Voyage par le Cap de Bonne-Espérance à Batavia, à Bantam et au Bengale, en 1768, 69, 70 et 71.djvu/II/II

CHAPITRE II.

État physique et civil de l’île de Java.



La grande île de Java est située, comme nous l’avons déjà dit, au sud de la ligne équinoxiale, sous un climat que les anciens regardoient comme inhabitable à cause des excessives chaleurs qui, selon eux, la rendoient d’une stérilité si absolue qu’aucun être vivant ne pouvoit y subsister. Cette fausse idée provenoit de ce qu’ils n’avoient aucune connoissance de l’intérieur de l’Afrique, qui se trouve placée entre les deux tropiques ; et ils étoient dans la même ignorance relativement aux Indes et à la grande péninsule qui se trouve en-deçà du Gange. Les découvertes des navigateurs modernes nous ont appris que les pays placés si près de la ligne équinoxiale, loin d’être stériles et inhabités, peuvent nourir une population aussi grande, relativement à leur étendue, que les meilleures centrées des climats tempérés, lorsqu’on leur donne la culture nécessaire.

Il est vrai au reste que la supposition des anciens, que les chaleurs doivent être excessives dans ces pays, n’étoit pas destituée de toute vraisemblance, puisqu’on y a deux fois par an le soleil au zénith, que par conséquent on y reçoit presque toujours ses rayons verticalement ; mais ces chaleurs sont heureusement tempérées par des vents de terre et de mer qui règnent ici alternativement pendant toute l’année. D’ailleurs, comme le soleil se lève ou se couche toujours à six heures, à la différence de quelques minutes près, les longues nuits rafraîchissent à tel point l’atmosphère, qu’on peut dire qu’elle est plutôt froide que chaude deux heures avant le lever de cet astre ; particulièrement pour ceux qui ont déjà habite pendant quelque tems ces contrées.

Vers la fin de ma résidence à Batavia, c’est-à-dire, depuis le mois de juillet jusqu’au mois de novembre, le thermomètre s’est toujours soutenu, pendant la plus grande chaleur du jour, entre les 84 et 90me degrés sur l’échelle de Fharenheit, excepté une seule fois qu’il a monté au 92me degré ; et pendant la plus grande fraîcheur de la matinée, il descendoit rarement au-dessous du 76me degré. Ce thermomètre étoit placé dans la ville en plein air, à l’abri du soleil et de la réverbération de ses rayons. Le baromètre y éprouve peu ou point de variation, restant fixé pendant toute l’année à vingt neuf pouces dix lignes, ainsi que me l’a dit le ministre Mohr, qui en faisoit tous les jours l’observation.

Cette chaleur diminue beaucoup encore quand on approche des montagnes qui couronnent la partie méridionale de l’île. Des personnes dignes de foi m’ont assuré qu’à la maison de campagne du général, appelée Buitenzorg, située au pied de la Montagne-Bleue, à seize lieues au sud de Batavia, le froid est quelquefois si vif dans la matinée, que les habits de draps suffisent à peine pour s’en garantir.

Les vents de terre et ceux de mer, dont il a déjà été parlé, y soufflent régulièrement tous les jours. C’est à onze heures ou midi que commence à régner le vent de mer, qui, pendant la mousson d’est, se tient, en général, entre l’est-nord-est et le nord ; mais durant la mousson d’ouest, ce vent court vers le nord-ouest et même au-delà. Après-midi il fraîchit de plus en plus jusqu’au soir ; alors il diminue insensiblement, et vers les huit ou neuf heures il y a calme. Le vent de terre commence à souffler à minuit, ou un peu auparavant, et dure jusqu’à deux heures après le lever du soleil ; alors il est remplacé souvent par un calme qui ne finit que lorsque le vent de mer reprend à son heure accoutumée.

L’année se divise ici en deux saisons, savoir, en mousson d’est, ou tems sec, et mousson d’ouest, connue sous le nom de tems pluvieux.

La mousson d’est, ou bonne mousson[1], commence aux mois d’avril et de mai, et dure jusqu’à la fin de septembre, ou au commencement d’octobre. Alors les vents de sud-est, ou est-sud-est soufflent à environ quatre ou cinq milles de la côte, et par fois dans toute la mer de l’Inde, au sud de la ligne ; quelquefois même ces vents courent jusqu’au sud-sud-est, par un tems sec et un ciel serein.

