Voyage par le Cap de Bonne-Espérance à Batavia, à Bantam et au Bengale, en 1768, 69, 70 et 71.djvu/I/II

CHAPITRE II.

Cap de Bonne-Espérance ; départ pour Batavia.



Peu de tems après notre arrivée au Cap, l’envie me prit d’aller voir la montagne de la Table, dont on m’avoit raconté des particularités singulières qui devoient me récompenser richement de la peine que j’aurois à gravir sa cime. M’étant donc joint à trois autres curieux, et nous étant munis de vivres et d’un guide, nous partîmes à deux heures et demie du matin de la ville du Cap, qui se trouve située au pied de cette montagne. Après avoir marché pendant quelque tems, la route nous conduisit le long des jardins que les habitans du Cap ont formés ça et là dans la plaine. À une demi-lieue plus avant, le chemin étoit encore aisé et peu montueux ; mais à quelque distance de là, il commencent à devenir plus rude et plus escarpé, en montant le long de la croupe étroite de la montagne de la Table, laquelle finit à peu près à moitié de sa hauteur, c’est-à-dire, là où elle est à pic. Les habitans du Cap donnent à cet endroit le nom de krants (guirlande). Nous y fîmes halte à quatre heures et demie du matin, le soleil commençant alors à se lever. Aux deux côtés de cette croupe de la montagne sont des précipices profonds et escarpés. À la droite couloit, en murmurant sur des cailloux, un petit ruisseau qui prend sa source sur le plateau de la montagne de la Table, et qui fournit une bonne eau fraiche aux habitans du Cap. La croupe même de la montagne se trouvoit presque partout couverte de bois taillis qui servoit autrefois de retraite aux animaux sauvages ; mais aujourd’hui il n’y en a plus ; du moins n’en avons nous pas apperçu la moindre trace.

Jusqu’alors le chemin ne nous avoit pas paru fort pénible ; mais il n’en fut pas de même par la suite : le sentier que nous suivions devenant alors plus roide, et si étroit que souvent il n’étoit que de six pieds de large. Il y avoit même plusieurs endroits à franchir qui étoient, pour ainsi dire, totalement à pic. À la gauche nous avions des rochers entassés et escarpés, qui formoient une espèce de muraille ; et à la droite un profond précipice, dont l’aspect étoit effroyable. En gravissant ainsi, nous nous tenions à de petits arbustes qui croissent entre les crevasses des rochers. Ce manège nous obligeoit à prendre de nouvelles forces toutes les fois que nous rencontrions quelque endroit un peu plus large. Plus nous avancions vers la cime, et plus aussi le sentier devenoit rude ; de sorte que nous avions assez de peine à nous cramponer aux rugosités de la montagne, pour ne pas tomber dans cette terrible profondeur. Lorsque la situation le permettoit, nous faisions rouler de tems en tems quelques grandes pierres dans le précipice, entre les deux parois à pic de la montagne, où leur chute retentissoit d’une manière effrayante : ça et là nous trouvions de masses de pierre d’une vingtaine de pieds en carré, que le tems avoit détachées du corps de la montagne. Le sentier même que nous parcourions n’étoit composé que de pareilles pierres, qui servoient à rendre notre marche fort difficile et même dangereuse, par les angles aigus qu’elles présentoient à nos pieds. Quand on détache une de ces pierres, il en suit plusieurs autres ; de manière que si l’on ne se tient pas fortement aux arbustes, on court grand risque de tomber dans le précipice.

Enfin, à sept heures et demie, nous nous trouvâmes rendus sur la cime de la montagne de la Table, qui en emprunte son nom, parce que, vue d’en bas, cette cime paroît unie et ressemble assez à une table.

