Voyage par le Cap de Bonne-Espérance à Batavia, à Bantam et au Bengale, en 1768, 69, 70 et 71.djvu/I/III

CHAPITRE III.

Départ de Batavia pour Bantam.



Après nous être débarrassés de notre cargaison et avoir pris du lest à la place, je reçus ordre du gouverneur-général de me rendre à Bantam pour y charger du poivre que je devois conduire à Batavia. Notre départ fut fixé au 10 mai ; et on me donna l’ordre de faire hisser le pavillon du grand mat, au moment que nous nous trouverions hors de la vue de la rade de Batavia, parce que j’avois à bord deux membres de la cour de justice, et quelques autres personnes des deux sexes, qui venoient faire avec nous ce voyage pour leur simple amusement. Cet honneur n’appartient cependant qu’aux commissions particulières que le gouvernement envoie dans quelqu’une des possessions de la Compagnie ; et il n’étoit pas question de cela dans ce moment.

Nous mîmes à la voile au jour prescrit, savoir le 10 du mois de mai. Nous avions à bord dix caisses contenant 50,000 réaux, qui devoient servir à payer au roi de Bantam le poivre qu’il alloit nous livrer.

À deux heures après midi, nous mouillâmes sous l’île d’Onrust, parce que le vent de mer, qui fraichissoit beaucoup, nous étoit contraire.

Le lendemain, à la pointe du jour, nous remîmes à la voile ; et le soir nous jetâmes l’ancre proche de l’île appelée de Groote-Combuis (le Grand-Fougon) ; que nous quittâmes le 12, au matin. Vers les trois heures de l’après-midi, nous mouillâmes devant la ville de Bantam, près d’une petite île qu’on nomme het Hollands Kerkhof (le Cimetière des Hollandois).

Le golfe ou la baie de Bantam, compris entre le cap du même nom et celle de Pontang, est une belle rade sûre pour les vaisseaux. Cette baie est parsemée d’un nombre infini de petites îles, qui forment un aspect fort agréable pour ceux qui y mouillent. Toutes ces îles sont inhabitées, excepté celle Poulo-Panjang, ou l’Île-Longue, qui est la plus grande et où demeurent quelques pêcheurs. La mer fournit ici en abondance plusieurs espèces de poissons aux habitans de Bantam, et entre autres le kaalkop, qui a beaucoup de rapport avec notre merlus d’Europe, et qu’on regarde comme le meilleur. C’est au fond de la baie qu’est située la ville de Bantam, à un quart de lieue de la mer ; des deux côtés elle est baignée par une rivière qui descend des montagnes : elle est à treize milles ou environ de Batavia.

La communication par terre entre Batavia et Bantam est fort difficile, à cause des épaisses forêts et des marais qui séparent ces deux villes, et qu’il seroit dangereux de vouloir traverser, du moins pour les Européens. C’est pour cette raison que l’on fait ce voyage par eau, en saisissant, autant que possible, les vents de large et de terre, qui chassent avec une extrême vitesse, de côté et d’autre, les légères embarcations des Indiens, qu’on appelle ici vliegers. On m’a assuré qu’ils font quelquefois ce trajet en moins de quatre heures.

La rivière de Bantam est peu considérable, n’ayant à son embouchure que dix à douze toises de large. Elle est également peu profonde ; de sorte qu’à la basse marée, on peut à peine y introduire la chaloupe ordinaire d’un vaisseau de la Compagnie. Les deux côtés sont garnis de pilotis jusqu’au fort de Speelwyk ; mais on n’en prend aucun soin, quoique cela seroit cependant bien nécessaire pour empêcher que cette rivière ne se comble de sable. Lorsque l’eau monte de cinq à sept pieds, ce qui est la plus forte marée, les petits bâtimens indiens peuvent y entrer.

Cette rivière, quoiqu’elle porte le nom de rivière de Bantam, n’en est cependant qu’une branche. La véritable rivière se partage au-dessus de la ville en trois bras, dont celui-ci est le bras du milieu ; les deux autres se jettent des deux côtés dans la mer, à environ un mille et demi de la ville.

