Voyage par le Cap de Bonne-Espérance à Batavia, à Bantam et au Bengale, en 1768, 69, 70 et 71.djvu/I/V

CHAPITRE V.

Du Bengale, et notre retour à Batavia.




Le lendemain le directeur F… étant arrivé près de l’établissement anglois de Calcutta, le fort William le salua par dix-neuf coups de canon ; il fut ensuite congratulé sur son arrivée par deux conseillers de Calcutta au nom du gouverneur anglois, M. Verelst. Lorsque M. F… eut passé Calcutta, on le salua de nouveau par le même nombre de coups. Il en fut de même le jour suivant à la factorerie françoise de Chandernagor ; si ce n’est que le gouverneur ne députa vers M. F… qu’un shabdar, ou huissier à verge d’argent.

À moitié chemin, entre Chandernagor et Chinsura ou Hougly, le directeur actuel de cette dernière place vint au-devant de M. F… avec plusieurs badjerahs pour le complimenter ; ensuite ils se rendirent ensemble à Chinsura. Ayant mis pied à terre près du fort Gustave, on le salua de ce fort, qui est sur la rivière, par dix-neuf coups de canon, tandis que les autres membres du conseil d’Hougly vinrent le recevoir au bas de l’escalier. Là ils montèrent tous dans des palanquins, et passèrent ainsi devant la grande porte du fort, appelée communément la Loge, pour se rendre à la maison du directeur, à travers la garnison qui les reçut avec tous les honneurs de la guerre. Cette cérémonie se termina le soir, par un magnifique repas suivi d’un bal.

Comme il subsiste un ordre du conseil d’Hougly, qui défend aux capitaines de quitter leur bord pendant tout le tems des grandes marées, qui commençoit justement à mon arrivée sur la rade de Voltha, je ne pus accompagner M. F… dans son voyage ; c’est donc d’après le rapport qu’on m’en a fait que je raconte ce que je viens de dire. Ce devoir des chefs de navires se borne aux seules hautes marées, qui ont lieu depuis la fin du mois de septembre jusqu’au commencement de novembre ; parce que c’est pendant ce tems là que la mousson change en général, et qu’alors la haute marée est fort dangereuse, vu que les courans sont à cette époque les plus rapides, et que les coups de vents se font sentir avec le plus de violence.

Le 3 octobre arriva sur la rade de Voltha le vaisseau de la Compagnie le Vaillant, commandé par le capitaine Wagendonk, qui étoit parti dix jours avant moi de Batavia.

Comme ce jour là étoit le dernier de la haute marée, je partis le lendemain dans un badjerah pour Chinsura, et j’arrivai la nuit suivante au village de Bernagor. Cet endroit, qui appartient aussi à la Compagnie hollandoise, est situé à moitié chemin entre Chinsura et Voltha. Ayant repris ma route pendant la nuit, je me trouvai rendu à neuf heures du matin à Chinsura. Je parlerai plus au long de cette place dans mes Observations sur le Bengale.

Ce même jour au matin le nabad de Cassimbazar, ou vice-roi de Bengale, avoit fait investir le village de Bernagor du côté de la terre, par dix à douze mille Mores, qui tenoient toutes les avenues tellement fermées qu’il étoit impossible que personne put y entrer ou en sortir.

Cela causa une telle disette de vivres parmi les habitans de ce village qu’il en périt un grand nombre de besoin. Les mères venoient, mourantes de faim, aux maisons des Européens, pour les supplier de prendre leurs enfans comme esclaves, moyennant un peu de riz pour soutenir leur misérable existence. Pour comble de malheur, le village n’étoit pourvu que de fort peu d’approvisionnemens. Les Mores s’étoient de même rendus maîtres de la rivière ; de sorte qu’on ne pouvoit rien faire descendre par eau ; et il n’y avoit pas grande ressource vers le bas du fleuve. Les sept livres de riz se vendirent pendant les premiers jours jusqu’à une roupie ; après quoi on n’en trouva même plus du tout. Ceux qui, dans l’espoir d’un grand bénéfice, osèrent se hasarder à jeter quelques poulets par-dessus les haies, furent saisis par les Mores, qui leur coupèrent sur-le-champ le nez et les oreilles.

Voici l’origine de cette calamité. Le directeur de la Compagnie avoit négligé, depuis quelque tems, de satisfaire à certains droits que la Compagnie est tenue de payer au nabab pour toutes les marchandises qui montent ou descendent le Gange. Le nabab, à qui ces droits appartiennent d’après les conventions faites, voulant qu’ils lui fussent acquittés, donna ordre au fausdar d’Hougly, dont je parlerai dans la suite, de les exiger d’une manière expresse. Ce dernier dépêcha en conséquence un shabdar au directeur de la Compagnie pour les réclamer, avec menace que, si on ne les payoit pas, il ne laisseroit passer aucune marchandise des Hollandois. Le directeur, qui se trouva offensé de cette injonction, répondit par des injures au shabdar, et le fit ensuite conduire chez le fiscal, avec ordre de le mettre au pilori et de le faire rudement fouetter. Le fausdar, ayant appris cette conduite, fit arrêter toutes les marchandises de la factorerie hollandoise qui descendoient le Gange, en même tems que ses troupes investissoient Chinsura.

Les effets que les Mores avoient pris en séquestre consistoient en toiles et autres étoffes, destinées à servir de cargaison aux vaisseaux qui dévoient partir au mois de novembre pour la Hollande. Cet accident ne permettant pas à ces navires de mettre à la voile au tems marqué, ils furent obligés de demeurer sur le Gange jusqu’à la fin de janvier, époque peu favorable pour leur départ. N’est-ce donc pas à la mauvaise conduite de ce directeur qu’il faut attribuer la perte des deux vaisseaux l’Enkhuisen et le Vaillant, qui périrent avec tout leur équipage, ainsi que le danger que courut le ’s Lands Welvaaren, qui n’échappa qu’avec grande peine à la même destinée, par le gros tems qu’il eut à essuyer au sud pendant cette saison ? Mais je reviens au siège de Chinsura.

