Voyage par le Cap de Bonne-Espérance à Batavia, à Bantam et au Bengale, en 1768, 69, 70 et 71.djvu/I/VI

CHAPITRE VI.

Batavia, et retour au Cap de Bonne Espérance.




En arrivant à terre, j’appris que mon vaisseau avoit été destiné dans la matinée à précéder la flotte de la chambre d’Enkhuisen à son retour en Hollande ; mais le même soir, le gouverneur-général Van der Parra, à qui je fis rapport de mon voyage au Bengale, me dit qu’il convenoit mieux que je retournasse dans la patrie sur un vaisseau de cent cinquante pieds, pour compte de la chambre d’Amsterdam, que sur un petit bâtiment, comme l’étoit la Cornelia-Hillegonda, pour une chambre du second ordre.

On me donna en conséquence le jour suivant, au conseil des Indes, le commandement du vaisseau ’t Huis ter Mye, de cent cinquante pieds de quille et fretté pour son retour en Europe au compte de la chambre d’Amsterdam.

Le 17 septembre, à cinq heures et demie du matin, à la pointe du jour, nous sentîmes à Batavia un fort tremblement de terre, qui dura plus de deux minutes, mais dont il résulta néanmoins peu de dommage. L’eau sembloit bouillonner dans les canaux de la ville ; les lanternes et les lustres qui pendoient dans les maisons furent pendant plus de trois quarts d’heure après la commotion balancés de côté et d’autre ; toutes les pendules fixées sur des pieds, tant dans la ville qu’aux environs, dont les balanciers allaient de l’est à l’ouest, furent arrêtées ; mais celles dont l’oscillation étoit du sud au nord, continuèrent leur mouvement : la pendule de la maison que j’habitois, dont le balancement se faisoit aussi de l’est à l’ouest, s’arrêta à deux minutes après cinq heures et demie.

Le 18 et 19, les Chinois célébrèrent une fête destinée à invoquer le ciel pour le recouvrement de la santé de leurs malades. Le soir, ils plantèrent devant leurs maisons un ou plusieurs bambous, au bout desquels étoient suspendues des lanternes, ce qui produisoit un spectacle assez agréable dans le campon ou faubourg des Chinois.

Le 9 octobre, ils célébrèrent une autre fête en l’honneur de leur Joosje, à qui ils apportèrent de tous côtés de magnifiques présens. Ils avoient construit aussi un grand vaisseau fait de papier et d’autres matières combustibles, et orné de jolies banderoles, auquel ils mirent le feu, à l’entrée de la nuit ; ensuite ils le laissèrent voguer sur la mer, où il fut bientôt consumé par les flammes.

Le 11, nous eûmes vers le soir à Batavia un terrible orage, lequel ne causa aucun dégât dans la ville ; mais le tonnerre tomba, à huit heures, sur le vaisseau appelé l’Amiral de Ruiter, dont le grand mat, le perroquet et le grand hunier d’avant, ainsi que les vergues, furent brisés en mille morceaux ; de sorte que le tillac étoit couvert à quinze pieds de hauteur de ces débris ; la foudre y avoit percé aussi un trou oblong, sans cependant blesser personne. Aucun des autres vaisseaux qui se trouvoient sur la rade de Batavia ne fut endommagé.

Quelques jours auparavant étoit arrivé sur la rade de Batavia the Endeavour, petit vaisseau de guerre anglois, commandé par le célèbre capitaine Cook. Il y avoit vingt-sept mois qu’il étoit parti d’Angleterre, et arrivoit actuellement de la mer du Sud. À bord de ce navire se trouvoit un Sauvage d’une des îles qu’il avoit découvertes dans la mer du Sud, mais dont il refusoit d’indiquer la position. Ce Sauvage étoit un homme d’une taille ordinaire, plutôt replet que maigre, d’un brun foncé, avec de longs cheveux noirs fort épais qui lui flottoient jusque sur les reins ; il avoit le front bas, la barbe noire et non épilée contre la coutume des Orientaux ; les ongles de ses mains étoient fort longs il paroissoit d’un caractère timide et craintif ; son vêtement consistoit en un grand morceau d’étoffe blanche qui lui pendoit sur les épaules, et qui me parut faite d’écorce d’arbre. Parmi les personnes qui avoient amené ce Sauvage se trouvoit M. Solander, Suédois, qui entendoit, à ce qu’il nous dit, le langage de cet insulaire avec lequel il sembloit, en effet, s’entretenir, mais principalement par signes, du moins autant que je pus le voir. Il ne vouloit rien manger de ce qu’on lui présentoit, et portoit continuellement ses regards de côté et d’autre, comme une personne qui seroit saisie d’étonnement.

Les Anglois nous dirent qu’ils avoient passé huit mois dans l’île de ce Sauvage, à laquelle ils donnoient le nom d’Otahiti ; dont tous les habitans ressembloient à cet individu.

