Voyage par le Cap de Bonne-Espérance à Batavia, à Bantam et au Bengale, en 1768, 69, 70 et 71.djvu/I/VII

CHAPITRE VII.

Cap de Bonne-Espérance, et retour en Hollande.




Le lendemain matin, nous reçûmes à bord un employé de l’île Robben, qui nous apportait douze moutons et quelques légumes pour l’équipage. Ce sont-là les rafraichissemens qu’on donne à tous les vaisseaux de la Compagnie qui viennent mouiller sous cette île.

Le 1er janvier 1771, le vent ayant passé au nord-ouest, nous levâmes l’ancre, ainsi que l’autre vaisseau de conserve, et allâmes nous rendre sur la rade du Cap ; mais étant à un quart de mille des bâtimens qui y mouilloient des raffales de sud-est vinrent nous assaillir par-dessus les montagnes ; de sorte que nous fûmes contraints d’aller nous ranger sur la rade extérieure, sous la Croupe du Lion ; et comme ce vent continuoit à souffler avec violence, ce ne fut que le 3 que nous pûmes gagner la rade intérieure, où nous affourchâmes à dix heures du matin, et saluâmes par onze coups de canon le commandant de la flotte de conserve, qui nous répondit par le même nombre de coups.

Nous trouvâmes ici sept autres vaisseaux du convoi, et deux autres encore arrivèrent ensuite, dont l’un avoit déjà mouillé sous l’île Robben ; mais il s’étoit vu dans la nécessité de gagner le large, à cause que son cable d’affourche avoit été rompu.

Après cinq semaines de relâche, nous reçûmes ordre de faire route pour l’Europe ; et le 7 février, on nous apporta les dernières instructions du gouverneur du Cap, avec ordre de ne point quitter le vaisseau que montoit le commandant de la flotte. Cependant le vent de sud-est souffla avec tant d’impétuosité qu’aucun des vaisseaux ne put démarer : ce ne fut donc que le 9 que nous mîmes tous à la voile. Vers le midi, nous gagnâmes le large ; pendant que chaque vaisseau saluoit le commandant par onze coups de canon. Nous cinglâmes ensuite vers l’ouest-nord-ouest.

Au coucher du soleil, nous prîmes la hauteur des terres d’Afrique, ayant la montagne de la Table au sud-est, à dix milles de distance de nous.

Le jour suivant à midi, le commandant fit signal de changer de route ; nous courûmes alors au nord-ouest jusqu’à la latitude de l’île de Sainte-Hélène.

Le vent de sud-est, avec lequel nous avions quitté la rade du Cap, nous porta, en peu de jours, dans le vent alisé de sud-est, avec lequel nous parvînmes à voir, le 26 février, l’île de Sainte-Hélène.

Cette île, qui gît par les 16° de latitude sud et à 13° au moins à l’est du méridien de Ténériffe, est haute, montueuse, et paroît fort stérile quand on range ses côtes. Les Anglois, qui s’en sont mis en possession, en ont fait un lieu de relâche pour les vaisseaux de leur Compagnie des Indes ; et ceux de la Compagnie hollandoise y abordent aussi quelquefois.

Après avoir perdu de vue le lendemain matin l’île de Sainte-Hélène, nous continuâmes notre route par le nord-ouest ; ce qui nous permit d’arriver le 5 mars à l’île de l’Ascension, dont nous rangeâmes la côte.

Cette île gît par les 8° de latitude sud et par les 4½° de longitude. Cette île est également élevée et montueuse, mais elle n’est pas si haute cependant que celle de Sainte-Hélène. Elle est inhabitée et absolument stérile, n’étant composée, pour ainsi dire, que de rochers. Il y a de l’eau douce, mais il est fort difficile d y faire aiguade. On trouve sur le rivage un grand nombre de tortues, qui y déposent leurs œufs dans le sable pour les faire éclore par la chaleur du soleil. Les Danois s’y rendent souvent pour prendre de ces amphibies, qui servent de rafraîchissement à leurs équipages. Nous apperçûmes en passant de forts brisans à l’est de cette île, lesquels s’étendoient fort loin en mer.

Le 13 mars, nous franchîmes la ligne par les 356° de longitude. Par la latitude nord de 3°, le vent alisé de sud-est nous quitta et tourna au nord-est, avec lequel nous allâmes à toutes voiles au plus près du vent. Et comme notre vaisseau étoit mauvais boulinier, nous fumes obligés de forcer de voiles ; ce qui causa un accident à notre grand perroquet.

Le 2 avril, nous vîmes, pour la première fois, par la latitude nord de 22°, la mer couverte de lentilles : ce sont de petites bottes d’herbe qui couvrent quelquefois une grande étendue d’eau, et en forment une espèce de champ ; mais, en général, elles sont disposées par longues bandes séparées à de petites distances les unes des autres, selon l’aire de vent, qui souffle ici pendant toute l’année entre le nord-nord-est et l’est-nord-est. On ignore encore si cette herbe croÎt à la superficie de l’eau, ou si elle vient du fond de la mer. Il faut observer qu’en aucune autre mer on ne trouve une aussi grande quantité de cette herbe qu’ici ; ce qui a déterminé les marins hollandois à donner à ces parages le nom de mer de Lentilles (Kroost-Zee). Il n’y a point de fond ici pour la sonde. C’est entre les 21 et 34° latitude nord qu’on trouve le plus de ces lentilles, dont la quantité diminue journellement en avançant vers les 38 et 39°, où l’on n’en rencontre plus du tout. On n’en voit également pas à l’est de l’île de Sel et des îles Canaries ; il paroît donc que cette herbe doit se rassembler de cette manière bien à l’ouest de ces îles.