Le directeur V…, ayant appris ce séquestre des effets de la Compagnie, jugea à propos d’envoyer sur-le-champ, dans des barques, un officier et trente hommes, pour les faire rendre par la force des armes ; mais comme on apprit bientôt qu’il y avoit pour les garder un détachement de quatre cents sipahis ou soldats mores, on ne donna point de suite à cette expédition. Le directeur V… assembla alors le conseil, qui lui fit à entendre que, puisqu’il avoit poussé cette affaire au point où elle étoit malheureusement venue, c’étoit à lui à la terminer seul ; cependant on prit à la fin la résolution de chercher à l’assoupir par l’intervention du ministère anglois. Véritablement, on eut bientôt la satisfaction de voir cette négociation produire l’effet désiré ; et, moyennant la promesse formelle de payer au nabab les droits arriérés, celui-ci fit lever le siège de Chinsura, et restitua aux Hollandois leurs marchandises séquestrées.

Mais loin de satisfaire à cette promesse, le directeur V… partit au mois de mars de l’année suivante sans payer ces droits arriérés ; de sorte que toute la cargaison du vaisseau de la Compagnie l’Amphion, et une partie de la mienne, auraient de nouveau été mis en séquestre par le nabab, si le directeur F… ne s’étoit chargé personnellement de liquider cette dette.

Le 5 octobre, les Mores quittèrent Chinsura, et la navigation du Gange se trouva absolument libre vers le haut.

Le 10, après des cérémonies préparatoires qui durèrent trois jours, les Gentoux, ou habitans du Bengale, célébrèrent le long des bords du Gange la fête de ce fleuve ; ce qui y attira une quantité innombrable de peuple de l’intérieur des terres. Je renvois la description de cette fête à mes Observations sur le Bengale.

Le 12, je retournai de Chinsura à bord de mon vaisseau sur la rade de Voltha. Chemin faisant, je descendis à terre à Serampour, où les Danois ont leur factorerie. C’est le plus petit établissement que les Européens aient sur le Gange ; car elle ne consiste qu’en un hameau situé dans l’intérieur des terres, et quelques maisons habitées par des Européens. Leur commerce y est fort borné.

En remontant le Gange, les deux bords de ce fleuve offrent des aspects d’une beauté admirable ; mais rien n’égale la vue dont on jouit en passant devant l’établissement des François à Chandernagor, en allant à Chinsura, à Hougly et à Bandel, qu’on apperçoit dans le lointain. Ensuite on découvre les maisons de Chinsura, son église, et le jardin appelé Welgelegen, avec ses trois terrasses en pierres crépites avec de la chaux. Derrière et entre ces maisons, se présentent des bosquets d’une éternelle verdure ; et par-devant coule la rivière, couverte d’un grand nombre de petites barques. Un peu plus bas sur le côté, à la droite, est Chandernagor, bâti le long de la rivière, où l’on voit plusieurs beaux édifices. C’est-là que mouillent les vaisseaux, qui sont aussi amarrés aux murs de la ville.

À la gauche sont des champs cultivés fort fertiles et de belles prairies remplies d’une infinité de bêtes à cornes, qu’interrompent de petits bosquets.

En descendant, à moitié chemin environ entre Chandernagor et Serampour, est un endroit appelé Garetti. Le gouverneur françois y a une magnifique maison ou plutôt un palais, avec un fort beau jardin, du même côté du Gange que Chandernagor. Près de là les Anglois ont formé un camp où se trouvent souvent mille hommes et quelquefois même un bien plus grand nombre.

Toutes ces terres sont unies comme celles de Hollande, et entrecoupées de petites rivières et de ruisseaux, qui contribuent à leur fertilité ; aussi regarde-t-on le Bengale comme le pays le plus productif de l’Asie.

En approchant de Calcutta, on trouve un grand nombre de jardins nouvellement plantés par les Anglois, et embellis de belles maisons, qui jouissent toutes d’une vue fort agréable sur la rivière. On voit ici, comme à Chandernagor, un grand nombre de vaisseaux qui mouillent devant ces maisons, et dont il en part journellement quelques-uns pour les différentes parties de l’Inde, tandis que d’autres en arrivent.

À un petit quart de lieue plus bas est le fort William, placé sur le bord du fleuve, dont le canon commande toute la largeur. De là jusqu’à Voltha on voit de distance en distance des villages bengalois, dont quelques-uns sont assez grands.

Le 13 octobre, je me trouvai rendu à bord de mon vaisseau sur la rade de Voltha, où je demeurai pendant tout le tems de la haute marée. Je me rendois néanmoins quelquefois à terre vers le soir, quand les plus fortes chaleurs du jour étoient passées, pour faire une incursion dans les terres ; je m’amusois aussi à voir les tours des jongleurs et des conjureurs de serpens, qui, selon moi, sont bien plus adroits que ceux d’Europe. Il y en avoit d’autres qui portoient devant eux, dans une ceinture attachée autour de leurs reins, un bambou de vingt à vingt-cinq pieds de long qu’ils faisoient balancer en l’air, sans qu’ils y missent la main pour le tenir en équilibre. Ensuite une petite fille de sept à huit ans empoignoit ce bambou et grimpoit jusqu’au bout ; là, se posant sur le ventre en écartant les bras et les jambes, elle paroissoit planer en l’air, tandis que le Bengalois couroit de côté et d’autre sans toucher à son bambou. Après que cet exercice eut duré environ dix minutes, la petite fille descendit en se laissant glisser le long du bambou, et fit ensuite quelques autres tours de souplesse dont je parlerai dans la suite.

Voltha est un grand et opulent village sur la rive gauche du Gange, en descendant ce fleuve. C’est-là que le fiscal de Chinsura tient ses délégués pour veiller au commerce de contrebande ; mais ces commis ne sont à craindre que pour ceux qui n’ont pas l’art de mettre M. le fiscal dans leurs intérêts. La rade de Voltha est assez sûre pour les vaisseaux lorsque les changemens des moussons ne sont pas accompagnés d’ouragans, car dans ce cas elle est fort dangereuse de même que tout le Gange. Les vaisseaux y sont aussi à l’abri de l’impétuosité des flots, qui, au commencement de la marée, s’élèvent souvent tout à coup à six pieds et même plus ; de sorte qu’ils arrachent quelquefois les navires de leurs ancres, en rompant les cables, et les jettent contre la rive ou sur quelque bas-fond. La marée ne donne point du côté de Voltha, mais sur la rive opposée. Il y a un fond tenace dans lequel les ancres tiennent tellement qu’on ne peut les en arracher sans courir le risque de rompre les cables. Lorsqu’il arrive que les vaisseaux sont obligés de passer une année entière sur le Gange, on les conduit pour quelques mois jusque devant Chinsura, ainsi que cela eut lieu avec le vaisseau de la Compagnie le Vaillant.

