Voyage par le Cap de Bonne-Espérance à Batavia, à Bantam et au Bengale, en 1768, 69, 70 et 71.djvu/I/I

VOYAGE

PAR LE CAP DE BONNE-ESPÉRANCE

À BATAVIA,

À BANTAM et AU BENGALE,


CHAPITRE PREMIER

Départ de Zélande pour le Cap de Bonne-Espérance.



Le 10 juin 1768, ayant fait la dernière revue générale du vaisseau de la Compagnie des Indes orientales, le Brochet (de Snoek), nous trouvâmes que l’équipage consistoit en deux cent vingt cinq hommes ; savoir, cent quarante-sept marins et matelots, soixante-dix-sept militaires, et un ouvrier. Nous étions, selon l’usage, pourvus de vivres pour neuf mois, et destinés à nous rendre à Batavia par le Cap de Bonne-Espérance, avec ordre d’appareiller au premier vent favorable.

Le 13, le vent ayant couru à l’est, nous quittâmes le château de Rammekes et mîmes à la voile ; mais arrivés devant la ville de Vlissingen, nous trouvâmes que la marée étoit basse, et que le vent avoit passé au sud, ce qui nous força de jeter l’ancre. Nous demeurâmes ici jusqu’au 24, qu’un vent frais d’est nous permit de gagner le large, après avoir salué Vlissingen de quinze coups de canon. Nous dirigeâmes notre route vers le Pas-de-Calais, et à midi nous perdîmes de vue l’île de Walcheren. Le lendemain, au lever du soleil, nous apperçûmes les côtes de France et d’Angleterre. À midi, nous nous trouvâmes à la hauteur de Douvres, la première place qui se présente dans la Manche du côté de la Grande-Bretagne. Ici le vent d’est nous quitta, et courut, à notre désavantage, vers le sud-ouest ; il devint même assez fort pour nous obliger à chercher un abri derrière les Shingles, où nous trouvâmes plusieurs autres batimens qui y mouilloient déjà.

Les Shingles sont un grand banc de sable qui se prolonge en mer à un mille et demi de la côte d’Angleterre, à l’ouest d’un bourg appelé Folksthon. Ce banc est très-peu élevé au-dessus de l’eau, et seroit même dangereux pendant la nuit, si l’on n’avoit pas placé un fanal à sa pointe extérieure. Les vaisseaux trouvent ici un bon abri contre les vents d’ouest et de sud-ouest ; mais aussitôt que le vent passe au sud-sud-ouest ou au sud, il faut se hâter de quitter cet endroit, parce que l’eau y baisse alors considérablement.

Le 29 nous eûmes, pendant la nuit, une éclipse de lune, dont le commencement différoit, d’après mes observations, de celui de Paris de 7’31” en tems, ou en position de 1° 52’45”, que l’endroit où nous mouillons se trouvoit plus à l’ouest que ne l’est cette ville.

Le jour suivant, 30 juin, le vent passa vers le soir à l’est ; ce qui nous permit de quitter peu avant midi les Shingles, et de porter le cap plus avant dans la Manche. Mais à peine fûmes-nous arrivés le lendemain près de l’île de Wight, qu’il s’éleva un gros tems à l’ouest, tandis que le vent d’est nous abandonna tout à coup, ce qui nous obligea de ferler, par précaution, toutes nos voiles ; et peu de tems après nous essuyâmes un violent grain de vent, accompagné d’horribles coups de tonnerre qui sembloient vouloir tout détruire, et qui , comme je l’ai appris depuis, de grands dégâts sur la route de Portsmouth a Londres. Ce gros tems dura depuis sept heures du soir jusqu’à dix heures de la nuit, sans cependant nous porter aucun dommage ; ensuite le vent courut au sud-ouest, d’où il souffla avec force jusqu’au 7 juillet, qu’il se changea de nouveau en une grande tempête ; ce qui nous détermina le lendemain à gagner le port de Portsmouth, pour ne pas être repoussés plus avant dans la Manche, et ne pas fatiguer inutilement notre équipage, qui se trouvoit attaqué de maladie, et dont trente hommes étoient déjà alités. Nous mouillâmes donc le 8 juillet sur la rade de Spithead. Pendant notre séjour dans cet endroit, l’envie me prit de faire une tournée à Southampton, éloigné de seize milles d’Angleterre, ou environ six lieues de marche, de Gosport, ou du côté opposé de Portsmouth. Le chemin qui conduit à Southampton est, en général, montueux et la terre stérile ; mais il semble néanmoins que les moutons y trouvent de la pâture, car nous en vîmes differens troupeaux. Ça et là on rencontre de petits ruisseaux, qui, descendant des montagnes, se rendent, à travers les broussailles, dans les vallées des environs. À moitié chemin, nous nous arrêtâmes dans un village Titch-Field, composé de deux longues rues, qui offrent d’assez belles maisons.

