Voyage géologique aux Açores
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VOYAGES GÉOLOGIQUES
AUX AÇORES

I.
L’ILE DE TERCEIRE.

L’archipel des Açores constitue aujourd’hui l’une des plus belles et des plus florissantes provinces du royaume de Portugal. Une foule de causes y concourent à l’accroissement incessant de la richesse générale. Un climat très doux, un sol fertile, une position géographique éminemment favorable au développement des relations commerciales, une population intelligente et active, une administration libérale et bienveillante, y sont des élémens certains de prospérité, les uns dépendant de l’action de l’homme, les autres inhérens au pays même. À ces avantages, les Açores joignent de merveilleuses beautés naturelles.

Pico, l’une des îles du groupe, est surmontée d’un cône volcanique de plus de 2,000 mètres d’élévation, dont la cime est blanchie par la neige pendant plusieurs mois de l’année, tandis que la base du mont est enveloppée d’une ceinture de champs de vignes et de plantations d’orangers. — Terceire, l’ancienne capitale administrative, alors que les Açores n’étaient qu’une simple colonie portugaise, offre dans sa partie centrale une région montueuse et sauvage couronnée d’éminences volcaniques, les unes dénudées, les autres hérissées de broussailles ou revêtues d’une épaisse couche de mousses humides, pendant que la zone littorale est ornée de brillantes cultures et parsemée d’élégantes habitations. — San-Miguel, aujourd’hui la reine de l’archipel, présente dans ses parties basses une suite presque ininterrompue d’enclos verdoyans où l’on récolte chaque année ces millions d’oranges qui sont durant l’hiver l’objet d’un immense commerce avec l’Angleterre. Un peu plus haut, sur les pentes, s’étendent de jeunes bois où l’on rencontre, végétant côte à côte, les arbres les plus divers, originaires de toutes les régions tempérées du globe; mais ce sont les points culminans de l’île auxquels la nature semble avoir voulu réserver ses ornemens les plus grandioses. D’un côté, l’on y trouve enclavée la pittoresque vallée de Fumas, environnée de roches abruptes et traversée par une rivière d’eau chaude dont les sources brûlantes reproduisent en petit les phénomènes des geysers de l’Islande; de l’autre s’ouvre, à l’extrémité de l’arête montagneuse de l’île, la caldeira de Sete Cidade, dépression circulaire, profonde de 200 à 300 mètres, large de plus de 2 kilomètres, à parois taillées à pic, dont le fond renferme un village coquettement niché sur le bord d’un lac, au pied d’anciens cratères décorés d’une sombre verdure. — Graciosa, qui mérite encore aujourd’hui le nom expressif qu’elle a reçu lors de sa découverte, Fayal, dont la magnifique baie est un lieu de relâche et de ralliement recherché par les navires de toutes les nations, Corvo, célèbre par la légende du fameux cavalier dont le doigt mystérieux était tourné vers l’Amérique, possèdent des caldeiras, la plupart très régulières et quelques-unes plus profondes encore, relativement à leur diamètre, que celles de San-Miguel. — Des champs de maïs et de gras pâturages couvrent la longue crête formée par l’île de San-Jorge et s’étendent jusqu’au bord de hautes falaises dont les escarpemens vertigineux sont sillonnés de longs rubans de lave noire ou rougeâtre. — Santa-Maria et Florès, quoique d’origine également volcanique, semblent avoir été depuis plus longtemps respectées par les feux souterrains; en revanche, l’action de l’atmosphère y a marqué plus fortement son empreinte. A Florès particulièrement, les pluies ont creusé des ravins profondément découpés, des précipices fantastiques, sur la paroi desquels des plantes de la famille des composées étalent leurs corymbes dorés, dont le vif éclat est encore relevé par le ton verdoyant des fougères qui les accompagnent.

En somme, ce qui frappe surtout dans ces neuf îles disséminées sur une longueur de 800 kilomètres[1] au centre de l’Atlantique, c’est la puissance magnifique et pour ainsi dire le témoignage écrit des forces volcaniques qui, du sein de la terre, ont fait jaillir des torrens de matière ignée au milieu même des flots de l’Océan, et qui, semblables aux géans légendaires, ont accumulé les uns sur les autres des amas prodigieux de scories et de roches ; — c’est aussi le spectacle du travail infatigable de la mer pour recouvrer son domaine et le tableau des dégradations gigantesques produites par l’action des eaux; — enfin c’est le splendide déploiement de vie végétale qui s’opère sur ces rivages, et qui semble vouloir y dérober aux yeux la lutte acharnée et éternelle des deux classes d’agens naturels désignés par les géologues sous les noms respectifs de plutoniques et de neptuniens.

Attiré à deux reprises aux Açores par le désir d’accomplir certains travaux de chimie appliquée à la géologie, j’ai dû parcourir pas à pas non-seulement les parties cultivées des. îles, mais encore les régions les plus sauvages des parties centrales. En retraçant ici quelques-unes de mes excursions, mon but est de donner une idée de la conformation d’une contrée qui peut être regardée comme le type des régions volcaniques marines. J’essaierai en même temps de fournir un aperçu des richesses végétales de ces îles, des conditions heureuses qu’y rencontre notamment l’arboriculture, et des remarquables essais d’acclimatation qui y sont tentés ou poursuivis. Quelques-uns des incidens de mes pérégrinations permettront en outre au lecteur de se rendre compte des mœurs et des habitudes de la population des Açores, des progrès qui s’y sont accomplis depuis trente ans sous le rapport intellectuel et moral, et de l’avenir qui semble réservé aux habitans de ce délicieux éden.


I.

J’ai visité les Açores la première fois durant l’automne de 1867, la seconde fois pendant l’été qui vient de s’écouler. Mon premier voyage a été déterminé par la nouvelle d’une éruption sous-marine dont l’apparition venait d’avoir lieu dans le voisinage de l’île de Terceire. Ces sortes d’éruptions empruntent un attrait tout particulier aux conditions spéciales dans lesquelles elles s’opèrent. La situation de la bouche volcanique au sein même des flots de la mer donne aux phénomènes un aspect différent de celui qui s’observe d’ordinaire dans les volcans dont les cratères sont ouverts à l’air libre, et à certains égards elle en facilite l’étude. Les manifestations du feu souterrain sont loin d’être uniquement caractérisées par des écoulemens de lave; les matières en fusion manquent souvent dans les cataclysmes volcaniques, même les plus effroyables ; mais ce qui n’y fait jamais défaut, ce sont les dégagemens torrentiels de gaz et de vapeurs. Or, par suite de la porosité du terrain et de la nature scoriacée des roches, dans les volcans aériens plusieurs de ces matières volatiles arrivent à la surface déjà mélangées à l’air atmosphérique et par conséquent altérées, quelquefois brûlées complètement avant même qu’on puisse les recueillir pour en faire l’examen. Le géologue chimiste recherche donc avec avidité l’occasion d’étudier les éruptions sous-marines, car il est certain que les élémens de l’air n’ont pas modifié sensiblement la composition des gaz d’origine souterraine, et généralement la ténuité de la couche de liquide traversée et la continuité du dégagement sont aussi des garanties du peu d’importance de l’action modificatrice due au pouvoir dissolvant de l’eau. Ces considérations m’avaient engagé à emporter toute une collection de tubes et d’appareils délicats, destinés soit à emprisonner les gaz que je comptais recueillir, soit à en faire au moins l’analyse qualitative. Aussi l’on peut juger de mon désappointement lorsqu’on arrivant à Terceire j’appris que tout semblait terminé; aucun îlot n’avait apparu à la surface des eaux. La mer vue du rivage, couverte d’une brume légère, paraissait calme et unie sur le lieu qui avait été le théâtre de l’éruption, et les pêcheurs de l’île ne pouvaient fournir aucun renseignement positif sur l’état de cet emplacement; ils étaient encore trop épouvantés pour avoir osé jusque-là s’en approcher.