Le 17 arriva sur la rade de Voltha le vaisseau de la Compagnie la Ville d’Enkhuisen ; lequel étoit aussi parti avant moi de Batavia, mais il avoit relâché à la côte de Coromandel. Ce bâtiment, dont le capitaine venoit de mourir pendant le trajet, avoit ordre de se rendre dans la patrie.

Le 18, je reçus une lettre du directeur F… par laquelle il me mandoit que mon vaisseau étoit destiné à se rendre à Batavia, après avoir touché à la côte de Coromandel. Mon départ étoit fixé pour la fin de décembre.

Le lendemain, je me rendis de nouveau à Chinsura, où j’arrivai le même jour au soir.

Le 20 octobre, une femme bengaloise fut enterrée toute vive avec le corps de son mari qui venoit de mourir ; et le 25 novembre on en brûla une autre sur le bûcher de son époux. Je reviendrai ailleurs sur ces objets.

Comme le vaisseau le Snoek que je commandois étoit hors d’état de retourner en Europe, je passai, avec l’agrément du directeur et du conseil, sur la Cornelia-Hillegonda, dont le capitaine prit le commandement de la Ville d’Enkhuisen, qui avoit perdu le sien en route. Mon premier officier passa sur le vaisseau que je venois de quitter.

Le 3 décembre, nous quittâmes la rade de Voltha pour nous rendre à Insely, situé à l’embouchure de la rivière. Nous étions accompagnés des vaisseaux la Ville d’Enkhuisen, le Vaillant, le ’s Lands Welvaaren et le Snoek, dont le dernier mit, le 29 décembre, à la voile pour se rendre à la côte de Coromandel.

Comme le service de la Compagnie ne demandoit guère ma présence, j’employai mon tems à faire quelques tournées dans le pays, ou à visiter les factoreries angloise et Françoise. Par fois je m’amusai à la chasse du renard, des jakhals ou d’autres bêtes sauvages, dont il y en a une grande quantité dans l’intérieur des terres ; mais les Bengalois ne voient pas cet amusement de bon œil, parce qu’il est contre leurs principes religieux de tuer aucun être vivant. On ne s’en inquiète cependant pas beaucoup, ce peuple n’ayant pas assez d’énergie pour offrir la moindre résistance aux Européens.

Le 5 jan vier 1770, M. Verelst, ancien gouverneur anglois, passa devant la rade de Voltha où mouilloient encore deux de nos vaisseaux, qui négligèrent de le saluer selon l’usage. Cela surprit M. Verelst, qui avoit rendu à M. F… tous les honneurs possibles, lorsque celui-ci avoit passé par Calcutta. Il envoya donc un homme à bord de ces vaisseaux pour demander aux officiers s’ils n’avoient pas ordre de lui faire le salut ? Ils répondirent que non. Le ministère anglois en porta des plaintes en termes fort amers ; mais M. F… se contenta de répondre que c’étoit par représailles d’une semblable offense qu’il avoit essuyée de la part de M. Verelst lors d’une visite ministérielle qu’il lui avoit faite à Calcutta.

Le 14 janvier, le cable de mon ancre d’afourche se rompit ; mais il n’en résulta aucun dommage, grâce aux soins de mon premier officier. Le lendemain le même accident arriva au vaisseau le Ritthem, qui alla échouer sur un bas-fond ; et comme ce bâtiment avoit déjà pris sa cargaison, il fallut le décharger jusqu’à son lest ; il ne fut même mis à flot qu’au bout de quinze jours, mais sans avoir beaucoup souffert.

Le 29 et le 30, quatre vaisseaux de la Compagnie partirent de la rade d’Insely pour gagner la mer ; et ce dernier jour nous quittâmes la rade de Voltha pour nous rendre à Insely, et gagner le large par le premier vent favorable.

La raison pour laquelle les vaisseaux ne restent pas jusqu’au moment de leur départ sur la rade de Voltha, c’est que dans cette saison les eaux du Gange sont si basses que ce n’est qu’avec danger qu’on passe le Jennegat, qu’ils eurent néanmoins le bonheur de franchir sans accident.

En attendant le jour de mon départ, je remontai encore une fois le Gange et fis une tournée dans les terres accompagné de deux de mes amis, pour prendre le plaisir de la chasse.

Le 27, nous remontâmes, à trois heures de l’après midi, le Gange, dans le badjerah, favorisés par le flux et vent arrière ; et vers les quatre heures et demie, nous arrivâmes à la branche de Nisseryen, où nous débarquâmes pour nous rendre dans l’intérieur du pays. Nous y trouvâmes des terres cultivées, des prairies, et ça et là des bosquets de cocos, de mangliers, de palmiers, et d’autres arbres. Il y avoit aussi des champs couverts de cannes à sucre qui promettoient une riche récolte.

Nous eûmes la satisfaction d’en voir extraire le sucre ; ce qui se fait en plein air et d’une manière fort simple.

Ils écrasent les cannes entre deux rouleaux canelés, d’un bois fort dur, de deux pieds et demi de long sur environ six pouces de diamètre. Ces deux rouleaux sont placés horisontalement l’un au-dessus de l’autre, et portent sur deux soutiens, qui les affermissent à environ un quart de pouce de distance. À l’extrémité de chaque rouleau, il y a quatre manivelles avec lesquelles deux hommes les font tourner en sens contraire. C’est entre ces deux rouleaux qu’on place la canne à sucre, pour l’écraser et en extraire le suc qui coule dans un grand vase de terre. À deux ou trois pas de là, étoient huit vases bien emboîtés dans autant de trous creusés en long dans la terre, et qui servoient à faire sous ces vases un feu avec les cannes dont on avoit déjà exprimé le suc. C’est dans ces vases qu’on faisoit cuire cette substance.

La campagne est par-tout remplie de jakhals et de chiens sauvages, dont nous en tuâmes quelques-uns.