Southampton est une ville ou plutôt un bourg situé sur la rivière appelée Southampton-Water, qui se décharge dans la mer sur l’île de Wight, vis-à-vis de Newport. Elle est navigable jusqu’au-dessus de la ville pour les bâtimens de mer de moyenne grandeur. C’est ici que les anciens rois de la grande-Bretagne faisoient leur résidence, dans les tems que les Danois étoient les maîtres de cette île. La position de Southampton le rend naturellement fort, étant baigné par deux bras de la rivière. D’ailleurs, toute la ville est entourée d’une muraille en pierre de taille, qui porte des marques de son ancienneté. Du côté de la rivière, une fort longue rue, garnie de belles maisons, se prolonge jusqu’à la porte de terre où commence le chemin qui conduit à Londres. Au-dessus de cette porte, on voit une statue, de grandeur naturelle, de la reine Anne. Cette longue rue est la principale, et, pour ainsi dire, la seule de l’endroit, toutes les autres étant de fort peu d’importance. Southampton est, à cause de sa position, fort fréquenté par la noblesse angloise pendant l’été ; saison durant laquelle il n’y manque aucune espèce d’amusemens, tels que bals, concerts, spectacles, etc., ainsi que cela eut lieu lorsque je m’y trouvai.

Portsmouth est actuellement très-bien fortifié, particulièrement du côté de la terre. Au nord de la ville, on voit les magasins et les chantiers du roi. On ne peut se faire une idée de la quantité d’agrès et de munitions de guerre qui s’y trouvent ; aussi est-ce là qu’on désarme et qu’on retire la plus grande partie des vaisseaux de guerre en tems de paix ; cependant on les tient toujours à flot. J’ai été sur un de ces vaisseaux à trois ponts, dont le premier pont avoit cent quatre-vingt-dix-sept pieds anglois, ou cent quatre-vingt-quinze pieds et un quart d’Amsterdam de long, il portoit cent vingt pièces de canon.

Vis à-vis de Portsmouth, on trouve Gosport, qui en est séparé par un large canal qui sert de port, et dont l’entrée est défendue par de fortes batteries. Ce bourg est composé de plusieurs rues, où il y a un grand nombre de boutiques, dont le commerce est très-florissant pendant la guerre quand il y a beaucoup de vaisseaux.

Sur une pointe de terre appelée Spithead, dont la principale rade du roi emprunte son nom, il y a un grand édifice qui sert d’hôpital aux matelots de la marine royale. Il y règne une extrême propreté, et les malades y sont soignés avec la plus grande attention.

Le 24 juillet au matin, le vent ayant passé à l’est, nous appareillâmes pour prendre le large, en doublant la pointe ouest de File de Wight ; mais comme le vent changea dans l’après-midi, nous nous vîmes forcés de mouiller devant Cowes-Castle, bourg de l’île de Wight où il se fait un commerce considérable avec les colonies de l’Amérique. Le 26, le vent soufflant avec violence, nous fûmes contraints de retourner à Spithead, parce que la rade de Cowes-castle n’est pas assez sûre. Le lendemain, comme le vent s’étoit de nouveau jeté à l’est, nous quittâmes pour la seconde fois la rade de Spithead ; mais étant arrivés à la pointe occidentale de l’île de Wight, nous nous trouvâmes de rechef obligés de rebrousser chemin, la marée nous étant contraire, et le vent n’ayant pas assez de force pour nous porter en mer. Nous mouillâmes cette fois-ci devant Yarmouth, petit bourg de l’île de Wight. Enfin, nous réussîmes le lendemain à débouquer de la Manche.

