste.

Je fus extrêmement surpris de voir à Batavia que, nonobstant la défense rigoureuse de laisser faire aux particuliers le commerce des toiles et de l’opium, on souffroit néanmoins que les Anglois y apportassent des cargaisons entières de ces denrées, dont on leur facilitoit même la vente. L’exportation des sucres est également défendue aux particuliers à Batavia ; mais les Anglois en obtenoient des magasins de la Compagnie les quantités qu’ils demandoient ; les ouvriers de la Compagnie radoubent aussi leurs vaisseaux sur les chantiers de l’île d’Onrust, moyennant qu’ils paient ces travaux. En 1769, j’ai vu huit vaisseaux anglois sous cette île, et trois autres sur la rade de Batavia. Cependant l’année suivante le conseil des Indes parut avoir changé d’avis sur cet objet ; car on n’accordoit plus alors aux Anglois que de l’eau et du bois à brûler : on approuva généralement cette résolution, et on parut désirer qu’elle restât par la suite dans toute sa vigueur.

La Compagnie se trouve chargée, depuis 1742, d’un autre lourd fardeau, lequel sans doute ne parut pas dans le tems devoir entraîner les conséquences qui en ont été les suites ; je parle ici des primes qu’on accorde aux équipages à leur retour dans la patrie pour les dédommager des bénéfices qu’ils pouvoient faire, avant cette époque, sur les marchandises qu’il leur étoit permis d’apporter pour leur compte, mais dont on avoit souvent fait un grand abus, de sorte que les vaisseaux étoient surchargés par ces marchandises au point que plusieurs ont péri par-là. On pourroit juger des malheurs que la défense de ce commerce particulier a prévenus, en comparant le nombre des vaisseaux qui, pendant trente ans avant cette défense, ont coulé bas par une trop grande charge, avec ceux qui, durant un même laps de tems, ont été perdus depuis l’année 1742 : je pense que la différence ne seroit pas considérable, si l’on en excepte les vaisseaux qui ont resté sur la rade du Cap de Bonne-Espérance, et sur quelques autres rades, ce qu’on ne peut attribuer à une trop forte cargaison. La Compagnie a dépensé plus de dix-huit millions de florins à ces primes, ainsi qu’on peut le voir par le calcul que je vais en donner ici par approximation.

Les primes qu’on accorde à chaque vaisseau lors de leur retour en Europe (l’équipage compté, l’un portant l’autre, à cent vingt hommes), montent à plus de dix-huit mille florins. En voici la preuve :

Primes accordées par la Compagnie.
1 capitaine 
2,000 fl.
1 premier pilote 
500    
1 second pilote 
400    
1 premier chirurgien 
400    
2 quartier-maîtres, chacun à 300 fl. 
600    
1 garde-malade 
300    
20 officiers du quart, l’un portant l’autre à 200 fl. 
4,000    
24 timoniers, chacun à 150 fl. 
3,600    
66 matelots au-dessous de 10 fl. par mois, y compris les mousses, chacun à 100 fl. 
6,600    
3 morts qui ne comptent point 
—— ———————
120 hommes.                total 
18,400 fl.
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Par conséquent, chaque vaisseau reçoit pour primes 18, 400 florins ; mais pour prendre le minimum, et ne porter ici qu’une somme ronde, je pose seulement :

18,000 fl.
Si l’on compte maintenant que depuis 1742, la Compagnie a reçu, une année portant l’autre, vingt-cinq vaisseaux, ci. 
25    
—————
Il en résulte par chaque année en primes 
450,000 fl.
Depuis que ces primes ont été établies, c’est-à-dire, depuis 1742 jusqu’en 1771, il s’est passé vingt-neuf ans, ci. 
29    
—————
Il a donc été donné depuis cette époque jusqu’à ce jour en primes 
13,050,000 fl.
L’intérêt de ce capital pendant vingt sept ans à 3 pour 100, lequel augmente annuellement de 13, 500 florins, forme la somme de 
5,103,000 fl.
—————
Par conséquent, la Compagnie a sacrifié gratuitement un capital de 
18,153,000 fl.
———————

Ne devroit-on pas non plus attribuer en partie à cette cause le dépérissement de Batavia, qui doit exister principalement du commerce particulier ? Il est certain du moins que des personnes dignes de foi, qui avoient demeuré plus de quarante ans à Batavia, m’ont assuré que la situation actuelle de cette ville différoit infiniment de celle où elle se trouvoit avant l’année 1742.