Nous remontâmes encore pendant la nuit la rivière avec le flux, et arrivâmes à cinq heures du matin à la branche de Chagadda, qui se trouve à droite en montant (celle de Nisseryen est à la gauche), huit ou dix lieues au-dessus de Chinsura. En avançant un peu dans le pays, on trouve le village qui donne son nom à cette branche : il s’y tient toutes les semaines un bazar ou marché. Cette branche monte à trois lieues dans les terres.

À la gauche de cette branche, en remontant, on trouve une plaine unie sans le moindre arbre ; mais à la droite, vers le bas, il y a plusieurs bois remplis de tigres et d’autres bêtes féroces.

Nous parcourûmes cependant différens champs dans l’intérieur sans rencontrer aucun tigre ; mais en avançant un peu dans les bois, nous apperçûmes bientôt les traces de plusieurs de ces animaux. Nous jugeâmes donc ne devoir pas nous exposer davantage, parce que le tigre ne se montre, en général, que lorsqu’il peut d’un seul saut s’élancer sur sa proie, et alors il est trop tard pour se mettre en état de défense. Nous trouvâmes sur notre route les restes sanglans d’un Bengalois qui venoit d’être dévoré par un tigre. La chasse des jakhals et des chiens sauvages est assez amusante.

Dans l’après-midi, nous continuâmes à remonter le Gange vers un endroit appelé Gouptipara, situé à six ou huit lieues plus haut que Chagadda. Nous passâmes devant une grande île placée au milieu du fleuve, mais qui ne produit qu’un peu de cannes et de l’herbe fort haute.

Ici nous n’eûmes que trois heures de flux, contre neuf heures de jussant ; et à quatre ou cinq lieues plus haut, à ce que nous dirent des Bengalois et d’autres personnes qui avoient été à Cassimbazar, il n’y a plus que le courant de la rivière, sans le moindre refoulement, si ce n’est un bien foible aux tems des hautes marées.

Ce ne fut qu’à la nuit que nous arrivâmes à Gouptipara. Le lendemain étant allés à terre à la pointe du jour, nous trouvâmes, à environ un quart de lieue de la rive, un petit village ; et un peu plus avant il y avoit une forêt de haute futaie, fourrée de bois taillis à laquelle on avoit donné le nom de forêt aux singes, à cause de l’étonnante quantité de ces animaux qu’on y trouve. Ces singes étoient de la grandeur d’un chien couchant, avec des longues queues qu’ils tenoient relevées en l’air quand ils couroient. Au premier coup de fusil que nous leur tirâmes, ils s’enfuirent tous dans les cimes des arbres, après avoir jeté dans les broussailles les jeunes qu’ils tenoient entre leurs pattes ; sans qu’il nous fut jamais possible d’en trouver un seul, malgré toutes les peines que nous prîmes pour cela. Les grands sautoient avec une inconcevable agilité d’un arbre à l’autre. Nous en tuâmes quelques-uns ; ce qui fit jeter aux autres des cris effroyables, quand ils les virent tomber des arbres.

Les Bengalois furent très mécontens de cette expédition, et nous prièrent de n’en plus tuer ; parce qu’ils sont dans la ferme persuasion que c’est principalement dans le corps de ces animaux que se réfugient les âmes de ceux qui meurent.

Un peu plus avant dans le pays nous vîmes un petit bois, où nous trouvâmes les ruines d’un bâtiment en pierres, qui servoient de demeure à un fakir, espèce de saint personnage du pays. Il étoit accroupi entièrement nu, près d’un feu couvant sous la cendre. Ses longs cheveux noirs étoient roides de cendres et d’autres ordures avec lesquelles il les frottoit. Le bout de son prépuce étoit garni d’un anneau de cuivre de la grosseur d’une plume et de trois pouces de diamètre ; mais il y étoit fixé de manière à ne pouvoir blesser l’urètre. Pendant que nous étions avec lui, une femme vint lui baiser respectueusement cette partie de la génération, dans l’espérance que cela serviroit à la rendre féconde.

Ces fakirs, pour lesquels le peuple du Bengale a beaucoup de vénération, parcourent en grand nombre le pays, sans s’inquiéter de leur subsistance, à laquelle les superstitieux Bengalois ont soin de pourvoir. J’en ferai mention ailleurs.

Dans l’après midi nous vinmes rejoindre notre badjerah, et descendîmes la rivière. Nous trouvâmes par tout les rives du Gange fort tranquilles, mais ça et là tellement creusées par l’eau qu’il s’en détache souvent des masses de terre d’une grandeur énorme, ainsi que nous en vîmes des preuves en plusieurs endroits.

Étant arrives, au coucher du soleil, à la branche de Chagadda, nous y entrâmes, pour passer la nuit, parce que nous craignons d’être surpris par un orage, le vent commençant alors à fraîchir beaucoup, avec un ciel fort noir. Nous attachâmes notre badjerah avec des cordes aux deux rives de la branche, à cause que ces bâtimens, qui ont peu de quille, chavirent facilement.

Avant que l’orage ne vint à nous, nous fîmes une tournée à terre, et vîmes brûler trois corps de Bengalois : ce sont les plus proches pareils du défunt, ou ses fils s’il en a, qui lui rendent ce dernier devoir. Pendant la cérémonie ils se tiennent accroupis sur leurs talons et fument leur gorgor, en attisant le feu avec la plus grande indifférence, comme s’ils ne faisoient que rôtir quelque animal. Quand le cadavre est bien consumé, ils en jettent les cendres dans le Gange. Ceux qui n’ont pas les moyens d’acheter le bois nécessaire pour cette espèce d’holocauste, posent leurs parens sur les bords du fleuve, pour servir de pâture aux jakhals et autres bêtes féroces. Ces animaux se rendent chaque jour à la nuit tombante des bois vers la rivière, où ils font entendre d’horribles hurlemens, pendant qu’ils se battent entr’eux pour se disputer leur proie. On en trouve souvent de morts sur la place, particulièrement de chiens sauvages, qui ne sont pas assez forts pour se défendre contre les jakhals.

Nous cessâmes notre promenade à cause de l’orage ; d’autant plus qu’un Bengalois nous avertit qu’à quelque distance de nous il y avoit des tigres qui à la nuit se rendoient sur les bords du Gange.