La pointe occidentale de Wight offre des rochers pyramidaux, placés à l’extrémité de cette île, qu’on doit ranger de près. De l’autre côté du canal navigable, il y a un banc dont il seroit fort dangereux d’approcher.

Ce fut le 4 août que nous mîmes le cap au large, pour gagner la vue de l’île de Porto-Santo.

Le 6, entre dix et onze heures du matin, nous apperçûmes une très-forte aurore boréale, qui alloit de l’ouest-nord-ouest au nord-nord-est. L’air y sembloit tout en feu ; les jets de lumière qui partoient de l’horison se succédoient sans interruption, et le ciel, chargé par le bas de nuages, parroissoit de ce côté là dans une agitation continuelle. Le vent, qui se trouvoit au nord, ne souffloit alors que foiblement, et pendant la plus grande chaleur du jour le thermomètre de Fharenheit monta à 67°. Nous nous trouvions à midi par la latitude nord de 48° 1′. Le vent se soutint pendant quelques jours avec assez de force au nord, et nous porta le 16 août à la vue des îles de Porto-Santo et de Madère. Nous nous trouvâmes ici à 3° 6′, ou trente-neuf milles plus à l’est que ne le portoit notre estime, depuis le 2 du même mois que nous avions pris la hauteur de la pointe du cap Lésard. Cette erreur d’estime, en tirant à l’est, arrive assez souvent aux vaisseaux qui naviguent dans ces parages. On doit l’attribuer sans doute au courant qui se fait sentir dans le golfe entre le cap Cantin et celui de Saint-Vincent, vers le détroit de Gibraltar ; il faut donc qu’on soit bien sur ses gardes ici, particulièrement pendant la nuit. D’ailleurs, le ciel y est souvent chargé de brume ; ce qui fut cause aussi que nous n’apperçûmes dans la matinée cette île qu’à la distance de trois à quatre milles ; tandis que, par un tems clair et serein, on peut la reconnoître à l’éloignement de huit à neuf milles.

Porto-Santo se présente à l’ouest-nord-ouest avec quatre grandes collines, dont celle qui est le plus au nord semble séparée des trois autres ; mais elle n’offre plus le même aspect quand on l’a dépassée de deux ou trois milles. Nous alongeâmes la côte à la distance d’environ un mille, afin de la pouvoir examiner avec attention. Le pays, qui, en général, est montueux, nous parut, par de très-bonnes lunettes, stérile et aride, étant entouré par des rochers escarpés, si ce n’est au sud-est, où nous apperçûmes une espèce de golfe ou de baie, le long de laquelle il y avoit quelques maisons. Au nord, à quelque distance de l’île, gît un grand rocher, qui, vu de l’ouest-sud-ouest, ressemble beaucoup à une église qui auroit un clocher à son extrémité méridionale. Outre ce rocher, il y a plusieurs autres dangers autour de l’île, tant à fleur d’eau que sous l’eau.

Madère est située au sud-ouest à six ou sept milles de Porto-Santo. Cette île est beaucoup plus grande que l’autre, et se trouve garnie de fort hautes montagnes. Lorsqu’on a Porto-Santo sur le côté, on apperçoit au sud-ouest, à environ dix degrés au dessus de l’horison, une énorme grosseur, semblable à une épaisse fumée ; mais en approchant cette masse diminue, et l’on voit alors les montagnes de Madère, couvertes à moitié, de haut en bas, de nuages. Au sud-est gisent trois petites îles fort hautes, lesquelles n’offrent qu’un terrain stérile et inhabité ; ce sont-là les Désertes, qu’on découvre de fort loin. On n’apperçoit aux environs de ces îles aucun changement dans la couleur de l’eau, comme cela a lieu auprès de beaucoup d’autres. Cela provient de ce qu’il n’y a point de fond, si ce n’est fort près des côtes ; de sorte que l’eau y conserve toute sa limpidité bleuâtre Nous trouvâmes que la déclinaison de la boussole étoit ici de 17° au nord-ouest. La plus grande chaleur étoit alors à bord du vaisseau de 78°.