Ici nous eûmes le plus beau spectacle qu’il soit possible d’imaginer. Le tems et le vent nous étoient également favorables pour en jouir : le ciel étoit serein, et tous les objets se trouvoient éclairés par un beau soleil. Du côté de la terre, la vue étoit bornée par les hautes montagnes de la Hollande Hottentote ; au sud, la baie Falso se présentoit à nos yeux jusqu’à sa pointe orientale, et nous voyions briller au milieu de son sein le rocher appelé le Romans-klip. Entre la montagne de la Table et la mer étoient les jardins de Constance. Plus loin s’offroit à nos regards la baie au Bois (Hout-baai), et, en tournant un peu vers l’ouest, la montagne du Lion (Leeuwenberg), dont la tête, quoique fort haute, ne nous paroissoit qu’une colline, à cause de l’extrême élévation où nous étions alors : elle sembloit se trouver dessous nos pieds, quoique la distance en soit de près de trois cents pas. La Croupe du Lion ( Leeuwenstaart), qui a plus de mille pieds de hauteur, ressembloit à une plaine unie. Mais le plus beau point de vue étoit celui de la baie de la Table (Tafel-baai), avec l’île des Phoques (Robben-eiland), laquelle est placée dans son centre, et qui ne nous parut pas avoir plus de deux pieds de diamètre, quoiqu’il faille employer trois quarts-d’heure pour en faire le tour. Ce n’étoit qu’avec beaucoup de peine que nous distinguions les mats des vaisseaux qui mouilloient dans la baie ; mais il nous étoit impossible d’en discerner les agrès. Les chaloupes et autres petits bâtimens ressembloient à autant de points noirs. L’île des Damans (Dassen-eiland), qui est à huit milles au moins du Cap, et dont les terres sont fort basses, s’offroit néanmoins fort distinctement devant nous. La ville du Cap, sur laquelle notre vue plongeoit verticalement, ressembloit à un petit tertre carré, dont nous appercevions bien l’ensemble, mais sans pouvoir distinguer les maisons, si ce n’est foiblement l’église ; le fort étoit un peu plus visible, parce qu’il se trouve à quelque distance de la ville. Il est impossible de dire dans quel cercle circonscrit tous ces objets et les terres environnantes se présentoient à nous, à cause de la grande hauteur où nous étions. Rien de plus affreux à voir que le côté de la montagne par lequel nous étions parvenus sur sa cime ; il nous offroit l’idée d’une haute muraille hors de son à plomb. Quelque effrayante que put nous paroître cette route, il fallut cependant nous soumettre à la suivre pour descendre, puisqu’il n’y a pas d’autre chemin.

L’air étoit extrêmement sec et frais sur la cime de la montagne, quoique le soleil fut brillant et que nous y fussions en été ; il fit même ce jour-là un tems fort chaud au Cap, où le thermomètre se trouvoit à 80°. Nous jugeâmes à propos de faire arracher par les esclaves que nous avions pris avec nous des arbustes et des herbes sauvages pour en faire un feu autour duquel nous nous assîmes pour prendre notre repas.

Après nous être reposés pendant quelque tems, nous fîmes en nous promenant le tour d’une partie du plateau, ce qui nous prit plus d’une heure et demie. Ce plateau n’est pas tout à fait uni ; on y trouve ça et là des pointes de rochers qui l’interrompent, mais dont la plus haute cependant n’a pas au-delà de six pieds d’élévation. Dans plusieurs endroits même le terrain n’est composé que de rochers dont la disposition irrégulière offre l’image des vagues de la mer. Au nord-est et sud-est, il y a, entre ces rochers, des endroits couverts d’une terre pierreuse, dans laquelle nous vîmes plusieurs espèces de fleurs qui nous étoient inconnues : quelques-unes de ces fleurs avoient un parfum délicieux, tandis que d’autres jetoient une odeur désagréable. Malgré toutes les peines que nous prîmes pour découvrir l’emplacement des étangs qu’on dit avoir subsisté sur ce plateau, nous n’avons rien trouvé qui put servir à nous en indiquer l’existence ; mais nous découvrîmes une eau douce et agréable, d’une teinte jaune, qu’y laissent les nuages épais dont la montagne de la Table est couverte lorsque le vent souffle du sud. Cette eau servit à nous désaltérer quand nous fûmes parvenus sur le plateau ; car nous avions négligé de prendre avec nous de l’eau du Cap, et nous étions tous exténués de fatigue et de soif.

