Voyage géologique aux Açores
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 104 (p. 829-863).
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VOYAGES GEOLOGIQUES
AUX ACORES

III.
LES CULTURES DE SAN-MIGUEL. — LE MONDE ORGANIQUE AUX AÇORES.

L’importance des inégalités du sol et le degré d’altération des roches sont les principaux signes auxquels on reconnaît l’ancienneté d’un terrain d’origine éruptive. En considérant l’île de San-Miguel à ce double point de vue, on s’aperçoit bientôt qu’elle présente à ses deux extrémités deux régions dont l’âge est plus ancien que celui de la partie moyenne. Ces deux régions, l’une orientale, l’autre occidentale, ont formé autrefois deux îles distinctes, plus séparées que Pico ne l’est de Fayal, la première allongée de l’est à l’ouest, la seconde du nord-ouest au sud-est. L’intervalle entre les deux îles a été comblé par une série d’éruptions. Une multitude de cônes volcaniques se sont élevés dans cet espace, et d’innombrables coulées de laves s’y sont déversées de manière à former de part et d’autre une sorte de plaine rocailleuse. Les cendres et les lapilli projetés dans les éruptions se sont répandus au milieu des roches, et tous ces détritus, modifiés par l’action de l’humidité, ont constitué une terre végétale d’une incomparable fertilité. C’est la partie la plus riche et la plus. peuplée de San-Miguel. C’est là que s’élève sur la côte sud Ponta-Delgada, capitale de l’île, et sur la côte nord Ribeira-Grande, ville également considérable.

Toute cette étendue de terrain est divisée et subdivisée en enclos environnés de hautes murailles et désignés dans le pays sous le nom de quintas, La culture prédominante est celle de l’oranger. Chaque année, des centaines de millions d’oranges y sont cueillies, puis embarquées et transportées sur le marché de Londres. Il n’existe peut-être au monde aucun district dont la culture soit aussi fructueuse. L’oranger à fruits doux n’appartient pas plus qu’aucun de ses congénères de la même famille à la flore primitive de San-Miguel ; on ignore l’époque précise à laquelle il y fut introduit, mais ce fut certainement peu de temps après la découverte de l’île. Les botanistes considèrent cet arbre comme originaire des contrées les plus orientales de l’Asie, et admettent qu’il n’a été apporté en Europe que longtemps après le bigaradier et seulement dans le courant du XVe siècle. Cent ans plus tard, nous le trouvons déjà cultivé en grand à San-Miguel. Fructuoso, dont la précieuse chronique remonte au milieu du XVIe siècle, fait mention d’une quinta, située près de Ponta-Delgada, où l’on voyait une centaine de très beaux orangers. Des citronniers, des cédratiers, des limeiras et beaucoup d’arbres fruitiers du continent européen prospéraient dans ce verger ; des charretées d’oranges en sortaient chaque année et abondaient à la ville voisine. La fleur, au lieu d’être négligée comme elle l’est maintenant, fournissait par la distillation une grande quantité d’essence d’excellente qualité.

Le commerce des oranges a commencé à prendre un certain développement à San-Miguel dans le courant du dernier siècle ; plus tard, la guerre et le blocus continental n’ont fait que le favoriser. L’alliance intime qui s’est établie alors entre l’Angleterre et le Portugal a créé des relations commerciales entre les deux pays et fourni un débouché presque illimité aux produits de San-Miguel. Toutefois la production des oranges n’a pris véritablement dans l’île un essor considérable que pendant les trente dernières années. Dans le principe, on n’abritait pas les orangers : on les plantait à de grandes distances les uns des autres, et l’on obtenait ainsi de magnifiques arbres qui couvraient une large surface de leur tête touffue, et qui parfois étaient chargés de 15,000 ou 20,000 fruits. Quelques-uns de ces orangers avaient 1 mètre de diamètre. On posait une énorme pierre au sommet de la tige entre les branches pour les forcer de s’écarter latéralement et pour les maintenir à un niveau peu élevé où elles fussent davantage à l’abri du vent. On dut ensuite renoncer à ce système, qui avait de grands inconvéniens dans un pays exposé pendant l’hiver à de violens ouragans. Une nuit de tempête suffisait souvent pour joncher le sol d’oranges en pleine maturité et pour détruire la plus belle récolte ; quelquefois les arbres eux-mêmes étaient arrachés et déracinés. Enfin les bourgeons délicats développés par la sève du printemps avaient presque toujours beaucoup à souffrir de l’humidité saline apportée par le vent de la mer. On eut alors l’idée d’emprisonner les orangers par petits groupes dans d’étroits enclos formés par divers arbres ; mais bientôt on s’aperçut que l’ombre nuisait à la croissance et à la maturité des fruits ; il fallut agrandir les vergers, et c’est seulement depuis 1845 qu’une disposition normale paraît avoir été adoptée définitivement. Les quintas sont maintenant des carrés de 40 à 50 mètres de côté ; des murs en pierres sèches, de 3 à 6 mètres de haut, les entourent de toutes parts. Les vents les plus impétueux ont peu de prise sur ces murailles épaisses composées de blocs basaltiques volumineux, denses, dont les surfaces rugueuses sont encastrées ensemble. Le rempart de pierres ainsi édifié est doublé intérieurement d’une haie de fayas serrés les uns contre les autres. Ces arbres au port élancé dépassent bientôt la crête du mur auquel ils sont adossés, et forment au-dessus un rideau verdoyant de plusieurs mètres d’élévation.