La ville de Bantam est située dans une plaine spacieuse que bornent de grandes et hautes montagnes qui courent au sud, dont je ne puis déterminer la profondeur ; mais je me rappelle que je m’y suis promené pendant une heure sans en appercevoir la fin. Les voyageurs parlent de murs qui, selon eux, entourent la ville du côté de la mer, et qui lui servent de fortifications ; mais je puis assurer que je n’en ai point vu, si ce n’est le fort du Diamant, où se trouve le palais du roi. On arrive dans Bantam sans qu’on s’en doute, et l’on croiroit être plutôt dans un bois de cocotiers que dans une ville ; les maisons (si l’on peu donner ce nom à des cabanes construites de roseaux entrelacés, enduites d’argile et couvertes de feuilles) étant dispersées ça et là sans ordre et sans régularité, au milieu de cocotiers et d’un jardin qu’entoure une clôture de bambou fendu ; de sorte que chaque habitation se trouve parfaitement isolée de ses voisins.

À un quart de lieue de la ville, du côté des montagnes, il y a une grande plaine ouverte nommée le Pascébaan, vers laquelle conduisent trois chemins (car on ne peut leur donner le nom de rues, auxquelles ils ne ressemblent point), qui partent de la ville à l’ouest de la rivière.

À l’est de cette plaine coule la rivière ; une partie de la ville est située au sud ; au nord on voit la mosquée royale, et le palais du roi se trouve à l’ouest. Au milieu du Pascébaan est placé un bel arbre, dont les branches s’étendent au loin en tout sens, et procurent une agréable fraîcheur. Sous cet arbre est un tombeau couvert d’une grande pierre bleue, dans lequel est enterré un des rois de Bantam, que les habitans vénèrent comme un saint personnage. De l’autre côté de l’arbre, on trouve un bâtiment élevé sur des pieux de dix à douze pieds de haut, et couvert en tuiles. Ce bâtiment, qui forme un carré parfait, est ouvert de tous côtés ; le toit est soutenu par des espèces de piliers. C’est dans cet hangard que se fait la cérémonie de la circoncision des enfans du roi ; et à cette occasion on le décore de riches tapisseries.

Le nom de Pascébaan est commun, dans l’Orient, à tous les lieux où les princes s’exercent à la course à cheval avec leurs enfans et leurs courtisans ; de manière cependant que c’est toujours le roi ou ses fils qui remportent l’avantage dans ces sortes de jeux.

La mosquée, ou le temple, dont j’ai parlé plus haut, est placé au bout d’une petite plaine fort agréable. Ce bâtiment, d’une forme à peu près carrée, est flanqué de deux côtés par une haute muraille. La couverture s’élève en manière de tour, avec cinq toits les uns au-dessus des autres, dont le second est plus petit que le premier, le troisième plus petit que le second, etc., et dont le cinquième se termine en pointe ; tandis que celui d’en bas dépasse de beaucoup les murs du temple. Près de là est une tour étroite, mais fort haute, laquelle sert au même usage que les minarets en Turquie ; c’est-à-dire, pour annoncer l’heure de la prière. Il est défendu, sous peine de mort, aux Chrétiens et aux Gentoux d’entrer dans ce temple. Au reste, on m’a assuré qu’il ne contient autre chose que des bancs et une espèce de chaire dans laquelle le roi remplit quelquefois lui-même l’office de pontife, ainsi que je le dirai ci-après.

Le palais du roi, placé à l’ouest du Pascébaan, est bâti dans l’intérieur de la forteresse qu’on appelle le Diamant. Il forme un carré long de huit cent quarante pieds en longueur, sur une largeur d’environ la moitié de cette étendue. Chaque angle est garni d’un bastion et de plusieurs demi-lunes, qui avancent sur les côtés. J’y comptai soixante-six pièces de canon de bronze, presque toutes vieilles et d’un gros calibre. Il y en avoit quelques-unes qui portoient les armes de Portugal ; mais celles-ci étoient le moins en état de servir. Il y en avoit aussi d’autres marquées aux armes d’Angleterre, et cinq ou six de métal, qui me parurent de douze livres de balle, qui avoient été coulées par les Javans. Celles-ci étoient garnies de quatre forts anneaux de fer, pour empêcher qu’elles ne crevassent. Les quatre principaux bastions sont tournés vers les quatre points cardinaux de la boussole. Les murs, à la hauteur de quatorze ou quinze pieds, sont construites d’une pierre fort dure. C’est le roi qui doit payer tout ce qui est nécessaire pour l’entretien et les réparations de ce fort et de son artillerie, qu’un de ses prédécesseurs a fait établir à la fin du dernier siècle.