À huit heures du soir l’orage se déclara au sud avec d’affreux coups de tonnerre et des éclairs qui embrasoient tout le ciel, accompagnés de grains de vent si terribles que nous n’osâmes nous hazarder dans notre badjerah. Nous restâmes donc en plein air à terre jusqu’à onze heures de la nuit, que le tems commença à se calmer.

À minuit nous sortîmes de la branche, et nous laissâmes aller le badjerah au courant de la rivière ; mais une heure avant le jour le vent s’étant de nouveau élevé avec violence, nous fûmes obligés d’entrer dans la branche de Nisseryen.

Au lever du soleil nous nous rendîmes à Tripeny, où nous envoyâmes en avant notre badjerah, avec ordre de nous y attendre.

Notre chemin nous conduisit d’abord par un grand bois rempli de toute sorte d’oiseaux ; ensuite nous passâmes par une plaine qui ne consistait, pour ainsi dire, qu’en prairies.

À une lieue environ de Tripeny, nous trouvâmes un autre bois, où ayant marché pendant quelque tems nous rencontrâmes un vieux bâtiment construit en grandes pierres carrées aussi dures que le fer, qu’il nous fut impossible d’entamer à coups de marteau. Ce bâtiment, d’un carré long, avoit trente pieds de longeur sur vingt pieds de largeur. L’élévation des murs étoit de treize à quatorze pieds et il n’y avoit point de couverture. Dans l’intérieur nous vîmes trois tombeaux élevés de quatre pieds au-dessus du sol, faits de pierres noirâtres fort polies, sur lesquelles étaient gravées ça et là quelques lettres persanes.

Les Eengalois sont dans la persuasion que ce bâtiment et ces tombeaux ont été construits, en une seule nuit par un magicien, sans que personne lui ait prêté le moindre secours.

Environ à quatre pas de là se trouve un autre bâtiment, assez grand mais qui tombe en ruines. Le haut étoit fermé par cinq voussures le unes à côté des autres, sur lesquelles on appercevoit les fragmens de quelques figures sculptées. Les Bengalois ne purent nous dire à quoi ce bâtiment avoit servi ; mais dans le tems que nous y étions quelques fakirs l’avoient choisi pour leur retraite.

Vers les dix heures, nous arrivâmes à l’embouchure de la branche. Nous y montâmes dans notre badjerah, et partîmes pour Chinsura.

Le 22 février, le directeur V…, et quelques membres du conseil, allèrent, avec leurs femmes, faire une visite au gouverneur françois. Ils m’invitèrent à les accompagner. Ces visites se font tous les ans d’une factorerie à l’autre, soit à la révolution de l’année, ou lorsqu’il arrive un nouveau gouverneur ou directeur.

Le cérémonial s’observe rigoureusement dans ces sortes de visites, quand elles se font à la loge même de la factorerie ; aussi M. V… fit-il savoir au gouverneur françois qu’il désiroit le voir à sa maison de campagne de Garetti. Nous partîmes à quatre heures de l’après-midi dans six voitures, et à six heures nous arrivâmes à Garetti. M. V… et M. F… qui l’accompagnoit furent reçus au bas de l’escalier par le gouverneur françois, qui les conduisit dans une grande salle, où nous trouvâmes la meilleure compagnie de Chandernagor. À sept heures, le gouverneur nous invita à voir la comédie que quelques amateurs jouèrent dans une grande salle construite à cet effet.

Après le spectacle, on nous servit un splendide souper où il y avoit plus de cent personnes des deux sexes ; à une heure après minuit nous retournâmes à Chinsura.

Le 26 du même mois fut fixé pour faire une visite de cérémonie à la factorerie angloise, pour complimenter le nouveau gouverneur, M. Cartier, sur son heureuse arrivée. Je me joignis encore à cette espèce d’ambassade, composée de huit personnes. Nous partîmes à quatre heures de l’après-midi de la maison du directeur vers le chantier, où le grand badjerah nous attendoit. La garnison du fort étoit sous les armes, et vingt-quatre hommes commandés par un officier marchoient en avant pour accompagner le directeur.

Au moment que nous partîmes, les batteries nous saluèrent de vingt-un coups de canon. Chaque personne de la compagnie avoit son badjerah particulier pour y passer la nuit ; mais pendant le jour nous nous rassemblions dans celui du directeur, lequel contenoit une chambre où trente-six personnes pouvoient être à table. Au haut du mat de ce bâtiment flottoit le pavillon du prince aux armes des Provinces-Unies ; les autres badjerahs n’arboroient que la flamme du prince.

Outre nos badjerahs, il y en avoit d’autres pour les soldats et les domestiques ; deux étoient destinés à faire la cuisine, et deux autres portoient nos provisions ; en tout trente-trois bâtimens, qui formoient un assez agréable spectacle quand ils se trouvoient rassemblés. Vers les huit heures et demie, lorsque le jussant commença à s’amortir, notre flotille jeta l’ancre un peu au-dessous de Sérampour.

Le lendemain à quatre heures du matin, lorsque le jussant eut cessé, nous descendîmes la rivière, et vers les sept heures nous nous arrêtâmes à Sypour, qui se trouve à environ une lieue au-dessus de Calcutta, pour y attendre les députés du conseil anglois, qui étoient chargés de recevoir notre compagnie. Une demi-heure après, ils vinrent complimenter le directeur à bord de son badjerah.

Après que ces députés eurent passé un quart d’heure à bord de notre badjerah, ils conduisirent le directeur à terre ; et nous les suivîmes dans un fort beau pavillon du jardin placé près de la rivière, qui appartenoit à M. Russel, chef de la députation angloise.

Après y avoir déjeûné, nous partîmes au bout d’une heure, dans cinq carosses que le gouverneur anglois avoit envoyés au-devant de nous. Six de ses gardes à cheval, avec des habits bleus galonnés en or, marchoient à la tête et aux deux côtés de la voiture du directeur. À dix heures, nous nous trouvâmes à Calcutta devant la maison qu’on avoit destinée pour la réception du directeur V…. C’étoit un fort beau bâtiment, composé de plusieurs grands appartemens, meublés à la façon d’Europe, avec des tentures en damas. Cette maison appartenoit au petit nabab Mahomed-Resichan, qui l’avoit achetée pour cent vingt mille roupies d’un Anglois : il l’habitoit toutes les fois qu’il venoit à Calcutta. Comme il ne s’y trouvoit pas pour le moment, le gouverneur anglois avoit jugé à propos d’en disposer pour la cérémonie de ce jour. Sur une place devant la maison, nous trouvâmes sous les armes quatre-vingt sipahis, commandés par un officier européen. C’étoit une garde d’honneur destinée pour le directeur pendant son séjour à Calcutta.