On rencontre aussi, dans plusieurs endroits, où il n’y a que fort peu de terre, une espèce d’herbe ou plutôt de jonc, dont les feuilles sont fort pointues ; elle vient assez haut, et se trouve entremêlée des fleurs dont nous venons de parler. Vers le sud et le sud-est, la Table forme un talus remarquable ; mais vers l’extrémité la montagne offre une pente rapide de plusieurs centaines de pieds, laquelle est hérissée de rochers noirs piramidaux ; de sorte qu’il est impossible de la gravir de ces côtés-là.

Après nous être arrêtés pendant plus de quatre heures sur le plateau, nous nous déterminâmes à le quitter, environ vers le midi. Après que nous eûmes fait une demi lieue, en descendant la montagne, nous trouvâmes une grotte formée par une rentrée dans le rocher et par des pointes de pierre qui projetaient fort en avant, que nous n’avions pas apperçue en montant. Cette grotte étoit tapissée d’une herbe courte, et dans le fond jaillissoit du rocher même une source d’eau douce et limpide. Nous nous y reposâmes pendant une demi-heure sur l’herbe, et mangeâmes le reste de nos provisions ; après quoi nous continuâmes, avec un nouveau courage, à descendre la montagne.

Si la montée avoit été pénible et dangereuse, il en fut bien autrement encore de la descente. Comme nous étions obligés de jeter sans cesse les yeux autour de nous pour trouver l’endroit où il falloit poser nos pieds, notre vue plongeoit à chaque instant dans le fond de l’affreux précipice qui étoit au-dessous de nous, ce qui nous causoit des vertiges. Le moindre faux pas étoit beaucoup plus dangereux que lorsque nous gravîmes la montagne, puisque alors nous pouvions du moins nous cramponer aux arbustes, ce qui nous étoit maintenant impossible, si ce n’est en descendant à reculons, ainsi que nous étions forcés de le faire ; et il nous paroissoit plus dangereux encore, pour ne pas dire tout à fait impossible, de nous laisser glisser sur les pierres détachées et anguleuses qui couvroient par-tout notre route. Nous arrivâmes enfin, à deux heures et demie, à une plate-forme qu’on rencontre aux deux tiers de la hauteur de la montagne en descendant. C’est une longue table de pierre unie par laquelle se précipite la petite rivière que forme le filet d’eau qu’on trouve dans la grotte dont j’ai parlé.

Après que nous nous fûmes reposés pendant quelque tems dans cet endroit, et nous être désaltérés avec cette eau fraiche, nous poursuivîmes notre route par un chemin beaucoup plus facile que celui que nous avions pris le matin pour arriver à cette hauteur ; et nous nous trouvâmes rendus au Cap à quatre heures de l’après-midi. Ce soir-là même et le jour suivant, il nous fut, pour ainsi dire, impossible de faire usage de nos bras et de nos jambes, tant nous étions exténués d’avoir fait cette course.

Quelque tems après arriva sur la rade du Cap un petit bâtiment de la marine royale angloise, appelé the Swallow, commandé par le capitaine Carteret, qui venoit de faire un voyage autour du monde. Il étoit parti de Spithead au mois d’août 1766, avoit passé par le détroit de Magellan, pour se rendre à l’île de Macassar ; de là il étoit allé chercher Batavia, d’où il arrivoit alors. Il n’avoit perdu pendant tout son voyage que quinze hommes dont le plus grand nombre même venoit de mourir entre Batavia et le Cap. Il gardoit le plus grand silence sur l’objet de cette expédition ; j’eus cependant lieu de soupçonner que c’est à l’île de Juan-Fernandès qu’ils avoient fait le plus long séjour.

Après avoir fait revenir à bord nos gens, dont une partie s’étoit rétablie à moitié dans l’hôpital du Cap, et dont le reste avoit repris de nouvelles forces par une bonne nourriture, nous trouvâmes que l’équipage consistoit en deux cent dix-huit hommes, avec lesquels nous quittâmes, le 12 décembre, la baie de la Table, pour continuer notre voyage vers le chef-lieu des possessions hollandoises dans les Indes orientales. Le vent de sud-est, avec lequel nous quittâmes la rade, changea et courut au sud-ouest, au moment que nous eûmes gagné la mer. Cela nous obligea de bordayer inutilement pendant trois jours pour doubler le Cap. Le 15 du même mois, le vent ayant passé au nord-ouest, nous courûmes d’abord au sud, et ensuite un peu plus à l’est, ce qui nous fit dépasser le banc des Aiguilles et le Cap même ; mais nous trouvâmes que le vaisseau faisoit beaucoup d’eau ; nous fûmes donc obligés de faire aller les pompes, pour ainsi dire, à tous les quarts, chaque fois que nous forcions un peu de voiles.

