Voyage géologique aux Açores/02
En quittant Terceire[1], le bateau à vapeur postal qui se rend à Fayal aborde à Graciosa et à San-Jorge ; mais il ne fait dans chacune de ces deux îles qu’un séjour de deux heures environ. A Graciosa, il vient stationner dans une rade au fond de laquelle s’étale la petite ville de Praya. Tant qu’il est là, de petites barques établissent un mouvement continu et actif de va-et-vient entre le bateau et la terre : la plage est couverte d’intéressés ou de curieux, le petit bâtiment de la douane rempli d’une foule empressée ; à peine l’ancre est-elle levée et le signal du départ donné, que les rues de Praya reprennent leur calme habituel, et quelques passans longent seuls à de rares intervalles les murailles blanches des maisons. L’île n’a que 7 milles de longueur sur moins de 4 de largeur. La distance qui la sépare de Terceire est de 30 milles ; elle est plus éloignée de Fayal et beaucoup plus encore de San-Miguel. Cette situation, loin des principaux centres du commerce et de l’administration des Açores, jointe à la très petite étendue de Graciosa, explique le peu d’animation qui y règne en temps ordinaire. Le sol y est fertile, mais trop accidenté pour permettre une grande culture susceptible de produire d’importans bénéfices. Chaque verger, chaque pièce de labour, entourée de rochers pittoresques, au milieu desquels verdoient encore des restes de la végétation primitive, ressemble à un fragment de jardin anglais. Cependant aucune des autres îles n’a été déboisée plus systématiquement ; les habitations les plus confortables sont environnées d’enclos dénudés et entourés de murs comme les préaux d’une prison. On voit que l’on s’est efforcé d’aplanir le terrain, et de détruire tout ce qui en faisait l’ornement. Le vandalisme de l’homme ne s’est arrêté que devant les difficultés insurmontables que la nature lui opposait. Le commerce est presque nul à Graciosa : la seule industrie est la fabrication de la brique, pour laquelle on emploie une argile rouge provenant de la décomposition de scories volcaniques.
Depuis que l’île est connue, aucun phénomène violent n’est venu en bouleverser quelque partie : aucune éruption de lave fondue, aucune projection de cendres n’y a porté la désolation ; aucun tremblement de terre même ne s’y est fait assez sentir pour produire des désastres appréciables. Une source d’eau chaude qui jaillit au pied de la haute falaise de Restinga, sur la côte sud-est, atteste seule l’activité persistante du foyer de chaleur à laquelle l’île tout entière doit son origine. Un chemin inégal conduit de Praya jusqu’à la source en suivant les sinuosités de la côte, tantôt franchissant des ravins que les eaux approfondissent chaque année, tantôt escaladant des talus de laves ou des amas ponceux. A la pointe de Restinga, on commence à descendre le long d’une pente rapide taillée dans un massif de ponce et d’obsidienne. On heurte sous ses pas des blocs noirâtres brillans qui retentissent comme des fragmens de poteries, et dont les cavités sont traversées de filamens vitreux. Près de la source, il s’est improvisé un hameau composé de chétives cabanes rangées sur les bords de la voie. Les baigneurs campent pour quelques jours dans ces abris en s’y installant le mieux possible. Avec des toiles, on fait des plafonds, des cloisons et des tentures. La rue sert de salon de conversation, et les provisions sont en grande partie mises en commun. La gaîté qui règne dans la réunion contribue peut-être autant que l’eau à la guérison des malades. Cependant cette eau doit posséder de puissantes propriétés thérapeutiques, car, pure, elle est sulfurée et fortement alcaline, et, mélangée comme elle l’est le plus souvent avec l’eau de la mer, qui envahit souterrainement la source aux heures de marée haute, elle unit les propriétés de l’eau de mer aux siennes propres. La température de cette eau dépasse parfois 50 degrés, et ne descend guère au-dessous de 30 dans les momens mêmes où elle est mélangée avec la plus forte proportion d’eau étrangère.
Bien que l’île de Graciosa n’ait que de petites dimensions, et où aucune puissante manifestation volcanique n’y ait eu lieu depuis plusieurs siècles, cependant d’examen de la vaste caldeira qui occupe une portion du territoire démontre l’intensité des phénomènes dont elle a été autrefois le théâtre. Le bord de la caldeira est à une altitude de 411 mètres. Un chemin bordé d’enclos cultivés et ombragé çà et là par les rameaux nerveux d’énormes figuiers y conduit de la ville de Fraya. La pente que l’on suit est assez douce. De la crête, on découvre toute l’étendue de la grandiose cavité Le fond de la dépression est à 300 mètres au-dessous du bord supérieur ; l’enceinte a la forme d’une grande ellipse d’environ 1,200 mètres de diamètre dans le sens du grand axe, et 600 dans le sens du petit.
Des mamelons formés de scories et de gros rochers de lave la divisent en deux moitiés. Du côté septentrional s’étend un petit lac où les laveuses de Praya font toute la journée retentir le bruit des battoirs ; les environs de la nappe d’eau sont couverts de morceaux de linge qui sèchent au soleil. Les flancs de la caldeira présentent un caractère sauvage tout particulier ; très abrupts, ils montrent de tous côtés la roche nue et grisâtre, divisée en prismes verticaux ou distribuée en assises horizontales. Le fond et les escarpemens inférieurs sont revêtus d’un maigre gazon que broutent les moutons et les chèvres ; c’est à peine si de rares fougères poussent dans les enfoncemens des roches, et donnent par leur verdure un peu de variété à ce paysage monotone. Aucun autre endroit des Açores n’offre le spectacle d’une pareille aridité.
Dans l’épaisseur des couches de lave qui constituent la crête vers le nord-ouest, existe un tunnel large en moyenne de 4 à 5 mètres et haut de 5 à 6 ; des stalactites pierreuses en garnissent les parois. À peu de distance de l’entrée, il se rétrécit de moitié en hauteur et en largeur, puis s’élargit de nouveau et suit, en la contournant, la face intérieure de la caldeira, jusqu’au point où il se termine en cul-de-sac, à une distance de 60 mètres environ de son orifice.
Après avoir passé au pied des deux mamelons qui occupent le centre de la caldeira, lorsque l’on arrive dans la moitié méridionale de cet immense cirque, on aperçoit un long sillon qui en traverse le fond dans la direction du nord-est au sud-ouest, c’est-à-dire dans le sens du petit axe. Ce sillon correspond à une fissure allongée, semblable au premier abord à toutes celles qui se manifestent au débat des éruptions volcaniques, et qui ne tardent pas à se remplir par l’afflux du fluide incandescent auquel elles servent d’issue. Les laves ont trouvé dans ce cas un écoulement d’un autre côté, probablement en dehors de la caldeira ; la fissure n’a laissé échapper que des matières volatiles, et s’est maintenue ouverte. En approchant de la portion moyenne, on distingue un gouffre dont l’entrée est divisée en deux parties inégales par un énorme bloc. C’est le soupirail d’une vaste caverne connue dans le pays sous le nom de Forno (four). Des rochers noirâtres taillés à pic, en partie voilés par un tissu d’hépatiques et de mousses, environnent l’orifice par lequel on pénètre dans cette cavité souterraine. Près du rebord supérieur, des pieux sont enfoncés en terre ; on y attache une corde dont l’extrémité inférieure aboutit au sol de la caverne. Pour descendre, on saisit cette corde de la main, en même temps qu’on appuie les pieds contre la paroi du rocher et qu’on raidit le corps ; on est soutenu en outre, au-dessous des bras, par une seconde corde plus petite que les guides restés en haut laissent filer peu à peu. Un pareil exercice n’a rien de rassurant ; ce trou noir où l’on va s’enfoncer inspire au début de la descente une certaine appréhension ; l’impression désagréable ne fait qu’augmenter quand on arrive près du but, et qu’on discerne dans une demi-obscurité les pointes aiguës des rocs qui vous attendent en bas, si vous lâchez prise. Le point où l’on s’arrête est à 22 mètres de profondeur. On se trouve dans une cavité spacieuse surmontée d’une voûte arrondie légèrement surbaissée. Le sol est fortement incliné du côté opposé à l’ouverture, et la partie basse de la caverne est occupée par une nappe d’eau douce, qui dort éternellement immobile, sans que jamais un souffle de vent en vienne rider la surface. Le niveau de l’eau est à environ 60 mètres au-dessous du sol de la caldeira et 80 mètres plus bas que le petit lac qui sert de lavoir aux femmes de Praya. Le diamètre de la caverne est de 120 à 130 mètres, la hauteur de la voûte d’environ 30 mètres. Près du point où aboutit la descente, le terrain est fendillé et chaud ; il s’en dégage, par bouffées intermittentes, des quantités variables d’acide carbonique et d’hydrogène sulfuré. J’ai pu sans danger parcourir les bords du lac souterrain, tandis que parfois il est impossible d’en approcher à cause de la couche de gaz méphitique qui s’y accumule. Des pigeons-ramiers ont choisi ce séjour pour lieu de retraite. Un de mes guides ayant poussé un cri pour faire admirer le retentissement des échos de la voûte, ces oiseaux effarouchés s’envolèrent en si grand nombre par l’orifice de la grotte que nous fûmes un instant dans une obscurité complète. Toutefois ils ne tardèrent pas à revenir l’un après l’autre et ne s’inquiétèrent plus de notre présence. — Beaucoup de voyageurs, avant moi, sont descendus sans accident dans la caverne de Graciosa. J’ai été moins heureux ; dans l’ascension de retour, je me suis fracturé une côte contre la paroi du rocher.