L’insalubrité de l’air est une autre calamité qu’on éprouve depuis quelques années à Batavia. La cause la plus apparente à laquelle on puisse l’attribuer, c’est l’amas de vase qui encombre les côtes que les eaux de la mer couvrent en partie pendant le flux, et qu’elles laissent à sec au jussant, après y avoir déposé mille choses impures, que l’ardeur du soleil ne tarde pas à faire fermenter, et dont les émanations corrompent l’air ; à quoi se joignent les mauvaises exhalaisons des marais. On se trouve confirmé dans cette idée par l’observation qu’on a faite que dans la partie haute de la ville, qui est la plus éloignée de la mer, les maladies sont moins fréquentes et moins dangereuses qu’aux environs du château, qui se trouve plus près des marais et des vases de la côte. Ces aterrissemens s’étendent déjà, à l’est de la rivière, à plus de deux mille pieds dans la mer.

J’ai dit plus haut, en parlant du royaume de Jaccatra, que c’est une possession que la Compagnie a acquise par les armes, et dont les habitans indigènes, ses sujets immédiats, sont sous la loi du conseil des Indes, mais particulièrement sous celle du gouverneur-général. Celui-ci nomme un commissaire qui représente la Compagnie et fait observer ses réglemens. Dans l’intérieur des terres, ce commissaire a tout le pouvoir d’un souverain, à cause que le bonheur de chaque individu dépend, pour ainsi dire, de sa volonté.

Les régens qui, sous ce commissaire, gèrent les affaires du pays, sont choisis parmi les habitans : les premiers sont les adapatis, auxquels on donne le gouvernement d’une grande province. Après ceux-ci viennent les tomangongs ; qui sont d’un rang beaucoup inférieur. On leur donne également à gouverner une certaine étendue de terrain, mais infiniment plus resserrée que celui des adapatis ; cependant chacun d’eux a sa jurisdiction particulière. Ils ont sous eux des espèces de lieutenans, appelés inghebées, qui jugent les différends de peu d’importance qui surviennent entre les habitans de leur district ; mais les parties peuvent en appeler de leur jugement devant le commissaire. Cependant les affaires majeures qui intéressent directement la Compagnie, sont quelquefois portées devant le conseil des Indes ; mais cela n’arrive que fort rarement.

Les principales productions du royaume de Jaccatra sont le sucre, le café, l’indigo et les fils de coton ; elles rapportent au-delà d’un million de florins par an à la Compagnie.

Les dépêches originales que le conseil des Indes écrit aux princes de l’intérieur de l’île sont minutées en hollandois, signées par le gouverneur-général et contresignées par le secrétaire, au nom du conseil ; mais on y joint toujours une traduction en langue malaise, javanoise ou du prince à qui elles sont adressées. Il y a pour cela des traducteurs de ces langues à Batavia, qui ont de forts appointemens. Quand les princes indiens écrivent au conseil, ils se servent d’une espèce de papier à fleurs d’or ou d’argent. On porte ces lettres en grande cérémonie dans la salle. Celle que l’empereur de Candy adressa au gouverneur de Batavia, contenant les pleins pouvoirs qu’il donnoit à ses députés pour traiter certains points sur lesquels on n’avoit pu convenir à Ceylan, étoit écrite sur une plaque d’or massif, de la forme d’une feuille de cocotier ; les caractères y étoient gravés d’une manière toute particulière. Cette lettre, roulée sur elle-même, étoit dans un étui d’or garni tout autour de perles fine s passées dans un fil du même métal. On avoit mis cet étui dans une boîte d’or massif, et cette boîte se trouvoit à son tour dans une boîte d’argent massif, scellée en cire rouge du grand sceau de l’empereur. Une pareille boîte d’ivoire renfermoit ensuite cette boîte d’argent, et étoit elle-même dans un sac d’une épaisse étoffe d’or ; enfin, un sac de toile blanche qui enveloppoit le tout, étoit scellé du petit sceau de l’empereur. À leur audience de congé, ces députés furent décorés de chaînes d’or, et tous les membres du conseil se levèrent, mais en gardant leur chapeau sur la tête, au moment qu’ils sortirent de la salle, ainsi qu’on l’avoit observé au moment qu’ils y furent introduits.