Le 20 nous vîmes, pendant la nuit, un arc-en-ciel en opposition de la lune, lequel jetoit une lumière vive, mais il n’offroit à l’œil aucune couleur déterminée. Le 24 nous essuyâmes un gros tems du sud-ouest, avec une mer fort haute, ce qui dura jusqu’au soir du lendemain ; de sorte que nous fûmes contraints, le 24, de mettre en panne, parce que nous faisions eau, et que nous ne pouvions plus marcher contre le vent, qui étoit accompagné de grêle, dont quelques grêlons avoient la grosseur d’un œuf de pigeon. Pendant que nous avions ainsi le cap au vent, la voile d’étai, qui étoit la seule que nous portions, fut désorlée ; ce qui nous contraignit à déployer la voile d’artimon, quoique nous eussions à craindre de voir le mat coëffé et jeté en mer car il étoit trés-foible ; mais heureusement il ne céda pas. Le vaisseau continuoit à faire eau de plus en plus, ce qui étoit occasionné par les efforts qu’il faisoit contre les grosses houles ; de sorte que nous dûmes nous tenir, pour ainsi dire, continuellement aux pompes.

Le 25, vers le soir, le vent commença à baisser, et la mer devint plus maniable. Nous mîmes par conséquent vent arrière, pour faire route vers l’est, et continuer notre voyage.

Lorsque le calme fut rétabli, nous trouvâmes que toutes nos voiles de relais étoient mouillées dans la soute, et qu’une grande partie de notre pain se trouvoit humide et gâté. La plupart des joints entre le bord et le pont étoient ouverts, de manière à pouvoir passer la main entre quelques-uns. Nous y pourvûmes le mieux qu’il nous fut possible dans la position où nous nous trouvions alors.

Le 10 janvier 1769, nous vîmes une grande quantité d’hirondelles de mer ; et, vers le soir, des phoques, des foux et des oiseaux riverains noirs ; ce qui nous fit conjecturer que nous n’étions pas fort loin de l’île de Saint-Paul ; quoique, suivant notre estime, nous devions nous en trouver encore à quatre-vingt milles. Depuis deux jours nous n’avions pu observer la variation de l’aiguille aimantée à cause du tems brumeux qui nous avoit empêché de voir le soleil. Nous eûmes cependant le bonheur de trouver la latitude sud ; ce qui nous permit de remarquer que nous étions exactement à la hauteur de cette île. Dans l’après-midi et au soir, le ciel étoit chargé par les continuelles pluies qui tomboient, de sorte que nous avions peu de jour ; cela m’obligea de tenir route vers l’est-sud-est, pour éviter l’île de Saint-Paul ; ce qui nous réussit. Sans cette précaution, nous aurions immanquablement donné à la côte pendant la nuit ; car à dix heures et demie, ou à la cinquième horloge du premier quart, nous l’apperçumes un moment de fort près, comme si elle eût pendu au-dessus de nous, mais au lof du vaisseau ; de sorte que nous pûmes nous en éloigner sur-le-champ, en tirant vers le sud vent arrière, jusqu’à ce que nous nous en trouvâmes à la distance de deux milles ; après quoi nous dirigeâmes de nouveau vers l’est.

L’île de Saint-Paul, et celle d’Amsterdam, qui gît à quinze milles au nord de celle-ci, sont les deux seules îles connues dans cette immense mer du Sud en-deça du tropique du Capricorne. Elles ne sont pas grandes, mais assez élevées, particulièrement celle de Saint-Paul, qu’on découvre, par un tems clair, à la distance de neuf à dix milles.

