Voyage par le Cap de Bonne-Espérance à Batavia, à Bantam et au Bengale, en 1768, 69, 70 et 71.djvu/II/IV

CHAPITRE IV.

Gouvernement de Batavia.



Le gouvernement de Batavia et de toutes les possessions de la Compagnie hollandoise en Asie, réside dans le conseil suprême des Indes qui a pour chef le gouverneur-général. Pendant mon séjour à Batavia ce conseil étoit composé d’un directeur-général, de cinq conseillers ordinaires (parmi lesquels est compris le gouverneur du Cap de Bonne-Espérance), de neuf conseillers extraordinaires et de deux secrétaires. Cinq de ces conseillers extraordinaires étoient alors gouverneurs de factoreries externes ; savoir, de la côte nord est de Java, de Coromandel, d’Amboine, de Ceylan et de Macassar.

Tout ressort de ce conseil, excepté les affaires de justice ; cependant en matière civile on peut en appeler devant le conseil des Indes pour obtenir cassation des sentences prononcées par la cour de justice.

Toutes les promotions et élections, sans en excepter même celle de gouverneur-général, dépendent de ce conseil ; il faut néanmoins que ces nominations soient sanctionnées ensuite par le conseil des dix-sept en Hollande.

Le pouvoir du gouverneur-général est, pour ainsi dire, illimité, quoiqu’il y ait certaines matières qu’il est obligé de soumettre à l’examen du conseil, dont les membres cependant n’osent guère contrarier ses opinions, dans la crainte d’encourir sa disgrâce qui peut leur être préjudiciable, au point même de se voir renvoyés en Europe sous un prétexte ou l’autre, ou du moins destitués de leur charge. Aussi peut-on dire que tous les employés de la Compagnie lui portent un respect sans bornes, et que la crainte de lui déplaire les rend les esclaves de ses volontés. Comment est-il possible que des Bataves, qui connoissent le prix de la liberté, aient pu se soumettre à cette vile condescendance.

Le gouverneur se trouvoit de mon tems à sa maison de plaisance nommée Wel-te-Vreden, située à cinq quarts de lieue de Batavia. Là il donne audience publique les lundis et les jeudis ; les mardis et les vendredis il donne pareillement audience à une autre maison de campagne, située sur la route de Jaccatra, près de la ville. Pendant les autres jours de la semaine, on ne peut se présenter à lui, si ce n’est pour quelque affaire de la plus haute importance ; et on seroit fort mal reçu si on alloit lui rendre une visite de pure civilité. Aux jours d’audience, tout le monde indistinctement est obligé d’attendre en plein air devant sa porte jusqu’à ce qu’un des gardes-du-corps vienne appeler par son nom celui que son tour admet en présence de M. le gouverneur.

Quand il sort en voiture, il ne manque jamais de se faire accompagner de quelques-uns de ses gardes-du-corps ; un officier et deux trompettes le précèdent. Les personnes en voiture qui viennent à le rencontrer sont obligées de mettre pied à terre, et d’attendre qu’il soit passé. Il y a toujours une compagnie de dragons à Wel-te-Vreden, où il se trouve aussi quelques hallebardiers, qui suivent par-tout le gouverneur ; ils servent en même tems de messagers d’état, et sont chargés de porter ses ordres et ses dépêches. Ils sont vêtus d’habits de drap écarlate fort courts, et richement galonnés en or. Ces hallebardiers suivent immédiatement en rang le plus jeune enseigne.

Quand le gouverneur entre dans l’église, toutes les personnes des deux sexes se lèvent, même les conseillers des Indes ; et on ne peut s’asseoir que lorsqu’il a pris sa place. On rend à peu près les mêmes honneurs à sa femme.

Le directeur-général, qui tient le premier rang après le gouverneur, est chargé de l’intendance du commerce dans toute l’Inde et de celui pour l’Europe. Après lui viennent les conseillers des Indes. Outre leurs occupations au conseil, ils président tous à quelque partie du gouvernement, et sont chargés de la direction de l’un ou de l’autre factorerie externe. Quand un conseiller ou sa femme vient à l’église, les hommes se lèvent, mais les femmes restent assises. Sur les routes on est obligé de faire arrêter sa voiture et d’attendre qu’il soit passé, en se tenant de bout pour le saluer. Deux esclaves armés de bâtons précèdent sa voiture. Les autres personnes ne peuvent en avoir qu’un seul. Trente-six à quarante commis sont occupés aux écritures du gouvernement.

L’inspection sur les employés de la Compagnie est entre les mains du conseil de justice, composé d’un président, de huit conseillers ordinaires et de deux adjoints. Il y a de plus deux fiscaux. Une autre cour de justice particulière a la grande main sur les habitans qui ne sont pas salariés par la Compagnie ; elle porte le nom de collège des échevins.