C’est à la fin de novembre, ou au commencement de décembre, que la mauvaise mousson, ou celle d’ouest, se déclare avec force, et souffle quelquefois impétueusement, accompagnée d’averses continuelles, ce qui occasionne un tems fort mal sain, pendant lequel il meurt le plus de monde : on a remarqué que ces mêmes vents règnent alors par-tout au sud de la ligne. Ils continuent jusqu’à la fin de février ou le commencement de mars, et ne tiennent plus de cours réglé jusqu’en avril que les vents d’est reprennent, à ce qu’on m’a dit : voilà pourquoi ces mois, ainsi que celui d’octobre et une partie de novembre, sont appelés mois variables (kenter maanden). Ces tems de la variation du vent sont regardés à Batavia comme les plus nuisibles à la santé.

Il est singulier que lorsque les vents d’ouest soufflent à huit ou neuf degrés au sud de la ligne, le contraire a lieu, dans le même tems, à neuf ou dix degrés au nord de la ligne ; et que quand ce sont les vents d’ouest qui règnent au nord, on trouve alors les vents d’est au sud de la ligne ; ces vents alternatifs sont très-favorables pour faire route à l’ouest de Java.

On a remarqué depuis quelque tems à Java que le commencement des moussons devient fort variable ; de manière qu’on ne peut plus, comme autrefois, compter exactement sur les tems où ils doivent commencer et finir ; mais jusqu’à présent on n’a pu découvrir la cause de cette variation. Vers la fin des moussons il y a assez généralement tous les soirs du tonnerre et des éclairs à Batavia ; mais il est assez rare qu’il en résulte quelque dommage.

Il n’y a pas à Java, du moins que je sache, de rivières navigables pour des bâtimens d’une certaine grandeur ; mais on en trouve beaucoup de petites qui descendent au nord des montagnes, et se jettent de ce côté-là dans la mer : leur embouchure est, en général, encombrée de bancs de sable et de vase, qui empêchent même les petites embarcations d’y entrer quand la marée est basse.

En général, le flux est, ainsi que le jussant, de six pieds sur la côte de Batavia, excepté aux tems des hautes marées, que l’eau monte un peu davantage, comme cela arrive sur toutes les côtes. Il n’y a non plus que deux marées dans les vingt-quatre heures.

Les productions de Java sont d’une grande importance pour la Compagnie, sur-tout depuis trente ans qu’on s’y est appliqué à la culture du café et d’autres denrées, dont la principale est le poivre, qu’on cultive sur-tout dans la partie occidentale de cette île, et particulièrement dans le royaume de Bantam. C’est le fruit d’une plante qui grimpe le long des arbres ou des échalats qu’on lui présente. Ses grains sont disposés par grappes fort rapprochées. Ces grains, qui ont d’abord une couleur verdâtre, se noircissent en mûrissant. Après les avoir fait sécher, on les dépouille de la poussière et de leur cosse extérieure, au moyen d’un instrument appelé harpe. Cette harpe est un châssis d’une forme longue, garni par dessous d’un treillage de fils de fer assez serré pour que les grains de poivre ne puissent pas s’échapper au travers. On pose ce châssis obliquement pour y jeter le poivre qui, en roulant de haut en bas, se purifie en grande partie de ses ordures.

Le royaume de Bantam et celui de Lampon fournissent annuellement à la Compagnie plus de six millions de livres de poivre, lequel est regardé comme le meilleur de toute l’Inde, après celui du Malabar. Celui de Palembang, dont on fournit aussi tous les ans de grandes quantités à la Compagnie, est, ainsi que celui de Bornéo, d’une bien moindre qualité. C’est à raison de six rixdalers, ou quatorze florins huit sols les cent vingt cinq livres que le roi de Bantam est obligé de fournir cette production de son pays à la Compagnie.

On a pensé que le poivre blanc étoit le fruit d’une autre plante que celle du poivre noir ; mais c’est là une erreur ; c’est exactement le même, qu’on blanchit en le passant par de la chaux qui le dépouille de sa peau extérieure ; cela se fait avant que le poivre ne soit tout à fait sec.