La Compagnie des Indes orientales envoya, en 1726, deux vaisseaux vers ces îles, qui les trouvèrent inhabitées ; mais toutes deux leur offrirent une bonne aiguade, et celle de Saint-Paul en particulier une source d’eau thermale fort chaude. Ils découvrirent aussi au nord de l’une et de l’autre un bon mouillage pour les vaisseaux ; leurs eaux étoient d’ailleurs fort poissonneuses. Je n’ai pas trouvé cependant que, depuis cette époque, d’autres vaisseaux aient visité ces îles, qui sont éloignées de quatre à cinq cents milles du continent.

Nous n’avions fait que petites voiles pendant la nuit, dans l’intention de courir une seconde fois sur l’île, quand il feroit jour, afin de l’examiner de près ; mais comme le ciel se trouva encore chargé au lever du soleil par les pluies continuelles, je me désistai de cette idée, dans la crainte d’exposer le vaisseau à quelque danger.

Peu de tems après, vers les six heures du matin, nous entendîmes sortir de l’eau, près de notre bâtiment, un bruit semblable aux gémissemens d’un homme. Lorsque ce bruit me frappa pour la première fois, je m’imaginai que quelque matelot venoit de se blesser sous le tilac, et j’envoyai sur le champ un officier du quart pour voir ce qui pouvoit lui être arrivé ; mais les gens de l’équipage qui se trouvoient près de moi me dirent qu’ils avoient déjà entendu plusieurs fois un pareil bruit s’élever de dessous l’eau. En effet, ayant prêté l’oreille, ces mêmes sons plaintifs se répétèrent encore dix à douze fois ; après quoi ils foiblirent à mesure que le vaisseau faisoit route, jusqu’à ce qu’ils cessèrent enfin tout à fait. Je m’imaginai que ce bruit devoit être attribué à quelque lion marin qui se trouvoit dans le voisinage du vaisseau ; ce qui me parut d’autant plus vraisemblable qu’on disoit que ces animaux avoient été vus proche de l’île de Saint-Paul ; quoique nous n’eussions alors rien apperçu qui ressemblât à quelque animal.

Environ une heure après, le canonier du vaisseau étant venu pour me faire quelque rapport, il me dit que, pendant un des voyages qu’il avoit faits aux Indes, il avoit, avec le reste de l’équipage, entendu un semblable bruit, et que, peu de tems après, ils s’étoient vus assaillis par une violente tempête, qui ne leur avoit pas permis de porter aucune voile pendant vingt-quatre heures. Cela nous arriva de même : avant quatre heures du soir, nous fûmes obligés d’amener toutes nos voiles et de nous laisser flotter au gré du vent. Nous eûmes de tels coups de mer qu’à neuf heures du soir toutes les fenêtres de la cabane du capitaine furent brisées en pièces, ainsi que leurs volets ; ce qui nous donna beaucoup d’eau : nous y parâmes autant qu’il nous fut possible en tendant une voile devant notre arrière. Ce gros tems dura jusqu’au 12, que la mer n’étoit plus qu’arioléé ; ce qui nous permit de porter nos voiles.

Nous échappâmes heureusement à cette bourrasque, sans avoir souffert un bien grand dommage à nos mats et à nos agrès ; mais nous trouvâmes de nouveau que notre pain et nos voiles avoient reçu beaucoup d’eau dans les soutes.

À cette hauteur nous vîmes flotter une grande quantité d’herbes, qu’on trouve presque toujours au sud des îles de Saint-Paul et d’Amsterdam, et qui, outre la variation de l’aiguille aimantée, laquelle décline ici au-delà du 19°, servent (dans le cas qu’on n’ait pas apperçu ces îles) à indiquer qu’on les a déjà passées et qu’elles sont à l’est du vaisseau.

Nous fûmes retenus dans le voisinage de ces îles par un gros tems et des vents contraires jusqu’au 14, que nous vîmes encore une fois au nord-ouest l’île de Saint-Paul, à la distance de huit à neuf milles, à ce qu’il nous parut. Le vent ayant alors tourné à l’ouest, nous dirigeâmes notre route vers le nord-est, et le 27 janvier nous passâmes le tropique du Capricorne.