Au moment que le directeur descendit de sa voiture, on fit une décharge de dix-neuf coups de canon du fort William. Nous ne fûmes pas plutôt entrés dans la maison que le directeur dépêcha un de ses schabdars vers le gouverneur anglois, qui demeuroit au gouvernement, à côté de cette maison, pour lui demander quand il pourroit nous recevoir ? Mais quelques instans après, il vint lui-même, accompagné de tous les membres du conseil de Calcutta, pour complimenter le directeur.

Lorsque les cérémonies d’usage furent finies, le gouverneur anglois se retira chez lui, et une demi heure après le directeur V… alla lui rendre sa visite au gouvernement. En retournant chez nous, le gouverneur conduisit le directeur jusqu’à l’escalier ainsi que celui-ci l’avoit fait également en conduisant le premier.

À une heure et demie, nous nous rendîmes au gouvernement, sur l’invitation que nous en avoit fait le gouverneur. Nous trouvâmes, dans une grande salle bien aérée, une table d’environ soixante-dix couverts. Nous fumes servis en vaisselle platte. La moitié des convives étoient des officiers des troupes de terre, pour qui le gouverneur tient tous les jours table ouverte.

Au sortir de table, on présenta à chacun de nous le hocka, qui est un verre d’eau par lequel on fait passer la fumée du tabac, et dont je parlerai plus au long ; après avoir fumé pendant une demi-heure ; nous nous rendîmes chez nous.

Tendant le repas, tout le monde exprima librement sa pensée, sans avoir égard au gouverneur ni aux personnes de considération qui se trouvoient à table. Tel est le véritable esprit de liberté qui accompagne par-tout les Anglois ; bien différens en cela de ce qui se passe dans les sociétés guindées et maussades de Batavia, tant chez le gouverneur-général que chez les membres du conseil des Indes. Je ne pense pas non plus qu’un Anglois pourroit se soumettre à l’insupportable orgueil avec lequel les employés de la Compagnie hollandoise sont traités par leurs chefs, tant à Batavia qu’aux factoreries extérieures. Heureux encore si cette morgue asiatique n’avoit pas passé des Indes dans un pays où ce vice contraste depuis long-tems d’une manière si cruelle avec le caractère et les principes d’un peuple qui connoît et ses droits et son indépendance. Aussi faut-il avouer que ces employés, loin de prendre à cœur les intérêts de la Compagnie, ne cherchent qu’à faire promptement fortune, pour se soustraire au pouvoir arbitraire de leurs chefs, contre l’autorité illimitée desquels ils ne peuvent ni n’osent faire la moindre réclamation.

À six heures du soir, M. Cartier vint prendre le directeur V… et sa compagnie, et nous conduisit tous à sa maison de campagne qu’on appelle le Belvédère, située à environ deux lieues de Calcutta, où des amateurs donnèrent un joli concert, après lequel on nous servit un souper magnifique.

Le lendemain, le gouverneur nous donna encore à dîner ; et le soir il y eut un grand bal au palais de justice, où nous nous rendîmes vers les sept heures. Nous y trouvâmes beaucoup de monde richement habillé ; les dames sur tout étoient chargées de diamans. Ce bal dura jusqu’au lendemain matin.

Comme le jour suivant étoit fixé pour notre retour à Chinsura, nous allâmes à neuf heures du matin prendre congé de M. Cartier et des autres personnes qui étoient venues nous faire visite. Nous dînâmes ce jour-là chez M. Russel, que nous quittâmes à trois heures et demie pour nous rendre en voiture à Sypour, où notre flotille nous attendoit.

En partant, le directeur fut de nouveau salué du fort William par dix-neuf coups de canon. Les six gardes qui avoient accompagné par-tout M. V… pendant son séjour à Calcutta, ne le quittèrent qu’à Sypour, où il leur fit un riche présent en espèces sonnantes, ainsi qu’il en avoit fait un aux domestiques du gouverneur qui l’avoient servi. Ces présens montoient ensemble à plus de mille roupies, ou quinze cents florins de Hollande.

Les mêmes députés qui étoient venus recevoir M. V… raccompagnèrent aussi, à son départ, jusqu’au badjerah. Nous partîmes au coucher du soleil, et arrivâmes le surlendemain à Chinsura.

Le 9 mars, les directeurs reçurent une lettre de Patna, grande ville du royaume du Bahar, à environ quatre-vingt-dix milles de Chinsura, où la Compagnie possède une factorerie pour le commerce du salpêtre et de l’opium. On mandoit par cette lettre que la famine y régnoit au point qu’il mouroit de centaines de personnes par jour ; de manière que les employés de la factorerie évitoient de sortir de la loge, pour ne pas être les témoins de l’état déplorable où se trouvoient les pauvres habitans, qu’on rencontroit par grandes quantités, mourant de faim dans les rues et le long des routes. On peut appliquer ici le proverbe qui dit, que la nature en sait plus que le précepte ; car si ces pauvres gens avoient pu vaincre leur opinion sur la doctrine de la métempsycose, qui leur défend de manger de tout ce qui a reçu vie, ils auroient pu prolonger leur existence en se nourissant de la chair des animaux.

Cette famine passa de Bahar au Bengale. À Chinsura une pauvre femme se jeta dans le Gange avec ses deux petits enfans sous les bras et s’y noya avec eux, par l’impuissance où elle se voyoit de satisfaire à la faim cruelle qui les tourmentoit. Les bords du Gange étoient couverts de cadavres, et de personnes qui, à moitié vivantes encore, mais trop foibles pour se défendre, y devenoient la pâture des jakhals. Cela eut lieu dans Chinsura même : un pauvre Bengalois malade s’étant couché dans la rue, sans qu’on lui prêtât la moindre assistance, fut attaqué et dévoré, tout vivant, par ces voraces animaux ; et quoiqu’il restât à cet infortuné assez de force pour appeler du secours, personne ne daigna sortir de chez soi pour le défendre.