La Compagnie hollandoise y tient une garnison de cent trente hommes avec un capitaine, et trois officiers subalternes, sous le prétexte de veiller à la conservation du roi ; mais dont le véritable but est de se tenir assuré de sa personne. Aucun de ses sujets, de quelque rang qu’il soit, pas même ses fils, ne peut s’approcher de lui, sans que le soldat factionnaire à la porte d’entrée en donne connoissance au capitaine de garde, qui de tems en tems doit en instruire le commandant de Speelwyk. Il est défendu aussi à tous les Javans et autres Indiens de passer la nuit dans le fort.

Le château est entouré d’un fossé, mais qui ne sauroit être d’un grand secours contre les attaques d’un ennemi européen, étant totalement dégradé, et se trouvant en plusieurs endroits, pour ainsi dire, à sec. Au-dessus de la porte on lit sur une pierre que ce fort a été construit par un certain Henri Louwrentz, natif de Steenwyk. Cet homme, après avoir déserté du service de la Compagnie, pour quelque faute qu’il avoit commise, s’étoit rendu chez le roi de Bantam, qui, lui ayant trouvé certaines connoissances dans le génie, le chargea de bâtir ce fort, après qu’il eut embrassé la religion mahométane. Comme ce fort est masqué par les cocotiers qui remplissent la ville, on ne l’apperçoit que lorsqu’on en est bien près, si ce n’est du côté du Pascébaan où rien n’en intercepte la vue.

On arrive au château par un pont-levis placé au-dessus du fossé. Aussitôt qu’on a franchi ce pont on voit à la droite un grand hangard carré, couvert d’un toit et ouvert par devant et sur les deux côtés. C’est là où l’on couronne le prince héréditaire. À la gauche sont les écuries du roi, et ses remises, bien garnies de chevaux et de quelques carosses, dont la Compagnie ou ses gouverneurs ont fait de tems en tems présent au roi, et parmi lesquels il y en a d’un goût fort antique. En avant de ces écuries, on a bâti un hangard dans lequel est placé le gomgom du roi, dont je parlerai ailleurs.

Ensuite se présente la porte du fort, près de laquelle il y a jour et nuit un piquet composé d’un officier et de vingt-quatre hommes. Près de là on voit le corps-de-garde, et à environ vingt pas plus loin est le palais, auquel on donne le nom de dal’m, ce qui en langue malaise signifie l’intérieur. Il est composé de plusieurs habitations jointes les unes aux autres, et qui remplissent presque entièrement tout l’espace intérieur du palais. Au centre s’élève un bâtiment carré garni de deux toits l’un sur l’autre, qui tous deux saillissent en avant des murs. Son extrême hauteur fait qu’on l’apperçoit à plus de trois milles en mer. Il est en grande partie construit de briques cuites et couvert en tuiles, mais sans le moindre goût d’architecture. Les murailles du serrail du roi sont plus élevées que celles du fort, pour empêcher qu’on ne puisse voir les femmes qui s’y trouvent renfermées. Il y eut cependant un jour deux Européens qui cherchèrent à escalader ces murailles, mais il leur en coûta la vie, ainsi que me l’apprit le capitaine qui commandoit la garde du fort.

Lorsque les fils du roi ont atteint l’âge viril, on les loge séparément de leur père, et ils ont chacun leur serrail ou harem particulier. Tous les serviteurs de l’intérieur du palais sont des femmes, qui forment aussi la garde au roi ; car les soldats javans doivent rester en dehors du château, toutes les fois que le monarque se fait voir en public. Ces soldats sont armés de cris et de grandes piques, dont le fer est fort long et fort large. Dans ces occasions, le roi est aussi accompagné d’une garde d’Européens.

C’est la religion mahométane qui domine dans le royaume de Bantam, ainsi que dans toute l’île de Java.

Je parlerai ailleurs des relations commerciales qu’il y a entre ce royaume et la Compagnie des Indes orientales hollandoise.