Le riz est la seconde production de Java. On en fait tous les ans d’étonnantes moissons, sur-tout dans le royaume de Java, et principalement sur les terres humides. Lorsque les plants ont environ un pied de hauteur on les transplante, par paquets de six plants ou plus, en les disposant par longues rangées. Ensuite, on inonde les terres dans la saison pluvieuse, en arrêtant le cours des ruisseaux dont le pays est parsemé, et on les tient ainsi humides jusqu’à ce que les tiges aient acquis de la consistance. Alors on donne cours aux ruisseaux pour l’écoulement des eaux, et l’ardeur du soleil opère bientôt le dessèchement total des terres.

Au tems de la moisson, les champs de riz ressemblent assez à nos champs d’orge et de froment, et le jaune uniforme des épis forme alors un coup-d’œil agréable.

Le riz ne se coupe point avec des faucilles, mais avec un petit couteau, à un pied environ au-dessous de l’épis, et cela se fait tige par tige ; ensuite on en forme des bottes, dont la dixième est pour les moissonneurs.

Le pady (c’est ainsi que se nomme le riz quand il est encore en gousse), ne vient point, comme l’orge et le froment, en épis fermes, mais en grappes, comme l’avoine. On ne le bat pas non plus pour le dégarnir de son enveloppe, mais on le pile dans de grands mortiers de bois ; et plus on le pile plus il est blanc quand on le fait cuire. Tous les Orientaux le mangent en guise de pain, et en font leur principale nourriture.

L’étonnante quantité de riz que Java produit lui a fait donner le nom de grenier de l’Orient ; toutes les autres îles de ces parages en produisent fort peu, ou, pour mieux dire, point du tout, excepté l’île de Célèbes, qui en procure à celle d’Amboine. En 1767, Java dût en fournir pour cette seule année à Batavia, Ceylan et Banda, sept cents lasts ou vingt-un millions de livres.

On récolte aussi à Java une grande quantité de sucre, qu’on fait passer à Batavia. Le royaume de Jaccatra seul en fournit en 1768 treize millions de livres ; on voit par-là combien cette denrée y vient en abondance. Une grande partie de ce sucre passe, dans l’ouest des Indes, à Suratte et au Malabar, de-là on le transporte en Europe. Ce sont les Chinois qui tiennent en activité presque tous les moulins à sucre.

Le café forme la quatrième branche du commerce de Java ; mais cette denrée ne vient que des royaumes de Chéribon et de Jaccatra. Le cafier, qui ne fut porté dans l’île de Java qu’en 1723, sous le gouvernement du général Zwaardekroon, qui encouragea les Javans à le cultiver, y est aujourd’hui en telle abondance, que le royaume de Jaccatra en fournit, en 1768 ; quatre millions quatre cent soixante-cinq mille cinq cents livres à la Compagnie, qui ne le paya qu’à raison d’un demi rixdaler, ou huit florins huit sols le picol, c’est-à-dire, les cent vingt cinq livres.

Les fils de coton sont une espèce de denrée de Java qui donne un grand bénéfice à la Compagnie. Ces fils sont filés par les Javans du coton qu’on cultive en abondance dans l’intérieur des terres. En 1768, le royaume de Jaccatra ne donna que cent trente-trois picols, ou seize mille deux cents vingt-cinq livres de ces fils ; ce qui étoit dix-huit cents soixante-quinze livres de moins que les habitans ne sont obligés d’en fournir pour la contribution qui leur est imposée. Cette disette provenoit d’une sécheresse extraordinaire dont les cotonniers avoient beaucoup souffert pendant cette année.

Le sel qui vient de Rembang à Batavia est également d’un grand avantage pour la Compagnie, qui le fait transporter sur la côte occidentale de Sumatra.

L’île de Java produit aussi de l’indigo, dont la plus grande partie se transporte en Europe. On s’occupe de plus en plus de la culture de cette plante dans le royaume de Jaccatra : on y recueillit, en 1768, deux mille huit cent soixante-quinze livres de cette denrée ; les habitans sont taxés à en fournir six mille cent vingt-cinq livres par an.