À cette époque, le nombre des malades commença à augmenter. Nous en avions déjà soixante à soixante-dix au lit, et quatre étoient morts. La maladie générale consistoit en une fièvre bilieuse, et il y avoit aussi des colliques d’estomac, quoique nous n’eussions eu que fort peu de pluie, et des chaleurs modérées, le thermomètre montant rarement au-dessus de 78°. Je résolus donc de ne plus faire distribuer de la bierre aux gens de l’équipage, mais de la leur faire prendre le matin avec leur gruau, en les mettant à l’eau pour toute boisson. Cela fut d’un si bon effet, que peu d’autres tombèrent malades dans la suite, et ceux qui l’étoient se rétablirent insensiblement, de sorte qu’en approchant de la ligne tout le monde se trouva, pour ainsi dire, en bonne santé. Nous commencions alors à voir beaucoup de poissons volans, dont il en tomboit souvent sur le vaisseau pendant la nuit, lesquels nous servoient le lendemain à faire un bon déjeuner. Ce poisson ressemble, par sa grandeur et même par sa figure, au hareng ; cependant il est, en général, plus petit. Sa tête est obtuse ; il a le dos noirâtre et le ventre blanc. Mis à l’hameçon, c’est le meilleur appas qu’on puisse employer pour prendre les dorades et les albicores. Le poisson volant se tient ordinairement entre les tropiques, quoiqu’on le trouve quelquefois aussi par la latitude de 32 à 33° ; mais il y est cependant beaucoup plus rare ; et il cesse tout à fait de se faire voir à de plus hautes latitudes.

Apres avoir perdu de vue les îles de Porto-Santo et de Madère, nous eûmes le jour suivant les vents alisés de nord-est, par lesquels nous dirigeâmes notre route à l’ouest de l’île de Palme, qui est la plus occidentale des îles Canaries ; et le 22 août nous passâmes le tropique du Cancer, cinq jours après que nous eûmes quitté Porto-Santo et Madère. La plus grande chaleur de ce jour là fut de 78½°.

Le 27 nous apperçûmes l’île de Sel, une des îles du Cap Verd. Trois jours auparavant nous eûmes autour du vaisseau une grande quantité d’oiseaux de terre, parmi lesquels il y avoit beaucoup d’hirondelles : tous nous accompagnèrent jusqu’à l’approche des îles, où ils nous quittèrent.

L’île de Sel est peu élevée au-dessus du niveau de la mer, si ce n’est au nord, où elle se fait reconnoître par trois hautes collines, dont celle du nord est la plus éminente. Au sud de ces collines, le terrain est d’une élévation moyenne, jusqu’à la pointe sud-est, laquelle descend en talus dans la mer. Nous trouvâmes que l’île de Sel est placée par la latitude nord de 16° 34’. La variation de la boussole étoit de 10¼° au nord-ouest. Le thermomètre marquoit ce jour-là, sur le vaisseau, à deux heures de l’après-midi, 83 à 84° de chaleur. L’île peut avoir, à ce qu’il nous parut, trois à quatre milles de longueur, sur une largeur de deux milles au moins. Au nord de l’île se prolonge en mer un long récif qui est fort dangereux ; mais sur tous ses autres points la mer paroît assez nette. À six ou sept milles au sud de l’île de Sel est l’île de Bona-Vista, laquelle est d’environ un tiers plus grande que celle-ci, mais son sol est pour le moins aussi bas. Il y a deux collines assez hautes qui dominent sur le reste de l’île. Au nord et au sud s’étendent en mer deux récifs, qui sont également à craindre ; et c’est sur l’un de ces écueils que périt, en 1769, le vaisseau de la Compagnie des Indes orientales appelé le Leimuiden. Ces deux îles nous parurent être fort stériles ; la dernière sur-tout n’offroit à nos yeux qu’un terrain sabloneux, hérissé ça et là de quelques petites dunes.