Le détroit qui sépare Pico de Fayal n’a que 2 milles de largeur. Dans cet intervalle, la mer est peu profonde ; un soulèvement du sol de 90 mètres mettrait à sec le fond du canal et réunirait les deux îles en une seule. Une grande barque fait chaque jour le trajet entre Horta et le point de Pico qui en est le plus rapproché. Après avoir côtoyé, à quelques centaines de mètres du rivage, les îlots de Magdalena, imposans débris d’un cône de tuf qui servent de refuge à des milliers d’oiseaux, on aborde sur une petite plage rocailleuse environnée de récifs. De blanches maisons de campagne s’élèvent aux environs du lieu de débarquement ; pendant l’hiver, elles sont inhabitées, mais elles se peuplent et s’animent durant l’été. Les familles d’Horta qui viennent y passer les mois les plus chauds de l’année et prendre les bains de mer assurent que le climat y est plus tempéré qu’à Fayal. Un autre avantage très apprécié est l’absence absolue de moustiques, tandis que de l’autre côté du canal ces insectes désagréables sont nombreux. Une telle différence est bien difficile à expliquer, car les deux îles sont également arides, la constitution du sol est à peu près la même, et la diversité de climat des régions côtières, si elle est réelle, ne paraît pas suffisante pour donner la raison de cette curieuse anomalie.
La grande merveille de Pico est le pic volcanique qui se dresse à la limite du tiers occidental de l’île. Pendant l’hiver, la cime est généralement couverte de neige, et la montagne environnée, à une hauteur de 1,200 à 1,800 mètres, par une épaisse couche de nuages. Cependant en 1867, lors de mon premier voyage aux Açores, le pic se trouvait à la fin de l’automne libre encore de son manteau hivernal. Pour en faire l’ascension, je me rendis dans la journée du 27 octobre à Area-Larga. Dirigé par les conseils obligeans du consul de France, M. R. Guerra, je partis la nuit suivante à deux heures du matin, en compagnie d’un robuste campagnard qui portait sur sa tête un panier chargé de provisions et d’instrumens de travail. Depuis le bord de la mer jusqu’à l’altitude de 400 ou 500 mètres, la pente du terrain est faible. Le chemin, pavé dans sa partie inférieure par de grandes dalles naturelles que forme la surface des coulées de lave, devient peu à peu rocailleux en même temps qu’il se rétrécit ; le long de ce trajet, il serpente au milieu d’enclos entourés de murs à sec qui, vus à la clarté de la. lune, donnent au paysage l’aspect lugubre et monotone d’un cimetière abandonné. Ces murailles ont été édifiées moins pour garantir les plantations contre l’action des vents que pour débarrasser le terrain de l’énorme quantité de roches et de scories qui le recouvraient. Quelquefois l’abondance des pierres est telle qu’on est obligé, en plusieurs endroits, d’en faire des amas, des espèces de pyramides que les lichens revêtent de croûtes et de saillies grisâtres. A mesure qu’on s’éloigne de la côte, les murs qui bordent la voie s’abaissent, la culture s’efface, les derniers champs de maïs et d’ignames (colocusia antiquorum) se montrent clair-semés au milieu des rochers, et ne fournissent que de chétives récoltes. En revanche, la végétation sauvage prend le dessus ; les myrsinées, les vacciniums, les bruyères, le faya, s’élèvent en touffes épaisses. C’est là qu’on rencontre la belle ronce (rubus Hoclistetterorum) spéciale à cette région de Pico et à la zone d’altitude correspondante de File de San-Jorge. Cette belle plante se distingue de la ronce commune par la largeur et le luisant de son feuillage, par le diamètre de ses fleurs, nuancées diversement de rose et de blanc suivant leur degré d’épanouissement. Jamais on ne l’observe au voisinage des habitations, elle semble fuir devant les envahissemens de la colonisation ; c’est évidemment une espèce indigène. La ronce commune pousse au contraire partout où l’homme a pénétré : on la trouve surtout aux. abords des sentiers et des chemins fréquentés ; elle s’avance avec le progrès des défrichemens, et manque encore en beaucoup de points où la végétation açorienne a le mieux conservé son caractère primitif ; tout porte donc à penser qu’elle est d’origine exotique.
A une altitude d’environ 700 mètres, la pente du terrain devient plus prononcée et les bosquets font place aux pâturages. La route tracée se termine à cette hauteur, et le reste de l’excursion se fait nécessairement à pied. Cependant près de la s’élève encore une petite hutte qui sert d’abri pendant la nuit aux pâtres du voisinage. Ordinairement ceux qui font l’ascension du pic se rendent le soir jusqu’à ce gîte, y passent la nuit et en repartent le matin, à la pointe du jour. Au moment où j’y arrivai, l’aube commençait à blanchir l’horizon, et les bouviers, debout sur le seuil de la cabane, se disposaient à partir pour aller traire les vaches et les brebis dans les parties plus élevées du versant. Les pâturages s’étendent jusqu’à une altitude de 1,500 mètres. L’amas de nuages qui s’amoncelle presque constamment autour de la partie moyenne du mont a désagrégé dans cette zone la portion superficielle des roches volcaniques et formé un sol argileux très favorable au développement de la végétation herbacée. L’humidité perpétuelle qui règne à ce niveau y entretient la fraîcheur des plantes. Des tolpis à feuillage profondément dentelé et à fleurs dorées, des microderis à feuilles larges et soyeuses, la marguerite des Açores (sewbertia azorica), l’euphraise à grandes fleurs, brillent au milieu d’un tapis de graminées, de carex et de fougères. Il est probable qu’autrefois toute cette zone était couverte d’une forêt d’arbustes qui ont disparu presque entièrement sous la serpe ; maintenant les seuls restes de cette végétation primitive sont des rangées de bruyères arborescentes qui ont été conservées pour fournir de l’ombrage aux bestiaux et leur servir de refuge contre la violence des vents. Les troupeaux errent en liberté au milieu de vastes espaces. Quand il s’agit de rassembler les femelles pour les traire, les bouviers se servent de grosses coquilles marines enroulées en spirales dont ils tirent des sons retentissons, et aussitôt vaches et brebis viennent apporter leurs mamelles gonflées de lait.
A l’altitude de 1,500 mètres environ commence la partie ardue de l’ascension : le gazon devient plus rare ; bientôt il ne reste plus que des touffes de bruyères séparées par des traînées de scories et par des ravins qu’ont tracés les eaux en tombant du haut des pentes au moment des orages. En plusieurs points s’élèvent des éminences de quelques mètres de hauteur ; ce sont les orifices par lesquels des coulées de lave se sont échappées des entrailles de la montagne. On les trouve généralement creusées de cavités arrondies dont les parois sont revêtues de stalactites de lave, et il faut y voir des soufflures produites par l’expansion des gaz volcaniques au sein de la matière fondue, devenue déjà suffisamment visqueuse pour conserver sa forme ; elles sont souvent distribuées en groupes alignés sur une même fissure linéaire dirigée vers la cime du pic. L’intérieur de l’un de ces cônes sert parfois de lieu de séjour aux bergers ; il offre, du côté de la partie déclive du mont, une voûte cintrée, recouvrant à demi une petite terrasse gazonnée, tandis que l’autre moitié de la dépression est occupée par un gouffre tapissé d’un délicat tissu d’hépatiques. Les fougères poussent avec une vigueur incroyable sur les flancs d’un tel enfoncement, toujours saturé d’humidité et visité seulement pendant quelques heures par les rayons du soleil dans les rares journées où la brume n’enveloppe pas la région moyenne de la montagne. C’est dans la partie accessible de cette espèce de grotte que les excursionistes font d’ordinaire le repas du matin en présence d’un feu pétillant de bruyères, et prennent quelques instans de repos avant de se remettre en chemin. Au-dessus de cet endroit, les touffes de bruyères s’éclaircissent, la pente devient plus raide encore ; on ne voit plus que la roche nue. Des ruisseaux de lave ont jailli jadis au sommet de la montagne et se sont solidifiés sur le penchant sous forme de longs rubans sinueux. Tantôt la substance en fusion s’est déversée en nappes minces qui se sont moulées sur le terrain sous-jacent, tantôt elle a coulé en étroits boyaux qui se sont vidés, laissant béans des espèces de tuyaux à enveloppe fendillée. Ici la roche est un amas de cristaux de pyroxène et de péridot de la grosseur du pouce, enchevêtrés dans une pâte amorphe ; là elle présente l’apparence d’une matière noire homogène, constellée d’une multitude de petites étoiles d’un blanc éclatant. Chacun de ces points brillans est un groupement de cristaux de feldspath.