Le fort de Speelwyk est une autre citadelle que la Compagnie a fait construire à Bantam pour sa défense, pendant les guerres civiles entre Agon, roi de Bantam, et son fils, et à laquelle on a donné ce nom d’après Corneille Speelman, qui, à cette époque, étoit gouverneur-général des Indes. Ce fort n’est qu’à un demi-quart de lieue de l’autre fort, près de l’embouchure de la rivière, qui s’en trouve éloignée à une petite distance. Il forme un carré flanqué de trois bastions et demi, garnis de quarante-huit pièces de différens calibres. Au nord, au sud et à l’ouest est un canal peu profond et peu large, qui communique à l’ouest avec la rivière. Les murailles et les remparts sont construits d’une pierre fort dure, à la hauteur de treize à quatorze pieds ; mais ils commencent à tomber en ruines. Il y a dans le fort plusieurs bâtimens autour d’une place carrée garnie d’arbres. Ces maisons servent de demeure à une partie des employés de la Compagnie ; le reste consiste en barraques pour les soldats, en magasins, etc. La porte d’entrée est près de la rivière, avec un pont-levis ; et du côté opposé il y a une longue rue, où sont logés les autres employés de la Compagnie et quelques Chinois. La garnison est à peu près égale en nombre à celle du fort du Diamant ; mais la plus grande partie se trouve presque toujours malade, l’air étant ici bien plus malsain qu’à Batavia même.

L’employé qui gère à Bantam au nom de la Compagnie, sous les ordres du gouvernement de Batavia, a le titre de commandant, et préside au commerce qui se fait ici, lequel consiste en poivre et en un peu de fil de coton. Il y a aussi un fiscal, qui est chargé de veiller spécialement à la contrebande qui pourroit avoir lieu. Lorsque le commandant sort en cérémonie il est accompagné d’une garde de douze soldats, commandée par un officier. Ceux qui sont sous ses ordres ne l’approchent qu’avec les plus grandes marques de respect.

Le commandant de Bantam a l’inspection sur les factoreries de la Compagnie à Lampong-Toulan-Bauwang et à Lampong-Samanca, situées toutes deux à l’extrémité méridionale de l’île de Sumatra, pays conquis par le roi de Ban tara, et qui donnent tous les ans une grande quantité de poivre.

Bantam fournit encore deux autres postes, de deux hommes chacun, dans le royaume de ce nom ; savoir, l’un à Anjer ou Aniar, et l’autre à Jeritte. Ces postes servent principalement à surveiller les navires qui y arrivent, dont ils font passer sur-le-champ les noms, et ceux des endroits dont ils viennent au commandant de Bantam, qui en donne connoissance au gouverneur-général de Batavia. Cela s’observe pour les vaisseaux des nations étrangères comme pour ceux des Hollandois même.

Le lendemain de notre arrivée, on mit à terre les caisses remplies d’argent que nous avions à bord ; nous nous défîmes aussi d’une partie de notre lest, et le 15 mai nous chargeâmes soixante-dix mille livres de poivre, qu’on prit dans les magasins du roi situés près de la rivière, après qu’un de ses serviteurs les eut fait peser par parties de deux cent cinquante livres, en présence de huit à neuf de ses inghebées, ou princes, qui y veillèrent avec la plus grande attention, sous l’inspection d’un employé de la Compagnie et d’un de mes officiers, afin de prévenir toute fraude.

Après que ce poivre eut été pesé, on le transporta à bord dans des allèges, sur lesquelles on plaça des préposés pour empêcher qu’on n’en détournât ; car les Bantamois sont fort enclins au vol et en même tems fort adroits. On compte ici par bharens ; chaque bharen pèse trois picols ; et chaque picol est évalué à cent vingt-cinq livres.

Pendant qu’on étoit occupé au chargement du poivre, je fis, avec les personnes de ma société, quelques tournées vers l’un ou l’autre bazar ou marché, où l’on vend toutes les espèces de denrées que produit le pays, mais principalement des comestibles. Nous nous rendîmes aussi à un endroit situé à une lieue et demie de Bantam, appelé Grobbezak. C’est un ancien bâtiment fort dégradé, placé sur un terrain carré d’environ cinq à six arpens, entouré d’une nappe d’eau de trois cents pieds de large au moins. Il y avoit autrefois un pont, dont nous vîmes encore les restes dans l’eau ; mais personne ne visite plus aujourd’hui cette espèce d’île, à cause des caymans ou crocodiles qui se tiennent, dit-on, dans cette eau : nous n’en vîmes cependant aucun. Les gens du pays s’imaginent qu’on ne pourroit séjourner dans ce bâtiment, qui est habité, disent-ils, par de mauvais esprits. Il y a lieu de croire qu’il a été construit par les Portuguais. En se tenant sur une espèce de tertre qui se trouve vis-à-vis de ce bâtiment, on entend un écho qui répète jusqu’à cinq et six fois fort distinctement tous les mots qu’on prononce.