Voici le récit des phénomènes qui s’étaient accomplis, tel que je l’ai recueilli. Les premiers signes de convulsions souterraines s’étaient manifestés plusieurs mois avant l’apparition des explosions. Des tremblemens de terre, d’abord faibles et peu nombreux, avaient ébranlé le sol dans la partie occidentale de l’île de Terceire dès la fin du mois de décembre 1866. Le village de Serreta, situé dans cette partie de l’île, à une petite distance du rivage, en face de l’endroit où quelques mois plus tard l’éruption devait avoir lieu, avait eu particulièrement à souffrir des commotions. Depuis le commencement du mois de janvier 1867 jusqu’au 15 mars suivant, les secousses de tremblement de terre s’y étaient fait sentir plusieurs fois chaque jour. Dans les premiers temps, ces ébranlemens du sol étaient assez faibles pour ne causer aucun dommage sérieux. Les habitans du village et des hameaux voisins, très effrayés d’abord, n’avaient pas tardé à se rassurer, et leurs inquiétudes s’étaient surtout dissipées pendant une période de tranquillité (du 15 mars au 17 avril) durant laquelle on n’avait ressenti aucune secousse; mais à partir du 17 avril les trépidations s’étaient de plus en plus multipliées en augmentant rapidement d’intensité. Pendant le mois de mai, on en constatait de huit à douze par jour, et depuis le 25 mai jusqu’au 2 juin on en avait compté plus de cinquante dans certaines journées. Les tremblemens, sensibles d’abord seulement à Serreta ou dans le voisinage de cette localité, s’étaient aussi chaque jour étendus davantage, et à la fin du mois de mai on les ressentait dans toute l’île de Terceire. Le maximum d’intensité des secousses s’est toujours manifesté sur le bord de la mer, près de Serreta; les maisons de ce village ont été lézardées, quelques-unes même renversées, et les chemins se sont trouvés encombrés par les débris des murs de clôture avoisinans. La population de Serreta et de quelques autres villages de la région occidentale de l’île avait quitté ses habitations dès le commencement du mois de mai, et campait dans les jardins, sous des tentes. Chaque secousse débutait par un choc vertical de bas en haut, comme si, dans les profondeurs de la terre, une impulsion brusque venait frapper subitement la face profonde des couches superficielles du sol. Ce mouvement vertical presque instantané était suivi immédiatement d’un mouvement oscillatoire horizontal beaucoup plus prolongé, dirigé sensiblement du nord-ouest au sud-est. Chaque jour, les habitans des villages menacés se réunissaient devant la porte des églises, et toutes les fois qu’une secousse nouvelle avait lieu, une scène de frayeur, toujours la même, se reproduisait. Au début de la commotion, la sensation du choc vertical arrachait un cri simultané de toutes les poitrines, puis un silence complet, durant lequel on respirait à peine, régnait pendant tout le temps de l’oscillation horizontale consécutive. Les huit ou dix secondes que durait cette scène d’angoisse semblaient pour chacun se prolonger bien au-delà de leur durée réelle.

La secousse la plus énergique avait eu lieu le 1er juin à huit heures du matin; elle avait déterminé la chute de plusieurs pans de murailles et fortement endommagé la plupart des constructions jusque-là restées intactes. Des fentes s’étaient produites sur le bord des ravins, et des blocs de rochers, détachés des hauteurs de la montagne de Santa-Barbara, qui domine la côte ouest de l’île, avaient roulé avec fracas sur les pentes. On évalue à quatre-vingts le nombre des maisons ruinées ce jour-là dans le village de Serreta. L’abandon général des habitations avait empêché que l’on n’eût d’accidens mortels à déplorer; quelques personnes seulement avaient reçu des blessures légères.

Tout à coup, dans la nuit du 1er au 2 juin, huit détonations très fortes, semblables à des décharges d’artillerie, se font entendre dans un court intervalle de temps, et le matin du 2 juin, à la pointe du jour, on voit les premiers signes de l’éruption. La mer présente, sur une grande étendue, une coloration d’un vert jaunâtre, et à une distance d’environ 3 milles de la côte on distingue un bouillonnement intermittent, qui d’abord est faible et ne se manifeste qu’à de longs intervalles, mais qui, s’accroissant peu à peu, atteint son maximum le 5 juin. Le 2 juin, vers neuf heures du soir, on avait vu, trois fois dans l’intervalle d’un quart d’heure, l’eau s’élever à une grande hauteur sous la forme d’un jet vertical, en un point situé entre la côte de Terceire et l’endroit principal du bouillonnement observé pendant la journée. Les jours suivans, le même phénomène se reproduit un grand nombre de fois en se développant. Le 5 juin, on peut observer simultanément six ou sept énormes colonnes composées d’eau chaude et de vapeur d’eau, jaillissant avec impétuosité au-dessus du niveau de la mer et ne se courbant par l’action du vent qu’à une hauteur de plusieurs centaines de mètres, en offrant l’aspect d’un épais nuage de fumées blanches. Ces puissantes émissions de vapeur et d’eau chaude sont accompagnées de projections nombreuses de scories noirâtres, dont la coloration foncée tranche nettement sur la blancheur éclatante des jets aquifères. Quelques blocs de scories ainsi lancés paraissent posséder exceptionnellement un volume de plusieurs mètres cubes; le volume de la plupart des fragmens semble ne pas dépasser la grosseur du poing. Ceux qui se trouvent engagés au milieu d’une colonne de vapeur montent ordinairement fort haut sous l’impulsion des fluides élastiques qui les enveloppent ; mais ceux que l’on voit apparaître sur le pourtour d’un jet s’écartent obliquement en décrivant une courbe peu étendue au-dessus de la surface de l’eau, dessinant une sorte de couronne au pied du jet vertical qu’ils entourent.

L’emplacement de ces phénomènes grandioses n’était pas absolument fixe, la sortie des vapeurs sous la forme d’une colonne blanchâtre se faisait tantôt en un point, tantôt en un autre, mais toujours dans un espace elliptique limité, d’environ 5 kilomètres de longueur et de 1 kilomètre de largeur. Le grand axe de cette ellipse était dirigé sensiblement de l’est 10° nord à l’ouest 10° sud, et quelquefois tous les jets se montraient en même temps, distribués sur cette ligne à des distances inégales les unes des autres. Les plus considérables, qui étaient aussi les plus impétueux, étaient ceux dont la position semblait le moins varier. La situation du jet principal correspondait sensiblement à l’emplacement où l’on avait observé le 2 juin les premiers bouillonnemens de la mer. Des sifflemens aigus, des détonations terribles comparables aux éclats de la foudre et redoublés par les échos des falaises de la côte accompagnaient la formation des jets de vapeur et l’expulsion des scories. A une distance de plus de 10 milles, l’eau de la mer était colorée de teintes disperses, vertes, jaunes, rouges, dues à la présence de sels de fer en dissolution. L’odeur pénétrante de l’acide sulfhydrique était très prononcée, et, s’il est vrai, comme l’affirment les gens du pays, que l’on ait vu surnager à la surface de la mer du soufre sous la forme d’un précipité blanc jaunâtre, il faudrait attribuer ce fait à la décomposition du gaz sulfhydrique au contact de l’air. Du reste nulle trace de flammes, nulle incandescence, et dans l’obscurité de la nuit le fracas des explosions pouvait seul révéler l’existence de l’éruption. L’amas sous-marin formé par l’accumulation des scories ne s’était pas élevé jusqu’au niveau de la mer, ce que l’on peut expliquer par la grande profondeur de l’eau dans les points où s’était opéré le dépôt des matériaux rejetés par le volcan et aussi par la courte durée des phénomènes. A partir du 2 juin, les secousses du tremblement de terre, sans cesser complètement, deviennent très rares et assez faibles pour ne plus inspirer aucune inquiétude; quant à l’éruption elle-même, dès le soir du 5 juin, elle est en décroissance, la projection des gros blocs cesse tout à fait. Le 7 juin, il n’y avait plus aucune pierre lancée, et le même jour, vers dix heures du soir, les vapeurs elles-mêmes avaient disparu. La période active de l’éruption avait donc en tout duré sept jours.

Cette cessation brusque des phénomènes était assez extraordinaire pour me faire douter que tout fût terminé. La pensée que les moins apparens de ces phénomènes pouvaient bien s’y prolonger encore, loin de tout regard humain, me fit concevoir le projet d’explorer en bateau la petite étendue de mer que les habitans de Terceire considéraient comme ayant été le siège de l’éruption. Une nuit, par un léger vent d’ouest, je m’embarquai dans le port d’Angra. Le patron d’une petite chaloupe avait consenti, non sans peine, à me conduire au lieu désigné. A la pointe du jour, nous étions en face de la côte occidentale de Terceire, et, tandis que le bateau voguait lentement vers le but présumé de l’excursion, je pus admirer à loisir l’imposant panorama que cette région de l’île, vue de la mer, offre aux regards à cette heure matinale. À droite, au-dessous du village de Santa-Barbara, une falaise de 400 mètres de haut, composée de bancs de lave noirâtre et de couches de scories d’un rouge foncé; à gauche une épaisse coulée de lave trachytique descendant le long des pentes comme un long ruban grisâtre, dont la couleur claire contraste avec le ton foncé des laves basaltiques environnantes et avec la teinte vigoureuse des nombreux figuiers qui épanouissent leur feuillage épais à l’abri des roches; enfin, au-dessus de tout cela, la cime de la caldeira de Santa-Barbara, enveloppée d’une calotte nuageuse. La sauvage falaise du premier plan était encore dans l’ombre pendant que les plus fins détails du paysage voisin se trouvaient éclairés sous une faible incidence par les limpides rayons du soleil naissait. A la distance où nous étions de la côte, les villages avec leurs nombreux toits de chaume et leurs églises aux blanches façades, cachés dans les profondes découpures du terrain, ressemblaient à des jouets d’enfant.