Lorsqu’on trouve plaisir à l’examen minéralogique des pierres que l’on rencontre sous ses pas, on sent beaucoup moins vivement les fatigues du chemin ; aussi, quand j’arrivai vers midi sur la crête du volcan avec mon guide, c’est à peine si j’éprouvais une légère impression de lassitude. Le rebord sur lequel nous étions parvenus forme une enceinte semi-circulaire autour d’un cratère de 200 à 300 mètres de diamètre, au centre duquel s’élève un nouveau cône d’environ 70 mètres de hauteur. Le fond de la dépression est peu accidenté. Les laves s’y sont épanchées et étalées en larges compartimens à surface plane. Quant au cône central, il reproduit, sur une très petite échelle, l’aspect et la composition de la montagne entière ; on y observe des variétés de lave semblables à celles que l’on voit sur les pentes extérieures du mont. La roche qui revêt les flancs de la petite éminence a coulé en traînées flexueuses, qui ressemblent à des serpens allongés de la cime du monticule jusqu’à la base. Au sommet existe un petit cratère d’une dizaine de mètres de diamètre d’où s’échappent de la vapeur d’eau, de l’acide carbonique et de l’hydrogène sulfuré. Trois plantes seulement végètent en ce lieu : une graminée (agrostis vulgaris) qui pousse frileusement dans les interstices des roches, au milieu du dégagement des gaz chauds, — une de nos bruyères communes de France (calluna vulgaris), qui retrouve à cette altitude un climat analogue à celui qui paraît lui être le plus favorable sur le continent, — enfin un thym (thymus micans) dont les touffes, étendues à la surface des roches, se couvrent durant l’été d’un tapis de fleurs roses. Le point culminant du cône est à 2,320 mètres au-dessus du niveau de la mer. De là, lorsque le temps est serein, on domine complètement les trois îles de Pico, Fayal et San-Jorge, on voit très bien Graciosa ; on aperçoit au loin Terceire, et l’on distingue vaguement San-Miguel à l’horizon. Au moment où nous atteignîmes la sommité du pic, la montagne était enveloppée à mi-hauteur d’un épais rideau de nuages blancs amoncelés et mobiles comme des flots agités. Un soleil radieux inondait de lumière cet océan de nuées, ainsi que les rocs grisâtres qui semblaient en émerger. Peu d’instans après notre arrivée, la couche nuageuse s’entr’ouvrit, s’amincit et disparut enfin tout à fait. Je renonce à dépeindre l’impression que m’a causée la vue de l’immensité du cercle dont il m’était donné d’occuper le centre.
Après avoir séjourné trois heures au sommet du pic pour recueillir les gaz qui s’y dégagent, je me remis en marché et le soir même, à neuf heures, je rentrais sans accident à Area-Larga. La descente du pic n’est pas toujours aussi aisée. Dans les temps de brume, il est facile de s’égarer au milieu de la succession monotone des ravins et des rochers qui se trouvent sur le chemin ; une petite erreur de direction, commise lorsqu’on est encore dans les parties hautes du mont, entraîne un écart d’autant plus considérable que l’on s’éloigne davantage du point de départ. Pour regagner la ligne que l’on a quittée, il faut contourner la montagne, opération toujours assez pénible à cause des inégalités du terrain, dd la mobilité des scories et des inextricables embarras que suscite la végétation.
Au mois de juillet dernier, j’ai entrepris de nouveau l’ascension du pic. J’avais résolu d’instituer sur la cime une série d’observations barométriques, à des heures convenues à l’avance, avec des personnes faisant aux mêmes momens des observations semblables au bord de la mer. On sait qu’à l’aide d’une formule due à Laplace on peut conclure de telles données l’altitude des points qui les ont fournies. Je devais ensuite opérer la mesure géodésique de la montagne par les procédés ordinaires de nivellement, et comparer les résultats obtenus par les deux méthodes. En un mot, le but que je me proposais était une vérification expérimentale de la formule établie par l’illustre astronome. La grande élévation et la raideur des pentes du cône., de Pico, la régularité de trois de ses faces, m’avaient semblé devoir constituer des conditions favorables pour une telle étude. Pour réaliser ce plan, je partis d’Area-Larga en compagnie d’un guide par une chaude soirée du mois de juillet. Après quelques heures île repos pris à mi-chemin à la clarté des étoiles, près des premières ondulations de la zone des pâturages, nous continuâmes lentement notre marche ascendante ; vers huit heures du matin, nous étions sur le bord du cratère. Quelques centaines de mètres au-dessous de nous, l’air, saturé de vapeurs, s’était peu à peu troublé, et bientôt un voile nébuleux nous avait dérobé la vue de la côte. Puis la nuée, de plus en plus épaissie, avait pris des teintes orageuses ; comme une formidable marée, elle montait, montait sans cesse, rétrécissant toujours l’espèce d’îlot aérien que nous occupions. Le soleil nous éblouissait encore de l’éclat de ses rayons, mais déjà nous sentions les approches du flot brumeux ; le vent du sud-ouest nous jetait au visage une poussière aqueuse, semblable à celle qui jaillit sur les écueils frappés par les vagues d’une mer en furie. Du point où nous étions placés, nous dominions encore la surface des nuages ; nous les voyions rouler, tourbillonner, se précipiter contre la face occidentale du mont, et s’y diviser en deux grands courans, fuyant vers l’est de chaque côté avec une incroyable rapidité. Cependant la nuée s’élevait toujours ; enfin une rafale plus forte nous engloutit dans la brume, et nn brouillard opaque nous déroba jusqu’à la vue du sol que nous foulions ; c’est en tâtonnant qu’il fallut nous guider au milieu des inégalités du terrain pour chercher un endroit un peu abrité. Une crevasse irrégulière s’allonge près du bord du cratère et y forme comme un étroit fossé encombré de gros fragmens de lave. Quelques-uns de ces blocs laissent entre eux une sorte de grotte que je choisis pour lieu de séjour. Je n’oublierai jamais les longues heures d’ennui que j’ai passées dans ce sombre réduit, obligé d’allumer de la bougie eu plein midi pour lire, et n’ayant pas même une touffe de bruyère pour faire du feu et sécher mes habits trempés par la brume. Au moment où j’éclairai pour la première fois le fond de la grotte, de gros papillons de nuit, troublés dans leur sommeil par l’éclat de la lumière, s’échappèrent des anfractuosités du rocher et voltigèrent lourdement autour de ma tête ; puis tout rentra dans l’immobilité, et le premier jour je n’entendis plus d’autre bruit que le frôlement du vent contre les rochers et les ronflemens de mon guide, qui dormait dans un coin, roulé dans sa couverture. Une distraction inattendue interrompit le surlendemain, pendant quelques heures, le cours de mes rêveries. Sur les rochers qui dominaient l’entrée de mon gîte retentit tout à coup le gracieux babil d’une petite lavandière (motacilla sulfurea). À cette altitude élevée, les sons semblent secs et dépourvus d’écho, mais le rhythme n’en est que plus clair et le débit plus limpide. Une éclaircie d’un instant me fit apercevoir à quelques pas de moi, sur l’arête d’une grosse pierre, le charmant petit chanteur dont les accens secouaient fort à propos ma torpeur. Sa gaie mélodie semblait vouloir me consoler du triste linceul de vapeurs froides dont j’étais enveloppé. Mon guide, habitué comme tous les gens de la campagne à reconnaître les oiseaux à leur chant, aurait pourtant douté du témoignage de ses oreilles, s’il n’avait vu de ses propres yeux la jolie petite lavandière, avec les plumes jaunes éclatantes de ses ailes et son hochement de queue caractéristique. C’était la première fois qu’il entendait un oiseau dans la région nue du pic, et son étonnement était d’autant plus grand que la lavandière aime surtout les endroits bas et humides des pâturages. Un grain de superstition se mêlait peut-être aussi à son admiration, car pour les Açoriens la lavandière est sacrée. D’après une légende populaire parmi eux, lorsque la sainte famille dut chercher un refuge en Égypte contre la cruauté d’Hérode, la caille précéda les fugitifs en les dénonçant par ses cris, tandis que la lavandière les suivait, s’efforçant d’effacer la trace de leurs pas. Cette naïve croyance assure à ce gentil oiseau, dans toute l’étendue des Açores, le privilège de venir sans être inquiété jusqu’aux portes des habitations.
Jour et nuit, à des heures déterminées, je rampais hors de mon réduit pour faire quelques observations météorologiques. Au milieu de la journée, la température du sol était de deux degrés environ plus élevée que celle de l’air humide qui affluait du sud-ouest, et la nuit la différence devenait plus grande. Vers deux heures de l’après-midi avait lieu le maximum de température, qui ne dépassait pas 10° 1/2 ; à trois heures du matin se produisait le minimum, qui était compris entre 4 et 5 degrés. Pendant ce temps, aux mêmes heures, sur le bord de la mer, à Pico et à Fayal, la température maxima et minima était respectivement de 23 degrés et de 21°,5. Au lieu de se trouver enseveli, comme je l’étais sur la cime du pic, dans un océan nébuleux, on jouissait près du rivage de la clarté d’un soleil resplendissant. D’où venait l’amoncellement des nuages autour du sommet de la montagne ? Il ne pouvait évidemment être attribué à une condensation des vapeurs de l’atmosphère au contact du terrain, puisque le thermomètre accusait une température du sol supérieure à celle de l’air ambiant. Une autre explication plus plausible se présente à l’esprit quand on observe ce qui se passe. L’atmosphère peut être considérée comme composée de couches d’autant plus denses, plus chaudes et plus chargées de vapeur d’eau qu’elles occupent un niveau plus bas. Charriées ensemble par les vents, elles se meuvent dans un espace limité, en conservant leur équilibre réciproque et leurs conditions physiques normales ; mais, si elles rencontrent devant elles l’obstacle d’un massif montagneux, la force qui les pousse continue de les presser, et les oblige à continuer leur route en se. déviant. Une partie de l’air des couches inférieures s’écoule à droite et à gauche du mont, une autre portion s’élève, chassée comme par une brise ascendante, se mêle aux couches supérieures, qui sont plus froides, et bientôt en partagera température. Alors la vapeur dont elles sont chargées devient plus que suffisante pour les saturer, une condensation s’opère, des. nuages naissent et grossissent, quelquefois avec une grande rapidité. De loin, la cime de la montagne semble entourée d,’une brume immobile ; mais, quand on y stationne, on constate aisément le mouvement qui y règne et la succession des amas de brouillard amenés par le courant d’air qui monte. Ces phénomènes se prolongent parfois durant des mois entiers, sans qu’un rayon de soleil éclaire le cône terminal. A l’ombre fréquente de la nuée, la neige se conserve toute l’année dans les crevasses du bord méridional du cratère, et un petit réservoir, taillé naturellement dans un gros bloc de rocher, fournit en tout temps une provision certaine d’eau potable.