Un autre jour nous allâmes visiter le tombeau d’un des principaux saints du pays, situé à une lieue de la ville sur une monticule d’environ deux cents pieds de hauteur. Près de là est un petit bourg appelé Bodjo-Nagare, dans le voisinage d’une petite rivière qui vient s’y jeter dans la mer. Il s’y tient tous les samedis un bazar ou marché, où l’on vend des comestibles, des fils de coton, du coton en nature, et plusieurs autres productions du pays. Sur le sommet de cette monticule, qui, d’après le saint, porte le nom de Vounong-Santri, est le tombeau en question, lequel est construit en briques, et peut avoir un pied d’élévation au-dessus du sol. Aux deux bouts du tombeau sont deux pierres rondes de trois pieds de haut, en forme de colonnes, que les Javans enveloppent d’une pièce de toile de coton blanc. Tout autour règne une muraille en pierres blanches, un peu plus élevée que le tombeau. Le peuple du pays a une grande vénération pour ce lieu saint, et ne laisseroit pas impuni les obscénités qu’on oseroit commettre dans les environs ; il croit bonnement aussi que ceux qui se hasarderoient à faire quelque ordure sur le tombeau même en seroient sur-le-champ punis par une mort subite.

Suivant leurs légendes, ce saint s’étoit promené à pieds secs sur la mer en présence d’un grand nombre de Musulmans ; il pouvoit passer aussi plusieurs jours de suite sans prendre aucune nourriture. Près de ce tombeau est un bel arbre bien touffu, autour duquel monte du cubèbe.

Peu de tems après notre arrivée à Bantam, nous fîmes demander une audience au roi, qui désigna le 27 du mois de mai pour notre réception.

Ce jour étant arrivé, le roi nous envoya trois de ses courtisans richement vêtus à la mode de Java, pour venir prendre les personnes qui dévoient composer cette espèce d’ambassade, à la tête de laquelle se trouvoit le commandant de Bantam. La garnison du fort de Speelwyk prit les armes et forma deux haies, par lesquelles nous passâmes, depuis la maison du commandant jusqu’à la porte du fort. À l’autre bout du pont-levis, nous trouvâmes trois carosses du roi, conduits par des cochers européens, ayant pour livrée des habits jaunes à fleurs rouges. Douze grenadiers de la garnison accompagnoient la voiture du commandant, laquelle étoit précédée aussi et entourée par des gardes du roi.

Dans cet ordre nous nous rendîmes, par le Pascébaan, devant le pont-levis du fort du Diamant. Là nous descendîmes de voiture et passâmes le pont, au-delà duquel nous trouvâmes les gardes du roi, armés de javelots et postés sur deux haies, depuis le pont jusqu’à la porte du fort. Ils avoient tout le haut du corps nu, avec une simple toile de coton bleue ou noirâtre, passée autour des reins et ensuite entre les cuisses, de manière que les bouts en tomboient à mi-jambes.

Pendant que nous traversions cette milice, on jouoit du gomgom et d’autres instrumens indiens. À la porte du fort, nous trouvâmes le roi, qui prit le commandant et un autre délégué de la Compagnie par la main, et les introduisit ainsi dans son palais. Nous les suivîmes à pas lents. Dans l’intérieur, nous trouvâmes d’autres gardes sous les armes, qui nous reçurent au son du tambour ; tandis que deux trompettes, à la livrée du roi et postés à la porte d’entrée, nous régaloient d’une fanfare bruyante.

Cette porte étoit fort sale, et ressembloit plutôt à l’entrée d’une prison qu’à celle du palais d’un roi, ce qui ne me donna pas grande idée de l’intérieur. Après l’avoir passée, nous arrivâmes dans une grande salle de cinquante-cinq à soixante pieds de long, d’environ trente pieds de large, et d’une assez grande élévation. La voûte étoit ceintrée en planches, et les murs paroissoient avoir été blanchis autrefois, mais ils étoient fort sales alors. Le pavé étoit carrelé en pierres rouges carrées. Au nord on avoit percé trois fenêtres et deux grandes portes, qui donnoient sur l’intérieur de la cour, lequel offroit également un aspect peu agréable.