Batavia tire aussi beaucoup de bois de construction de la côte nord-est de l’île ; la Compagnie l’emploie principalement pour sa marine et pour la bâtisse de ses maisons. Il est aisé de calculer, d’après ce qui vient d’être dit, de quelle importance l’île de Java doit être pour la Compagnie, tant par les articles de commerce que par les commestibles qu’elle fournit pour ses autres possessions dans l’Inde. On y trouve aussi plusieurs arbres utiles par leurs fruits, tels que le cocotier, l’oranger, le limonier, le tamarin, le bétel, le palmier qui donne le vin de palme, le pamplemousse et le dattier. Deux de ces arbres méritent que nous en disions quelques mots en passant ; savoir, le durion, dont le fruit est enfermé dans une coque dure de la grosseur de la tête d’un homme, et quelquefois même plus grosse encore. Ce fruit a une odeur fort désagréable, qui répugne beaucoup la première fois qu’on en mange ; elle excite même alors des nausées ; mais on s’y accoutume bientôt quand on a pu se résoudre à le goûter ; de sorte même qu’on le préfère à tous les autres fruits. Les Chinois en font un grand cas à cause de sa vertu prolifique. Le manguier mérite également que nous en fassions une description plus détaillée que des autres arbres de ces contrées. La mangue, lorsqu’elle est mûre, a la forme d’un long et mince œuf d’oie. Sa coque est jaune, épaisse et molle ; sa chair, d’une substance ferme, est intérieurement couleur d’orange, à peu près comme celle du melon, dont elle tient aussi par sa saveur ; mais elle est bien plus agréable à manger quand le fruit est parfaitement mûr et que la qualité en est bonne. Dans l’intérieur se trouve un gros noyau, qu’on en arrache pendant que le fruit est verd, et dont on remplit le vide qu’il laisse avec du piment, du gingembre, et d’autres épices fortes ; ensuite on le confit dans du vinaigre, et c’est-là ce qu’on appelle de l’atchiar ; qui se transporte ensuite par-tout. La mangue est regardée comme le fruit le plus délicat de l’Inde. Elle a, en général, la grosseur d’une pomme, et ressemble assez à la grenade, si ce n’est qu’elle est plus grosse et plus rouge ; sa peau est aussi plus tendre. Quand cette peau est enlevée, le fruit ressemble à une petite pomme d’une blancheur de neige, divisée en six ou sept compartimens de la grandeur d’environ un pouce, et renfermant un noyau noir. La mangue est tendre, juteuse, et d’une saveur agréable et rafraîchissante, dont il n’est guère possible de donner une idée, si ce n’est qu’elle approche beaucoup de celle de notre pêche, sans en avoir néanmoins le piquant. L’arbre qui porte ce fruit est à peu près de la grandeur du prunier. J’ai vu des personnes que l’usage de ce fruit avoit guéri d’une dyssenterie opiniâtre ; quoiqu’en général on prétende que sa qualité est relâchante. La peau, qui est astringente, pourroit servir à composer une teinture d’un beau rouge foncé.

Le citronnier ne manque pas non plus à Java ; et on y trouve aussi un certain fruit dont la qualité surpasse, dans son espèce, celle de nos grosses noix. Ce fruit, qu’on appelle catappe[2] vient à un grand arbre qui fournit un ombrage fort agréable. Il est enfermé dans une épaisse écorce verte, sous la forme de petits rouleaux d’un blanc de lait.

Les ananas y sont en si grande abondance qu’on ne les estime guère à Batavia ; on les achète pour la valeur dun sol de Hollande ou environ. Java produit encore plusieurs autres espèces de fruits dont il est inutile de faire mention ici.