Nous nous trouvâmes près de ces îles à douze milles et un quart plus à l’ouest que ne le portoit le pointage depuis que nous avions pris la hauteur de l’île de Madère. La foiblesse du vent et la hauteur de la mer ne nous permirent pas de tourner à l’est de Bona-Vista ; et, pour ne point courir de danger sur les récifs, nous fumes obliges de passer entre cette île et l’île de Sel. Après avoir employé inutilement vingt-quatre heures à cette manœuvre, nous perdîmes enfin le 28 au soir ces deux îles de vue, en dirigeant notre route vers la ligne.

Deux jours après, le vent alisé de nord-est nous quitta, et courut au sud et sud-sud-ouest, qui étoit le rhumb que nous devions tenir. Nous nous trouvions alors par la latitude nord de 13½°. Ces vents variables étoient souvent accompagnés de forts orages et de grandes averses, dont nous profitâmes pour remplir nos tonneaux qui se trouvoient vides ; de sorte que cela nous permit de distribuer une plus grande ration d’eau à l’équipage, qui en avoit besoin à cause de la chaleur qui augmentoit chaque jour, quoique nous essuyâmes peu de calme, jusqu’à ce que nous eussions gagné de nouveau les vents alisés de sud-est : nous n’avions plus alors, pour ainsi dire, de malades. Nous éprouvions ordinairement ces orages au lever et au coucher de la lune, qui paroît avoir beaucoup plus d’influence sur l’atmosphère sous les tropiques que par-tout aillieurs. Cependant nous n’avons pas observé qu’aux nouvelles ou pleines lunes les vents courussent dans ces parages plus au nord, ainsi que le portent les instructions que la Compagnie donne aux capitaines de ses vaisseaux ; mais bien, qu’il y règne alors des vents frais de sud-ouest, accompagnés quelquefois d’orages et d’un ciel brumeux. Plus nous approchions de la ligne et plus notre vaisseau étoit entouré de poisson, dont nous prîmes une grande quantité, tels que dorades, albicores, bonites, requins et autres, qui servirent d’une agréable et saine nourriture à l’équipage.

La dorade est un des plus délicats poissons de la mer. Elle est longue, plate et couverte de très-petites écailles. Il y en a qui ont six et même huit pieds de long ; cependant la plupart de celles que j’ai vu pêcher avoient rarement au-delà de six pieds, et pesoient, en général, dix à douze livres. La tête, qui est obtuse et ronde, est aussi la partie la plus large du poisson, dont le corsage diminue de grosseur en allant vers la queue. Lorsque la dorade nage à fleur d’eau, elle offre aux yeux différentes couleurs vives et brillantes, telles que le bleu, le verd, le doré, l’argenté, mariées d’une manière fort agréable. Ce poisson nage avec une grande vitesse, et s’élance quelquefois à plusieurs pieds au-dessus de l’eau, pour se saisir du poisson volant dont il fait sa proie. Quoique la dorade soit le meilleur poisson qu’on prenne dans les hautes mers, il faut convenir cependant que sa chair est un peu sèche : la queue rôtie sur le gril a le goût de notre merlus. Le dauphin, qu’on dit être le mâle de la dorade, a la même forme et le même goût ; mais ses couleurs ne sont pas aussi belles. L’albicore est un poisson gros et ramassé, avec une tête pointue, un gros ventre et une queue mince. Son dos est d’un brun foncé et son ventre blanc. Sa chair est plus ferme, plus sèche et moins délicate que celle de la dorade ; cependant elle fournit une bonne nourriture aux marins. Nous en prîmes qui pesoient au-delà de soixante et même de soixante-dix livres ; de sorte que nous avions de la peine à les tirer à bord du vaisseau avec la ligne. L’albicore ne va jamais seul, mais toujours par grandes troupes. On le prend avec l’hameçon ou bien avec le harpon. Ce n’est pas seulement du poisson volant qu’il fait sa nourriture, mais, en général, de toutes les autres espèces de petits poissons. Nous en eûmes un jour un agréable spectacle : nous vîmes de loin un grand nombre d’albicores qui formoient en nageant un cercle, en frappant fortement l’eau avec leur queue. Au milieu de ce cercle étoit une immense quantité de petits poissons. En approchant, nous vîmes que le cercle que formoient les albicores se rétrécissoit de plus en plus, de manière que les petits poissons se trouvoient entassés les uns sur les autres jusqu’à ce qu’ils furent tous dévorés par leurs ennemis. Ces petits poissons, qu’on auroit pris pour des sardines, se rassembloient quelquefois en telle quantité près de la poupe du vaisseau que les matelots pouvoient les prendre par panerées autour du gouvernail. Ils les mettoient pendant deux ou trois jours dans le sel, et les mangeoient ensuite en forme d’anchois. Du moment que nous apperçûmes ces petits poissons, nous eûmes aussi toujours autour du vaisseau des dorades et des albicores.