Par la latitude sud de 34 à 35°, nos boussoles étoient affolées, et couroient bien quatre à cinq rhumbs de côté et d’autre, quoique le vaisseau eut alors peu de mouvement, et que nous ne marchions que lentement.

Par la latitude de 30° sud, nous eûmes le vent alisé de sud-est, avec lequel nous fîmes route vers le nord-nord-est pour attaquer le détroit de la Sonde à l’ouest, parce que nous nous attendions à y trouver les vents d’ouest.

Le dernier jour du mois, nous eûmes le soleil au zénith, et la plus grande hauteur du thermomètre fut de 81° ; mais le jour suivant il monta à 83 et 84°.

Par la latitude sud de 11°, le vent alisé de sud-est nous quitta, et courut à l’ouest, avec lequel nous gagnâmes, le 12 février, la vue de l’île d’Engano. Nous nous trouvâmes encore ici à dix milles et trois-quarts plus par l’est que ne le portoit notre estime.

L’île d’Engano gît par les 5¼° de longitude du pôle antarctique, à environ vingt-cinq milles est-sud-est de l’île du Prince dans le détroit de la Sonde, et se trouve généralement sur la route des vaisseaux qui doivent embouquer ce détroit pendant la mousson d’ouest. Cette île a six à sept milles de long sur environ la moitié de large : on ne peut l’appercevoir qu’à la distance de cinq milles ; et elle paroît toujours verte, à cause des forêts qui la couvrent. Nous vîmes quelques brisans du côté de l’ouest ; mais il n’y en a pas ailleurs. On ne trouve point de fond dans les environs, si ce n’est près la côte ouest de l’île, où il y a aussi un mouillage, comme l’indique notre atlas maritime. L’île d’Engano est habitée par quelques pêcheurs qui sont d’un caractère fort farouche.

À la vue d’Engano, nous fûmes attaqués par un gros tems accompagné de tonnerre et d’éclairs, lequel fut suivi d’un calme plat qui dura pendant quelques jours ; de sorte que, loin de pouvoir faire route, nous abattîmes en arrière en cédant aux courans qui portoient à l’ouest ; et le 16 février nous perdîmes Engano de vue.

Le calme continua, et lors même qu’il y avoit quelque petite brise, elle venoit du sud-est, qui étoit le rhumb vers lequel nous devions diriger. En acheminant ainsi lentement, nous découvrîmes le 21, un peu avant le coucher du soleil, une petite île fort basse, à la distance tout au plus de trois milles, que nous reconnûmes, d’après l’estime de notre latitude, pour l’Ile au Banc de sable, à laquelle on a donné aussi le nom d’Île-Triste, à cause de sa petitesse, et parce que des vaisseaux y ont échoué autrefois. Il fut heureux que nous l’eussions découverte avant la nuit ; sans cela nous aurions couru risque de donner sur la côte ; car il auroit été impossible de nous imaginer que les courans eussent pu nous entraîner si loin à l’ouest : ce que nous trouvâmes être de trente milles au moins depuis cinq jours, que nous avions pris la hauteur de l’île d’Engano.

Nous alarguâmes sur-le-champ, en dirigeant par un petit vent d’est-nord-est ; cependant nous nous en trouvâmes encore fort près le lendemain à la pointe du jour ; de sorte que pour peu que la nuit eût durée, nous courions risque d’y échouer, étant entraînés vers les côtes par de très-rapides courans. Nous fûmes donc obligés, pour éviter le danger dont nous menaçoient et les calmes et la dérive, de nous écarter de notre route et de gagner le large.

L’Île-Triste est, comme nous l’avons dit, fort petite et fort basse ; vue à la distance de deux milles, elle ressemble à une forêt flottante d’arbres toujours verds, d’environ un demi-mille de long. Elle est située par la latitude sud de 3° 45’, comme le portent quelques observations. Suivant notre atlas maritime, il y a deux récifs, l’un au sud et l’autre au nord ; mais, comme en passant à une mille au nord de l’île, nous sondâmes par la profondeur de cent cinquante brasses sans trouver de fond, il semble que les observations qu’on a faites relativement à cette île ne sont pas fort exactes ; quoique nous ayons vu cependant, d’après notre estime, courir des brisans à un quart de mille au nord de l’île.