Trois jours s’étaient déjà écoulés depuis que j’étais installé au sommet du pic, et le brouillard ne perdait rien de son intensité. Mes provisions étaient épuisées, le nivellement projeté devenait impossible à cause de la demi-obscurité où tout était plongé en plein midi ; je repris le chemin de la descente, et rentrai le soir à la maison hospitalière du consul français, sur la plage d’Area-Larga, épuisé de fatigue et brisé par l’insuccès de ma tentative de travail.
L’île de Pico ne possède encore que quelques tronçons de route carrossable, et les anciens chemins n’y sont le plus souvent que des sentiers raboteux : aussi n’y voit-on circuler ni voitures ni chariots d’aucune espèce. Les bêtes de somme y sont très rares. À chaque pas, on rencontre des hommes et des femmes portant sur la tête de lourds et volumineux fardeaux, et marchant néanmoins d’un pas leste dans les endroits les plus rocailleux.
Le costume des gens de Pico diffère beaucoup de celui des habitans de Terceire. Le lourd manteau de drap noir des dames de Terceire y est inconnu, et la capuche des hommes est remplacée par un simple chapeau de paille à larges bords. Les femmes sont coiffées d’un chapeau de paille de même forme. Leurs bras sont à demi nus ; autour des reins, elles ont un jupon court de laine bleue, à bordure rouge ou jaune ; à leur côté pend une aumônière bariolée de diverses couleurs. L’habitude de porter des objets pesans en équilibre sur la tête leur développe la poitrine et leur donne une tournure martiale. Elles marchent toujours nu-pieds, tandis que les hommes ont le plus souvent des sandales en peau de chèvre.
Il n’y a d’auberge dans aucun des villages de Pico ; quand on veut faire le tour de l’île, on doit à l’avance se munir de lettres de recommandation, et quêter l’hospitalité de village en village, suivant le procédé antique. Partout vous trouvez un accueil cordial ; mais la composition du souper qui vous attend varie beaucoup avec le degré d’aisance de l’hôte qui vous reçoit : tantôt on vous sert une poule au pot cachée sous un amas appétissant de riz, tantôt le menu est plus maigre et se compose seulement de fromage et de pain de maïs. Une bonne tasse de thé clôt presque partout le repas, qu’il soit succulent ou frugal. Le coucher n’est pas moins varié que la nourriture : une nuit, vous dormez sur un large lit en bois sculpté, garni de franges et de draperies ; le lendemain, un simple grabat vous procure un sommeil tout aussi profond que celui dont vous aviez joui sous le monumental baldaquin de la veille. Pico a neuf lieues de long ; j’en ai fait le tour à pied et à petites journées, pendant le mois de novembre 1867. À cette époque, la population de l’île traversait une crise terrible dont elle commence à peine à se relever. Depuis plusieurs années, sa principale ressource était anéantie. Les ravages causés par l’oïdium avaient été tels qu’on avait arraché presque tous les plants de vigne. En 1852, les vignobles de Pico produisaient 25,000 pipes d’un vin sec ayant quelque analogie avec le madère ; dès l’année suivante, le développement du redoutable champignon parasite avait réduit la récolte au cinquième, et quelques années plus tard la fabrication du vin avait complètement cessé. En 1867, on aurait vainement cherché une grappe de raisin dans l’île. La douceur et l’humidité du climat ont annihilé les remèdes tentés et rendu le fléau irrémédiable. Aujourd’hui on recommence à introduire quelques ceps d’origines diverses ; mais on ne peut encore fonder que de vagues espérances sur ces essais. La destruction de la vigne a été d’autant plus désastreuse à Pico que la nature du sol, dans la plupart des points où elle était plantée, ne permet guère d’autre culture. Elle poussait au milieu des laves, dans des endroits totalement privés de véritable terre végétale. Les racines des ceps s’enfonçaient dans du gravier volcanique dont on remplissait les creux de la roche. Ni graminées, ni légumineuses, ni solanées, ne peuvent donner de récolte passable dans un pareil terrain. On s’est borné, faute de mieux, à y planter des figuiers, surtout des abricotiers, dont les fruits sont employés pour fabriquer de l’eau-de-vie.
Une grande partie de la population, chassée par la misère, a quitté le pays. L’émigration s’est tournée d’abord vers le Brésil ; en 1867, cette dissection primitive du courant d’émigration durait encore et était presque exclusivement suivie. Depuis lors, le flot des émigrans s’est divisé ; une portion notable se porte vers les États-Unis et spécialement vers la Californie. Les émigrans de Pico sont travailleurs et économes, peut-être même un peu rapaces. Ils ressemblent, sous bien des rapports, à nos Auvergnats, comme si, dans des pays aussi éloignés que les Açores et la France centrale, la même nature du sol avait donné les mêmes qualités morales aux indigènes. De même que les Auvergnats, après avoir amassé un petit pécule à l’étranger en exerçant tous les métiers possibles, ils s’empressent de revenir à la terre natale, où ils se marient et se fixent définitivement. Quand on voit à Pico une jolie petite maison bâtie auprès de quelque pauvre village, on peut être certain qu’elle appartient à l’un de ces heureux aventuriers. Ceux qui ont vécu au Brésil ont peu modifié leurs habitudes et leur régime antérieur, mais ceux qui reviennent des États-Unis semblent transformés. Ils ont pris instinctivement des goûts de propreté et d’ordre qui se trahissent au dehors dans une foule de petits détails. Un employé de la douane de Fayal me disait qu’en ouvrant la malle d’un Açorien rentrant dans sa patrie il pouvait indiquer, d’après le mode de rangement du linge, le pays d’où venait le nouveau débarqué. La rentrée des expatriés serait encore plus générale, si les jeunes gens qui ont émigré clandestinement pour échapper à la conscription ne craignaient les rigueurs de l’autorité portugaise. Bien que le service militaire n’ait rien de terrible en Portugal, néanmoins il faut reconnaître qu’il inspire aux Açoriens la répugnance la plus profonde : la vie de garnison leur est odieuse ; beaucoup quittent leur pays et leur famille plutôt que de s’y soumettre.
L’instruction est peu répandue à Pico ; cependant, à ma grande surprise, j’y ai rencontré quelques hommes lettrés, possédant non-seulement la connaissance des ouvrages de leur pays, mais ayant parfois des notions assez étendues sur la littérature française. J’ai vu avec étonnement nos manuels du baccalauréat figurant parmi les livres peu nombreux d’un propriétaire, et paraissant remplir pour lui l’office d’un puits de science inépuisable. Un de mes hôtes, dans une autre île, était un disciple fervent de Proudhon, connaissant à fond les œuvres du maître. A Pico, au village de Lagens, j’ai trouvé un docteur en théologie, admirateur non moins passionné de Peiletan. Après m’avoir fait les honneurs de sa bibliothèque, dans laquelle figuraient nos classiques du xviie et du xviiie siècle et beaucoup d’auteurs modernes, le docteur me conduisit au bord de la mer et me fit voir, à l’ancre près du rivage, un bateau qui lui appartenait et qui, sur une large bande tricolore aux couleurs françaises, portait écrit en gros caractères : Eugène Peiletan. Dans une autre localité, un de mes hôtes, miguéliste ardent, me vanta bien haut le vicomte d’Arlincourt comme un de nos meilleurs écrivains nationaux.
Pendant mon excursion autour de Pico, le mauvais temps me força plusieurs fois de m’arrêter en chemin. Durant un ouragan, je reçus l’hospitalité chez le curé du village de San-Matthœo, qui m’installa dans un petit pavillon situé près de la pointe d’une falaise. Pendant la nuit, la tempête se déchaîna avec une telle violence que des masses d’eau détachées des vagues de la mer venaient battre avec fracas contre les volets fermés de ma fenêtre. Le choc des flots faisait vibrer le rocher tout entier.