La bonite semble être le même poisson que l’albicore, tant par sa forme que par son goût, mais il est beaucoup plus petit ; ce qui me feroit croire qu’il porte le nom de bonite quand il est jeune, et qu’on l’appelle albicore quand il est plus grand. Du moins n’ai-je trouvé aucune différence entre ces deux poissons, si ce n’est leur grandeur.

Quand le tems étoit calme et serein, nous prenions aussi par fois des requins ; mais seulement pour nous amuser, car ce poisson n’est guère bon à manger, quoique les matelots se nourrissent dans l’occasion de sa queue, mais il faut pour cela qu’on la foule pendant quelque tems sous les pieds, jusqu’à ce qu’il s’en élève une légère écume. Le requin est, comme on le sait, fort vorace, et avale indistinctement tout ce qui se présente à lui. Sa proie lui échapperoit rarement, s’il n’avoit pas beaucoup de difficulté à s’en saisir, à cause que l’ouverture de sa gueule se trouve par dessous, le haut de son museau dépassant de huit à dix pouces sa gueule qui est fort grande, fort large et garnie de trois rangées de dents, qui s’engrainent les unes dans les autres. J’ai vu fourer dans la gueule d’un de ces animaux un pied de chèvre de fer, sur lequel on appercevoit distinctement les marques qu’y avoient laissé ses dents. Sa plus grande force est dans sa queue, avec laquelle il frappe l’eau de manière à la faire écumer ; et lorsqu’on l’a tiré à bord du vaisseau, il faut avoir grand soin de l’éviter, pour ne pas avoir les jambes ou les bras cassés. Sa peau est fort rude et piquante, sur-tout quand elle est sèche. Le dos et les flancs sont d’un vert sale. Lorsque le requin approche de sa proie, il se place dessous, et se tournant sur le dos, à cause de la position de sa gueule, il s’en saisit avidemment et l’avale sur-le-champ toute entière. C’est ordinairement avec un grand hameçon, attaché à un épais fil de fer long de quatre à cinq pieds, qu’on prend ce poisson. Ce fil de fer tient à une longue corde bien forte, qui se trouve attachée au vaisseau. À six pieds environ de l’hameçon, on fixe un morceau de bois, lequel en nageant soutient l’hameçon, auquel on met un morceau de lard ou de viande. À l’instant que le requin a saisi l’hameçon, on fait filer la corde, sur-tout quand l’animal est grand ; ce qu’il est facile de voir, parce que l’eau est fort limpide dans les hautes mers. Ensuite on tire peu à peu la corde à soi, jusqu’à ce que l’animal recommence à s’éloigner. On réitère ce manège autant de fois qu’il est nécessaire pour fatiguer le requin ; qu’on hisse alors à bord par le moyen de fortes cordes qu’on tâche de passer autour de son corps. On le tue ensuite, ou on l’étourdit du moins, en le frappant sur la tête avec des pieds de chèvre et des pioches, afin de pouvoir lui couper la queue sans danger. Cet animal a quelquefois attaché à son corps cinq, six, et même un plus grand nombre, de remores, qui ne le quittent point, et qu’il est même difficile d’en arracher tant elles y tiennent fortement.