A mesure que le soleil s’élevait au-dessus des crêtes de la montagne, nous approchions du point désigné par les renseignemens assez vagues qui m’avaient été donnés à Angra. Nous jetions de temps en temps la sonde pour reconnaître s’il n’existait pas dans ces parages quelque inégalité brusque dans la profondeur de la mer. Enfin nous arrivâmes au terme de l’excursion ; mais là aucune trace de l’éruption, ni modification dans la configuration du sol sous-marin, ni aucun changement dans la température ou dans la coloration de la mer. Après une heure de vaines recherches, nous allions reprendre la direction d’Angra lorsqu’un des bateliers nous fit remarquer à peu de distance un point où l’on apercevait un léger bouillonnement. Une étendue de mer à peine de quelques mètres carrés était agitée par un faible dégagement gazeux. Les bulles peu volumineuses se succédaient par bouffées intermittentes et venaient crever en pétillant à la surface de l’eau. C’était là le phénomène ultime de l’éruption. Je n’essaierai pas de dépeindre la satisfaction que me causa cette découverte ; ceux qui ont entrepris des recherches expérimentales peuvent seuls comprendre l’instant de bonheur que l’on goûte en pareil cas. Je dus modérer l’expression émue de ma joie en présence des regards stupéfaits de l’équipage.

On emploie des appareils de formes diverses pour recueillir les gaz naturels qui se dégagent au travers d’une nappe d’eau. Ceux que j’avais adoptés étaient de simples entonnoirs de verre, largement ouverts à la base et munis d’un robinet au niveau de la partie rétrécie. Le robinet fermé, l’instrument est rempli d’eau et enfoncé légèrement dans la mer au-dessus des bulles, qui viennent peu à peu en occuper toute la capacité. Lorsqu’il est rempli de gaz, on l’enlève à l’aide d’un seau introduit doucement au-dessous et on l’apporte dans le bateau. C’est là qu’a lieu le second temps de l’opération, lequel a pour but d’assurer la conservation et le transport du fluide recueilli. Il s’agit alors de faire passer le gaz de l’entonnoir dans de longues fioles cylindriques terminées par une partie effilée. Ces vases, dans lesquels le vide a été préalablement fait à l’aide d’une machine pneumatique, sont fermés à la lampe. Avec un tube de caoutchouc, on en adapte la pointe au-dessus du bec de l’entonnoir, dont on ouvre le robinet, puis on casse la pointe effilée de la fiole, et le gaz se précipite avec violence dans l’intérieur du vase. Quand le sifflement qui indique le passage du fluide au travers de la partie effilée a cessé, on ferme de nouveau au chalumeau cette extrémité rétrécie de la fiole; le gaz se trouve alors parfaitement emprisonné et susceptible d’être conservé intact indéfiniment. L’analyse exacte peut être ainsi réservée pour le laboratoire.

Néanmoins ces petites opérations si simples rencontrent dans la pratique des obstacles ignorés dans un cabinet confortablement installé. La surface de la mer est rarement unie comme celle de la cuve à mercure d’un laboratoire. Le plus souvent les courans entraînent le bateau d’un côté ou de l’autre du point où l’on voudrait rester stationnaire, et, quand à force de patience et d’habileté les bateliers parviennent à vaincre cette difficulté, le mouvement des flots rend encore très pénible la fonction de l’opérateur, qui doit maintenir son appareil plongé sous l’eau, dans une position à peu près fixe. Fréquemment, lorsque la besogne semble sur le point d’être terminée et que l’on se félicite déjà de pouvoir bientôt quitter la position fatigante que l’on est obligé de garder, arrive une grosse vague qui soulève brusquement l’embarcation; l’entonnoir sort de l’eau, l’air atmosphérique y pénètre, s’y mélange au gaz recueilli, et le travail fait est à recommencer. Quand il faut fermer les fioles au feu du chalumeau, la peine n’est pas moindre; la lumière éclatante du jour empêche de voir la flamme, le vent la fait vaciller et souvent l’éteint. Une lanterne de forme spéciale est presque nécessaire pour permettre de fondre la pointe de verre effilée que l’on veut clore; encore faut-il dans la plupart des cas s’accroupir au fond de la barque, sous une grande couverture, pour être à l’abri des coups de vent.

Quelques tubes gradués de construction simple et un petit nombre de réactifs permettent de se rendre compte immédiatement de la composition qualitative du mélange gazeux. En général, ces mélanges recueillis dans l’eau, autour des volcans, sont d’autant plus complexes et d’autant plus riches en hydrogène qu’ils proviennent de points où l’action volcanique est plus intense. C’est notamment ce que les gaz pris à Terceire ont offert de plus saillant. La présence de l’hydrogène libre ou de ses composés les plus simples dans les produits gazeux d’une telle origine est un fait digne du plus haut intérêt. N’est-il pas merveilleux de voir ce gaz, le plus léger de tous les corps connus, sortir des profondeurs du sol? Quelle force puissante l’y a enfermé? Quelle action moléculaire y a présidé à la naissance de ce corps? Les propriétés chimiques de l’hydrogène le placent à la tête des métaux, à côté du mercure et du platine, dont il s’éloigne tant par ses qualités physiques. Le fait que des gisemens d’hydrogène existent, comme ceux des métaux proprement dits, dans les entrailles de la terre, fait qui est mis en évidence par ces dégagemens gazeux sous-marins, vient ici confirmer les inductions hardies des chimistes; il tend aussi à établir une certaine relation entre la constitution du globe terrestre et celle du soleil, qui, d’après les découvertes spectroscopiques, est un immense réservoir d’hydrogène. De pareils rapprochemens dépassent sans doute la portée du fait minime où l’imagination en puise la source; mais, quelle qu’en soit la valeur absolue, ils ne doivent pas être dédaignés, car ils ont au moins le mérite certain de provoquer toute une suite d’expériences et d’observations nécessaires pour en vérifier ou pour en infirmer l’exactitude.

II.

L’excursion nautique dont j’ai esquissé les incidens divers et les résultats les plus évidens étant accomplie, l’objet principal de mon voyage aux Açores se trouvait atteint. Pour compléter l’exécution du plan que je m’étais tracé avant mon départ de France, il ne me restait plus qu’à entreprendre paisiblement l’exploration géologique de quelques-unes des îles; mais, le bateau à vapeur postal ne faisant qu’une fois par mois la tournée des Açores, je me vis retenu pendant près de quatre semaines encore à Terceire. La navigation à voiles entre ces îles n’a rien de régulier, et à partir de l’équinoxe d’automne jusqu’au printemps elle est sujette à des dangers ou au moins à de longues interruptions. Le manque de refuges sur la plupart des côtes, l’abondance des récifs, la profondeur de la mer aux abords des falaises, la fréquence des ouragans, y occasionnent de nombreux sinistres. Il n’est point rare durant la mauvaise saison qu’une embarcation soit détournée bien loin de son chemin par de violens vents contraires. Il y a quelques années, deux frères de Santa-Maria, qui voulaient transporter des provisions de leur île à San-Miguel, furent assaillis par un vent d’ouest si fort et si persistant qu’ils ne trouvèrent rien de mieux que de se diriger sur Lisbonne. Ils arrivèrent à l’entrée du Tage au bout de onze jours sans que la tempête leur eût laissé un moment de répit. Un autre bateau, qui allait avec une charge de bois de San-Jorge à Terceire, fut entraîné par l’action combinée des vents et du courant de l’une des ramifications du gulf-stream et rencontré à plus de 200 lieues au nord-ouest des Açores. Le cas le plus singulier est celui d’un juge qui, regagnant Terceire au retour de sa visite annuelle à Graciosa et San-Jorge, fut poussé sur les côtes du Brésil, d’où il fut ramené à Lisbonne; de là il revint enfin dans ses foyers, après avoir fait une tournée bien différente de celle qu’il avait l’habitude d’accomplir.