Toutes les marchandises qui entrent ou qui sortent de Batavia sont sujettes à une taxe. Ce sont les Chinois qui se chargent communément de la perception de cet impôt et de tous les autres, qui rapportent ensemble trente-deux mille rixdalers ou soixante-seize mille huit cents florins par mois ; par conséquent neuf cent vingt-un mille six cents florins par année.

Parmi toutes les petites îles qui gisent devant Batavia, il n’y en a que quatre dont la Compagnie fasse usage ; et la principale de celles-ci est l’île d’Onrust. Cette petite île est d’une forme ronde ; elle a environ deux cent trente toises de circonférence, et six à huit pieds d’élévation au-dessus du niveau de l’eau. Sa distance, au nord-ouest de Batavia, est de trois lieues. Quatre bastions et trois courtines enveloppent les magasins et les autres bâtimens, qui sont placés au centre de l’île. De ce côté-là et sur trois autres points qui se trouvent hors de cette enceinte près de l’eau, il y a d’autres fortifications lesquelles sont garnies de seize pièces de canon de différens calibres. La Compagnie a dans file d’Onrust dix à douze grands magasins, lesquels sont presque toujours remplis de marchandises, telles que poivre, cuivre du Japon, salpêtre, étain, caliatour, bois de sappan, etc. Ces marchandises sont sous l’inspection de deux administrateurs, dont la place est fort lucrative.

Au nord de l’île, il y a deux moulins à scier du bois ; et au sud est une longue jetée sur laquelle il y a trois grandes grues de bois, qui servent à poser les mats dans les vaisseaux et à les en enlever. Trois vaisseaux peuvent se tenir ici à flot l’un derrière l’autre contre la jetée, pour être radoubés, et pour prendre leurs cargaisons ou pour les décharger. Un peu plus à l’ouest est une autre jetée, qu’on appelle la jetée du Japon, où un vaisseau peut se tenir pareillement à flot, pour décharger ou prendre sa cargaison.

Il y a contre ces deux jetées plus de vingt pieds d’eau, laquelle, dans les vingt-quatre heures, monte et descend d’environ cinq pieds. C’est contre ces jetées qu’on carène tous les vaisseaux de la Compagnie. Malgré le peu d’étendue de cette île, on y compte près de trois mille âmes, parmi lesquelles il y a trois cents ouvriers européens.

À cent toises de l’île d’Onrust, est celle qu’on appelle le Kuiper, laquelle est d’un tiers plus petite que l’autre. La Compagnie y a plusieurs magasins qui servent principalement à la réception du café. Au sud sont deux jetées qui servent d’embarcadères pour les vaisseaux. Çà et là sont quelques gros tamarins qui y produisent un agréable ombrage. Les ouvriers occupés dans cette île se rendent vers le soir dans celle d’Onrust ; et il n’y reste pendant la nuit que deux hommes avec quelques chiens pour la garder : ces chiens sont si méchans que personne n’oseroit se hasarder à mettre le pied dans l’île.

À deux cents toises à l’est de l’île d’Onrust, gît l’île de Purmerend, qui est d’environ la moitié plus grande que celle-là. Elle est fort boisée. Au milieu de l’île est un bâtiment qui sert d’hôpital aux lépreux et à d’autres malades incurables, qu’on y fait passer de Batavia. Ses revenus sont formés des dons charitables des Européens et des Javans ; mais ce sont ces derniers qui contribuent principalement à l’entretien de cet hospice. À environ trois milles au nord-nord-est de Batavia, on trouve l’île d’Edam, dont la circonférence est d’une demi-heure de marche. Elle est garnie d’un grand nombre de beaux arbres, parmi lesquels il y a un figuier des Indes dont vingt hommes ne sauroient embrasser la tige. Les branches extérieures qui descendent à terre y prennent aussitôt racine, et deviennent ainsi, en remontant, des arbres à leur tour : j’en ai vu qui avoient déjà deux pieds de diamètre. Cet arbre est réputé saint parmi les Javans, qui lui portent un grand respect. La Compagnie a des magasins à sel dans l’île d’Edam ; mais elle sert principalement de lieu d’exil pour les malfaiteurs, qui sont condamnés à y travailler aux corderies de la Compagnie.



FIN DES OBSERVATIONS SUR l’ÎLE DE JAVA.