Après bien des essais pour rechercher l’essence qui convient le mieux à l’installation des abris, on paraît s’être accordé généralement pour préférer l’arbre açorien par excellence, le faya. Les essais faits pour le remplacer sont néanmoins assez intéressans pour que nous en disions quelques mots. Durant plusieurs années, la faveur populaire s’était prononcée pour le pittosporum undulatum, arbre élégant, au feuillage toujours vert, originaire de l’Australie et importé d’Angleterre il y a trente-cinq ans. Cet arbre avait séduit par la beauté de ses feuilles et par la rapidité de sa croissance ; mais il épuisait le terrain et nuisait à la végétation des plantes qu’il était appelé à protéger. Le laurier des Canaries et le laurier de l’Inde[1] possèdent également un beau feuillage et croissent promptement ; cependant leurs racines s’étendent au loin et épuisent aussi le sol. Le faya au contraire améliore la terre : les feuilles mortes constituent un engrais excellent. Non-seulement il n’enlève pas aux arbres plantés dans son voisinage les sucs nourriciers dont ils ont besoin, mais plusieurs essences, telles que le hêtre et le chêne, prospèrent mieux auprès de lui que lorsqu’ils végètent isolément. Le pittosporum tabira est employé dans les quintas voisines du bord de la mer ; il résiste mieux que le faya à la poussière d’eau salée que le vent rejette sur la côte. Le carinocarpus lœvigatus, originaire de l’Australie, résiste également à l’action des brises marines, et a de plus l’avantage de supporter la taille. L’acacia melanoxylon est recherché dans un cas tout opposé, car il ne réussit bien qu’à une distance assez considérable de la mer. Lorsqu’il n’est pas atteint par le souffle salin du vent maritime, il pousse très vite, n’appauvrit pas le terrain et fournit un excellent abri. L’essai le plus curieux est celui du néflier du Japon (eriobotrya japonica), qui joint à tous ces avantages celui de posséder d’amples feuilles largement étalées, et de fournir un fruit comestible ; malheureusement il ne souffre pas la taille. En attendant que les arbres destinés à former les haies arborescentes aient acquis une élévation suffisante, on sème le terrain avec une espèce de genêt qui croît rapidement et que l’on détruit au bout de trois ou quatre ans. L’usage des abris porte-t-il, comme on l’a soutenu, préjudice à la qualité des oranges ? enlève-t-il à l’arbre fruitier l’air et le soleil nécessaires à la complète maturation des produits ? Rend-il l’écorce de l’orange plus épaisse et plus tendre, ce qui nuirait à la conservation du fruit ? Ce sont là autant de questions dont la solution offre de grandes difficultés, et qu’une suite continue d’observations impartiales pourrait seule permettre de trancher.