La porte par laquelle nous étions entrés se trouvoit au bout inférieur de la salle. À l’autre bout, vis-à-vis de cette porte, il y en avoit une autre par laquelle on passoit dans les appartemens intérieurs du palais. Près de cette dernière porte, il y avoit un canapé couvert de satin jaune, et une espèce de lit garni de portes ; le tout en lacque de la Chine. Plus vers le bas étoit placée une table longue couverte d’un tapis jaune à fleurs rouges. Sur cette table se trouvoient trois plats d’argent ciselé avec des feuilles de siri, de l’arec, et tous les ingrédiens nécessaires pour la préparation du pinang. Contre le mur étoient adossées deux consoles à dessus d’un beau marbre ; et entre ces meubles on avoit placé des chaises de bois de noyer dans le goût européen.

Aussitôt que nous fûmes assis autour de la grande table, les courtisans du roi et son premier ministre, qui étoit à leur tête, allèrent s’asseoir vers le bas de la salle les jambes croisées, sur une grande natte de rotin qu’on avoit étendue par terre. Lorsque le roi nous eut introduit dans la salle, il fût se placer sur une chaise élevée, au haut bout de la table. Le commandant étoit assis à sa gauche, avec le visage tourné du côté des fenêtres, et à côté de lui étoient le délégué de la Compagnie et les autres hommes de notre société. À la droite du roi, de l’autre côté de la table, se trouvoit d’abord la première reine, mère du prince héréditaire ; à côté de celle-ci la femme du délégué ; ensuite la seconde reine ; après cela venoit la seconde dame de notre société ; puis la troisième reine, suivie d’une autre dame ; enfin, la quatrième reine et le jeune fils du délégué.

Les deux premières reines paroissoient être déjà d’un certain âge ; mais les deux autres étoient plus jeunes, et avoient une physionomie assez agréable, quoiqu’un peu brune. Il y avoit cependant parmi les esclaves des femmes beaucoup plus jolies et beaucoup plus blanches que ne l’étoit aucune de ces quatre femmes légitimes du roi. Leur habillement, qui consistoit en une longue robe de belle toile des Indes, laquelle leur tomboit jusque sur les pieds, n’étoit rien moins qu’élégant. J’en parlerai dans la suite.

Leurs cheveux, d’un noir d’ébène, étoient relevés parfaitement lisses le long de la tête et rassemblés par derrière en forme de bourrelet, qu’on appelle ici condé. Ils étoient d’ailleurs richement ornés d’or et de pierres précieuses. Ces quatre reines étoient assises, comme nous, sur des chaises, quoique cela soit absolument contre la coutume de ces peuples, qui sont accoutumés de s’accroupir par terre avec les jambes croisées dessous le corps. Elles causoient familièrement, en langue malaise, avec nos dames, tout en mâchant le pinang ou bétel ; en quoi ces dernières leur tinrent fidellement compagnie. Le roi, que nous nommions touang-sultantt, ou seigneur-roi, me parut avoir quarante-cinq à cinquante ans. Son tein étoit d’un brun marron ; son air et ses manières m’ont paru engageantes et affables. Une petite barbe ornoit son menton, et ses cheveux noirs étoient un peu frisés. Il étoit plutôt svelte que gras, et d’une stature moyenne. Son habillement consistoit en une longue robe, à la façon des Mores, d’une étoffe tissue en or, appelée soesjes, qu’on fabrique à Suratte. Cette robe lui descendoit, pour ainsi dire, jusqu’aux pieds ; les manches, qui étoient larges au-dessus du coude, colloient étroitement sur l’avant-bras, où elles se trouvoient fermées par une rangée de petits boutons d’or.

Dessous cette robe, il portoit une chemise blanche et une espèce de pantalon qui lui tomboit jusqu’aux talons. Il avoit pour chaussure des bas blancs et des babouches ou souliers à la turque recourbés par le bout. Sa coëffure consistoit en un petit bonnet rond se terminant un peu en pointe, d’une étoffe violette garnie de galons d’argent. Derrière le fauteuil du roi se tenoit une des femmes de sa garde, qu’on relevoit de tems à autre : elle portoit à la main un grand cris d’or massif, dans un fourreau du même métal, qu’elle tenoit par fois élevé en l’air. À sa droite et à sa gauche étoient assises par terre deux autres femmes esclaves, dont l’une étoit chargée de sa boëte à tabac et de celle au bétel, qui étoient d’or et fort grandes : elle les lui offroit, quand il les demandoit, enveloppées dans un mouchoir de soie. La femme qui étoit de l’autre côté tenoit un crachoir, également d’or, qu’elle présentait de tems en tems à sa majesté.