Les exécutions sont fort rigoureuses, sur-tout pour les Orientaux. La plus terrible est celle qu’on appelle empaler (spitten). Je l’ai vu appliquer, en 1769, sur un esclave madecasse qui avoit assassiné son maître. On commença par coucher le criminel à plat sur le ventre ; pendant que quatre hommes le tenoient, le boureau lui fit une incision cruciale au bas des reins jusqu’à l’os sacrum, dans laquelle il fourra une broche de fer poli d’environ six pieds de long, de manière qu’elle passoit entre l’épine du dos et la peau. Deux hommes chassèrent avec violence cette broche jusqu’à ce qu’elle vint à sortir par la nuque du cou entre les épaules. Après quoi on attacha cette broche par le bout d’en bas à un pieu qu’on fixa ensuite dans la terre. Au bout d’en haut de ce pieu il y avoit, à environ dix pieds au-dessus du sol, une banquette sur laquelle reposoit le corps du patient. Ce malheureux ne jeta pas un seul cri pendant cette exécution, si ce n’est lorsqu’on riva la broche au pieu, et lorsqu’on dressa le pieu pour le fixer dans la terre ; il poussa alors des hurlemens affreux. C’est dans cet état cruel qu’il étoit condamné à attendre la mort. Il mourut le lendemain à trois heures après-midi, et dut cette courte durée de ses souffrances à une petite pluie qui tomba pendant une heure. Il expira quelque tems après.

On a vu à Batavia des criminels qui, dans la saison de sécheresse, ont resté ainsi empalés pendant huit jours et plus même, sans prendre la moindre nourriture (ce que la garde empêche), jusqu’à ce qu’une pluie vienne heureusement terminer leur supplice. Un chirurgien de Batavia m’a dit que dans cette exécution on n’attaque aucune des parties vitales, ce qui la rend plus affreuse ; mais que la moindre pluie qui vient à humecter les plaies y occasionne sur-le-champ la gangrène, laquelle attaque bientôt les parties nobles et cause la mort.

Le malheureux patient dont je viens de parler ne cessoit de se plaindre de la soif ardente qui le dévoroit, et qui est particulière à ce genre de supplice ; il étoit de plus exposé aux rayons d’un soleil brûlant, et tourmenté par un essaim d’insectes dévorans. Trois heures avant sa mort je fus le voir, et le trouvai qu’il parloit avec les spectateurs. Il leur contoit la manière dont il avoit assassiné son bon maître, et sembloit détester son crime. Il étoit alors fort calme ; mais il ne tarda pas à jeter de grands cris en se plaignant de la soif qui le tourmentoit, sans que personne osât lui porter le moindre secours.

Ce châtiment, quelque cruel qu’il puisse paraître, est malheureusement nécessaire dans un pays où l’on est entouré et servi par un peuple perfide, qu’aucun principe de morale n’empêche de commettre les plus grands crimes. Les esclaves de Célèbes, et ceux de Macassar sur-tout, se livrent aux meurtres les plus atroces : la plupart doivent être comptés parmi ceux qu’on appelle amok-spuwers ; parce qu’ils ont continuellement à la bouche ce premier mot, qui veut dire tuer ; sur-tout lorsque, par une forte dose d’opium ou de quelque autre ingrédient, ils se sont plongés dans une espèce de frénésie, et parcourent ainsi en fureur les rues de Batavia, où ils tuent avec leur couteau ou quelque autre instrument meurtrier tous ceux qu’ils rencontrent, sans distinction d’âge ni de sexe, jusqu’à ce qu’on les ait abattus d’un coup de fusil, ou qu’on se soit rendu maître de leur personne. Cette rage ne les quitte qu’avec la vie : ils se jettent d’eux-mêmes dans les armes qu’on leur présente, et tuent quelquefois leurs antagonistes quoiqu’ils soient déjà eux-mêmes mortellement blessés.

Pour les prendre vivant, s’il est possible, on se sert d’une perche de dix à douze pieds de long, au bout duquel il y a deux morceaux de bois longs de trois pieds, garnis de pointes de fer, qu’on présente à l’amok-spuwer, qui, dans sa rage, s’y jette dessus à corps perdu, et se trouve pris. Ceux dont on se saisit de cette manière sont sur-le-champ et sans autre forme de procès condamnés par deux ou trois conseillers de justice à être roués vifs. De pareils accidens sont arrivés plusieurs fois pendant mon séjour à Batavia, et presque toujours vers le soir.

Il y a à Batavia une maison pour les orphelins, qui sert en même tems pour toutes les possessions de la Compagnie aux Indes ; et chaque factorerie externe a une pareille institution ; mais ces dernières relèvent de celle du chef-lieu. Le fonds de cette maison étoit, en 1766, de 2,393,566 florins.