Sur les neuf îles qui composent le groupe açorien, Fayal et Terceire seules possèdent des baies offrant un asile, assez peu sûr d’ailleurs, contre les vents impétueux qui règnent souvent dans cette région. J’ai été, en décembre 1867, témoin d’une de ces tempêtes, et je frémis encore en pensant aux désastres qui sont arrivés sous mes yeux. Le bateau à vapeur sur lequel je me trouvais fut assailli par l’ouragan à la tombée de la nuit, dans la baie de Horta, capitale de l’île de Fayal. Les bâtimens d’un faible tonnage qui étaient à l’ancre furent bientôt enlevés et jetés à la côte. Près de nous, un grand trois-mâts, qui devait partir le lendemain pour le Brésil avec un convoi d’émigrans, résistait à la tempête depuis plusieurs heures ; attaché par de fortes chaînes à deux ancres solidement fixées, il semblait défier la fureur des flots; mais son tour vint aussi, et nous le vîmes, après la rupture des chaînes, partir comme une flèche, bondir et se briser contre les récifs de la pointe Espalamaca. Notre bateau à vapeur, forcé de prendre le large, se trouva bientôt, grâce à l’espèce de digue protectrice formée par l’île de San-Jorge, à l’abri des mouvemens violens de l’océan, et il parvint sans encombre jusqu’à Terceire. Là, de nouvelles épreuves l’attendaient. La tempête nous suivait, et le soir même de notre arrivée dans le port d’Angra elle s’y manifestait avec une violence croissante. Au milieu de la nuit, le bateau à vapeur était forcé derechef de céder devant la puissance des flots, et obligé de fuir en pleine mer, en abandonnant ses ancres. Le lendemain soir, le calme se rétablissait enfin, et nous rentrions dans le port que nous avions quitté la veille; mais quel lamentable spectacle s’y offrait aux regards ! Le terrible vent sud-ouest, que les habitans de Terceire nomment le charpentier à cause de la violence irrésistible avec laquelle il brise et détruit les navires, avait passé par là et couvert le port d’épaves. Des planches de toutes dimensions, la plupart rompues, des débris de meubles, des bouts de mâts, flottaient de toutes parts. Dix ans auparavant, cette fois pendant l’été, au mois d’août 1857, il y avait eu aux Açores une tempête encore plus désastreuse, dont le souvenir est resté dans la mémoire des habitans de l’archipel. Non-seulement les navires qui se trouvaient dans le voisinage furent engloutis ou mis en pièces, mais l’ouragan, qui avait tous les caractères d’un véritable cyclone, exerça encore les plus épouvantables ravages dans l’intérieur des îles.

Pendant le mois que j’ai passé à Terceire, je n’ai vu entrer dans le port d’Angra qu’une seule embarcation. C’était une chaloupe venant de San-Jorge, qui avait profité de quelques heures de vent favorable pour franchir le canal qui sépare les deux îles. Durant ce mois, des bourrasques répétées ou des pluies incessantes rendaient également pénibles les excursions dans l’intérieur des terres. Les montagnes du centre de l’île étaient bien rarement dégagées de l’épaisse enveloppe de nuages gris qui, malgré la violence du vent, semblait y adhérer avec ténacité; dans la zone côtière, les averses multipliées étaient séparées par des intervalles où le soleil brillait de tout son éclat. Vingt fois dans une journée le soleil s’assombrissait et la pluie se mettait à tomber, puis, aussitôt le grain terminé, le ciel reprenait sa pureté, et des arcs-en-ciel d’une beauté incomparable témoignaient seuls de la persistance de la pluie à quelque distance.

Aux Açores, la température ne s’élève guère au-dessus de 30 degrés sur les bords de la mer pendant les mois les plus chauds de l’été, et le plus souvent elle ne s’y abaisse pas au-dessous de 7, même au cœur de l’hiver. Les journées où le thermomètre monte au-dessus de 26 degrés et celles où il descend au-dessous de 10 sont véritablement exceptionnelles : aussi peut-on dire qu’il règne dans la région littorale un printemps perpétuel; mais c’est un printemps éminemment pluvieux pendant neuf mois de l’année. Le mode de construction et la distribution des habitations portent le cachet de ces conditions climatériques; aucune précaution ne paraît prise contre des chaleurs trop grandes ni contre des froids trop intenses. Il n’existe ni cheminée ni aucun autre moyen de chauffage ; la cuisine du pauvre se fait devant la porte lorsque le temps est beau, et au milieu même de l’habitation quand il pleut. Comme il n’existe pas de plafonds, la fumée sort non-seulement par les ouvertures normales de la maison, mais encore par les interstices des tuiles du toit.

En revanche, tout indique le soin extrême que l’on a pris pour se garantir de l’humidité. Dans les maisons de la classe aisée, les rez-de-chaussée sont délaissés comme lieu d’habitation. Ils servent d’écuries, de celliers, de magasins et aussi de boutiques dans les villes. Les pièces du premier étage sont vastes et bien aérées. Une demeure de médiocre apparence possède souvent un salon de 15 ou 20 mètres de long et large en proportion. Les papiers de tenture, que l’humidité détacherait promptement et couvrirait de moisissures, sont proscrits : les murs sont simplement blanchis à la chaux; les meubles compliqués et délicats, les placages, sont remplacés par des objets massifs et solides qui défient toutes les influences hygrométriques.

Bien que la chaleur de l’été soit toujours modérée, et que des brises rafraîchissantes soufflent sans cesse soit de la terre vers la mer, soit en sens inverse, néanmoins l’abondance de l’humidité répandue dans l’air augmente la fréquence et le danger des insolations. C’est sans doute un des motifs pour lesquels on a conservé l’usage des grillages en bois à mailles étroites, qui garnissent encore aujourd’hui la plupart des fenêtres et des balcons. Dans ces treillis peints en vert sont encadrés des volets carrés, construits de la même manière, qui peuvent être soulevés de bas en haut en tournant autour d’une charnière fixée au bord supérieur. Les femmes d’Angra passent une grande partie de la journée derrière ces châssis, accroupies sur des nattes, causant ou travaillant, et surtout guettant avec avidité du côté de la rue les occasions trop rares de satisfaire leur curiosité. Dès qu’un étranger chemine sur la voie, à l’instant les volets se soulèvent, le passant subit l’inspection féminine; puis, tout le long de son trajet, le bruit sec que font les châssis en retombant l’avertit, sans qu’il ait besoin de tourner la tête, que l’examen est terminé. L’usage des fenêtres et des balcons grillés est probablement une coutume importée du Portugal, un reste de la domination mauresque qui s’est conservé parce qu’il était conforme aux exigences du climat.

C’est sans doute à la même origine qu’il faut faire remonter certaines particularités du costume et du genre de vie des femmes de la ville. Reléguées et comme cloîtrées dans la maison, elles en sont réduites à recevoir à domicile la visite des marchands ou à faire exécuter leurs achats au dehors par l’intermédiaire de domestiques mâles. Elles ne franchissent guère le seuil du logis que pour se rendre à l’église, et alors elles s’enveloppent de la tête aux pieds d’un ample manteau de drap noir que surmonte un immense capuchon soutenu par un fanon de baleine. Ordinairement elles sortent plusieurs ensemble et se glissent silencieusement à la file, les bords du capuchon serrés de manière à conserver tout juste l’ouverture nécessaire à la vision. Les plus prudes s’arrêtent aussitôt qu’un passant du sexe masculin s’avance à leur rencontre sur le même trottoir, et se tiennent immobiles, la face tournée contre la muraille voisine, jusqu’à ce qu’on les ait dépassées. Ces usages singuliers ont une tendance à disparaître; mais à Terceire, où les influences anglaise et américaine pénètrent peu, et où les vieilles traditions portugaises sont encore toutes-puissantes, les changemens de mœurs et d’habitudes se font beaucoup moins sentir que dans les autres îles de l’archipel.

Le manteau de drap est un vêtement cher, que n’ont pu naturellement adopter à aucune époque les femmes de la campagne. A Terceire, elles sont, pendant la semaine, vêtues d’un corsage et d’un jupon de laine. Sur la tête, elles portent un fichu qui s’attache au-dessous du menton, et par-dessus, un chapeau rond en feutre noir. Le jupon est court et de couleur jaune ou grise; il est garni au bas de deux ou trois larges bandes de couleur brillante. Les jours de fête, elles endossent en plus une longue jupe en mousseline claire, bordée d’un double rang de falbalas. L’étoffe et la forme du vêtement surajouté sont évidemment d’importation anglaise. Il en est de même de tartans aux couleurs éclatantes dont elles se couvrent parfois les épaules. Les élégantes seules ne marchent pas nu-pieds; leurs chaussures sont des espèces de sandales plates retenues par des lanières de cuir. Celles qui les portent en paraissent très fières, et les font résonner sur les cailloux du chemin.

La seule partie remarquable du costume des hommes est la capuche (carapuça) dont ils se couvrent la tête. C’est une sorte de casquette en drap foncé qui se continue en arrière avec un épais collet de même étoffe retombant sur les épaules, et que prolonge le plus souvent en avant une large visière très saillante, terminée de chaque côté par une pointe recourbée en haut. Cette capuche met le visage et le cou à l’abri des rayons du soleil, et garantit très bien de la pluie la tête et toute la partie supérieure du dos. Il est impossible d’imaginer une coiffure mieux adaptée aux conditions climatériques des Açores.