Dans une autre de mes haltes, au village de San-Roques, j’eus la satisfaction d’assister à la fête annuelle et à une partie de la cérémonie singulière qui lui donne son cachet. Des fêtes pareilles, dont l’origine remonte à une époque bien antérieure à la découverte des Açores, ont lieu, avec quelques variations, dans tous les villages des îles de cet archipel. Dans chaque localité, un certain jour de l’année, généralement le jour de la fête du patron, les habitans du village se rendent à l’église après s’être concertés entre eux sur le choix d’un des notables du pays, qui, sous le titre l’imperador (empereur), doit jouer le principal rôle dans la solennité. Une messe est célébrée en grande pompe) à un certain moment de l’office, l’élu du suffrage populaire s’avance au pied de l’autel, le prêtre lui met sur la tête une couronne en clinquant et dans la main un sceptre doré, parfois on lui confie en même temps une petite statue du patron du village. La messe terminée, il sort de l’église, accompagné de la foule dés assistans, et on le conduit triomphalement, au son des guitares, jusqu’à un petit édifice soutenu par des colonnes et garni intérieurement de bancs en pierre. Ce modeste monument se nomme le théâtre ou le Spiritu santo. Chaque village possède le sien. L’imperador s’assied sur le banc du fond, entouré des notables ; devant lui est dressée une table sur laquelle chacun apporte son offrande : des pains, des fruits, des légumes, des volailles, des moutons, des chevreaux, etc. L’imperador contribue naturellement pour la plus grosse part. Celui de San-Roques, récemment échappé à un naufrage, avait, m’a-t-on dit, fait tuer cinq bœufs pour fêter à la fois son sauvetage et son nouveau titre. Le tas de provisions est distribué aux pauvres du village ; quand la table est vide, le cortège reprend sa marche et conduit l’imperador à sa demeure. Un grand festin est préparé pour les amis du maître de la maison. Dans la soirée, les danses commencent et se prolongent toute la nuit. Tous les habitans du village y sont admis sans distinction de fortune ou d’âge, et paraissent y prendre le plus vif plaisir. La statue du saint, placée sur une estrade chargée d’ornemens, semble présider à la fête. La danse la plus ordinaire est la chamarita ; elle a lieu en rond et se compose de mouvemens de balancement assez semblables à ceux de la bourrée de nos paysans d’Auvergne. Les assistans chantent alternativement deux strophes, avec accompagnement de guitares et sur des airs qui varient peu. Des improvisations, des réminiscences, fournissent les paroles du chant. Les improvisateurs, hommes ou femmes, ont souvent une facilité de composition extraordinaire. Il arrive fréquemment que les strophes se répondent et que les chanteurs entament un véritable tournoi poétique ; quelquefois aussi des répliques malignes se succèdent et s’entre-croisent. Les danses se répètent ainsi, une ou deux fois par semaine, pendant un mois. Au bout de l’année, l’imperador reporte à l’église du village son sceptre, sa couronne et la statue du saint, et cède son titre à un nouvel élu.
Depuis la découverte des Açores, Pico a été le siège de plusieurs éruptions volcaniques. Le 21 septembre 1572, après un violent tremblement de terre dont les secousses se prolongèrent pendant vingt minutes, cinq cratères, alignés transversalement au grand axe de l’île, s’ouvrirent non loin du village de Prainha do Norte et lancèrent des amas de matières incandescentes. La lueur produite fut telle qu’on l’apercevait de l’île de San-Miguel. Les coulées s’étendirent sur une largeur d’un mille, et s’avancèrent jusqu’à la mer, à une distance d’environ trois milles de leur point d’émission. À cette crise succéda une période de repos d’un siècle et demi. Le 1er février 1718, de très fortes secousses se firent sentir dans l’île presque tout entière, et bientôt une formidable explosion eut lieu sur le flanc septentrional du pic au-dessus du village de Bandeiras et de Santa-Lucia. Les anciens phénomènes volcaniques sont seuls capables de donner une idée de la vaste déchirure qui se produisit. Sur l’emplacement de cette éruption, on distingue encore aujourd’hui sept bouches alignées du nord au sud. La plus basse est à une altitude de 800 mètres ; la plus élevée est située à un niveau plus haut de 400 mètres. Au-delà, le pic est entaillé presque verticalement et s’élève sous la forme d’un talus rapide de plus de 1,000 mètres de hauteur. Cet effrayant escarpement est composé en grande partie, surtout à sa base, de fines scories, et à sa partie supérieure, de bancs de lave minces et fendillés, qui chaque année produisent des avalanches de pierres. Les matériaux incohérens rejetés par les bouches de cette éruption ont été tellement abondans, qu’ils forment deux collines parallèles sur les bords de la déchirure. Celle qui occupe le bord occidental est beaucoup plus considérable que celle qui se montre à l’est, d’où l’on peut conclure que pendant cette éruption le vent d’est a dominé. L’intensité de la projection démontre en outre le rôle important qu’ont joué les gaz et les vapeurs surchauffées dans ce mémorable événement. Quant à l’écoulement des matières en fusion, il n’a pas été proportionné à la violence du cataclysme ; néanmoins il a été assez considérable pour que les laves qui sont arrivées jusqu’à la mer aient formé en avant de la côte un promontoire d’environ 400 mètres de long.
Deux semaines s’étaient écoulées depuis le début de cette éruption, et les phénomènes paraissaient à peine en voie de décroissance lorsque subitement le sol se fendit de l’autre côté du pic, à l’ouest du village de San-João. Trois cratères se formèrent d’abord sur une même ligne droite ; puis un quatrième, très remarquable par la conservation d’une partie de la fissure sur laquelle il est implanté et par l’existence d’un autre cône concentrique dans son intérieur, s’établit à un niveau plus bas. Il en sortit des flots de lave, qui se répandirent jusqu’à la mer, sous la forme d’étroites coulées juxtaposées les unes aux autres. L’éruption de Santa-Mana avait été de courte durée ; celle-ci se prolongea jusqu’au mois de janvier 1719. Tout semblait rentré pour longtemps dans le repos lorsque, l’année suivante, des tremblemens de terre plus violens que jamais se firent sentir, et le 10 février 1720 une nouvelle éruption eut lieu de l’autre côté du village de San-João. Celle-ci dura six mois ; elle donna lieu à la formation de plusieurs cônes et à un épanchement abondant de scoriacées qui aujourd’hui encore résistent aux envahissemens de la végétation.
Les laves modernes et toutes les laves anciennes de Pico, à une seule exception près, sont essentiellement basaltiques ; en maint endroit, on pourrait ramasser de grandes quantités de gros cristaux de pyroxène et de péridot. La forme des coulées atteste la fluidité très grande qu’elles possédaient avant leur refroidissement. Les tunnels y sont fréquens ; l’un des plus longs se trouve creusé dans la lave de 1720. On y pénètre par une étroite ouverture pratiquée à la partie moyenne ; des éboulemens empêchent de remonter bien loin dans l’intérieur de la galerie, mais on peut la parcourir du côté de la descente et la suivre sur une longueur de 500 mètres jusqu’au point où elle débouche dans la falaise ; la partie terminale de la coulée qui la renferme a été démolie et entraînée par les flots.
À Prainha do Galião se voit un autre tunnel qui se bifurque vers le bas au milieu de sa longueur, et que l’on peut remonter du côté opposé jusqu’à son point d’origine. Le souterrain se termine de ce côté par un cul-de-sac arrondi, semblable au fond d’un creuset que l’on aurait vidé. À Bandeiras, il existe deux tunnels, l’un n’ayant pas plus de 100 mètres de long, mais remarquable par l’élévation et la largeur de la voûte, — l’autre, long de 250 mètres environ, communiquant avec des conduits latéraux et décoré de stalactites tubuleuses. Les lignes de niveau, les draperies de lave, dont nous avons décrit les formes et expliqué l’origine à propos des galeries souterraines de Terceire, se présentent ici exactement avec les mêmes particularités. De même encore qu’à Terceire, l’infiltration des eaux provenant du terrain sus-jacent y est fréquente. Le plus court des deux tunnels de Bandeiras offre un suintement assez prononcé pour qu’on y ait ménagé un réservoir, qui suffit pour approvisionner d’eau potable le village voisin. À certaines heures de la journée, les femmes de Bandeiras pénètrent dans la galerie, portant sur la tête de grands vases allongés qu’elles viennent remplir d’eau. En les voyant dans ce lieu sombre s’avancer nu-pieds à la file, la tête chargée de vases de forme antique, on croirait volontiers assister à l’une de ces cérémonies religieuses dont les vieilles peintures murales nous ont conservé l’image.
L’eau douce manque dans la région littorale de Pico ; l’eau de pluie s’infiltre immédiatement dans un sol poreux et crevassé, et ne forme de source un peu abondante qu’en des points recouverts ordinairement par la mer. En plusieurs endroits, on lave le linge à marée basse dans l’eau qui remplit des trous faits dans le sable de la plage. Les citernes sont fort rares, et. les habitans de la plupart des villages de l’île ont pour toute boisson une eau très saumâtre, qui provient de puits peu profonds creusés à une petite distance du rivage. Il existe sur le plateau qui s’étend au centre de l’île, à l’est du pic, quelques petits lacs dont l’eau pourrait être conduite, sans grands frais, dans les villages les plus rapprochés ; mais jusqu’à ce jour l’attention de l’administration du district ne s’est pas portée de ce côté. La zone centrale, qui est en réalité la partie riche et fertile de l’île, est complètement déserte et à peine accessible par de rares sentiers.