Du tems du gouverneur-général Imhoff, on établit à Batavia une société pour le commerce de l’opium, laquelle subsiste encore ; son fonds est divisé en actions de deux mille rixdalers, dont on n’a fourni jusqu’à présent que la moitié ; mais l’autre moitié peut être exigée quand on voudra.

La répartition des dividendes est inégale, quoique, en général, fort avantageuse. On en vend les actions avec grand bénéfice ; elles se trouvent presque toutes entre les mains des conseillers des Indes.

Chaque caisse d’opium coûte à la Compagnie deux cent cinquante à trois cents rixdalers, et elle en perçoit de la société cinq cents rixdalers et quelquefois davantage. La Compagnie s’est engagée, de son côté, à ne vendre l’opium qu’à cette société, pour qui ce commerce est fort lucratif, puisqu’elle reçoit pour chaque caisse de cette drogue neuf cents rixdalers. Ce bénéfice seroit beaucoup plus considérable, si, malgré la peine de mort portée contre le commerce particulier de l’opium, on n’en faisoit passer furtivement d’immenses quantités chez l’étranger. Les Anglois portent aussi un grand préjudice à la société, par le commerce interloppe qu’ils font de l’opium aux îles de l’est et par Malacca.

Il y a à Batavia, depuis 1762, un inspecteur de la marine, dont l’emploi consiste à veiller au radoub des vaisseaux, à l’examen des journaux nautiques, à la fourniture des vivres et des munitions, en un mot à tout ce qui est nécessaire à la navigation. Cet inspecteur a sous lui d’autres employés dont il est inutile de faire ici l’énumération.

La milice de terre a pour chef un brigadier à qui on donnoit autrefois le nom de capitaine-major. Il a sous lui deux lieutenans-colonels dont l’un est à Batavia et l’autre à Ceylan ; plus six majors, savoir, deux à Ceylan, un au Malabar, un au Cap de Bonne Espérance, et deux à Batavia : l’un de ces derniers est chef de l’artillerie.

Les dragons servent de gardes-du-corps au général. L’infanterie est divisée en deux bataillons, qui sont en garnison à Batavia et dans les environs. Il y a de plus deux compagnies de milice bourgeoise, composées des teneurs de livres, des commis, etc. Elles ont chacune leur uniforme particulier. L’une de ces compagnies s’appelle la compagnie des pennistes du château[1], l’autre se nomme compagnie des pennistes de la ville. Ces deux compagnies font une fois par an l’exercice en présence du général et du conseil des Indes.

Les ouvriers du chantier de la Compagnie et les artisans qui sont à ses gages forment aussi deux compagnies ; et il y en a deux autres encore composées des bourgeois de la ville : ces dernières sont commandées par un conseiller des Indes, et montent pendant la nuit la garde à l’hôtel-de-ville. Tous les chirurgiens et employés des hôpitaux et des vaisseaux sont sous l’inspection d’un chef.

Rien n’est plus ridicule que l’importance qu’on met à Batavia et dans toutes les possessions de la Compagnie, à la distinction des rangs, particulièrement dans les assemblées et aux repas : on diroit que le bonheur de chaque individu est attaché à ce cérémonial. Rien ne donne plus d’embarras au maître de la maison que de placer convenablement les convives à table, et de porter les santés selon le rang que tient chacun d’eux : les femmes sur-tout sont fort jalouses de cette distinction pour leurs maris ; et lorsque, par malheur, il y en a quelqu’une qui ne se trouve pas à la place quelle croit lui être due, on s’en apperçoit sur-le-champ par son silence et sa mauvaise humeur. Il arrive souvent que lorsque deux femmes d’un même rang se rencontrent en voiture dans la rue, aucune ne veut céder le pas à l’autre, quand elles devroient passer plusieurs heures de suite sur la même place. Peu de tems avant mon départ, une pareille aventure eut lieu entre les femmes de deux ministres protestans, qui restèrent pendant trois quarts d’heure au même endroit dans leurs voitures, et se prodiguèrent mutuellement mille épithètes grossières ; à la fin elles partirent toutes deux à la fois, en renouvellant leurs injures lorsqu’elles passèrent l’une devant l’autre. Cette aventure burlesque donna matière à un procès devant le conseil des Indes.

Le gouvernement a cherché à prévenir ces ridicules querelles par une résolution qui a été renouvellée en 1764, par laquelle on a réglé aussi les cérémonies des enterremens ; mais de pareilles loix tombent ici, comme par-tout ailleurs, bientôt en désuétude. Du tems du général Mossel, on a fait également des loix somptuaires relativement aux habits galonnés, dont l’usage n’étoit permis alors qu’à des personnes d’un certain rang ; aujourd’hui tout le monde peut être galonné depuis les pieds jusqu’à la tête, soit en or soit en argent ; mais il n’y a que ceux qui ont au moins le titre de subrécargue qui aient le droit de porter des habits de velours.