Le terrain des plantations doit être labouré pendant quatre ou cinq ans. Ensuite, deux fois par an, on procède à un binage superficiel. Souvent on sème du lupin, que l’on enterre à la houe pour amender le sol. Dans les mauvais terrains, cette opération est indispensable tous les ans ; rarement on emploie d’autre engrais. Chaque année, on coupe le bois mort, on élague les rejetons armés de piquans, mais du reste on ne taille nullement les orangers. Dans les momens de sécheresse, on a soin d’arroser, si l’on peut avoir de l’eau à proximité. L’élagage des abris, qui se fait chaque année, fournit en moyenne 300 fagots par hectare, lesquels se vendent à raison de 7 francs le 100. Les orangers se plantent en quinconces : autrefois on laissait entre eux des intervalles de 15 mètres, mais depuis quelques années on a diminué les distances ; on les plante généralement à 10 mètres les uns des autres. Dès la première année, le sujet donne quelquefois du fruit, cependant il n’entre pleinement en rapport qu’au bout de dix ans ; alors, s’il est en bon état et planté dans un bon terrain, il produit de 1,000 à 1,500 oranges. Un arbre plus âgé et vigoureux dont les branches sont larges et régulièrement étalées peut fournir une récolte de 7,000 à 8,000 oranges. Dans les quintas trop vastes, les orangers ne rapportent en moyenne que 600 fruits par pied, tandis qu’ils en rapportent généralement de 2,500 à 3,000 dans les petits enclos.

Les variétés d’oranges comestibles cultivées aux Açores sont au nombre de six principales. L’orange commune est de moyenne grosseur, légèrement acide et très savoureuse. La peau en est fine et adhérente au fruit ; elle devient un peu épaisse à la fin de la saison. Les lobes de la partie charnue se séparent difficilement les uns des autres : pour la déguster convenablement, on doit recourir à l’emploi d’un instrument tranchant. L’orange allongée (comprida) est plus aromatique que la précédente et plus acide, surtout pendant les premiers mois de l’hiver ; l’arbre qui la donne est rarement très chargé de fruits. On désigne sous le nom d’orange d’argent (prata) une variété plus petite dont la chair est très ferme, la peau extrêmement fine et la couleur d’un jaune-verdâtre clair. L’orange choisie (selecta) est grosse, d’un goût excellent, très peu acide ; la peau en est de couleur, jaune foncé. Elle est dépourvue de pépins et ne mûrit guère qu’en avril, ce qui lui donne une grande valeur. L’orange à ombilic (d’embigo) est aplatie et très douce ; c’est la variété qui fournit les fruits les plus volumineux. Vient enfin la mandarine (tangerina), qui m’a paru différer de la mandarine de Malte par une adhérence plus marquée de l’écorce à la partie charnue. Cette union plus intime de la zone corticale du fruit à la masse des lobes intérieurs semble distinguer toutes les oranges des Açores des variétés correspondantes d’Espagne et d’Italie.

L’orange entre en maturité à la fin d’octobre ; ce n’est toutefois qu’en janvier que se recueillent les meilleures qualités. La saison se termine en mai. La multiplication de l’oranger s’opère par marcottes ou par boutures. Le premier procédé a été emprunté aux Chinois : il est fort en usage depuis quelques années. On choisit une branche de 4 à 5 centimètres de diamètre, à laquelle on pratique une incision circulaire. Autour de la plaie, on dispose un paillasson en forme d’entonnoir évasé par le haut et rempli de terre battue. L’opération se fait du 15 mai au 15 juin ; les racines adventives ne tardent pas à pousser, et dès l’hiver suivant la bouture est pourvue de racines suffisantes pour pouvoir être détachée de la plante-mère. La jeune plante ainsi obtenue rapporte souvent du fruit au bout de deux ou trois ans. Dans l’origine, on employait exclusivement la multiplication par greffe sur des sujets obtenus par semis. Aujourd’hui cette méthode est encore usitée en concurrence avec la précédente ; cependant elle est un peu délaissée à cause de la lenteur relative avec laquelle les arbres qui en proviennent entrent en rapport. On assure néanmoins que les sujets auxquels elle a été appliquée donnent de meilleurs fruits et durent plus longtemps que les autres.