A Pico, aussi bien qu’à Fayal, il serait indispensable de donner une impulsion plus rapide à la confection des routes et aux travaux entrepris pour assurer l’arrivée de l’eau douce dans les lieux les plus habités. Le projet d’un môle destiné à transformer la rade d’Horta en un port bien abrité ne peut manquer d’être réalisé dans un avenir prochain, mais il devra être complété par la construction d’un lieu d’embarquement disposé sur la côte la plus rapprochée de Pico, afin d’assurer par tous les temps la communication entre les deux îles. Pendant près de quatre siècles, les Acores n’ont été qu’une simple colonie d’où la métropole tirait de gros revenus, sans songer à y créer aucune œuvre utile. À cette heure, il n’en est plus de même, et les Açoriens élèvent la voix avec raison pour réclamer impérieusement la fondation d’écoles et l’exécution des grands travaux d’utilité publique dont leurs îles ont le plus pressant besoin.
Fayal est une petite île de forme arrondie, où se fait un commerce plus important qu’on ne serait tenté de le penser en ne tenant compte que de la très médiocre étendue de ce coin de terre. C’est un point peu éloigné des grandes voies maritimes les plus fréquentées de l’Atlantique. Le port d’Horta, capitale de l’île, est particulièrement visité par les navires qui retournent en Europe, venant de l’Amérique du Sud ou du cap de Bonne-Espérance, et qui veulent se ravitailler ou réparer des avaries. D’importans dépôts de houille, des magasins remplis d’agrès de toute sorte, d’abondans approvisionnerons de vivres, fournissent largement tous les secours dont la navigation a communément besoin. Les baleinier, américains qui se livrent à la capture du cachalot dans la mer avoisinante y viennent aussi chercher des subsistances et déposer les produits de leur pêche. Enfin il s’y fait avec l’Amérique du Nord un commerce, d’oranges assez considérable, et tout permet d espérer. crue le commerce du vin indigène, naguère florissant, aujourd’hui anéanti par l’effet de la maladie de la vigne, reprendra un jour son essor.
La ville d’Horta s’étend sur le bord de la mer, dans une position pittoresque, en face de l’île de Pico. La baie dont elle occupe le fond n’est exposée sans défense naturelle à l’action des vents que du côté du sud-est. Au sud s’avance une éminence, composée d’immenses blocs de lave rouges ou noirs, et désignée sous le nom de Mont-Brûlé (Monte Queimado). Rien de plus lugubre que l’aspect de ces roches, dont la coloration est encore aussi crue que le jour où elles ont perdu leur incandescence. La mer, en les attaquant incessamment, se charge d’en renouveler la surface et d’y’maintenir la vivacité des teintes. Cependant la portion culminante du massif offre un petit plateau sur lequel est une charmante habitation environnée de pelouses et de jardins. Le mont Queimado, bien que formant promontoire, offre des caractères semblables à ceux des dômes volcaniques qu’on rencontre dans l’intérieur des terres. Par conséquent, si l’éruption à laquelle il doit son origine a débuté au sein de l’eau, il est probable que la bouche du volcan a été promptement mise à l’abri du contact de la mer, soit par un mouvement ascendant du sol, soit par l’entassement des premiers matériaux sortis de la fournaise ardente.
Plus en saillie vers le sud, et relié au précédent par une étroite langue de sable, se trouve un autre cône volcanique bien plus considérable encore, auquel sa position de sentinelle avancée a fait donner le nom de mont Guia (guide)[2]. Celui-ci est incontestablement d’origine sous-marine : il est composé de lits de tuf superposés, stratifiés parallèlement aux pentes de la surface. Le revers, tourné du côté de la ville, offre une pente assez douce pour être cultivée ; il est divisé en compartimens réguliers, dont les uns sont des jardins, les autres des champs de maïs. Des sentiers tracés au milieu des cultures conduisent sur la crête du mont. De là, l’intérieur du cratère se présente sous la forme d’un immense entonnoir entr’ouvert du côté du sud. La mer pénètre par l’échancrure, et remplit tout le fond de cette vaste dépression, connue sous le nom de Caldeira do Inferno (Chaudière de l’Enfer). Les navires de commerce, qui parfois s’y abritent contre le vent du nord-est, paraissent bien petits auprès de la gigantesque circonvallation qui les domine, et bien téméraires quand on songe qu’ils ont pris pour refuge la bouche même du volcan.
Extérieurement, du côté du sud-ouest, le mont Guia, profondément miné par la mer, est creusé de grottes sonores que l’on parcourt en barque, et où l’on peut observer la coupe des assises du tut. Les coulées basaltiques, qui près de là descendent en pente douce jusqu’au rivage méridional de l’île, sont également rongées par les flots ; quelques-unes, intactes à la partie supérieure, offrent des lacunes à la base et ressemblent par suite aux arcades en ruines a un ancien aqueduc.
Des maisons de campagne luxueuses, des métairies entourées de rians jardins et garanties du vent par de hautes murailles de lave, des cabanes proprettes, se voient tout le long du chemin qui suit la côte. Sous le ciel si doux des Açores, cette partie de l’île de Fayal semble encore jouir d’un climat privilégié. Devant la porte de plus d’une chaumière, des palmiers balancent leur élégant panache, et des dragonniers au tronc volumineux dressent leur tête hérissée d’une armure de feuilles épaisses et raides ; des cactus aux formes bizarres, étoiles d’involucres touffus et parés de couleurs éclatantes, des crassulacées groupées en massifs non moins brillamment colorés ou disposées en guirlandes, ornent les plus pauvres jardins et couvrent de verdure les sombres murs des enclos.
À 3 kilomètres environ d’Horta, la côte s’infléchit vers le nord, et la végétation prend aussitôt un aspect plus sévère. L’angle saillant que fait le rivage en ce point est protégé contre la violence des vagues par un amas volcanique qui ne tient au sol de l’île que par une bande de laves large à peine de quelques mètres. La roche qui compose ce monticule est d’un blanc bleuâtre ; elle est divisée en gros prismes accolés verticalement, semblables à la maçonnerie d’un gigantesque édifice. Ces caractères sont tellement frappans que la presqu’île a reçu, dès les premiers temps de l’occupation de Fayal par les Portugais, le nom de Castello Branco (château blanc), quelle porte encore aujourd’hui. L’étroite chaussée qui conduit au sommet s’élève à pic de chaque côté, à 40 mètres environ au-dessus du niveau de la mer, et avec cela présente une montée tellement rude que l’on doit éprouver une certaine appréhension en s’y aventurant lorsqu’on n’a pas une grande habitude de braver le vertige. Après l’avoir traversée, on se trouve sur une crête demi-circulaire, au pied de laquelle s’étend du côté de la mer une dépression profonde. Ce sont évidemment là les débris d’un cratère dont les flots ont enlevé la partie la plus directement opposée à leurs coups. La partie du rebord qui reste est nue et stérile. D’après la tradition, à la fin du XVIIe siècle, les habitans du village voisin avaient élevé en ce lieu des constructions destinées à leur donner refuge dans le cas où ils auraient eu à subir la visite inopinée des pirates algériens. Depuis longtemps de pareilles incursions ne sont plus à craindre aux Açores : aussi n’existe-t-il maintenant, au sommet du môle de Castello Branco, que de rares vestiges des bâti mens qui y avaient été élevés. On y voit encore un reste de pavage et des trois réguliers murés, ayant probablement servi de citernes. La partie basse, qui correspond au fond du cratère primitif, est cultivée ; mais le bénéfice de l’exploitation doit être assez faible, car la récolte est dévastée chaque année par les lapins, qui pullulent sur ce rocher, et qui, à la moindre alerte, s’enfoncent dans les fentes de la falaise, où il est impossible de les poursuivre.
A partir de Castello-Branco, la côte devient de plus en plus abrupte, et, lorsqu’on approche du village de Capello, situé vers l’extrémité ouest de l’île, elle atteint à plus de 100 mètres de hauteur. La coupe de terrain qui s’y voit offre un bel exemple de l’agencement des laves basaltiques. L’escarpement semble de loin composé d’une série de bancs de roches noires, alignées horizontalement et séparées par des lits minces de scories rougeâtres. Chacun des bancs paraît au premier abord continu sur une largeur de plusieurs centaines de mètres, comme si la lave qui les forme s’était répandue en large nappe à la surface du sol ; mais une étude plus attentive permet de décomposer ces assises, et fait reconnaître en elles le résultat de la juxtaposition d’une suite de coulées étroites. Il n’y a donc là qu’une stratification imparfaite, bien différente de celle qu’affectent les roches sédimentaires. Au pied de cette falaise sort une eau thermale alcaline et sulfureuse comme celle de Graciosa.