Le 17 octobre, il y eut à Batavia un jour de jeûne et de prières, cérémonie qui s’y observe tous les ans immédiatement avant le départ de la flotte destinée à retourner en Hollande. Ce même jour le ministre fait un sermon à bord du vaisseau amiral, auquel les chefs et une partie de l’équipage assistent ordinairement.

Le 24, le gouverneur-général, accompagné d’une nombreuse suite, vint le matin à bord du vaisseau le Kroonenburg, pour y installer M. Kelger en qualité de chef de la flotte ; ce qui se fit avec beaucoup d’appareil. Cette flotte étoit composée de onze vaisseaux, dont celui qui devoit prendre les devans étoit déjà parti le 20 octobre, et deux autres le suivirent le 25 ; tandis que le reste fut obligé de différer le départ à cause d’un navire qu’on attendoit journellement de la côte de Coromandel, qui devoit nous apporter des toiles, pour achever notre cargaison avec du poivre. Ce navire arriva enfin trois jours après, et l’on s’occupa alors sans relâche à transporter les toiles dans les vaisseaux du convoi, qui se rendirent ensuite à l’île de d’Onrust, pour y charger du poivre.

Le 3 novembre, on fit la revue de notre équipage qui consistait en cent huit marins, huit militaires, quatre ouvriers, quatre passagers, et un homme qu’on renvoyoit pour cause d’incapacité de service.

Le 5 novembre, nous prîmes à bord le reste de notre cargaison de poivre ; et ce jour-là même, après avoir reçu mes dépêches du gouverneur-général, nous quittâmes l’île d’Onrust, et allâmes mouiller le lendemain à trois heures après-midi dans le golfe d’Anjer. J’y restai, avec un autre vaisseau, jusqu’au 9, pour y prendre encore un peu d’eau. Nous appareillâmes dans la matinée, et débouquâmes pendant la nuit du détroit de la Sonde.

Le 10 à midi, nous prîmes, pour la dernière fois, la hauteur de l’île du Prince, et perdîmes, durant la nuit, l’île de Java de vue, en dirigeant, pendant les premiers jours, au sud-ouest, jusque par la latitude sud de 9°, où nous étions assurés de trouver le vent alisé de sud-est ; de-là nous cinglâmes à l’ouest sud-ouest.

Du moment que nous fûmes en mer, nous nous apperçumes que le vaisseau faisoit eau. Nous avions tous les quarts dix-huit pouces d’eau dans les pompes, qu’il falloit faire aller constamment. Nous ne pûmes cependant parvenir à découvrir la voie d’eau, quelques recherches que nous fîmes, si ce n’est environ un mois après notre départ que nous trouvâmes qu’il y avoit une voie à bâbord dans les œuvres vives de l’avant du vaisseau, à deux pieds sous l’eau. Le charpentier eut beaucoup de peine à y fourrer un tampon à l’extérieur du vaisseau, car il n’étoit pas possible d’y arriver par l’intérieur. Nous faisions maintenant la moitié moins d’eau ; mais la voie étoit loin d’être bouchée, et les pompes se trouvoient souvent en désordre par le poivre, qu’il falloit alors déranger chaque fois.

Dès le second jour que nous fumes en mer, nous perdîmes de vue le vaisseau le Jonge Lieven, dont le capitaine étoit convenu avec moi de faire route de compagnie ; mais comme il étoit beaucoup meilleur voilier que le vaisseau que je commandois, il nous eut bientôt devancé.

Le 17, à cinq heures après-midi, nous vîmes une éclipse du soleil, dont nous n’avions cependant pu observer le commencement, parce que le ciel étoit alors couvert d’épais nuages ; et la fin nous en fut également invisible, à cause du coucher de cet astre, un quart après six heures.

Nous faisions agréablement route par le vent alisé de sud-est, qui nous chassoit rapidement ; et le 28 novembre nous passâmes le tropique du Capricorne au sud. D’après notre estime, nous nous trouvions déjà le 7 décembre à la hauteur de l’île de Madagascar. Nous apperçûmes aussi des signes de terre, et courûmes par l’ouest au sud, jusque par le 34½° ; de là nous dirigeâmes à l’ouest, pour éviter le banc des Aiguilles.

Par la latitude sud de 26°, le vent alisé de sud-est devint variable, sans cesser cependant de nous être tout à fait favorable. La plus grande déclinaison de la boussole resta à 25 et 26° nord-ouest, entre les 62 et 50° de longitude ; après quoi elle cessa insensiblement de s’écarter du véritable nord.

Le 21 décembre, nous apperçûmes quelque changement dans la couleur de l’eau, laquelle d’un bleu clair étoit devenue d’un verd foncé, et la mer commençoit à s’élever au sud-ouest, ce qui indiquoit que nous approchions du banc des Aiguilles. Au coucher du soleil, nous jetâmes la sonde, et trouvâmes par les soixante-dix brasses d’eau un fond de sable gris mêlé de coquillages.