Il est rare qu’un Bengalois vienne à l’aide d’un autre, à moins que ce ne soit son parent ou son ami particulier ; et leurs services se bornent alors à le porter sur une des rives du Gange, pour qu’il y meure, ou qu’il soit entraîné par le courant de ce fleuve ; car ils s’imaginent, du moins la plupart d’entre eux, que ses eaux servent à purifier le moribond et à préparer la transmigration de son âme dans le corps de quelque être plus fortuné.

Cette famine provenoit en partie de la mauvaise récolte du riz de l’année précédente ; mais il faut l’attribuer principalement au monopole que les Anglois avoient fait de la dernière moisson de cette denrée, qu’ils tenoient alors à un si haut prix que la plupart des pauvres habitans, qui ne gagnoient qu’un sou ou un sou et demi par jour pour soutenir leur famille, se trouvoient dans l’impuissance d’acheter la dixième partie du riz dont ils avoient besoin pour vivre.

À ce fléau se joignit la petite vérole, qui se répandit sur les personnes de tout âge, dont il en mourut un grand nombre. Cela contribua à augmenter la mauvaise qualité de l’air, qui se trouvoit déjà infecté par la quantité de cadavres qu’on laissoit pourrir sur les bords du Gange, sans les brûler ou les enterrer. La mortalité ne fit donc qu’augmenter, sur-tout après mon départ de Chinsura ; et le directeur F… fut une des victimes que la petite vérole emporta, ainsi que je l’appris avant de quitter Batavia.

Dans ce tems la chaleur de l’atmosphère augmentoit aussi de jour en jour ; de sorte qu’à l’heure de midi elle surpassoit celle du sang ; aussi peut-on dire que les hommes et les animaux avoient de la peine à respirer ; et quoiqu’elle fut bien moindre dans l’intérieur des maisons qu’en plein air, elle étoit néanmoins insupportable pour ceux qui n’y étoient pas accoutumés, ainsi que j’en fis moi-même l’expérience. On faisoit jeter de l’eau autour des maisons, ce qui procuroit pour le moment un peu de fraîcheur ; mais cette eau se trouvoit bientôt absorbée par les rayons ardens du soleil. L’eau même qu’on alloit prendre au Gange ne differoit, pour la chaleur, que de huit à dix degrés avec l’air ambiant, ainsi que le prouvoit mon thermomètre exposé à l’ombre. À la fin du mois de mars il se trouvoit souvent à l’ombre à 104°, et quand j’en tenois le tube dans la main la liqueur baissoit jusqu’au 98° ; il paroît donc constant que la chaleur de l’atmosphère étoit de six degrés plus grande que celle du sang.

Cependant le départ de mon vaisseau se trouvoit retardé de jour en jour, parce que les papiers que je devois emporter avec moi à Batavia n’étoient pas prêts, ce qui étoit en grande partie occasionné par la négligence que M. V… avoit mise dans ses opérations à la fin de sa gestion ; et, si je puis en croire mes soupçons, son intention étoit de m’obliger par-là à prendre ma route par le détroit de Malacca. Dans ce cas je ne pouvois me trouver à Batavia qu’à la fin de novembre ; peut-être même me serois vu dans l’impossibilité de quitter le Gange par le changement de mousson. Par ce moyen, M. V… auroit pu se rendre de Batavia en Europe avant qu’on n’y eut reçu des dépêches qui ne lui étoient guère favorables, et qui l’auroient fait retenir à Batavia pour y rendre compte de sa conduite. Tout cela se passa comme il paroît l’avoir craint ; car je fus assez heureux pour arriver encore de bonne heure au chef-lieu des établissemens de la Compagnie dans les Indes.

Je reçus enfin mes papiers le 31 mars ; mais lorsque je me fus rendu à mon bord, mon pilote qui devoit conduire le vaisseau en mer fit quelques difficultés à cause que la mousson avoit déjà changé, et que nous avions tous les jours de gros tems à attendre ; ajoutant que si cela nous arrivoit entre les bancs, nous avions à craindre d’y voir périr le vaisseau avec tout son équipage. Cependant je le déterminai à partir par un léger cadeau que je lui fis, et en lui promettant de ne point attendre après ce qui manquoit pour completter notre cargaison. Ayant ensuite assemblé le conseil du vaisseau, on convint unanimement qu’il étoit plus de l’intérêt de la Compagnie de partir sans prendre à bord les marchandises qui dévoient nous arriver encore de Chinsura, que de courir le risque de rester sur le Gange pour attendre la nouvelle mousson.

Le 8 avril, nous démarrâmes dans l’après-midi, et nous laissant aller au jussant, nous mouillâmes, à neuf heures du soir, près de la balise d’un banc qui traverse obliquement le canal. Nous partîmes avec le commencement du flux ; et comme les vents étoient sud-ouest, nous fûmes obligés de louvoyer jusqu’à ce que nous eûmes franchi les barres, et gagné heureusement la mer, le 10 au soir.

Comme nous n’avions que des vents de sud-ouest à attendre, et que nous devions diriger notre route exactement au midi pour gagner l’est des îles d’Andamaon et de celles de Nicobar, il étoit à craindre que nous serions forcés de tomber à l’ouest de ces îles ; par conséquent nous nous serions trouvés immanquablement au bas de la pointe d’Atchin, c’est-à-dire, au nord-ouest de Sumatra. Dans ce cas, il falloit que nous passions par le détroit de Malacca pour aller à Batavia, et que nous fissions un long voyage. Mais heureusement cette crainte ne se trouva en partie pas fondée, car nous passâmes au lof de ces îles, de manière qu’elles restèrent hors de la portée de notre vue.

Le 3 mai, nous nous trouvâmes par la latitude nord de 7°, c’est-à-dire, à la hauteur de la plus méridionale des îles de Nicobar. Après avoir dépassé celle-ci, nous eûmes l’espoir de faire promptement route en restant à l’ouest de Sumatra. Ce qui nous incommodoit le plus, c’étoient les fortes travades que nous essuyâmes journellement, et qui étoient quelquefois si violentes que nous avions beaucoup de peine à carguer à tems les voiles. Ces coups de vent étoient souvent suivis par des calmes plats qui duroient vingt-quatre heures ; de sorte que nous n’avancions que fort peu.