L’orange douce se reproduit aussi de graine. C’est là un fait digne de réflexion, car il y a des botanistes qui considèrent l’oranger à fruit doux comme une simple variété de l’oranger épineux à fruit amer. Si cette hypothèse était vraie, quand on sème un pépin d’orange douce, on devrait s’attendre à voir naître, conformément à la loi générale, un individu appartenant au type primitif. Or, au moins aux Açores, les choses ne se passent pas ainsi. Le sujet qui provient d’un tel semis possède, il est vrai, le port, le feuillage, les piquans épineux du bigaradier, mais les fruits qu’il porte, bien qu’ils n’aient jamais entièrement la saveur des fruits de la plante-mère, n’ont jamais non plus l’amertume de ceux de l’espèce sauvage. On devrait au moins, par un grand nombre de semis successifs, obtenir des plantes se rapprochant de plus en plus du type fondamental de l’espèce, c’est-à-dire de l’oranger à fruits amers ; jusqu’à présent l’expérience ne semble pas confirmer cette possibilité. Il faut donc admettre, ou que l’orange douce provient réellement d’une espèce particulière qui ne diffère du bigaradier que par les qualités de son fruit, ou que la variété formée possède une bien étonnante stabilité.

La récolte des oranges s’opère rapidement et sans difficulté. Malgré l’émigration incessante vers les deux Amériques, la population surabonde aux Açores, et la main-d’œuvre y est à très bon marché. Les oranges, cueillies avec soin, sont transportées au magasin d’emballage. Ce travail est accompli par des bandes d’hommes, de femmes, d’enfans, qui portent sur la tête ou sur l’épaule de lourds paniers chargés de fruits et courent nu-pieds jusqu’au lieu du dépôt. Là chaque orange est enveloppée d’une feuille sèche de maïs et mise en caisse. La forme des caisses a complètement changé dans l’intervalle de mes deux voyages aux Açores. Jusqu’en ces dernières années, on se servait de grandes caisses à faces rectangulaires pouvant, suivant les années, contenir de 700 à 900 oranges de la variété commune. Le fruit est d’autant plus gros que l’été s’est montré plus humide. Des planchettes minces et flexibles formaient un couvercle bombé, assez peu solide, dans la concavité duquel on logeait presque autant d’oranges que dans la caisse elle-même. On disait, pour justifier cette singulière disposition, que l’air circulait plus facilement entre ces planchettes qu’entre les pièces de bois de la caisse proprement dite, et que c’était une condition indispensable à la conservation des oranges ; en réalité, l’origine de cet usage doit être cherchée dans le désir d’éluder le paiement d’une partie de la taxe de sortie. Les anciens règlemens administratifs imposaient les oranges par caisses d’une capacité donnée ; dès lors il était admis qu’on était fidèle à la lettre, sinon à l’esprit de la loi en donnant aux caisses la dimension maxima et en les surmontant d’un énorme couvercle. Les caisses ainsi construites ne pouvaient se juxtaposer exactement ; elles occupaient donc dans un navire un volume supérieur à leur cubage véritable. En outre elles étaient trop volumineuses, trop flexibles ; quand elles étaient empilées, les oranges s’y écrasaient souvent. Une application plus intelligente des droits de douane a fait définitivement renoncer aux grosses caisses et aux couvercles bombés. La caisse actuelle est sans exception rectangulaire sur toutes ses faces : elle a 1 mètre de long, 50 centimètres de large et 20 centimètres d’épaisseur ; la capacité est à peu près moitié de celle de l’ancienne. Elle est divisée en trois compartimens par deux solides cloisons, et entourée de trois bandes en châtaignier. Les frais de récolte, de transport à la ville, de magasinage, le prix des feuilles de maïs, l’emballage, la caisse, les frais d’embarquement, les droits d’exportation, s’élèvent en tout à environ 3 francs 50 cent. (700 reis) par caisse. Le droit de stationnement dans le port, pour les navires dans lesquels on charge les oranges, représente en outre 1 franc par caisse. Le prix de la caisse d’oranges varie considérablement pendant la durée de la saison : généralement il augmente beaucoup vers le mois d’avril et de mai ; alors il double, quelquefois même il triple. D’une année à l’autre, le prix moyen varie aussi dans des limites très étendues. La concurrence faite sur la place de Londres par les oranges étrangères, l’état de la saison, la spéculation et une foule d’autres causes influent sur le marché. Il y a quelques années, les oranges prises sur l’arbre se sont vendues à San-Miguel, en pleine saison, jusqu’à 25 francs le 1,000, les frais de cueillette, d’emballage et de transport étant à la charge de l’acheteur ; l’an dernier, dans les mêmes conditions, le prix moyen n’a été que de 9 francs.