Il y a une autre espèce de poisson qui accompagne toujours le requin : on le nomme pilote, parce qu’on soupçonne que c’est lui qui va à la piste de sa proie. Il est bien plus difficile à prendre que le requin même. Cependant nous eûmes le bonheur d’en harponner un avec une foëne, car ils ne mordent jamais à l’hameçon. Sa longueur étoit d’environ huit pouces ; il avoit autour du corps des bandes blanches et d’un bleu foncé, chacune d’environ un pouce de large. Il pesoit à peu près deux livres ; sa chair nous parut appétissante et moins sèche que celle des autres poissons de mer.

Après avoir attendu long-tems, nous eûmes enfin, le 17 septembre, par la latitude nord de 3½°, le vent alisé de sud-est, avec lequel nous passâmes la ligne le 22 du même mois vers le soir, au jour et à l’heure même que le soleil entroit dans les signes du Midi. La chaleur étoit ce jour là de 77° ; et, suivant notre estime, nous nous trouvions à six degrés et demi à l’ouest du méridien de Ténérif.

Le 30, nous trouvâmes que nous avions dépassé le cap Saint-Augustin, et le 6 octobre les Abrolhos. Le cap Saint-Augustin forme la pointe orientale du Brésil, qu’il est difficile de regagner, si on a eu le malheur de tomber à l’ouest, sans repasser encore une fois la ligne, et par conséquent sans aller chercher les vents d’ouest au 34 ou 35°, avec lesquels on se dirige à l’est jusqu’à ce qu’on ait le canal pour passer convenablement la ligne ; et ces accidens ne sont pas fort rares. Il y a ici, à la latitude nord d’environ 18°, une infinité de rochers et de bas fonds, dont les uns sont couverts d’eau et les autres à nu. Ces écueils s’étendent de la côte en mer vers l’est, à la distance de vingt milles au moins. Les vaisseaux qui s’y engagent courent le danger d’y échouer, ou du moins de ne pouvoir continuer leur voyage. Aussi la Compagnie charge-t-elle les chefs de ses bâtimens de faire rendre des actions de grâce au ciel, et de distribuer ensuite une mesure de vin à chaque homme de l’équipage, du moment qu’on a franchi ce passage dangereux.

À la latitude du cap Saint-Augustin, nos boussoles avoient varié de deux degrés au nord-ouest, et à la hauteur des Abrolhos d’un demi degré au nord-est.

Par la latitude sud de 22° le vent alisé d’est nous quitta, et devint variable ; en retournant néanmoins le plus souvent vers l’est, et quelquefois aussi vers le nord, jusqu’à la latitude du 30 ou 31°, où nous reprîmes les vents d’ouest ; lesquels, lorsqu’ils souffloient du sud-ouest, nous apportoient un degré remarquable de froid, le thermomètre ne se trouvant pas, pendant la plus chaude partie du jour, au-dessus de 53 à 54° ; mais les vents de nord et de nord-ouest nous amenoient plus de chaleur.

Ici le scorbut commença à se déclarer parmi les gens de l’équipage, et en mit en peu de tems un grand nombre hors de service ; plusieurs même en moururent. Le mal n’étoit cependant pas aussi grand que nous aurions dû le craindre par la longueur du voyage, car il y avoit alors trois mois que nous avions quitté l’Angleterre.