Ce banc s’étend depuis la côte jusque par les 36° de latitude sud, et peut-être même à une plus grande distance ; mais là du moins on trouve encore fond en quelques endroits par les deux cents brasses. On s’apperçoit si l’on est à l’est ou à l’ouest du cap des Aiguilles par la profondeur de la sonde et la nature du fond qu’on trouve sur le banc. À l’est le fond est dur et à l’ouest il est mou, comme de la vase liquide, par une profondeur beaucoup plus grande ; de sorte que lorsqu’on a doublé ce cap à l’ouest, on se dégage insensiblement du fond.

Les courans qu’on éprouve souvent sur ce banc de sable sont dangereux par les rudes brisans qui s’y font sentir, et qui ont causé la perte de plusieurs vaisseaux de la Compagnie ; particulièrement de ceux des seconds convois, qui doivent attaquer ce banc au mois d’avril ou de mai, tems où ces parages sont exposés aux plus violentes tempêtes. Les vaisseaux qui se rendent au Cap de Bonne Espérance ne peuvent éviter de reconnoître ce banc, qui sert à indiquer leur route. Aussi la Compagnie ordonna-t-elle, en 1767 et 1768, que ses vaisseaux qui, dans cette saison, se trouveroient à cette hauteur, devoient attaquer la pointe du banc pour vérifier et corriger leur pointage ; et qu’aussitôt qu’ils auroient trouvé fond, ils prendroient par le sud en arrondissant la pointe du banc sans aller reconnoître le Cap de Bonne-Espérance ; mais diriger plutôt sur l’île de Sainte-Hélène, pour y faire aiguade. Comme on s’apperçut cependant qu’il en résultoit de plus funestes accidens encore, on permit à tous les vaisseaux de se rendre au Cap de Bonne-Espérance, excepté le dernier vaisseau, qu’on fait partir plus tard, lequel doit aller prendre ses rafraichissemens à Sainte-Hélène.

Le 23 décembre, nous apperçumes un moment la côte d’Afrique ; mais nous la perdîmes bientôt de vue par l’épaisse brume qu’il faisoit.

Le 25, le ciel étant serein, nous revîmes, par les 34° 57’de latitude sud, la terre qui sembloit nous présenter une baie profonde, dont la pointe occidentale couroit en talus fort avant dans la mer. Ce golfe étoit couronné par une haute montagne fort raboteuse, qui paroissoit être bien avant dans les terres.

Les côtes de l’intérieur de la baie étoient fort basses et sabloneuses. Vers le nord, il y avoit quelques collines inégales, qui ressembloient à des monticules marneuses ; un peu plus à l’est, on voyoit une longue montagne dont la croupe étoit arrondie.

Du perroquet, nous découvrions aussi terre à l’ouest, laquelle s’offroit à nous sous l’aspect de deux collines arrondies ; et dans l’intérieur des terres nous appercevions une épaisse fumée. Cela nous fit conjecturer que nous nous trouvions devant le Vleesch Banc.

Nous essuyâmes, pendant la nuit et une partie du jour suivant, une tempête venant de l’ouest avec une mer fort creuse, ce qui fatigua beaucoup le vaisseau. Ce vent d’ouest continua à régner jusqu’au 28, que le vent de sud-est prit sa place. Nous attaquâmes le lendemain le cap des Aiguilles, et la pointe escarpée de Rio-Dolce. Cette pointe est fort reconnoissable et ressemble à celle de Portland dans la Manche..

En rectifiant ici notre pointage, nous trouvâmes, que, depuis notre dernier calcul à la hauteur de l’île du Prince, nous étions à 3° 9’, ou trente-neuf milles plus par l’ouest que ne le portoit notre estime. Dans le même tems, nous vîmes au nord un grand vaisseau, que nous perdîmes de vue vers le soir. J’ai appris depuis que c’étoit le bâtiment de conserve avec lequel j’avois débouqué du détroit de la Sonde.

Le lendemain, 30 décembre, nous nous trouvâmes, au lever du soleil, devant la baie Falso. Nous dirigeâmes alors vers la baie de la Table. À midi, nous reconnûmes la montagne du Lion, vers laquelle nous gouvernâmes d’abord ; ensuite nous courûmes sur la pointe des Dunes.

Mais avant d’y arriver, nous eûmes, sous la Tête du Lion, un calme plat, qui ne nous permit point de gouverner ; tandis qu’à un demi-mille de nous, le vent souffloit avec violence du sud-est. Une demi-heure après, nous reçûmes une petite brise, qui nous fit bientôt alarguer de la côte ; mais lorsque nous fûmes arrivés à la pointe des Dunes, le vent fraîchit à tel point, et avec de telles raffales qui venoient par-dessus les montagnes, que nous ne pûmes bordayer vers la rade ; ce qui nous détermina à courir sur l’île Robben pour y mouiller. Nous jetâmes en effet l’ancre sous cette île, par les quinze brasses fond de gravier. Nous y trouvâmes le vaisseau avec lequel nous étions parti de conserve de Batavia.

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