Au moment que nous nous y attendions le moins, nous découvrîmes, le 10 mai, à la pointe du jour, par les quatre degrés et demi de latitude nord, l’île de Sumatra, à peu de distance de la pointe d’Atchin.

Nous avions bien, quelques jours auparavant, apperçu certains signes de terre, tels que des morceaux de bois et de bambou ; mais nous pensions que ces débris venoient des îles de Nicobar ; cependant nous trouvâmes maintenant que les courans qui devoient tomber au nord-est, depuis que nous avions passé ces îles (car si ces courans nous avoient plutôt porté à l’est, nous aurions dû certainement voir ces îles), nous avoient fait dériver à trente-trois milles au moins à l’est.

Lorsque nous apperçûmes la terre, nous en étions, d’après notre estime, à quatre milles et demi : elle s’offrit à nous à l’est comme une chaîne de petites îles ; mais plus au nord, elle nous parut une terre continue avec de hautes montagnes dans l’intérieur du pays.

Ce fut un bonheur pour nous de nous trouver encore à quinze ou vingt milles au-dessus de la pointe d’Atchin ; car si nous avions été près de cette pointe ou au-dessous, il nous auroit été de toute impossibilité de faire route à l’ouest de Sumatra. Nous courûmes même encore le danger d’être entraînés à l’est par les calmes constans et par les courans rapides qui venoient tantôt du nord et tantôt du sud-est.

Pendant ces bonaces, je faisois souvent mettre la chaloupe en mer pour observer la direction des courans. Pour cet effet on attachoit un fort grapin de chaloupe dans un grand baquet, auquel on fixoit une corde assez longue pour que cet appareil put descendre à six ou sept cents brasses dans la mer. Comme à cette profondeur les courans ne se font plus sentir, la chaloupe se trouvoit, pour ainsi dire, à l’ancre devant cette corde, en présentant sa tête au courant.

Pour bien connoître quelle étoit la direction et la force des courans, nous prenions un aviron dont la planche étoit peinte en blanc ; au bout d’en bas nous attachions un poids ; de sorte que la planche de l’aviron restoit à cinq ou six pieds au-dessus de l’eau. Au bout d’en haut il y avoit une corde mince qui servoit à observer à quelle distance l’aviron seroit entraîné de la chaloupe, en un tems donné d’après notre montre, et sur quel aire de la boussole, que j’avois pris pour cet effet avec moi.

Au bout de cinq minutes, je trouvai que l’aviron avoit été entraîné par le courant à deux cents vingt-six pieds rhynlandiques au nord sur l’ouest ; c’est-à-dire, à raison d’à peu près trois milles en vingt-quatre heures. Voilà ce qui eut lieu le premier jour ; mais les jours suivans, nous trouvâmes que la dérive étoit au nord-est de cinq à six milles dans le même espace de tems.

Mais comme nous n’avions pas toujours l’occasion de mettre la chaloupe en mer, je fis descendre dans l’eau une sonde du poids de soixante-dix livres, avec une corde de quatre-vingt à quatre-vingt-dix brasses, au bout de laquelle étoit un tonneau qui servoit de bouée à la sonde, laquelle, à son tour, tenoît le tonneau fixé au même endroit, tandis que le vaisseau étoit entraîné par le courant, car il ne pouvoit avoir d’autre mouvement à cause du calme parfait qui régnoit alors. Par ce moyen, nous trouvâmes que les courans portoient de jour en jour davantage à l’est et au sud-est ; jusqu’à ce que nous eûmes, le 15 mai, le bonheur de nous alarguer de la côte, que nous perdîmes entièrement de vue à midi.

Nous continuâmes alors avec plus de sûreté notre voyage, mais sans faire plus de route, à cause des calmes constans, qui par fois étoient interrompus par des travades d’une heure ou deux.

Le même jour, 15 mai, il y eut une éclipse des deux tiers du soleil au moins, au lever de cet astre. J’observai la fin de cette éclipse à six heures cinquante-huit minutes et trente secondes ; elle dut avoir lieu à Chandernagor à six heures trente minutes ; ainsi la différence de tems entre le lieu où nous étions alors et Chandernagor étoit de 28° 30′, ou 70° 8′en longitude que nous nous trouvions plus à l’est que ne l’est cet endroit ; la longitude nous en étoit connue à 105° 1′ à l’est de Ténériffe, et par notre estime 111° 95′ ; nous vîmes par-là que, depuis le 10 mai, nous nous trouvions à 441° sur onze milles plus à l’est que nous le supposions par notre estime. Le jour auparavant nous avions passé la ligne en courant au sud.

Le 29 mai, nous apperçûmes et hélâmes le vaisseau de la Compagnie le Duinenburg, capitaine J. Verheere, qui venoit de la côte de Malabar. Il étoit parti, le 4 du mois, de Cochin, et se rendoit aussi à Batavia. Nous cinglâmes ensemble jusqu’au 4 juin, qu’il resta en arrière et que nous le perdîmes de vue.

Le jour suivant, nous vîmes flotter des bambous, de gros morceaux de bois, etc., ainsi que des oiseaux de rivage, et quantité de pailles-en-queue jaunes et blancs. Par fois nous appercevions à l’avant du vaisseau des arbres entiers avec leurs branches et leurs racines. Nous en conclûmes que tous ces débris venoient de l’île d’Engano ; car nous n’en trouvâmes plus, pour ainsi dire, lorsque nous fumes arrivés sous la côte.

Le 10 juin, nous découvrîmes de nouveau la côte occidentale de Sumatra, sur-tout le mont Sillebar, dans le voisinage de Benkoulen. Nous nous trouvions alors à trente-six milles plus à l’ouest que ne le portoit notre pointage depuis le 10 mai.

Comme les vents de sud-est souffloient avec force le long de la côte occidentale, ce qui nous obligeoit de gagner le détroit de la Sonde en louvoyant vent debout, ce ne fut que le 20 mai que nous nous trouvâmes entre la pointe de Sumatra et l’île du Prince. Le 25 du même mois, nous mouillâmes dans le golfe d’Anjer ; d’où nous partîmes le jour suivant, et arrivâmes heureusement, le 2 juillet, sur la rade de Batavia, n’ayant perdu que quatre hommes pendant notre voyage.

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