Les indigènes de l’île sont généralement connus sous la dénomination de Javans, tant ceux de Bantam que des autres royaumes, excepté cependant les insulaires de Madura, qui portent le nom de cette île. Les Javans sont d’une taille moyenne, mais assez bien prise. Ils ont le front large, le nez écrasé et un peu recourbé par le bout. Leur tein est d’un brun clair ; leurs cheveux sont longs et fort luisans par l’huile de noix de coco dont ils les graissent continuellement. Ce peuple est, en général, paresseux, arrogant, mais fort timide. Leur arme principale, et qu’ils ne quittent jamais, est le cris, espèce de poignard de la longueur d’un couteau de chasse, dont la lame est d’un acier bien trempé et d’une forme serpentine ; elle fait par conséquent de larges blessures, et quelquefois elle est empoisonnée ; alors elle donne immanquablement la mort. Le manche est plus ou moins riche, suivant les moyens de ceux qui portent cette arme. Le Javan, naturellement fier et insolent avec ses inférieurs, est bas et rampant avec ses supérieurs, et avec ceux dont il espère recevoir quelque bienfait.

Leur vêtement n’est composé que d’un simple morceau de toile de coton, jeté autour des reins, qu’ils passent ensuite entre les jambes et attachent par derrière. Le reste de leur corps est nu, à l’exception d’une espèce de petit bonnet dont ils se couvrent la tête. Tel est l’habillement du peuple. Les personnes distinguées portent une ample robe à la moresque de toile de coton à fleurs ou de quelque autre étoffe, et se garnissent la tête d’un turban, au lieu de bonnet. Ils laissent croître leurs cheveux, mais arrachent soigneusement jusqu’aux racines les poils du corps.

L’habillement des femmes n’est guère plus élégant que celui des hommes : c’est une pièce de toile appelé saron, dont elles s’enveloppent les reins, et qui couvre aussi une partie du sein, au-dessous duquel elles l’attachent. Ce saron tombe jusqu’au-dessous des genoux, et quelquefois même jusque sur les talons ; les épaules et une partie du dos restent nues. Leurs cheveux, qu’elles portent fort longs, sont retroussés et attachés derrière la tête, en forme de disque, avec de grandes aiguilles de bois, d’argent ou d’or, selon qu’elles sont riches. Cette espèce de coëffure, qui se nomme condé, est aussi en usage parmi les femmes de Batavia, qui la garnissent quelquefois de toutes sortes de fleurs.

Les deux sexes aiment également avec passion à se baigner dans les rivières, sur-tout dans la matinée. Les enfans, des deux sexes, courent entièrement nus jusqu’à l’âge de huit ou neuf ans ; et à celui de douze ou treize ans les uns et les autres sont nubiles.

Les Javans exercent la polygamie : ils prennent autant de femmes qu’ils peuvent en entretenir, et ont de plus quelques esclaves pour concubines ; mais cela a fort rarement lieu parmi le bas peuple, qui doit, en général, se contenter d’une seule femme, faute de pouvoir en nourrir davantage. Les femmes sont d’une figure plus agréable que les hommes ; elles aiment beaucoup les Blancs, dont elles sont jalouses à l’excès : malheur à l’Européen qui leur est infidèle ; elles savent lui faire prendre certaines drogues qui l’empêchent de retomber à l’avenir dans de pareilles fautes, ainsi que des personnes dignes de foi m’en ont cité plusieurs exemples à Batavia.

Leurs demeures ressemblent plutôt à des cabanes qu’à des maisons ; elles sont construites de cannes de bambou fendues et entrelacées, qu’on enduit d’argile ; le toit en est fait d’attap ou feuilles de cocotier. L’entrée en est basse, et on n’y trouve ni porte ni fenêtre. Toute la maison consiste communément en une seule pièce, dans laquelle habitent pêle-mêle l’homme, la femme, les enfans, et quelquefois même leurs poules, dont ils nourrissent un grand nombre. Ils cherchent pour l’emplacement de leurs habitations quelque lieu ombragé ; et, quand il n’y en a point dans les environs, ils y plantent des arbres. Ceux qui jouissent d’un peu plus d’aisance, cherchent aussi davantage leurs commodités ; mais, en général, ils vivent d’une manière fort misérable.