La crête, qui se prolonge jusqu’à la pointe occidentale de l’île, est formée par une rangée de cônes, dont quelques-uns, de masse imposante, ont été certainement le produit de terribles éruptions. A l’exception d’un seul, tous ces cônes ont été formés avant la découverte de Fayal. L’unique éruption dont l’homme ait été témoin dans cette île est celle de 1672, dont le récit a été conservé par un rapport inséré dans les annales municipales de la ville d’Horta. Le 12 avril 1672, des tremblemens de terre se firent sentir dans la partie occidentale de l’île, et se répétèrent les jours suivans. Ils devinrent assez violens dans la journée du 15 pour déterminer les habitans des villages de la zone ébranlée à abandonner leurs demeures. A part deux courtes périodes de repos, l’une dans la soirée du 19, l’autre dans celle du 21, l’intensité et la fréquence des secousses ne font qu’augmenter jusqu’au 24. Enfin ce jour-là une explosion formidable a lieu, et un cratère s’ouvre sur l’arête comprise entre les villages de Capello et de Praia de Norte. En un moment, le ciel est obscurci par un nuage de cendres. Dans les parties les plus reculées de l’île, le soleil, qui brillait quelques instans auparavant de tout son éclat, se trouve voilé d’une nuée fuligineuse. Au loin, l’atmosphère est infectée par l’odeur fétide de l’hydrogène sulfuré. En même temps jaillit un fleuve de lave en fusion qui descend vers le nord, couvrant une largeur d’environ 300 mètres. La terreur atteignit alors son plus haut degré ; les habitans des villages voisins de la nouvelle bouche volcanique s’empressèrent de se sauver à l’extrémité opposée de Fayal, quelques-uns même se réfugièrent dans les autres îles de l’archipel. Comme il arrive presque toujours en pareil cas, aussitôt l’éruption déclarée les tremblemens de terre perdirent leur violence. Pendant les deux jours qui suivirent l’explosion du début, le calme aurait même semblé presque rétabli, si l’on n’eût encore senti de temps en temps quelques légères commotions du sol. Toutefois le 27 avril les secousses redeviennent plus fortes, les explosions prennent une nouvelle vivacité, et l’écoulement des laves se fait avec un redoublement d’abondance. Trois coulées descendent simultanément vers la mer : deux du côté nord de l’île, la troisième sur le versant sud. Une pluie de cendres rougeâtres intercepte la lumière du jour et flétrit les plantes. Le 28, on distingue neuf bouches qui rejettent des fumées, des cendres et des scories embrasées. La principale coulée atteint le rivage du côté nord, se précipite en cascade du haut d’une falaise, et constitue au pied du rocher un récif peu élevé au-dessus des flots. Le 30, les laves s’ouvrent un nouvel orifice, et l’unique source que l’île possédait dans cette région se tarit. Enfin les bruits souterrains et les secousses du sol s’affaiblissent, et le 1er mai les explosions et les tremblemens de terre cessent complètement. Seules, les pluies de cendres persistent pendant quelque temps encore, et achèvent de détruire la végétation des champs et des pâturages aux environs du volcan.
Il est à remarquer que les tremblemens de terre de cette éruption causèrent à peine quelques dommages dans la partie orientale de l’île, tandis qu’ils ruinèrent de fond en comble les villages de la région occidentale. Cette différence si nettement tranchée dans l’effet des secousses tient presque certainement à la constitution de la partie centrale de Fayal. Là en effet se trouve le point médian et pour ainsi dire l’ombilic du système éruptif de l’île. De quelque côté que l’on s’avance vers ce centre, il faut gravir des pentes prononcées, et, quand on atteint la cime, on se trouve sur le rebord d’une caldeira aussi remarquable par sa régularité que par sa profondeur. Cette caldeira est un vaste gouffre circulaire de 2 kilomètres de diamètre. La crête qui l’environne est en moyenne à 1,000 mètres au-dessus du niveau de la mer. Le point culminant qui occupe la partie ouest du contour est à une altitude de 1,022 mètres, et le fond se trouve à 400 mètres au-dessous. De tous côtés, la paroi intérieure est presque à pic. À l’ouest et au sud, d’imposantes masses de laves trachytiques s’y montrent divisées en prismes verticaux de couleur grisâtre ; en d’autres points, des bancs de laves bleuâtres s’allongent au milieu de détritus volcaniques scoriacés ou ponceux.
Des sources limpides jaillissent de toutes parts. L’eau dégoutte de roche en roche, se réunit en filets minces, qui plus bas se convertissent en cascades retentissantes. Un bel euphorbe arborescent (euphorbia mellifera) pousse dans les ravins à côté des rameaux largement étalés des genévriers. Partout où les racines des plantes peuvent s’enfoncer au milieu des matières désagrégées ou pénétrer dans les interstices des roches, se développe une vigoureuse végétation. Le faya, autrefois si commun dans l’île qu’il lui a donné son nom, pousse encore librement eu ce lieu, comme dans un dernier asile : des bruyères, des persea, des myrtiles et surtout des fougères se plaisent dans cet enfoncement, où ils trouvent un abri contre la violence des vents et contre les ardeurs du soleil, en même temps qu’un air constamment chargé d’humidité. Deux cônes de scories existent au fond de la caldeira ; l’un d’eux se montre encore à découvert, mais l’autre est tellement boisé qu’il semble n’être plus qu’un amas de verdure. La ponce qui recouvre l’extérieur de la montagne se laisse facilement entraîner par les eaux ; aussi a-t-elle été fortement ravinée par l’action des pluies. Les ver-sans du mont sont creusés de sillons allongés et profonds, qui s’écartent en divergeant comme les génératrices d’un cône. Entre ces creux sont restées des parties proéminentes, des espèces de côtes saillantes, garnies d’un lacis inextricable de bruyères et de buissons.
Au pied des monticules de l’intérieur de la caldeira s’étend un petit lac où abondent les cyprins. La présence de ce poisson, commun dans les eaux douces de la Chine, au fond d’un cratère volcanique des Açores ne peut guère s’expliquer que par une importation faite à. dessein. Beaucoup d’autres faits d’acclimatation d’espèces animales étrangères viennent confirmer du reste la probabilité de cette introduction. L’écrivain national le plus ancien des Açores, le père Fructuoso, qui vivait à la fin du XVe siècle, rapporte que les premiers navigateurs qui abordèrent dans ces îles n’y trouvèrent aucun quadrupède ; par conséquent, non-seulement les races domestiques qu’on y rencontre, mais encore les autres espèces de mammifères, sont toutes d’origine exotique. Le furet a été apporté pour la chasse du lapin, qui avait été introduit le premier et avait pullulé outre mesure. La belette, la souris, le mulot, le rat noir et son ennemi le rat gris ou surmulot, ont été apportés par les navires. On connaît par exemple la date exacte de l’arrivée du rat gris à Terceire. Au commencement de notre siècle, une tempête ayant mis en pièces un bâtiment de commerce dans le port d’Angra, une troupe de ces animaux s’échappa du milieu des épaves et gagna à la nage la ville, où elle s’est multipliée, reléguant le rat noir dans les fermes et dans les villages les plus écartés de l’île. La chauve-souris, commune notamment à San-Miguel, appartient à une espèce nombreuse en Belgique et en Hollande. Or, quand on sait qu’un grand nombre des premiers colons des Açores sont venus des Flandres, on ne s’étonne plus de voir l’unique cheiroptère de ces îles assimilable aux individus d’une espèce flamande. Il y a une quarantaine d’années, on a essayé sans succès d’acclimater le dromadaire ; on a même, par un caprice bizarre, tenté d’introduire le loup. Enfin l’exemple le plus curieux et le plus authentique de tous est celui de l’introduction de la grenouille. En 1820, un riche propriétaire de San-Miguel déposa dans un lac de son île quelques grenouilles apportées de Lisbonne. Depuis lors, ces batraciens se sont multipliés à l’excès, et le soir assourdissent de leurs coasse-mens les bords naguère silencieux des ruisseaux et des nappes d’eau.
Il n’existe aux Açores ni tortue terrestre, ni couleuvre, ni vipère, ni serpent d’aucune espèce. L’embranchement des reptiles n’y est représenté que par un joli petit lézard que l’o.) trouve à Graciosa, seulement dans le voisinage des habitations. Ce lézard (lucertus Dugesil) appartient à une espèce de Madère. H. Drouet, qui le premier en 1860 a signalé ce saurien à l’attention des naturalistes, semble le regarder comme assez rare alors à Graciosa ; mais cette année même, en 1872, j’ai pu constater qu’il était extrêmement abondant dans la même localité, ce qui semble prouver qu’il s’y est rapidement multiplié, et que probablement il y était d’introduction très récente au moment où il a été vu par notre compatriote. Le crapaud a été, il y a peu d’années, importé d’Amérique ; toutefois cette singulière tentative de naturalisation n’a pas réussi ; malgré la douceur et l’humidité du climat, le nouvel hôte n’a pas tardé à disparaître.
Avec le cyprin, le seul poisson d’eau douce que l’on ait signalé aux Açores est l’anguille commune de nos rivières de France. Elle ne se rencontre jamais dans les lacs, elle vit seulement dans quelques cours d’eau ; le savant zoologiste Morelet est porté à la regarder comme indigène à cause des conditions toutes spéciales dans lesquelles on la trouve. Des cascades de plus de 30 mètres de haut s’observent à la partie inférieure de plusieurs des ruisseaux qu’elle peuple ; il existe même à San-Miguel une petite rivière, la Gorriana, dans laquelle on en trouve de nombreux individus, et qui forme entre les villages de Maia et de Porto-Formoso une cascade d’environ 100 mètres, interrompue pendant l’été. On ne peut donc raisonnablement supposer que cette espèce se soit propagée d’une rivière à l’autre en franchissant par mer l’espace qui les sépare et en remontant des cascades aussi élevées ; d’autre part, Morelet ne veut pas admettre qu’il ait pu exister aux Açores un amateur de pisciculture assez passionné pour aller porter des anguilles dans la partie supérieure des principaux cours d’eau de l’archipel. L’idée de multiplier un poisson d’eau douce paraîtrait, dit-il, sans doute fort singulière aux insulaires des Açores. Cette hypothèse ne nous semble pourtant pas dénuée de vraisemblance, quand on songe aux efforts persévérans des Açoriens pour doter leur pays de ce qui peut l’enrichir en productions animales et végétales. On peut donc considérer l’anguille ainsi que les cyprins comme des poissons étrangers apportés et acclimatés aujourd’hui dans les eaux douces de l’archipel.
