Voyage par le Cap de Bonne-Espérance à Batavia, à Bantam et au Bengale, en 1768, 69, 70 et 71.djvu/II/V

CHAPITRE V.

Mœurs des Européens.



Tous les Européens qui se trouvent à Batavia, soit Hollandois ou étrangers, de quelque rang qu’ils soient, vivent à peu près de la même manière. Ils se lèvent à cinq heures du matin ou de meilleure heure même, c’est-à-dire, lorsque le jour commence à poindre. Beaucoup de monde va s’asseoir alors sur le péron de la porte ; d’autres cependant restent dans la maison, vêtus d’une légère robe de chambre appelée kabay, qu’ils portent sur le corps sans chemise ; et chacun prend le thé ou le café. On s’habille ensuite pour aller vaquer à ses affaires ; car tous ceux qui occupent quelque place doivent se trouver vers les huit heures à leur poste, où ils restent jusqu’à onze heures et demie. On dine à midi ; on fait ensuite la sieste jusqu’à quatre heures ; et depuis cette heure jusqu’à six on travaille de nouveau, ou bien on fait, en voiture, une promenade hors de la ville. À six heures commencent les assemblées qui durent jusqu’à neuf heures ; après quoi chacun s’en retourne chez soi. C’est, en général, à onze heures qu’on se couche. Ces sociétés sont assez gaies, quoiqu’il y règne néanmoins toujours une certaine circonspection, qui est la suite nécessaire d’un gouvernement arbitraire ; car le moindre mot qu’on laisse échapper peut être mal interprêté et avoir des suites fâcheuses. J’ai entendu dire à plusieurs personnes qu’à Batavia elles ne se fieroient à qui que ce fut, pas même à leurs plus proches parens. Les femmes ne se trouvent point aux assemblées des hommes ; elles ont leurs cotteries particulières.

Les hommes mariés ne se mêlent, en général, pas beaucoup de leurs femmes, et leur témoignent même peu d’égards. La plupart ne leur parlent jamais des affaires intéressantes de la société ; de sorte que ces pauvres femmes sont, après plusieurs années de mariage, aussi peu instruites que le jour de leurs noces : ce n’est pas qu’elles manquent d’esprit ; mais leurs maris négligent de le cultiver.

Les hommes sont presque tous habillés à la manière hollandoise, et le plus souvent en noir. Lorsqu’on se trouve dans une maison où l’on doit s’arrêter pendant une heure ou plus long-tems, le maître invite son hôte à se mettre à son aise ; ce que celui ci fait en quittant son habit, sa perruque, qui est assez généralement en usage ici, et en se couvrant la tête d’un bonnet blanc qu’on porte pour cet effet toujours dans sa poche.

Quand on sort à pied on se fait suivre par un esclave qui tient au-dessus de la tête de son maître un parasol, qu’on appelle ici sambréel ou payang ; mais ceux qui sont au-dessous du rang de teneur de livres ne jouissent pas de ce privilège ; ils doivent se charger eux-mêmes d’un petit parasol.

La plupart des femmes blanches qu’on trouve à Batavia sont nées dans l’Inde ; celles qui y arrivent à l’âge nubile sont en fort petit nombre ; je ne m’arrêterai donc qu’aux premières. Elles doivent la vie à des mères européennes, ou à des esclaves indiennes, lesquelles ont commencé par être les concubines des Européens, qui les ont épousées ensuite après leur avoir fait embrasser le christianisme, ou qui du moins leur ont fait prendre le nom de chrétiennes.

Les enfans qui proviennent de ces mariages sont faciles à reconnoître, même jusqu’à la quatrième génération, particulièrement aux yeux, qu’ils ont beaucoup plus petits que ceux qui sont nés d’un père et d’une mère européens. Il y en a aussi qui descendent de Portuguais ; mais ceux-ci ne deviennent jamais entièrement blancs. On distingue par le nom de liplappen les enfans procréés dans l’Inde d’avec ceux qui ont vu le jour en Europe, quoique d’ailleurs les père et mère soient nés dans cette dernière partie du monde.

Les filles sont, en général, nubiles à douze ou treize ans ; et il est rare qu’elles ne soient pas mariées à cet âge pour peu qu’elles soient jolies, ou que leurs parens aient de la fortune ou jouissent de quelque considération. Aussi ignorent-elles parfaitement ce qui est nécessaire pour bien gouverner une maison ; beaucoup même ne savent ni lire ni écrire, et n’ont aucune notion de la religion ni des bienséances de la société. Ces mariages prématurés les empêchent d’avoir beaucoup d’enfans ; et à trente ans elles sont comptées parmi, les femmes âgées. Une femme d’Europe est à cinquante ans plus fraîche et plus ragoûtante que ne l’est à trente ans une femme de Batavia. Elles sont, en général, sveltes et blanches ; mais on ne leur trouve point ce coloris frais qui fait un des principaux charmes de nos femmes d’Europe : un blanc mat et fade couvre leur visage et leurs mains. Au reste, il n’y a pas ici de femmes qu’on puisse appeler belles ; la plus jolie seroit tout au plus regardée comme passable chez nous. Elles ont les articulations foibles et fort flexibles ; de sorte qu’elles peuvent donner à leurs mains et à leurs bras des positions forcées et contre nature ; mais elles ont cela de commun avec toutes les femmes des Indes occidentales et d’autres pays chauds. C’est sans doute au grand nombre d’esclaves des deux sexes que les femmes de Batavia ont à leur service, qu’il faut attribuer leur caractère indolent et paresseux.