En 1840, le nombre des caisses d’oranges expédiées de San-Miguel en Angleterre était seulement de 60,000 à 80,000 ; en 1850, il s’est élevé à 175,000 (anciennes caisses), et l’an dernier à environ 600,000 (nouvelles caisses). Le transport se faisait autrefois exclusivement par navires à voiles ; mais déjà près de la moitié du transport a lieu par bateaux à vapeur. Le prix du fret jusqu’à Londres par cette voie est de 7 fr. 50 cent, par caisse ; tout fait espérer qu’un prix aussi élevé ne tardera pas à s’abaisser. Les bateaux à vapeur chargés de ce service font huit voyages en Angleterre du 15 novembre à la fin d’avril : chacun d’eux emporte en moyenne 5,000 caisses. L’application de ce système de navigation constitue un très grand progrès, car la mer est si souvent mauvaise pendant l’hiver dans les parages des Açores que souvent un navire à voiles chargé d’oranges n’arrive à Londres qu’avec la majeure partie de sa cargaison détériorée. Depuis dix ans environ, en avant de Ponta-Delgada, on travaille à la construction d’un môle derrière lequel les bâtimens peuvent déjà se mettre en sûreté pendant les gros temps ; mais un bateau à vapeur peut seul sortir de ce refuge par le vent sud-ouest, qui malheureusement est le vent dominant, et il n’est pas rare qu’un navire à voiles dont le chargement est achevé soit obligé, au grand détriment de sa marchandise, d’attendre des semaines entières qu’un ciel plus clément lui permette de partir. Avant l’édification du môle, il ne se passait guère d’année qui ne fût signalée par des sinistres. Tout le temps que durait l’opération de l’embarquement d’une cargaison d’oranges, le commandant du navire devait guetter attentivement les signes précurseurs de la tempête, souvent interrompre le chargement et donner le signal de la fuite, sous peine de faire naufrage contre la longue ligne des falaises de San-Miguel. De pareils événemens ne sont plus guère à redouter à présent, et, le commerce des oranges aux Açores étant ainsi devenu beaucoup moins aléatoire qu’autrefois, les frais divers peuvent être estimés plus sûrement. En somme, on peut dire aujourd’hui qu’une orange de San-Miguel, rendue sur la Tamise au mois de janvier, coûte de 3 à 4 centimes au marchand qui l’achète.

Sous un climat humide et tiède comme celui des Açores, on doit s’attendre à voir de temps en temps se développer sur les plantes des maladies parasitaires diverses, de nature végétale ou animale. Les relations variées de San-Miguel et de Fayal avec toutes les parties du monde facilitent aussi l’introduction de ces sortes d’épidémies. C’est ainsi qu’à deux reprises depuis quarante ans les orangers de l’archipel açorien ont été dévastés par des maladies spéciales. Pour la première fois, en 1834, on s’aperçut que l’écorce des orangers se fendillait. Les crevasses, situées principalement à la base du tronc, laissaient suinter un liquide gommeux que l’on a comparé à des larmes, d’où le nom de lagrima donné au mal. Bientôt après, l’écorce se boursouflait et se détachait ; le bois, laissé à nu, pourrissait, la racine s’altérait aussi, et l’arbre ne tardait pas à périr. On a remarqué que le nombre des oranges fournies par les sujets malades était plus grand qu’à l’ordinaire, mais que la qualité en était médiocre. Aujourd’hui encore une récolte trop abondante et de qualité inférieure rend suspect l’arbre qui la produit. Lors de l’apparition du fléau, les cultivateurs de San-Miguel, effrayés, ne reculèrent devant aucun moyen pour en arrêter la propagation. De larges incisions transversales furent pratiquées à la partie inférieure des troncs soupçonnés de maladie, afin de favoriser l’écoulement de la sève malsaine, les arbres les plus fortement attaqués furent arrachés et brûlés ; d’autres simplement déracinés et abandonnés au contact de l’air pour révivifier les racines, que l’on considérait comme le siège principal du mal. « J’ai vu moi-même en 1860, rapporte M. Morelet, à qui j’emprunte plusieurs de ces détails, ces nobles arbres mutilés et couchés sur le sol, où ils ne cessaient pas de végéter. Telle était leur vigueur que plusieurs résistèrent à ce traitement barbare, et que les autres continuèrent à fructifier, en attendant que les jeunes sujets plantés dans leur voisinage entrassent à leur tour en rapport. » C’est à San-Miguel que la lagrima avait pris naissance : c’est aussi dans cette île qu’elle atteignit vers 1840 son maximum d’intensité. Des plantations entières furent anéanties, d’autres partiellement détruites ; on estime qu’un quart des orangers de l’île dut être abattu. Des arbres séculaires dont chacun était une richesse furent rongés par la pourriture ou tombèrent sous la cognée. En 1842, la maladie a commencé à décroître, et maintenant, sans avoir tout à fait disparu, elle a cessé d’être redoutable. En dehors des Açores, elle s’est propagée uniquement aux environs de Lisbonne, et ne paraît pas y avoir produit de grands désastres.