Les essais d’acclimatation tentés aux Açores ont porté jusqu’à présent de préférence sur les plantes. Les Anglais et les Américains, qui sont nombreux à Fayal, ont contribué beaucoup à propager le goût de l’horticulture. Un citoyen américain qui, sous le nom de Dabney, a pendant quarante ans exercé les fonctions de consul des États-Unis à Fayal, a été surtout l’agent principal de ce progrès. Cet homme distingué, descendant de la famille française de d’Aubigné, a imprimé à tout ce qu’il a touché le cachet de l’esprit entreprenant et ferme du vieux sang huguenot qui coulait dans ses veines. Les grands établissemens commerciaux de Fayal ont été son œuvre. Il est parvenu à fonder un commerce d’échanges régulier entre les Açores et le continent américain, et à faire de son île une sorte d’entrepôt pour les navires de tous pavillons qui sillonnent la partie voisine de l’Atlantique. Enfin, préoccupé de l’avenir réservé aux essais botaniques, il a transformé des champs à peine défrichés en jardins splendides, qui sont aujourd’hui le plus bel ornement de la ville d’Horta. Son rôle de négociant l’appelait souvent en Amérique et en Europe, et à chaque voyage il ne manquait jamais de rapporter des graines, des boutures ou des arbustes. Plusieurs des arbrisseaux qu’il a plantés sont devenus de grands arbres, monumens vivans appelés à perpétuer la mémoire de cet homme de bien. Un araucaria excelsa, qu’il avait apporté de Boston il y a quarante-quatre ans dans un petit vase de grès, est aujourd’hui un arbre magnifique qui s’élève à plus de 40 mètres de haut. Cet araucaria est, dans l’archipel açorien, le premier qui ait donné des graines fertiles. En 1867, lors de mon premier voyage à Fayal, on croyait encore que sous le ciel des Açores cet arbre ne pouvait se reproduire que par bouture ; mais depuis lors, et à plusieurs reprises, on a constaté la germination des graines tombées au pied de l’arbre. Dernièrement, j’ai pu voir à l’ombre de ses rameaux une multitude de petites plantes frêles et souffreteuses, appelées un jour à posséder la taille et le feuillage du géant végétal.
D’autres arbres, de provenances les plus diverses, poussent côte à côte, et rivalisent de fraîcheur et de force. Le chêne, le hêtre, l’orme, le tilleul et les autres essences forestières d’Europe s’élèvent au milieu de leurs nombreux congénères importés des forêts américaines. Un même enclos renferme à la fois les cryptomeria du Japon, les acacias de l’Australie, les proteacées du cap de Bonne-Espérance, le tulipier de la Virginie, le taxodium des bords du Mississipi, les palmiers africains, les aralia de la Chine, le palissandre, l’eugenia du Brésil, l’anona des Antilles, le pin de l’Himalaya, le cèdre du Liban. Même variété dans les arbustes et dans les plantes herbacées qui décorent ces lieux féeriques. Les murs des clôtures disparaissent sous un amas de guirlandes de verdure et de fleurs. Les corolles rouges des bignonia, les grappes bleuâtres des glycines s’y mêlent aux fleurs jaunes du stigmophyllum ciliare et aux larges feuilles gaufrées du diplodœnia splendens. Cette luxuriante végétation est distribuée avec tant de goût et d’art qu’elle semble presque spontanée ; on a besoin d’un effort de réflexion pour se rendre compte du soin qu’il a fallu apporter et de la dépense considérable qu’il a fallu faire pour obtenir un pareil résultat.
Malgré le caractère laborieux et intelligent de la population de Fayal, aucune industrie un peu importante n’a pu jusqu’à présent s’établir dans l’île. Les matières premières proviennent de l’étranger. Le combustible fait défaut. L’unique cours d’eau susceptible de fournir une force motrice utilisable n’est nullement aménagé : il est presque à sec pendant l’été, tandis que l’hiver il se transforme en un torrent fougueux. Certaines entreprises qui semblaient avoir quelques chances de succès local n’ont même pas réussi. Ainsi on a essayé d’établir à Horta une boulangerie fournissant un pain de meilleure qualité que celui qui est en usage dans cette ville, et l’on a échoué contre l’indifférence et peut-être aussi contre les goûts invétérés de la population. On a importé et installé un outillage mécanique pour la confection des clous, dont il se fait un emploi considérable dans la construction des caisses destinées au transport des oranges. Des droits de douane élevés semblaient assurer une protection efficace à cette fabrication ; mais on avait oublié de tenir compte de la fraude, et au bout de très peu de temps le fondateur du nouvel établissement dut reconnaître qu’il ne pouvait soutenir la concurrence des usines américaines, qui trouvaient le moyen de faire pénétrer leurs produits dans les îles en échappant au paiement des taxes.
Il existe cependant à Fayal quelques petites industries qui témoignent d’une dextérité extraordinaire chez ceux qui les exercent. Les femmes de l’île tissent avec du fil d’agave des dentelles d’une délicatesse extrême, et font en coton des bas à jour qui ont été l’objet d’une récompense à l’exposition de 1867. Pendant plusieurs années ces bas ont joui d’une certaine vogue aux États-Unis ; mais là comme ailleurs la mode change, et en ce moment les pauvres tricoteuses fayalaises chôment. Un autre genre de travail, plus spécial à l’île de Fayal, est la fabrication de petits ouvrages en moelle de figuier. Cette matière, d’un blanc de neige, prend sous l’instrument tranchant les formes les plus variées : on en fait des bouquets d’une finesse exquise, des dessins en relief qui représentent des animaux, des plantes, des navires, des allégories diverses. Les ouvrières occupées à ce métier sont de véritables artistes. Deux d’entre elles ont un jour exécuté sous mes yeux quelques objets, et j’ai été vivement frappé de leur bon goût et plus encore de leur habileté manuelle. Avec un simple rasoir, elles donnaient à la moelle de figuier des surfaces arrondies qui avaient l’éclat et le modelé du marbre de Carrare : tantôt elles le découpaient en lamelles si minces que leur travail aurait fait envie au micrographe le plus exercé. La vannerie de Fayal mérite aussi une mention particulière. Elle fournit au commerce de charmantes petites corbeilles finement tressées et décorées de traits d’un rouge vif.
Dans les autres îles de l’archipel des Açores, aucune industrie locale ne vaut la peine d’être signalée, si l’on excepte toutefois la confection des fleurs en sucrerie, qui a lieu encore dans les couvens de Terceire, et la fabrication des couvertures de lit, qui se fait surtout à Pico et à Florès. Ces couvertures sont formées d’une grande pièce de toile blanche, dans laquelle sont passés, perpendiculairement les uns aux autres, des fils de laine de couleurs variées, de manière à figurer une sorte de damier multicolore, dont chaque, compartiment est divisé lui-même en petits rectangles de deux ou trois teintes différentes.
Fayal possède au fond de la baie d’Horta un petit fort dont les canons n’ont jamais eu d’emploi belliqueux ; ils servent à répondre aux salves des navires de guerre, à célébrer les fêtes nationales et les anniversaires religieux. Les soldats peu nombreux qui y tiennent garnison ne sont guère utiles que lorsqu’un vaisseau étranger vient stationner dans la rade et que des bandes de matelots descendent à terre pour jouir de quelques heures de liberté. Alors c’est parfois une tâche rude de maintenir la tranquillité dans les rues ordinairement si paisibles d’Horta ; il est arrivé dans de telles circonstances que le sang a coulé, et que la tranquillité n’a pu être rétablie que par l’intervention énergique de la force armée. De tels désordres sont heureusement fort rares ; aussi les marins de toutes les nations reçoivent-ils généralement un excellent accueil à Fayal. Nos officiers de marine sont unanimes pour vanter les agrémens de cette station. Avouons cependant que, durant notre déplorable guerre avec la Prusse, les sympathies de la population fayalaise n’ont pas été toutes du côté de la France ; l’absurdité de la déclaration de guerre nous avait aliéné plusieurs des meilleurs esprits. Deux camps d’opinion opposée s’étaient formés dans la ville d’Horta. La présence d’un navire prussien bloqué dans les eaux des Açores par une frégate française augmentait encore la division et rendait les discussions plus vives. Les jeunes filles elles-mêmes, prenant parti pour l’une ou l’autre des deux nations, portaient dans les bals, à leur corsage, de petits drapeaux aux couleurs du pays qu’elles favorisaient de leurs vœux. Toutefois la dureté des conditions que nous avons dû subir au terme de la lutte et surtout l’annexion violente de nos compatriotes d’Alsace et de Lorraine ont enfin ouvert les yeux de ceux qui nourrissaient contre nous les préventions les plus fortes, et nous ont ramené les cœurs. Il n’est plus maintenant aucun Açorien qui ne désire fermement la libération de la France et le rétablissement de sa prospérité.
F. FOUQUE.