L’habitude de marcher nu-pieds, contre laquelle les hygiénistes s’élèvent avec raison quand il s’agit des contrées froides et humides de l’Europe tempérée, n’offre véritablement ici aucun inconvénient grave. Le terrain est tellement accidenté et constitué si généralement de détritus volcaniques poreux, que l’eau des pluies s’écoule à la surface des laves ou s’enfonce presque immédiatement dans le sol. Les flaques d’eau stagnantes sont tout à fait exceptionnelles; les chemins ne sont jamais boueux. Cependant rien de tout cela n’explique et surtout n’excuse le peu de soin que l’on apporte à l’hygiène des enfans. Dans la plupart des villages, garçons et filles ne portent, jusqu’à l’âge de six à sept ans, pour tout vêtement qu’une chemise plus ou moins en lambeaux, beaucoup même sont entièrement nus. Les insolations en font périr un grand nombre. En voyant le soin extrême avec lequel les adultes des deux sexes cherchent à se préserver de l’humidité et du rayonnement direct du soleil, on a véritablement peine à comprendre l’incurie dont sont victimes les enfans en bas âge.

Pendant les mois pluvieux que j’ai passés à Terceire, je suis resté aussi peu que possible dans la ville; pourtant, lorsque de gros nuages gris se maintenaient entassés autour des sommets, il était impossible de diriger des excursions fructueuses du côté des hauteurs. Une brume épaisse y dérobait aux regards les objets les plus rapprochés, une pluie fine et pénétrante imbibait très vite tous les vêtemens, et dès que l’on quittait les sentiers à demi tracés au milieu de ces solitudes, on était exposé à de grands dangers, tenant à la constitution des parties superficielles du sol et à la nature spéciale de la végétation qui les recouvre. Les éruptions volcaniques ont répandu dans cette région, à la surface du terrain, un lit de ponces incohérentes à demi décomposées aujourd’hui par l’action de l’humidité; une couche de sphagnum, qui parfois atteint plus d’un mètre d’épaisseur, s’étend au-dessus comme un énorme tissu feutré toujours imprégné d’eau. Rien n’est pénible comme de marcher à l’aventure au milieu de cette végétation spongieuse, dans laquelle on enfonce à chaque instant jusqu’à la ceinture; mais ce qui y rend la marche périlleuse, c’est que cette mousse tourbeuse cache souvent des ravinemens profonds creusés par l’eau dans la ponce sous-jacente. Il faut avec un bâton sonder le terrain à chaque pas, sans quoi l’on courrait risque de tomber subitement dans quelqu’une de ces fissures étroites dont rien ne dénote extérieurement l’existence.

Quand on est obligé de renoncer aux excursions dans la montagne, on trouve encore près de la côte l’occasion de faire plusieurs explorations intéressantes. Le mont Brazil, vaste cône volcanique qui se dresse à l’entrée du port d’Angra, mérite notamment d’appeler l’attention. Un isthme étroit le rattache à la ville, et donne accès à un chemin fortement incliné qui conduit à une forteresse adossée à la base du mont. On franchit une poterne, et, si l’on continue l’ascension en laissant à gauche les constructions du fort, on arrive sans grande difficulté sur le rebord du cratère. De là, les regards plongent au fond d’une cavité de près d’un kilomètre de diamètre, entourée d’une crête circulaire échancrée seulement vers le sud. Les points culminans de l’enceinte sont à 209 mètres d’altitude. Le fond du cratère présente deux dépressions d’inégale profondeur, comme si le volcan avait eu deux bouches ayant successivement fonctionné. L’une est à 174 mètres d’altitude, l’autre à 45 mètres seulement. Des champs de maïs occupent la partie basse de la concavité; des milliers d’amaryllis garnissent les pentes intérieures et y étalent en automne la splendide parure de leurs innombrables corolles roses. Les sentiers sont sablés de grains vitreux de péridot aux reflets jaune-verdâtre et de cristaux noirs de pyroxène qui scintillent au soleil. Ce riche jardin, dont la nature fait tous les frais, est parfois visité par un ennemi redoutable : des bandes de sauterelles viennent inopinément s’y abattre. Amenées du littoral africain par les vents du sud-est, elles prennent terre sur ce promontoire avancé et y portent la dévastation, quelquefois sans se montrer dans la banlieue, pourtant si rapprochée, de la ville d’Angra.

Sur les parties élevées du rebord du cratère, la roche est nue, et montre à découvert la structure intime de l’éminence. Le mont Brazil est le produit d’une gigantesque éruption sous-marine : le cataclysme auquel il doit sa naissance s’est produit au sein des flots; les matières incandescentes vomies par le volcan ont été projetées au dehors mélangées avec les débris du sol existant, avec les sables, avec les coquilles du fond de la mer. Tous ces matériaux délayés et pétris ensemble ont formé en retombant une sorte de bouillie aqueuse, qui s’est entassée couches par couches autour de son point d’émission, s’y est desséchée, solidifiée avec le temps et transformée en un tuf assez compacte pour pouvoir maintenant fournir d’excellens matériaux de construction. La montagne est à pic de tous côtés vers la mer; les vagues la battent avec fureur pendant les violens ouragans de l’hiver et en détachent chaque année de volumineux fragmens. A partir du niveau de la mer et jusqu’à la crête du cône, les couches de tuf entaillées et déchiquetées forment comme un immense rempart décoré de bizarres couleurs. Quand on contourne extérieurement en bateau le pied de la falaise, on frémit à la vue de la texture granuleuse et du défaut apparent de cohésion de la roche qui compose le massif. Le tuf est cependant beaucoup plus résistant qu’on ne serait tenté de le croire; les pigeons ramiers, fort abondans aux Açores, et les hirondelles de mer, qui volent en bandes nombreuses aux alentours du mont, ne craignent pas de confier leurs nids aux anfractuosités de l’escarpement.

La forteresse qui occupe l’entrée du mont du côté de la ville a joué à deux reprises un rôle considérable dans l’histoire du Portugal. La première fois, moins d’un siècle après la découverte de l’île de Terceire, elle a servi avec éclat de suprême refuge à l’indépendance nationale. Le prieur de Crato, oncle de dom Manuel, le dernier roi, s’y maintint trois ans contre les forces de son redoutable compétiteur, le roi d’Espagne Philippe II. Le prieur avait été aidé par les flottes de l’Angleterre. Le secours de la France ne lui avait pas non plus fait défaut, et aujourd’hui le mont Brazil renferme dans un petit fortin en ruines un curieux témoignage de l’assistance donnée par notre nation au dernier défenseur de la nationalité portugaise. C’est un canon en bronze admirablement ciselé et orné des chiffres symboliques du roi Henri II de France et de Diane de Poitiers. La longueur totale de la pièce est de 2m, 80, l’embouchure a de 15 à 16 centimètres de diamètre. Autour de la bouche s’enroule une guirlande saillante de fleurs et de feuillages; à la face supérieure se présente une à enlacée avec le double D de Diane, puis des fleurs de lis et des à semées en quinconces sur toute l’étendue du bronze jusqu’aux tourillons. La culasse porte une grande à surmontée de la couronne royale, et en arrière un croissant entre deux arcs tendus par des cordes dont les bouts dénoués figurent des bois de cerf.

Le second événement mémorable dont la forteresse du Brazil a été le point de départ n’est autre que la révolution qui en 1833 a replacé sur le trône de Portugal la dynastie aujourd’hui régnante. Dom Miguel, nommé en 1826 régent du royaume au nom de sa nièce dona Maria, était parvenu au bout de deux ans à la supplanter et à s’emparer du pouvoir absolu. Soutenu par le clergé et par la noblesse du pays, il avait dans les provinces du continent dompté tous les obstacles et imposé son autorité à la plupart des possessions insulaires du Portugal. Seul de toute l’armée, un régiment de chasseurs en garnison à Terceire refusa de reconnaître l’usurpateur. L’un des propriétaires les plus influens de l’île, descendant des anciens capitaines donataires de Terceire, appuya la résistance de l’autorité de son nom, de sa fortune et de sa haute intelligence. Bientôt arrivèrent une multitude de proscrits ou d’hommes fuyant le régime qui pesait sur la mère-patrie. De nombreux volontaires affluèrent en outre de France et d’Angleterre, attirés par le désir de soutenir la cause libérale. Au bout de quelques mois, lorsque la flotte de dom Miguel, armée de nombreux canons, portant 3,000 hommes de débarquement, vint tenter une descente à l’extrémité nord-est de l’île, elle trouva 150 de ces hommes intrépides retranchés dans trois petites redoutes à demi ruinées, garnies seulement de sept mauvaises pièces d’artillerie qui défendaient la rade de Praya. L’une des redoutes fut enlevée, les deux autres tinrent bon, et les assaillans, accablés par le feu meurtrier que dirigeaient sur eux les libéraux embusqués derrière les roches et les buissons des collines voisines, durent se rembarquer après avoir perdu beaucoup de monde. Tel fut le premier acte sanglant de la lutte qui devait aboutir, après bien des péripéties, à la chute du parti absolutiste en Portugal.