On trouve dans ces lentilles une grande quantité de toutes les espèces d’insectes d’eau ; il y en a qui n’ont qu’un pouce de longueur. On leur donne le nom de l’animal connu avec lequel ils ont le plus de ressemblance ; tels que ceux de lamentin, de lion marin, etc. Leur substance n’est qu’une espèce de gelée épaisse ; de manière qu’on ne peut les conserver ni dans l’esprit de vin ni d’aucune autre manière.

Le 3 avril, nous passâmes le tropique du Cancer ; le jour suivant le commandant de la flotte fit arborer le pavillon de conseil pour appeler à son bord tous les chefs des autres vaisseaux.

Lorsque nous nous fûmes rendus à bord, à huit heures du matin, on tint un grand conseil pour y lire les instructions secrètes que le commandant avoit reçues du gouverneur du Cap de Bonne Espérance, avec ordre de n’ouvrir ses dépêches qu’à la hauteur où nous nous trouvions actuellement. Ces instructions nous indiquoient le lieu où croisoient les vaisseaux de guerre destinés à nous servir de convoi ; savoir, la pointe du cap Lésard dans la Manche. Le conseil fini, on condamna, après interrogatoire, un matelot, pour crime de révolte, à être jeté trois fois consécutivement de la grande vergue en mer, pour être ensuite attaché au cabestan et y recevoir un certain nombre de coups de garcettes ; ce qui fut exécuté sur-le-champ ; après quoi on le transporta sur un autre vaisseau. Le reste du jour se passa agréablement, et chacun fut rejoindre son bord au coucher du soleil : pendant ce tems tous les vaisseaux saluèrent le commandant par onze coups de canon.

Nous trouvâmes que nous étions ce jour-là par la latitude nord de 24° 49’; et, d’après l’estime faite sur les six vaisseaux de la flotte, nous étions par la longitude de 338° 49’.

Le lendemain, lèvent alisé de nord-est nous ayant quitté, nous eûmes une bourrasque qui fut suivie de variables vents d’ouest, quelquefois mêlés de grains si violens et une si grosse mer que nous recevions souvent beaucoup d’eau ; sur-tout le 18 et 19 avril que nous rangeâmes les îles de Corvo et de Flores, qui sont les plus occidentales des Açores ; mais nous ne pûmes cependant les appercevoir. Nous commencions alors à rencontrer journellement des vaisseaux étrangers, dont nous en hélâmes quelques-uns.

Trois jours après, nous trouvâmes fond pour la première fois devant la Manche, par les quatre-vingt-dix brasses d’eau ; cependant des vents frais d’est ne nous permirent de voir les Sorlingues que le 11 mai à midi ; et dans l’après-dîner nous reçûmes à bord les pilotes qui devoient nous conduire au Texel.

Le jour suivant, nous découvrîmes à sept heures du matin deux vaisseaux de guerre en croisière sous le cap Lésard, vers lesquels nous gouvernâmes aussitôt. Vers les neuf heures, le commandant donna le signal secret de reconnoissance, auquel les vaisseaux de guerre répondirent de leur côté. Quand nous en fûmes à un demi-mille de distance, le commandant de notre flotte les salua par treize coups de canon, et amena son pavillon, qu’il fit hisser de nouveau du moment qu’on lui eut répondu. Cela produisit une grande altercation entre lui et le chef des deux vaisseaux de guerre, qui lui fit défendre d’arborer son pavillon, et ne voulut lui accorder que la banderolle du grand mat. Après avoir perdu cinq ou six heures d’un bon vent frais à pourparler, le commandant de notre flotte fut enfin obligé de céder à l’ordre du capitaine Van Braam, chef de ces deux vaisseaux de convoi.

En prenant la hauteur du cap Lésard, nous trouvâmes que, depuis le 5 mars que nous fîmes nos observations à l’île de l’Ascension, nous étions à 4° 32’, ou quarante-cinq milles, plus à l’ouest que ne le portoit notre estime.

Au coucher du soleil, nous dirigeâmes, avec les deux vaisseaux de guerre, sur la pointe de Goudstaart. Le lendemain, le capitaine Van Braam nous quitta pour aller reprendre sa croisière sous le cap Lésard, et nous laissa sous la protection de l’autre vaisseau de guerre, destiné à nous conduire dans les ports de la République. Nous le saluâmes par treize coups de canon, auxquels il répondit par onze coups.

Nous essuyâmes dans la Manche beaucoup de calmes et de vents d’est ; de sorte que ce ne fut que le 22 mai que nous arrivâmes dans la mer du Nord.

Le jour suivant, la flotte se sépara, et nous prîmes chacun la route du port pour lequel nous étions destinés.

Le 24 mai, nous découvrîmes, à neuf heures du matin, la tour d’Egmond. Peu de tems après, le vaisseau de guerre nous fit le signal de continuer notre route, et nous quitta ensuite en mettant le cap au vent. Nous le saluâmes par onze coups de canon, auxquels il répondit par neuf. Nous dirigeâmes alors vers le Texel, où nous jetâmes l’ancre à cinq heures de l’après-midi, et saluâmes la rade par onze coups de canon. Le 26 mai, nous fumes congédiés par un directeur de la Compagnie des Indes orientales.


FIN DU VOYAGE À BATAVIA, ETC.