L’année même où la lagrima entrait en décroissance, un nouvel ennemi attaquait les orangers des Açores. L’aspidiotes conchiformis, hémiptère de la famille des coccinées, originaire du Brésil, apparaissait sur les orangers de Fayal, et ne tardait pas à s’y multiplier à l’infini. Les orangers des autres îles de l’archipel furent envahis à leur tour. Le développement des galles de l’insecte faisait promptement dépérir ces plantes ; les feuilles jaunissaient et séchaient, les fruits n’arrivaient pas à maturité. Un moment, on put craindre la destruction de toutes les plantations ; heureusement au bout de quelques années le fléau s’arrêta de lui-même. L’insecte, issu des chaudes régions du Brésil, ne put résister aux hivers des Açores, quelque modérés qu’ils fussent ; aujourd’hui il a presque entièrement disparu. Les pertes qu’il a causées sont bien moins importantes que celles qui sont dues à la lagrima.

D’autres plantes, aux Açores, ont été également dans ces derniers temps en proie aux maladies parasitaires. J’ai déjà parlé des ravages causés par l’oïdium Tuckeri sur les vignes de Pico, et signalé les causes particulières qui y ont rendu la maladie plus redoutable que partout ailleurs ; je ne reviendrai pas sur ce sujet. Aujourd’hui les propriétaires des Açores sont surtout préoccupés par l’invasion d’une nouvelle épidémie végétale qui ressemble à la lagrima, mais qui, au lieu d’affecter les orangers, s’étend spécialement sur les châtaigniers. L’enveloppe corticale de la racine et l’écorce de la partie inférieure du tronc se gonflent et se fendillent ; en dessous, on trouve une mince couche de moisissure qui s’étend rapidement jusqu’à l’extrémité des radicelles. La nutrition de l’arbre est arrêtée, les feuilles se flétrissent, tombent, l’écorce sèche et se détache. J’ai vu, près de la ville de Ribeira, un bois de châtaigniers dévasté par la maladie. C’était au milieu de l’été : tout alentour s’étalait une riante verdure ; à peu de distance, des plus et des eucalyptus déployaient une splendide végétation. Au milieu de cette riche nature, le bois de châtaigniers semblait un lieu maudit, visité par le feu du ciel. De grands arbres desséchés s’y dressaient tristement. Avant de succomber, les rameaux dénudés avaient pris des formes contournées et bizarres, comme s’ils avaient été torturés par une douleur physique. La maladie s’est montrée aussi dans le district de Povoaçao, où se trouvent les plus grands bois de châtaigniers de San-Miguel ; elle y a déjà produit d’énormes ravages et ne paraît nullement en voie de décroissance. Jusqu’à présent, l’homme est resté impuissant devant ce fléau ; le rapprochement des touffes de châtaigniers, l’extension du mal aux parties extrêmes des racines ont empêché d’appliquer les moyens violens auxquels on avait eu recours contre la lagrima des orangers. Il y a véritablement peu d’espoir d’arrêter la propagation de la maladie. Cependant l’examen microscopique du champignon parasite développé sous la partie corticale des racines, si elle était exécutée par un botaniste habile, pourrait peut-être fournir quelques indications sur la nature des remèdes les plus efficaces à employer. Dans tous les cas, ce serait une étude intéressante dont les résultats figureraient avec honneur parmi les travaux d’histoire naturelle entrepris de notre temps.

Il y a quelques années, la perte des châtaigniers eût été irréparable, tandis que dans les plantations d’essences nouvellement introduites on trouvera sans doute des bois capables de remplacer le châtaignier dans ses principaux usages. Les progrès récens de la sylviculture à San-Miguel permettent en effet de fonder sur cette industrie les plus belles espérances.