Le mont Brazil, malgré le volume considérable des fragmens qui en ont été détachés par la mer, possède encore sa forme conique primitive ; la position qu’il occupe dans le voisinage immédiat de la côte semble avoir ralenti l’action destructive des flots. A quelques kilomètres plus loin vers l’est, les deux îlots de Cabras, situés en face du rivage méridional de l’île de Terceire, représentent l’état de démolition bien plus avancé d’un amas volcanique de composition analogue. Ces îlots sont éloignés de la côte de quelques centaines de mètres; le plus considérable s’élève à 160 mètres environ au-dessus du niveau de la mer. Au premier abord, on n’y voit que des massifs de tuf entièrement irréguliers, dont les vagues désagrègent et enlèvent capricieusement chaque jour quelques parcelles; cependant, si on les examine avec plus d’attention, on reconnaît que non-seulement ils sont composés l’un et l’autre des mêmes élémens, mais que les mêmes couches de tuf s’y retrouvent à la même hauteur, stratifiées en lits minces et disposées comme dans les massifs volcaniques de formation moderne. On peut encore distinguer la partie du cône que représente chaque îlot et déterminer l’emplacement du centre du cratère dont ils sont les derniers restes. Les assises de tuf qui les composent, inclinées de toutes parts vers ce point central, se relèvent tout alentour jusqu’aux points où s’élevait primitivement la crête circulaire de l’enceinte, et s’abaissent ensuite vers l’extérieur à partir de cette limite.

Malgré l’état avancé de destruction de cet appareil volcanique, on peut affirmer que, dans l’origine de sa production, le rebord circulaire du cratère présentait en deux points opposés des dépressions marquées; la mer n’a fait qu’agrandir ces échancrures de manière à séparer en définitive le cône en deux moitiés dont l’inégalité tient principalement à la direction dominante des courans marins locaux. La raison d’une telle disposition initiale se trouve dans le caractère particulier que présente le mode d’ouverture du sol au début de chaque éruption. En effet, la fente par laquelle jaillissent les gaz, les vapeurs, les cendres, les matières incandescentes, est constamment une fissure étroite à peu près rectiligne, dont la longueur est extrêmement variable. Aux premiers momens de l’explosion, toutes les parties de l’ouverture donnent issue aux matériaux éruptifs, mais bientôt l’action se concentre en un ou plusieurs endroits de la fissure. Tandis que la portion inactive de la crevasse se comble peu à peu par l’effet des déjections et des éboulemens, les points où la fente est restée béante s’élargissent et finissent par prendre l’apparence d’autant d’orifices arrondis, entourés chacun d’un amas circulaire formé par les matières qu’ils ont eux-mêmes rejetées. La double dépression du rebord correspond à la direction de la fissure primitive de l’éruption : ce sont les points faibles de cette sorte de fortification naturelle ; c’est par là que la mer en sape tout d’abord les fondemens, lorsqu’ils sont exposés à la furie des flots. L’intervalle qui se produit entre les fragmens séparés ainsi est quelquefois très petit, et ne forme souvent qu’une sorte de canal élargi seulement en son milieu.

Les îlots de Cabras doivent à cette configuration spéciale d’avoir été le théâtre d’une lutte navale singulière pendant la guerre civile des États-Unis. Un navire anglais, qui portait de la contrebande de guerre destinée aux états du sud, se trouvait poursuivi près de Terceire par le Kersage, bâtiment de guerre américain, le même qui quelques mois plus tard coulait en vue de Cherbourg le trop fameux corsaire l’Alabama. Près d’être atteint, il eut l’idée de profiter de la disposition des récifs de Cabras pour éviter d’être pris immédiatement. Plus petit et plus élancé que son adversaire, il pouvait passer entre les deux débris du cône que le Kersage était obligé de contourner. Il eut ainsi le temps de se débarrasser des munitions qu’il transportait, et ne se laissa prendre que quelques heures plus tard, alors qu’il ne contenait plus rien de suspect.

Les cônes volcaniques assez nombreux qui s’observent dans l’intérieur de l’île ne ressemblent à ceux du bord de la côte que par la configuration générale ; l’aspect des élémens qui composent les uns et les autres est essentiellement différent. Si l’eau joue un très grand rôle dans toutes les éruptions, elle intervient naturellement en moindres proportions dans celles qui ont lieu hors du contact de la mer. Dans ce cas, le bain de matière en fusion est encore traversé par des gaz et des vapeurs ; mais ici plus de refroidissement brusque par suite du contact de l’eau ambiante, plus de modification instantanée des fragmens pierreux entraînés. Les vapeurs chauffées à une très haute température se comportent alors comme des gaz ; tous ces fluides bouillonnent ensemble au travers de la masse en fusion, et à chaque explosion ils en projettent des portions sous la forme d’une épaisse colonne de fumée qui la nuit devient une gerbe étincelante. Les débris qui retombent et viennent en s’entassant constituer le contour saillant du cratère sont des scories sèches qui se présentent tantôt en fragmens volumineux, tantôt en petits grains bizarrement contournés, tantôt réduites en une poudre fine, grisâtre, semblable à de la cendre. L’apparence de ces déjections dépend beaucoup de la composition chimique de la matière qui les constitue.

Les laves des diverses régions volcaniques se ressemblent par certains caractères physiques extérieurs. Toutes sont plus ou moins vitreuses, parce qu’elles sont produites par voie de fusion, et qu’elles subissent une solidification rapide; toutes sont huileuses, parce qu’au moment où elles sont sorties des entrailles da sol à l’état d’un liquide visqueux, les gaz et les vapeurs qu’elles recelaient dans leur masse se sont dilatés, et se sont creusé des cellules à parois arrondies.

D’autres qualités physiques moins importantes sont communes encore à toutes les laves; mais ce qui les relie surtout entre elles, ce sont des similitudes plus intimes. L’examen microscopique y révèle l’existence des mêmes composés minéralogiques, et l’analyse y fait reconnaître les mêmes élémens chimiques. La silice, l’alumine, la potasse, la soude, la chaux, la magnésie et le protoxyde de fer sont les substances fondamentales que l’on y retrouve toujours en proportions très variables. La ponce blanche, que le moindre souffle de vent soulève et transporte, et le basalte noirâtre, lourd et compacte comme un minerai de fer, sont des produits volcaniques bien différens d’aspect, et pourtant composés des mêmes élémens constitutifs. De faibles variations dans la proportion relative des corps intégrans entraînent une véritable transformation dans plusieurs des propriétés de la roche. Quelques centièmes de silice en plus ou en moins dans la composition d’une lave en changent complètement la coloration, la densité, la fusibilité. Il suffit de connaître la quotité de silice possédée par une quelconque de ces matières pour pouvoir en déduire les conséquences les plus intéressantes sur l’ensemble de ses caractères. Une lave est-elle riche en silice, on sait immédiatement qu’elle contient de fortes quantités de potasse ou de soude, et qu’elle est pauvre en chaux, en magnésie, en oxyde de fer; on sait en outre qu’elle est le plus souvent de couleur claire, quelquefois même entièrement blanche, que le poids spécifique en est faible, et qu’elle est peu fusible; comme elle ne se maintient liquide qu’à une très haute tempéature, elle était à peine fluide au moment de sa sortie, et s’est amoncelée sur l’orifice même dont elle était issue. Quand ces sortes de laves se sont répandues à quelque distance de leur point d’émergence, c’est toujours en coulées volumineuses. Grâce à l’extrême viscosité du liquide imparfait qu’elles constituaient, elles retiennent souvent captives, après leur solidification, les matières volatiles qu’elles ont apportées avec elles. Dans d’autres cas cependant, les gaz et les vapeurs inclus dans la masse fondue triomphent de la résistance que celle-ci leur oppose, et alors ont lieu des explosions d’autant plus formidables qu’elles ont été plus fortement réprimées. C’est dans de telles conditions que se produisent ces immenses projections de ponces et de cendres gris-clair qui couvrent des contrées entières, et dont les vents transportent les parties les plus ténues à plusieurs centaines de lieues. Les laves riches en silice sont généralement rudes au toucher, ce qui tient à ce qu’au moment de leur consolidation elles laissent souvent échapper des myriades de bulles microscopiques de gaz et de vapeurs, et se montrent alors criblées d’une infinité de petites cellules qui rendent la surface âpre et grenue. C’est cette particularité de structure fréquente dans les produits volcaniques de cette catégorie qui leur a valu le nom générique de laves trachytiques (âpres au toucher).