Elles se lèvent vers les huit heures, et passent toute la matinée à jouer et à rire avec leurs esclaves, qu’elles font souvent battre, peu d’instans après, d’une manière cruelle, pour la moindre faute qu’elles commettent. Elles restent assises légèrement vêtues, soit sur un canapé, soit sur une petite chaise basse, souvent même par terre avec les jambes croisées dessous le corps. Pendant ce tems elles ne cessent de mâcher le pinang ou bétel, que toutes les femmes de l’Inde aiment avec passion, ainsi que le tabac de Java, dont elles font pareillement usage. Cette mastication donne à leur salive une teinte rouge comme du sang ; et avec le tems les bords de leurs lèvres et leurs dents en deviennent totalement noirs, quoiqu’on prétende que cette plante purifie la bouche, et guérit du mal de dents.

Les femmes indiennes ne manquent pas d’intelligence, et pourroient être des membres fort utiles dans la société, si leurs mères ne les abandonnoient pas en naissant entièrement aux soins des esclaves ; ce qui continue jusqu’à l’âge de huit ou dix ans. Ces esclaves, qui souvent du côté des qualités intellectuelles se distinguent à peine des brutes, inculquent à ces enfans des préjugés et des vices dont il est impossible, pour ainsi dire, qu’ils se défassent de la vie.

Les femmes de Batavia aiment beaucoup à se baigner ; elles ont pour cet effet dans leurs maisons des baignoires qui contiennent jusqu’à trois tonneaux d’eau, dont elles font usage au moins deux fois par semaine : il y en a qui vont tous les matins se baigner dans quelque rivière hors de la ville.

Les femmes sont ici fort jalouses de leurs maris ; pour peu qu’elles les soupçonnent coupables de quelque intrigue avec leurs esclaves, elles se livrent aux plus grands excès de rage envers ces pauvres créatures, qui souvent n’osent refuser de satisfaire les lubriques caprices de leurs maîtres dans la crainte d’en être maltraitées. Elles font battre ces malheureuses sur les fesses avec du rotin jusqu’à ce qu’elles tombent presque mortes à leurs pieds, et ont encore mille autres manières de les tourmenter. Quelquefois elles les pincent avec les doigts des pieds (qu’elles ont communément sans chaussure dans la maison) dans certains endroits fort sensibles du corps, de manière à leur faire perdre le sentiment. Je rougirois de rapporter plusieurs exemples qu’on m’a cités des cruautés inouies qu’elles exercent sur ces tristes victimes de leur jalouse fureur. Après s’être ainsi vengées sur leurs esclaves, elles savent aussi user de représailles envers leurs maris, mais d’une manière moins cruelle et plus agréable pour elles-mêmes. La chaleur du climat et les suites de la vie déréglée des hommes avant leur mariage, conduisent naturellement les femmes à ces démarches peu honnêtes.

Les mariages se font toujours le dimanche à Batavia ; mais la nouvelle mariée ne sort jamais de chez elle que le mercredi au soir après avoir assisté au service divin : celle qui se montre en public avant ce tems-là manque aux règles de la bienséance.

À peine une veuve a-t-elle fait enterrer son mari (ce qui s’exécute toujours le lendemain de son décès), qu’elle se voit entourée d’un grand nombre d’adorateurs, pour peu qu’elle ait d’ailleurs de la fortune. Pendant mon séjour à Batavia, une femme qui venoit de perdre son mari, avoit eu au bout de quatre semaines son quatrième amant en titre, et trois mois après elle se remaria ; ce qu’elle auroit même fait plutôt, si elle n’eut été retenue par la loi.