Leur principale nourriture consiste en riz bouilli, un peu de poisson, et de l’eau pour toute boisson ; cependant ils aiment beaucoup l’arac quand ils trouvent l’occasion de s’en procurer. Ils mâchent continuellement du pinang ou du bétel, et par fois aussi une certaine espèce de tabac qui croit dans l’île de Java, et qui en porte le nom. Ce tabac leur sert également à fumer dans des pipes de roseau ; ils y mêlent souvent de l’opium, pour donner plus d’activité à leurs esprits, quoique l’usage constant de cette drogue serve plutôt à les éteindre : j’ai vu de ces fumeurs qui restoient assis immobiles comme des statues, avec les yeux fixes et largement ouverts, sans pouvoir proférer une seule parole.

Ils n’ont ni tables ni chaises, et s’assoient par terre sur des nattes avec les jambes croisées dessous le corps. Ils ignorent aussi l’usage de cuillers, des fourchettes et des couteaux ; leurs doigts leur en tiennent absolument lieu.

Ils ont une espèce d’instrument de musique appelée gomgom, composée de bassins creux de cuivre de diverses grandeurs et de différens tons, sur lesquels ils frappent avec une verge de fer ou un bâton. Le son de cet instrument n’est pas tout à fait désagréable, et a beaucoup de ressemblance avec celui du psaltérion.

Un de leurs plus grands amusemens est le combat des coqs. Pour cet effet, ils éduquent de ces animaux de la grande espèce ; et quelque pauvres qu’ils soient, ils préfèrent de vendre tout ce qu’ils possèdent plutôt que de se défaire de leurs coqs de combat. Pour avoir le privilège de tenir de ces coqs, ils paient à la Compagnie un impôt, qu’on afferme tous les ans à Batavia, et qui est compris dans les domaines du royaumes de Jaccatra. En 1770, cette ferme rapportoit quatre cents vingt florins par mois ; mais cette espèce d’impôt ne porte que sur les habitans de Jaccatra.

Ils sont fort habiles à jouer au balon, qu’ils frappent successivement avec une grande adresse et une extrême agilité avec le pied, le genou et le coude ; et le tiennent ainsi, pendant long-tems en mouvement sans qu’il touche la terre. Ce balon, qui a la grosseur de la tête d’un homme, est fait de roseaux et creux en dedans. Leur manière de saluer est de porter la main au front.

Le mahométisme est la religion des habitans de l’île. On assure cependant que dans l’intérieur des terres, au-delà des montagnes, il y a encore quelques anciens idolâtres. Les mahométans ont ici par-tout des mosquées, dont la plus fameuse est celle de Chéribon ; mais je ne l’ai pas vue. Ils respectent beaucoup les tombeaux de leurs saints, et punissent sévèrement ceux qui se permettent d’y faire, ou même dans les environs, quelque mal-propreté. Ils ont leurs médecins des deux sexes, qui, par la connoissance qu’ils possèdent de certaines herbes que produit l’île, opèrent des guérisons surprenantes. Ces médecins, quoiqu’ils n’aient aucune notion de la structure intérieure du corps humain, sont cependant, en général, plus recherchés par les Hollandois qui habitent Batavia, que les médecins qui ont fait leurs études en Europe. Ils ne négligent jamais, dans toutes leurs opérations, de frotter fortement la partie affectée avec deux doigts de la main droite, qu’ils pressent avec la main gauche, en les portant de haut en bas, après avoir oint la partie malade avec un certain bois réduit en poudre et détrempé dans de l’eau ou de l’huile.

La culture des terres se fait avec des buffles, quoique les chevaux n’y manquent cependant pas ; mais ils sont d’une très-petite espèce. Ces buffles, qui sont fort grands, ont de longues oreilles et de grandes cornes qui projettent droit en avant, et sont courbées en dedans par le bout. On leur perce un trou dans le tendon des narines, au travers duquel on passe une corde qui sert à conduire ces lourds et stupides animaux. Leur robe est d’un gris cendré avec de petites taches. Ils sont tellement accoutumés à être menés trois fois par jour à l’eau pour se rafraichir, qu’on ne peut les mettre au travail qu’après les avoir satisfaits en cela. La femelle donne du lait ; mais les Européens n’en font guère usage, à cause qu’on prétend qu’il échauffe trop.

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  1. Le nom de mousson vient du mot moussim, lequel, en langue malaise signifie saison. Voyez Valentyn, Description des Indes orientales, tome II, page 163, en hollandois.
  2. C’est le terminalis de Linné, N° 1309.