Voici les monnoies qui ont cours à Batavia et dont on se sert le plus communément dans le commerce.

Le ducat cordonné de Hollande, dont la valeur est à Batavia de six florins douze sols.

Le coupang d’or du Japon : les anciens valent vingt-quatre florins, et les neufs quatorze florins huit sols.

La piastre d’Espagne, dont la valeur hausse ou baisse suivant l’abondance ou la rareté de cette monnoie : sa valeur est, en général, de soixante-trois à soixante-six sols.

Le ducaton d’argent cordonné est la monnoie de la Compagnie à Batavia, à Colombo et aux factoreries qui en dépendent, ainsi que dans l’île de Ceylan, sur la côte occidentale de Sumatra, à Java, à Chéribon, au Cap de Bonne-Espérance et à toutes les factoreries de la mer du Sud. Suivant l’estimation des autres monnoies, la juste valeur de ce ducaton est de soixante-six sols ; mais en argent des Indes il vaut quatre-vingt sols, et c’est le taux auquel on le reçoit à Batavia. Au Cap de Bonne-Espérance il est évalué à soixante-douze sols, et à Cochin à soixante-quinze sols. Le ducaton non-cordonné vaut deux sols de moins à Batavia.

La valeur intrinsèque de la roupie cordonnée de Batavia, appelée le derham d’argent d’Jawa, qu’on frappoit autrefois à Batavia, est de onze deniers quinze grains ; il pèse sept estelings et seize grains, valeur réelle 1 florin 3 sols 922/27 deniers. Il est porté sur les livres de la Compagnie pour vingt-quatre sols.

De toutes les espèces de roupies, celle dont nous venons de parler est la seule qui soit reçue pour trente sols à Batavia ; elle a la même valeur à Amboine, Banda, Ternate, Macassar, Java et Malacca ; mais sur la côte de Malabar elle est à huit pour cent plus bas que celle de Suratte.

Toutes les autres espèces de roupies passent généralement pour vingt-sept sols. Les roupies de Perse sont regardées comme les meilleures. Il y a aussi des demi-roupies et des quarts de roupie qui ont également cours dans le commerce.

La petite monnoie consiste en escalins, pièces de deux sols et dutes. Il y a deux espèces d’escalins : les anciens, ceux qui ont le plus de cours en Hollande, valent six sols ; les nouveaux, qu’on connoît ici sous le nom d’escalins au vaisseau (scheepjes-schellingen), sont reçus pour sept sols et demi.

Les anciennes pièces de deux sols, qui sont presque frustes, ne valent que deux sols ; mais les neuves passent pour deux sols et demi.

Il n’y a que les dutes marquées au poinçon de la Compagnie des Indes orientales qui aient cours ; elles sont reçues pour un liard.

Le rixdaler qui sert à faire les comptes dans le commerce ordinaire est une monnoie réelle qu’on estime à quarante-huit sols ; ainsi trois ducatons neufs ou cordonnés font cinq rixdalers.

La plupart des marchandises se pèsent à Batavia par picols, dont chacun est de cent vingt-cinq livres poids d’Amsterdam. Ces picols se divisent en catties, de cinq quarts de livre ; par conséquent cent catties font un picol.

Le riz et les autres grains se pèsent par coyangs, qui sont de différens poids. Lorsque la Compagnie reçoit le riz à Java, elle porte le coyang à trois mille cinq cents livres ; en expédiant le riz par les vaisseaux on ne compte plus le coyang qu’à trois mille quatre cents livres ; et à Batavia il se réduit, en délivrant le riz, à trois mille trois cents livres. Quand l’administrateur envoie le riz aux factoreries externes, il met le coyang à trois mille deux cents livres ; et seulement à trois mille cent livres quand il le fait décharger des vaisseaux. Enfin, en le délivrant des magasins, le coyang de riz est réduit à trois mille livres ; et c’est sur ce pied-là que la Compagnie le compte aux factoreries externes, qui reçoivent leur riz par Batavia, telles que celles de Malacca, du Cap de Bonne-Espérance, de Ceylan et de la côte occidentale de Sumatra ; chaque coyang perd donc cinq cents livres par cette manutention.

Le sucre se vend par canastres, dont chacun pèse trois picols ; par conséquent chaque canastre est de trois cent soixante-quinze livres net, ou quatre cents, ou quatre cents cinq livres brut.

Le ganting est une petite mesure de riz de treize livres et demie.

Chaque balle de café qu’on expédie de Batavia en Hollande pèse deux cent cinquante-deux livres ; et la balle de canelle est de quatre-vingt livres.

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  1. Comme qui dirait hommes de plume, sans doute parce que ce sont les employés aux écritures qui composent ces corps.