Au contraire, les laves pauvres en silice contiennent beaucoup d’oxyde de fer, de chaux, de magnésie, peu de soude et encore moins de potasse; elles possèdent une couleur foncée, sont très denses et fondent avec facilité. On les désigne sous la dénomination commune de laves basaltiques. En raison de leur fluidité très grande, au lieu de s’entasser sur place quand elles sont rejetées abondamment, elles s’écoulent et descendent le long des pentes sous la forme de longs rubans de feu étroits et minces, ou s’étalent en nappes, si le terrain n’offre qu’une faible déclivité. Lorsque les coulées possèdent une épaisseur de quelques mètres, elles se refroidissent et se solidifient promptement dans leurs parties superficielles, tandis que l’intérieur de la masse conserve d’ordinaire très longtemps sa limpidité. Il se forme donc une sorte de gaîne pierreuse remplie de matière en fusion; mais il est rare que l’étui ainsi engendré possède la solidité suffisante pour garder son intégrité; dans la plupart des cas, il se divise en une mosaïque irrégulière dont les pièces se disjoignent aussitôt par l’effet des mouvemens du liquide sous-jacent. Les fragmens scoriacés qui en résultent sont charriés à la surface du courant incandescent, et se déposent peu à peu sur les flancs, à l’extrémité terminale de la coulée, et s’y entassent en moraines analogues, à certains égards, à celles des glaciers.

Un cas moins fréquent est celui où l’enveloppe solide d’une coulée persiste sans se rompre, et se maintient continue au-dessus du flot brûlant qu’elle revêt. Quelquefois, pendant de longs mois, la matière embrasée conserve intérieurement sa fluidité, alors que tout est refroidi à la surface externe de la coulée. On marche impunément sur les dalles noirâtres de cette chaussée inégale, au-dessous de laquelle la lave fondue rampe comme un long serpent de feu. Çà et là des bouffées de gaz chaud et des vapeurs acides, se dégageant de quelque crevasse, révèlent seules la haute température qui existe à quelques décimètres de profondeur. Cependant la coulée progresse encore à son extrémité terminale; l’immense poids de la matière fondue intérieure pèse de ce côté contre l’obstacle qu’elle s’est créé à elle-même, elle repousse devant elle les blocs amoncelés, et chemine mystérieusement enveloppée par la carapace qu’elle se fait au fur et à mesure qu’elle avance. Dans les commencemens de l’éruption, l’orifice en communication avec le foyer souterrain fournit incessamment la matière destinée à remplacer celle qui s’écoule, et le boyau de lave reste rempli; mais enfin l’émission de nouveaux matériaux s’arrête, le mouvement de la lave fondue n’en continue pas moins dans l’intérieur du conduit; la partie supérieure de la coulée se vide, la partie moyenne se creuse à son tour, et il reste en définitive une sorte de tunnel dans lequel on peut pénétrer lorsque le refroidissement est complet. On se fera facilement une idée du mécanisme qui préside à la production de ces galeries, si l’on se reporte par la pensée à ce qui a lieu dans les pays froids lorsque l’eau d’un canal est retenue immobile par un barrage au moment des rigueurs de l’hiver. La surface du cours d’eau se couvre d’une couche de glace; au-dessous s’étend et sommeille une masse aqueuse encore fluide. Si l’on pratique alors une ouverture à la base de l’écluse, l’eau s’échappe, et la nappe de glace, si elle est assez épaisse et assez adhérente aux parois du canal, conserve la position qu’elle occupait et se maintient sous la forme d’un plafond hérissé de stalactites au-dessus du vide laissé par l’écoulement du liquide.

Les tunnels de lave sont très communs aux Açores; quelques-uns sont courts et peu élevés, d’autres ont plus de 1 kilomètre de long, et souvent sont larges et hauts de plusieurs mètres. L’un des plus beaux se voit à l’entrée du plateau montagneux qui domine la ville d’Angra du côté de l’est. On y descend par un orifice étroit dû à un éboulement accidentel. Après avoir marché quelques pas au milieu des décombres, on se trouve dans une galerie presque régulière, large d’environ 10 mètres, haute de 5 à 6, dont la voûte à demi cintrée est garnie de stalactites noirâtres qui pendent transversalement comme de sombres draperies à bords festonnés. Les parois latérales sont sillonnées de nombreuses moulures légèrement inclinées suivant la pente du sol et se reproduisant avec exactitude à la même hauteur des deux côtés du souterrain. Ces saillies correspondent aux temps d’arrêt subis par la surface de la lave fondue pendant son mouvement de progression; elles sont plus ou moins accentuées suivant la durée du stationnement de la lave. Quelques-unes, finement tracées, semblent l’œuvre d’un burin délicat, d’autres affectent la forme d’entablemens épais à surface supérieure plane et à face inférieure concave. On marche sur un plancher presque uni, représentant le dernier ruisseau de lave qui a circulé dans la galerie; des plis peu saillans, à convexité tournée vers la partie déclive du terrain, y attestent, la consistance pâteuse et la demi-solidification qu’offrait la matière du courant vers la fin de l’écoulement. Ici et là, on trouve à terre des petits tas de lave agglutinés et bizarrement contournés qui ont dégoutté en filamens visqueux des stalactites de la voûte. Une grande humidité règne dans toute l’étendue de ces souterrains. Les roches des parois sont fendillées; l’eau suinte ou ruisselle de chacune des crevasses. Le tunnel de lave fait l’office d’un immense tuyau de drainage; il soutire et reçoit l’excès d’humidité du terrain superposé. Dans celui du haut plateau de l’île de Terceire, l’eau est tellement abondante qu’elle forme un gros ruisseau dont le débit suffit pour mettre en mouvement les roues des moulins à blé de la ville d’Angra.

Les eaux qui alimentent ce courant proviennent d’un vaste champ de laves en partie désagrégées par l’humidité, envahies par les lichens et les mousses et à demi cachées par les broussailles qui poussent dans les intervalles. Une ceinture continue de rochers trachytiques grisâtres, divisés en prismes verticaux, environne cet espace au sud et à l’ouest ; du côté du nord se dresse une suite d’amas arrondis de scories basaltiques, les uns nus et arides, comme s’ils dataient d’hier, les autres enveloppés d’une épaisse végétation. Le tout forme une sorte de cirque incomplet de plus de 3 kilomètres de diamètre, dont l’ouverture tournée vers l’est est encore à demi obstruée par plusieurs cônes d’éruption. C’est là ce qu’on nomme le Caldeiraõ ou grande caldeira de Terceire. L’examen géologique des diverses parties de ce large enclos démontre qu’elles ont été successivement édifiées et permet de rétablir en partie l’histoire des révolutions dont ces lieux ont été le théâtre. Les laves trachytiques ont été les premières épanchées et ont formé probablement dans l’origine un dôme montagneux d’où sont sorties les coulées massives qui descendent en bourrelets tortueux sur les versans extérieurs. Un effondrement subit a entaillé cet amas et découpé verticalement dans les roches un gouffre bordé du côté du sud par les colonnades visibles encore aujourd’hui. L’abîme était béant du côté du nord. C’est là que les éruptions postérieures ont établi leur siège; c’est là qu’elles ont principalement entassé leurs déjections, élevant des collines de fines scories de 700 à 800 mètres de hauteur et déversant des torrens de lave balsatique qui ont comblé et nivelé la cavité de l’effondrement.


III.

Cette région complètement inculte est dépourvue de grands arbres, mais couverte d’une véritable forêt d’arbrisseaux. Des bruyères de 2 à 3 mètres de haut y élèvent leurs troncs noueux couronnés de fleurs rosées; les rameaux grêles, mais robustes, des myrsines (myrsine retusa) forment des touffes épaisses d’un vert foncé; le laurier des Açores (persea azorica) se distingue au milieu de cette verdure à frondes étroites par l’ampleur de ses feuilles, qui dans l’automne prennent de magnifiques teintes rougeâtres; enfin l’arbre essentiellement açorien, le faya (myrica faya), abonde encore dans ces lieux sauvages malgré la guerre incessante que lui fait la cognée du bûcheron. Des myrtilles, des polygala, certaines espèces de thym, fleurissent au pied des arbustes. Les fougères se plaisent aussi sur ce sol enveloppé presque toujours d’une brume protectrice; les unes, comme le trichomanes speciosum, cachent leur délicate et transparente végétation sur la paroi des fontaines; plusieurs tapissent de leurs folioles élégamment découpées les anfractuosités des rochers, d’autres se déploient en larges panaches sur le bord des ravins. L’une des plus belles, le woodwardia radicans, possède des feuilles qui atteignent jusqu’à 3 mètres de long, et qui près de leur extrémité présentent un bourgeon capable de fournir de nouvelles racines et de nouvelles pousses aériennes. Enfin d’épais gazons de graminées et de cypéracées s’étendent partout où les sphagnums n’ont pas conquis le terrain et étouffé les plantes phanérogames sous leur feutrage spongieux.