Aussitôt que nous fûmes assis, on nous présenta des pipes et du tabac ; après quoi le commandant et le délégué de la Compagnie entamèrent avec le roi une conversation en langue malaise sur des objets indifférens. Le roi fit ensuite appeler le pangorang, ou premier ministre de ses états, qui, comme je l’ai dit, étoit assis à la tête des courtisans dans la partie basse de la salle. Celui-ci se traîna baissé le long de la terre jusqu’à ce qu’il fut arrivé devant le fauteuil du roi, où il resta assis par terre. Il répondoit souvent aux questions que lui faisoit son maître par le seul mot d’inghi, lequel, en langue javanoise, veut dire oui. Comme j’entendois fort peu la langue dans laquelle se tenoient ces discours, le tems me parut long et l’ennui me gagna.

Vers les onze heures et demie, on mit sur la table une nappe blanche de toile de coton, laquelle se trouva à l’instant couverte d’une infinité de petits plats contenant toutes sortes de mets apprêtés à la manière indienne, la plupart avec du poisson et des poulets, confits dans du sucre, du vinaigre ou du tamarin, suivant le coutume du pays. On étendit sur la table devant le roi une pièce carrée de drap rouge, sur laquelle on plaça les mets qui n’étoient destinés que pour lui seul, et dont il mangea de fort grand appétit. Quant à moi, ce ne fut qu’avec répugnance et par simple bienséance que je goûtai d’une partie de ce qu’on me servit, qui étoit du poisson confit dans du sucre. Heureusement que le commandant s’étoit muni de quelques bouteilles de vin et de bierre, que nous aurions attendu inutilement de la part du roi, et qui servirent à nous désaltérer pendant ce bisarre repas.

Durant le dîner, le roi lacha souvent des vents par la bouche ; les hommes de notre société imitèrent tous à l’envi son exemple ; ce qui me surprit infiniment. On m’a dit depuis que c’étoit là une étiquette de la cour de Bantam, pour prouver qu’on mangeoit beaucoup et de grand appétit ; ce qui étoit fort agréable au roi.

Après qu’on eut ôté ce service, on mit sur la table trois grands plats chargés de toute sorte de pâtisseries et de sucreries ; ce qui flattoit mon goût ; mais le roi et les quatre reines sembloient en faire peu de cas.

Pendant ce tems, on porta aux courtisans, qui étoient assis à l’autre bout de la salle, de grandes jattes de porcelaine remplies de riz et quelques plats de poisson, de la déserte de notre table, et qu’ils eurent bientôt vidés, en rottant sans discontinuer d’une manière à faire retentir le lieu où nous étions ; ils se racroupirent ensuite sur leurs talons, chacun à sa place. À quelque distance à leur droite étoit assis le second fils du roi, qui paroissoit avoir dix-sept à dix-huit ans, d’une physionomie avantageuse, quoique louchant un peu. Il avoit, à ce qu’on me dit, plus de jugement et d’esprit que le prince héréditaire. On lui fit passer à manger en même tems qu’aux courtisans, mais à part cependant ; et il y avoit à côté de lui une esclave destinée à le servir.

Vers les deux heures, nous nous levâmes de table et prîmes congé du roi, qui nous accompagna jusqu’à la porte du fort, suivi du prince son fils, au son du gomgom, des trompettes et d’autres instrumens de musique. Lorsque nous fûmes sortis de la porte, le roi prit congé de nous et rentra dans son palais. Nous retournâmes dans nos voitures au fort de Speelwyk, par le même chemin que nous avions pris en partant.

Le surlendemain, on nous fit savoir que le roi devoit sortir ce jour-là du fort dans ses habits pontificaux, pour se rendre à la grande mosquée où il alloit officier. Curieux de voir cette cérémonie, nous nous rendîmes à midi au fort du Diamant, où nous nous plaçâmes de manière à le voir commodément monter dans son carosse.