Le 10 novembre nous vîmes pour la première fois flotter des trompettes : c’est une espèce de gros roseau à grandes feuilles pointues, dont le bout forme un calice qui ressemble au pavillon d’une trompette ; ce qui lui a fait donner ce nom. Nous y apperçumes aussi des foux communs[1] et des foux tachetés[2] ; deux belles espèces d’oiseaux de mer, qui ne s’écartent jamais loin des côtes. Le fou commun, qui a la grosseur d’une poule, est d’un brun foncé ; il effleure l’eau d’un vol lourd et pesant. Le fou tacheté, dont la grosseur est celle d’une petite oie, vole toujours par couples ; ceux qui volent seuls sont appelés foux bâtards : ceux-ci s’éloignent davantage des côtes que les autres ; ils sont blancs avec des taches noires. La vue de ces oiseaux, mais sur-tout la déclinaison plus forte de la boussole, par-delà le 18me degré nord-ouest (ce qui ne fait qu’une différence de deux degrés avec celle qu’elle offre dans la baie de la Table, au Cap de Bonne Espérance), nous firent conjecturer que nous n’étions pas loin de cette pointe de l’Afrique. Cette variation de l’aiguille est le moyen le plus facile, et, en quelque sorte, le plus sûr que les navigateurs hollandois emploient pour reconnoître le Cap, et pour y déterminer, ou dans les environs, le degré de longitude ; vu que les éclipses du soleil et de la lune ne sont pas assez fréquentes pour en pouvoir faire usage chaque fois qu’il seroit nécessaire, et le vacillement continuel du vaisseau rendant, pour ainsi dire, impossibles les observations que présentent les satellites de Jupiter. En supposant l’exactitude de l’instrument et la justesse des observations, on peut compter avec certitude sur la variation de l’aiguille. Par exemple, si, en arrivant à la latitude du cap Saint-Augustin sur la côte du Brésil, on n’apperçoit pas qu’elle décline au nord-est ; c’est-à-dire, si l’aiguille aimantée indique le véritable nord et le véritable sud, ou si elle court plutôt à l’ouest, on peut être assuré de pouvoir dépasser ce cap. Il en est de même près des Abrolhos, où l’on ne court aucun danger avec 2, ou 3° de déclinaison au nord-est. De-là, en tirant à l’est ou sud-est, la déclinaison augmente, et l’aiguille s’éloigne de plus en plus du véritable nord vers l’ouest, jusqu’à la longitude de l’île de Madagascar, où, sur le parallèle de 39 à 40° de latitude sud, il indique le nord à 27° à l’ouest. D’ici, en allant vers le détroit de la Sonde, l’aiguille décline de plus en plus, jusqu’à ce qu’au 12 ou 13° elle indique de nouveau le véritable nord. Au Cap de Bonne-Espérance on eut cette année une variation de 20½° nord-ouest. La déclinaison à l’ouest augmente encore chaque année ; et l’on a, depuis quelque tems, observé à Paris que la déclinaison y augmente aussi graduellement tous les ans de 10½°, ou d’un sixième de degré, ainsi que cela est dit dans la Connoissance des tems pour l’année 1771.

Le 27 novembre, à trois heures après-midi, nous atterrîmes enfin, à notre grande satisfaction, à l’est du vaisseau, la côte d’Afrique près du Cap de Bonne Espérance, et notamment la montagne de la Table, à la distance, comme il nous parut, de douze à treize milles. Mais comme le jour étoit trop avancé pour nous rendre sur la rade, nous résolûmes d’attendre jusqu’au lendemain avant de pousser jusque là.

Nous nous trouvâmes ici à 1° 45’, ou vingt-deux milles, plus à l’ouest que lorsque nous étions, le 27 août, à la hauteur de l’île de Bona-Vista ; de sorte qu’il n’y avoit pas une trop grande erreur dans notre calcul. Depuis notre départ de Vlissingen, nous avions perdu trente hommes, et le nombre de nos malades alloit alors à cinquante-huit, qui presque tous se trouvoient attaqués du scorbut. Le lendemain de grand matin nous forçâmes de voiles, en dirigeant vers la baie de la Table, entre la Baleine (Walvisch) et la Croupe du Lion (Leeuwenstaart) ; mais le vent ayant molli, nous ne pûmes jeter l’ancre sur la rade intérieure qu’à quatre heures de l’après-midi. Nous saluâmes le fort de treize coups de canon. Nous trouvâmes sur cette rade le houcre le Snelheid de la Compagnie des Indes, et un vaisseau françois destiné pour l’île de Bourbon. En remontant la rade, le pays n’offre rien moins qu’un aspect agréable : on n’apperçoit que des montagnes sourcilleuses et escarpées, sur lesquelles il ne croît, pour ainsi dire, rien ; et l’on ne découvre le fort et la ville du Cap même que lorsqu’on approche du mouillage. Mais je me propose de parler plus au long de ces particularités et de quelques autres, dans mes Observations à la fin de ce voyage.

Séparateur

  1. Voyez Buffon, planches enluminées, N° 974.
  2. Ibid. N° 986.