Le lapin et le furet sont les seuls mammifères qui vivent à l’état complètement sauvage dans cette solitude : encore sont-ils d’introduction européenne; mais on y mène paître de nombreux troupeaux de chèvres, et l’on y laisse errer en liberté des petits taureaux au pelage noir, à l’œil vif, à l’allure farouche, dont la rencontre au coin d’un hallier pourrait être fort désagréable. Ces animaux sont destinés à figurer dans les fêtes populaires, si chères aux peuples de la péninsule ibérique. Leur sauvagerie les rend tout à fait propres à un tel rôle. Aux Açores, ces sortes de spectacles ont été conservés et ont encore le don d’intéresser la population, quoiqu’ils ne soient plus qu’une ombre des scènes sanguinaires qui passionnent si vivement les Espagnols. Dans les villages de l’île de Terceire, où ces amusemens sont fréquens, le taureau, lâché sur la place publique, est attaché à un long câble que retiennent cinq ou six individus masqués et bizarrement costumés ; ses cornes sont garnies de tampons. Dans cet état, il ne peut guère que culbuter quelques-uns des assistans et les rouler dans la poussière. Pour lui, il reçoit de fortes volées de coups de bâton. Quand on le juge suffisamment roué, on l’entraîne hors du lieu de la lutte, et on le renvoie au pâturage sans autre accident.

Les bœufs de la même race, soumis au joug, se montrent assez dociles. On les attelle à des chariots dont la forme rappelle celle des chars antiques. Les roues de ces lourds véhicules ont environ 1 mètre de diamètre ; elles sont composées de pièces de bois pleines et garnies sur la circonférence de grosses têtes de clous coniques. L’essieu et les moyeux sont en bois. À chaque tour de roue, les moyeux, qu’on évite à dessein de graisser, font entendre les grincemens les plus dissonans ; les gens du pays prétendent que les bœufs refuseraient d’avancer, s’ils n’entendaient cette singulière musique. Quand le chariot est débarrassé de sa charge, le paysan qui le conduit se hâte d’y monter, et s’y tient debout dans la pose d’un triomphateur romain. L’aiguillon sur lequel il s’appuie est une forte baguette terminée par un bout de corne noire surmonté d’une petite pointe de fer et incrusté d’ornemens de cuivre ou d’argent. Un autre instrument que les campagnards des Açores portent encore plus volontiers est la faux à broussailles (fouce roçadoura), long bâton solide dont l’extrémité est garnie d’une forte serpe et d’un crochet. À diverses reprises, l’aiguillon et la faux ont été entre les mains des paysans des armes dangereuses, dont les anciennes administrations ont cru devoir, sous des peines sévères, réglementer la forme et la longueur ; mais aujourd’hui les mœurs des Açoriens se sont assez adoucies pour que de telles précautions soient devenues tout à fait inutiles. Le seul acte répréhensible que l’on puisse maintenant imputer aux habitans de Terceire, c’est leur résistance obstinée à la division des biens communaux, et surtout la destruction nocturne des murs de clôture élevés par les acquéreurs de ces propriétés.

Quand on franchit la crête occidentale du Caldeiraõ, on aperçoit un vaste plateau limité à l’ouest par le dôme de Santa-Barbara. Des pâturages qu’un peu de soin et une direction intelligente suffiraient à transformer en excellentes prairies occupent la majeure partie de cet espace. D’anciens cônes éruptifs s’y élèvent par groupes, et sont revêtus d’un riche tapis de verdure. L’humidité a tellement altéré la couche superficielle des lapilli dont ils sont composés que les pieds des bestiaux s’y enfoncent comme dans de l’argile. La structure scoriacée de ces amas ne se voit que dans les coupes pratiquées pour le passage de la grande route transversale de l’île. Le principal de ces pics, l’un des plus curieux, est entaillé par une tranchée de 50 mètres de profondeur. Il est entièrement constitué de grains vitreux bruns ou noirâtres ayant à peu près la grosseur d’une noisette, employés avec avantage sous le nom de bagacine à l’empierrement des chemins.

A côté de ces appareils volcaniques, dont la surface est modifiée par les agens atmosphériques, se dressent trois cônes qui ont conservé leur couleur foncée et que la végétation ne revêt pas encore. Ce sont les foyers de la dernière grande éruption de Terceire. Ils ont été formés en 1761. La lave sortie du pied de ces cônes descendit lentement vers le nord, divisée en plusieurs bras, dont deux s’avancèrent jusqu’à la mer, où ils ont constitué un promontoire. Un village situé sur la côte se trouvait sur la voie des coulées ; champs, jardins, maisons, furent ensevelis. Depuis lors le village a été rebâti, des constructions se sont élevées sur le nouveau promontoire même, mais les laves de 1761 sont jusqu’à présent restées assez intactes pour qu’on n’ait pu songer à rendre à la culture l’espace qu’elles ont couvert. On ne tire guère parti de ce sol qu’en y plantant des figuiers, dont les racines vont chercher entre les roches les élémens nécessaires à leur nutrition. Les trois cratères de cette éruption sont complètement éteints. C’est à quelque distance vers le sud qu’il faut aller pour trouver des restes d’activité volcanique. Près du revers du Caldeiraõ, dans une petite dépression du sol que rien ne désigne de loin aux regards, s’étend un espace de quelques mètres carrés où se dégagent des gaz et de la vapeur d’eau à la température d’environ 90 degrés. L’acide carbonique sort en abondance des fissures du terrain, et l’hydrogène sulfuré, en arrivant à l’air, produit des dépôts cristallins de soufre qui ont fait donner à cette localité le nom de Furnas d’Enxofre (Etuves de soufre). Les roches du voisinage ont conservé la coloration et l’apparence qui les caractérisent d’ordinaire; mais, quand on les touche, on s’aperçoit qu’elles sont ramollies, et que le doigt s’enfonce facilement même dans celles qui semblent le moins modifiées. Cette altération profonde est due à l’action exercée par l’acide sulfurique qu’engendre l’hydrogène sulfuré des émanations en s’oxydant au contact de l’atmosphère.

L’ascension de la montagne de Santa-Barbara est assez rude du côté du plateau. Un sentier escarpé et mal tracé grimpe au milieu des broussailles jusqu’à la cime, et débouche sur une plate-forme dénudée, semée de fragmens d’obsidienne et de ponces. La partie méridionale du sommet est creusée d’une profonde caldeira formée par la réunion de deux cratères accolés. L’une de ces deux cavités renferme un petit lac et est. entourée d’une muraille de prismes trachytiques; la partie centrale de l’autre est occupée par un amas de blocs de lave entassés dans le plus effrayant desordre. Le point culminant du mont possède une altitude d’environ 1,000 mètres. De ce lieu, on jouit de la vue la plus étendue; on aperçoit toute l’île de Terceire, San-Jorge, la cime de Pico, Graciosa, et, quand le temps est très clair, on découvre San-Miguel. La partie la plus élevée du massif est entièrement formée de laves riches en silice ; quelques-unes des coulées épanchées à la base présentent aussi exceptionnellement le même caractère, et se font remarquer par leur blancheur et l’abondance des cristaux vitreux de feldspath qu’elles renferment, mais la plupart des laves sorties à des altitudes peu élevées présentent les caractères des laves basaltiques, sont denses et noires, et dans le creux des torrens auxquels elles servent de lit abondent les gros cristaux noirs de pyroxène ou les globules verdâtres de péridot. Il semble que la matière en fusion aux dépens de laquelle se sont produits ces corps ait subi une séparation spontanée semblable à la liquation des alliages métalliques fondus. Les élémens les moins denses remontent vers la surface, les plus lourds offrent la tendance inverse. De là vient sans doute la diversité des laves fournies par un même volcan à des époques peu éloignées, suivant le point où se fait la sortie des coulées. Il se rencontre à la vérité quelques cas qui semblent contredire cette explication si simple, et qui la font rejeter par beaucoup de géologues; mais la contradiction n’est le plus souvent qu’apparente, et, pour mon compte, je ne connais pas aux Açores un seul cas où cette théorie soit positivement démentie par les faits.

Les détails géologiques dans lesquels je suis entré relativement à Terceire me permettront, dans un prochain récit, d’abréger la description du terrain des autres îles de l’archipel açorien. Quant aux considérations d’un autre genre auxquelles je me suis laisser aller, je ne puis les clore sans insister sur la richesse que les habitans de Terceire pourront tirer de la partie centrale de leur île lorsqu’ils la mettront en culture, et surtout lorsque le goût du progrès aura pénétré dans les mœurs de cette population honnête et laborieuse.


F. FOUQUÉ.

  1. Les Açores sont comprises entre 39° 45’ et 36° 50’ de latitude nord, et 27° et 33° 40’ de longitude occidentale.