L’habillement des femmes est fort leste : elles portent sur la peau une pièce de toile de coton qui enveloppe le corps en long et qu’on attache sous les bras ; par-dessus cette espèce de camisole elles ont une chemise, un gilet et un jupon ; le tout est couvert d’une robe (kabay) qui leur pend librement sur les épaules ; les manches descendent jusqu’aux poignets, où elles sont fermées par six ou sept boutons d’or ou de pierres précieuses. Quand elles sortent en cérémonie ou qu’elles se rendent dans une société où doit se trouver la femme d’un conseiller des Indes, elles se vêtissent d’une robe de mousseline, faite de la même manière que l’autre, mais qui leur descend jusqu’aux talons, tandis que la première ne va que jusqu’aux genoux. Lorsqu’une femme en invite une autre, elle lui fait toujours savoir si c’est avec la robe courte ou avec la longue qu’elle doit se présenter chez elle. Toutes les femmes vont la tête nue ; leurs cheveux, d’un noir de jais, sont retroussés sur la tête en forme de bourrelet avec des épingles d’or garnies de diamans : c’est ce qu’elles appellent un condé. Sur le front et sur les tempes elles les retroussent lisses et les rendent luisans en les frottant avec de l’huile de coco. Elles tiennent beaucoup à cette espèce de coëffure ; et celle de leurs esclaves qui attache leur condé avec le plus de goût, est toujours celle qui jouit de la plus grande faveur. Quelquefois elles s’habillent le dimanche à l’européenne ; mais cet accoutrement les rend gauches et guindées, par l’habitude qu’elles ont de porter des vêtemens plus commodes.

Quand une femme sort, elle est communément suivie de quatre esclaves au moins, dont une est chargée de sa boîte au bétel. Ces esclaves sont alors fort richement habillées en or et en argent ; en cela leur luxe est inconcevable.

Les femmes n’admettent point d’hommes dans leurs sociétés, si ce n’est à des noces. Le nom de madame ne se donne qu’aux femmes des conseillers des Indes.

Un de leurs amusemens consiste à se promener le soir dans leurs voitures par la ville. Dans le tems que Batavia florissoit par son commerce, elles se faisoient accompagner par quelques musiciens ; mais cela n’a guère lieu aujourd’hui. Il est de même rare qu’on se promène en gondoles sur les canaux de la ville suivi de bandes de musiciens ; ce qui s’appelle orangbayen. Pendant mon séjour à Batavia il y avoit encore une comédie ; mais elle a été renvoyée peu de tems avant mon départ.

Tout le monde peut tenir voiture à Batavia ; mais il n’est pas permis de les faire peindre à son gré, et d’y avoir des portières de glace ; ce droit n’est accordé qu’aux membres du gouvernement, qui jouissent aussi du privilège de les faire peindre et dorer à leur fantaisie.

Chaque voiture est précédée d’un jeune esclave qui porte un bâton à la main : la loi a ordonné cette précaution, afin de prévenir les accidens qui pourroient arriver, à cause que les rues et les routes publiques n’étant pas pavées, on ne peut les entendre venir. Toute personne qui tient voiture doit payer cent trente-cinq rixdalers, ou trois cent quatre-vingt florins d’impôt par an. Il n’y a que les conseillers et quelques employés de la Compagnie qui soient affranchis de cette taxe.

Il n’y a point de chaises à porteurs ; quelques femmes cependant font usage d’une machine qui en tient lieu, et à laquelle on donne le nom de norimon. Ce véhicule ressemble à une boîte dont le bout d’en haut se termine en pointe, à laquelle on attache un fort bambou qui sert à le porter. Les femmes s’y asseoient les jambes croisées dessous le corps ; cette espèce de brancard n’a que la hauteur nécessaire pour que la personne qui s’en sert puisse s’y tenir assise sans être vue.

Les chariots, devant lesquels on attelle des buffles pour le transport des marchandises dans l’intérieur des terres, sont fort simples : une longue perche, qui sert de flèche, passe par un essieu auquel sont attachées deux roues, ou plutôt deux grosses rouelles qu’on a sciées d’un arbre, d’environ quatre pieds de diamètre. Au milieu de ces rouelles est un trou rond par lequel on passe les bouts de l’essieu. Le bout de devant de la flèche est garni d’une traverse de bois de quatre à cinq pieds de long, dans laquelle sont fichées quatre grosses chevilles. Cette traverse porte sur le cou des buffles qui se trouvent pris entre ces deux chevilles ; ce qui sert en même tems et à soutenir la voiture et à la tirer. Ces chariots sont petits et ne contiennent que peu de marchandises, qu’on met à l’abri de la pluie par le moyen d’une banne faite de feuilles d’arbres.

Le commerce de la Compagnie est, comme nous l’avons dit plus haut, sous l’inspection d’un directeur-général, qui tient registre des marchandises qu’on expédie pour l’Europe, ou qu’on fait passer dans les factoreries externes. Toutes ces marchandises sont déposées en partie à Batavia et en partie dans l’île d’Onrust, sous l’inspection d’administrateurs qui en sont responsables. On leur accorde sur ces marchandises une certaine diminution de poids à raison du tems qu’elles restent en magasin, pour les dédommager par-là du déchet et des non-valeurs. Il y a d’autres employés qui sont chargés de surveiller la réception et la livraison des marchandises, pour qu’il ne se commette point de fraude dans les pesées.

La quantité de marchandises qu’on fait passer d’Europe dans les Indes, et dont l’or et l’argent monnoyés ou en lingots forment les principaux articles, est fort petite en comparaison de celle qu’on transporte dans ces dernières contrées d’un endroit à l’autre, et qu’on expédie directement pour l’Europe.

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