Nos contretems n’étoient pas encore à leur terme ; nous avions tous les jours à essuyer des calmes et des vents contraires, accompagnés de grands orages ; de sorte que le ciel paroissoit quelquefois tout en feu. Nous éprouvions aussi souvent de terribles coups de mer qui ne duroient guère plus d’une heure, pendant lesquels il étoit impossible de porter nos voiles ; et lorsque nous hasardions par fois de faire route par ces grains, nous courions le danger de perdre nos perroquets et même nos mâts. Après que ces bourrasques étoient passées, nous avions ordinairement des calmes plats, et la chaleur étoit alors insupportable, le thermomètre allant souvent à 88°, sans que l’air fut rafraîchi par le moindre zéphir. Tout cela, joint aux averses que nous essuyions, rendit beaucoup de monde malade, et emporta même, en peu de tems, quelques hommes de l’équipage, parmi lequel se trouva le second pilote. Moi-même je fus attaqué, pendant dix à douze jours, d’une colique intestinale ; de sorte que le premier pilote se vit obligé de veiller jour et nuit, d’autant plus que les autres hommes de l’équipage n’étoient guère en état de remplir leur besogne, ayant à peine quelque connoissance de la boussole.

Ce ne fut que le 15 mars que nous atterrîmes : à huit heures du matin, nous apperçûmes les hautes terres de la côte occidentale de Sumatra ; et vers le midi nous reconnûmes la Pique de l’empereur, qui est une haute montagne en pointe. Nous trouvâmes ici, par la boussole de variation, que, depuis le 16 février, les courans nous avoient fait dériver de soixante milles à l’ouest ; tandis qu’autrement ils portent le plus souvent, pendant cette saison, vers l’est.

Le 16 à midi, nous nous trouvâmes dans le détroit de la Sonde, ayant d’un côté la pointe de Sumatra, et de l’autre l’île du Prince. Je parlerai plus particulièrement de ces lieux dans mes Observations à la suite de ce voyage.

Vers le soir, nous étions à peu de distance de l’île de Kraketouw. Comme le vent se changeoit en une tempête venant de l’ouest, et que le ciel étoit sombre par de fortes pluies, nous résolûmes de nous laisser flotter jusqu’à la pointe du jour. Le lendemain, ayant fait voile, nous nous trouvâmes à midi sous l’île de Travers (Dwars in den Weg), où il nous vint à bord le capitaine d’un vaisseau stationnaire de la Compagnie qui mouilloit alors dans le port d’Anjer. Je le chargeai d’une lettre par laquelle je donnois connoissance de mon arrivée au gouverneur-général de Batavia. J’écrivis également au commandant de Bantam pour le prier de nous envoyer des provisions fraîches pour l’équipage. Nous mouillâmes, vers les onze heures de la nuit, sous la pointe de Bantam, près de l’île de Panjang.

Le lendemain nous reçûmes à bord les provisions que j’avois demandées : elles consistoient en un vieux buffle, dont la chair étoit fort coriace, quelques mauvaises herbes et quarante poulets, qu’on n’a pas moins porté sur les comptes de la Compagnie pour la somme de cent florins. Le vent ayant tourné à l’ouest dans l’après-midi, nous appareillâmes ; et, au coucher du soleil, nous mouillâmes de nouveau sous les îles appelées les Armes de Hoorn (de Wapens van Hoorn) ; parce qu’il est dangereux de naviguer ici pendant la nuit, à cause des écueils qui s’y trouvent sous l’eau.

Le 19 mars, ayant remis à la voile au lever du soleil, nous dépassâmes immédiatement après-midi l’île d’Onrust, et mouillâmes vers les quatre heures sur la rade de Batavia. Nous saluâmes de treize coups de canon le vaisseau amiral, qui nous répondit par cinq. Immédiament après, nous nous rendîmes à la ville pour donner verbalement connoissance de notre arrivée au gouverneur-général, et lui faire le rapport de notre voyage ; mais il se trouvoit alors à sa maison de campagne de Wel-te-Vreden, où je fus le trouver.

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