Environ midi et demi, le roi quitta son palais, vêtu de sa robe pontificale qui étoit blanche, fort ample, fort longue, et retenue par une ceinture autour du corps. Sa tête étoit coëffée d’un grand turban bleu, et il avoit pour chaussure de grandes babouches brodées en or. Aussitôt que le roi fut monté dans sa voiture, attellée seulement de deux chevaux, le prince héréditaire et son frère, qui étoient vêtus dans le même costume que leur père, placèrent leurs épaules dessous les moyeux des roues de derrière, comme s’ils eussent voulu soulever le carosse ; et restèrent dans cette attitude jusqu’au moment du départ. On menoit devant la voiture le cheval de parade de sa majesté, lequel étoit richement enharnaché. Immédiatement derrière le carosse étoit à pied le prince héréditaire, sous un sambréel, ou parasol de la couronne, et trois autres de ces parasols le suivoient, mais sans qu’il y eut personne dessous. Venoit ensuite le premier ministre d’état, mais sans parasol ; après lui on voyoit le frère du prince hériditaire et d’autres grands de la cour, avec une quantité de femmes esclaves, dont chacune portoit quelque ustensile en or pour le service du roi, tels que sa boëte à tabac, sa boëte au bétel, son crachoir, son cris, etc. Cette cavalcade marchoit au son de la musique ordinaire et au bruit du tambour.

Lorsque le roi fut arrivé sur le pont du fort, on tira un coup de canon pour avertir le peuple, qui se trouvoit en grand nombre sur le Pascébaan, que sa majesté alloit arriver. En effet, il se rendit bientôt au temple en passant par cette plaine. Ses gardes se trouvoient rangés sur deux haies le visage tourné en dehors. Environ une heure après, arriva la reine avec la même pompe, si ce n’est qu’au passage du roi près du fort, ses gardes, la plupart armés de fusils, le saluèrent par quatre décharges, auxquelles le fort répondit par un coup de canon. Il fut reçu également tambour battant et drapeaux déployés par la garnison du fort. C’est ainsi que se termina cette cérémonie.

J’ai oublié de dire pourquoi le prince héréditaire ne se trouva pas à la réception que nous fit le roi : ce prince étoit alors en partie de plaisir dans une des îles voisines où il s’amusoit à la pêche. Nous le vîmes le lendemain remonter l’embouchure de la rivière, accompagné de vingt-huit bâtimens tous richement décorés, et portant tous leurs pavillons et leurs flammes. Le bâtiment qui contenoit ses femmes étoit fermé de toutes parts ; de sorte qu’il nous fut impossible d’en voir l’intérieur. Le prince prenoit souvent, à ce qu’on nous dit, de pareilles récréations ; jamais cependant sans l’autorisation du roi son père.

Pendant que nous passions ainsi agréablement notre tems, on avoit fait le chargement du poivre ; de sorte que le 28 mai je reçus à bord le complément de ma cargaison, laquelle consistait en un million cent vingt-huit mille huit cent quarante livres, ou trois mille dix bhaar de poivre noir, et trois mille livres, ou huit bhaar de poivre blanc. Le 30 mai, tout se trouvant prêt, nous mîmes à la voile après avoir salué, de treize coups de canon, le fort de Speelwyk, qui nous répondit par le même nombre de coups, vu que notre pavillon venoit alors d’être arboré sur le vaisseau.

Le vent contraire et le courant nous obligèrent de mouiller à midi sous Poulo-Baby. Ici vinrent se ranger près de nous les vaisseaux de la Compagnie l’Ouderamstel, le Ganzehoef, la Cornelia-Jacoba et le Ritthem ; dont les deux premiers appartenoient à la chambre d’Amsterdam, le troisième à celle de Hoorn, et le quatrième à celle de Delft. Ils avoient tous quitté la patrie le 2 octobre. Ils nous saluèrent par treize coups de canon, que nous leur rendîmes par onze coups.

Le lendemain, nous remîmes à la voile, mais sans faire grande route.

Le 1er juin, nous louvoyâmes à l’est ; et vers le soir nous jetâmes l’ancre sous l’île des Antropophages ( Menscheneeters-Eiland).

Le 2 au matin, nous partîmes de nouveau, et mouillâmes le soir à la pointe d’Ontongh-Java.

Le 3, les vents contraires et le gros tems nous empêchèrent de démarer.

Le 4, nous jetâmes, vers le midi, l’ancre près de l’île de Schiedam, où l’on vint chercher, avec des chaloupes de Batavia, les deux délégués de la Compagnie et leur suite. Nous les saluâmes de treize coups de canon, et baissâmes ensuite pavillon.

Environ vers les cinq heures de l’après-midi, nous nous trouvâmes sous l’île d’Onrust, où nous mouillâmes pour y décharger notre cargaison. Je me rendis le même jour à Batavia, pour donner connoissance de mon arrivée au gouverneur-général, lequel me dit que mon vaisseau étoit destiné pour le Bengale, et que de là je devois revenir à Batavia.

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