Les Açores, couvertes de forêts épaisses au moment de leur découverte, ont été déboisées sans ménagement pendant trois siècles et demi. La pénurie d’arbres était devenue telle, il y a cinquante ans, que pour la confection des caisses d’oranges on était obligé de faire venir le bois de Lisbonne ; aujourd’hui, loin d’importer du bois, on commence à en exporter, et dans un avenir peu éloigné San-Miguel sera devenu un centre important d’exploitation forestière. Quelques étrangers que des raisons de santé ou des intérêts commerciaux avaient attirés aux Açores ont les premiers par leur exemple inspiré le goût de l’arboriculture. Un consul de Russie, nommé Scholtz, a planté il y a quatre-vingt-cinq ans quelques arbustes qui sont aujourd’hui devenus des arbres grandioses. J’ai vu dernièrement, dans une propriété qui lui avait appartenu, un superbe hêtre de 3 mètres de circonférence, et dans un de ses jardins, un laurier des Canaries de plus de 6 mètres de tour. Toutefois ces essais étaient isolés et ne se pratiquaient guère que dans un intérêt d’ornementation, lorsque l’un des principaux propriétaires de l’île, M. José do Canto, tout jeune encore, comprit l’importance des reboisemens au point de vue économique, et entreprit de couvrir de plus maritimes et d’autres essences exotiques les solitudes incultes qui faisaient partie de ses vastes domaines. Il y a trente ans que cet homme énergique poursuit la tâche laborieuse à laquelle il s’est voué. Le succès couronne de plus en plus ses efforts. Son nom, béni de ses concitoyens, restera dans leur mémoire comme celui d’un bienfaiteur public, car chaque jour son exemple trouve de nouveaux imitateurs, et déjà chacun peut apprécier l’immense source de travail et de richesse dont il a doté son pays. Son frère M. Ernest do Canto, M. Jaccome, M. Borges et plusieurs des autres propriétaires de l’île, rivalisent aujourd’hui avec lui de science et d’ardeur dans les applications pratiques de la botanique. Aux essais forestiers, tous ont joint la création de jardins splendides où sont réunis des spécimens innombrables de plantes de toutes les parties du globe. Frappé des heureuses conditions climatériques des Açores, M. José do Canto avait commencé son œuvre avec l’idée de faire de San-Miguel un vaste jardin d’acclimatation botanique. Son projet, mis en pratique par lui et ses émules, est déjà devenu une magnifique réalité. Avant d’insister davantage sur les résultats qu’ils ont obtenus, je veux essayer de donner un aperçu rapide de la flore indigène du pays. La pauvreté de cette flore primitive mettra encore mieux en lumière l’importance des acquisitions végétales dont le pays s’est enrichi.


II

Les plantes indigènes de l’archipel açorien appartiennent à 478 espèces, comprises dans 80 familles différentes. Elles sont assez bien connues, grâce aux travaux de collectionnement ou de détermination dus à Hochstetter, Seubert, Watson, Hunt, Drouet, Morelet, Hartung et Godman. Si l’on considère la position des Açores au milieu de l’Atlantique, presque à égale distance de l’Europe et de l’Amérique, mais très loin des deux continens, on s’attend à y observer tout un ensemble de végétaux très différens de ceux, des côtes de l’Amérique et de l’Europe. On peut penser aussi que le partage des espèces communes, s’il en existe, doit être à peu près égal entre l’ancien et le nouveau continent, la direction des courans marins de l’ouest vers l’est compensant la faible différence des distances qui séparent les Açores des deux rives de l’Atlantique. Il n’en est rien pourtant. Sur les 478 espèces qui composent la flore açorienne, 40 au plus sont spéciales à cet archipel, 400 se retrouvent en Europe, principalement dans la région méditerranéenne, 4 seulement appartiennent à l’Amérique et une à l’Afrique intertropicale et méridionale[2]. Le nombre des espèces exclusivement propres aux Açores est donc relativement petit, et encore sur ces 40 espèces 37 sont très voisines des formes européennes, 3 seulement sont plus rapprochées des types américains. Les espèces franchement africaines ou américaines ne figurent dans le total que pour un chiffre presque insignifiant. Un grand nombre d’espèces sont aussi communes avec Madère et les Canaries : 300 espèces des Açores se retrouvent à Madère, 260 aux Canaries ; mais la plupart de celles-ci appartiennent en même temps à l’Europe, de telle sorte que la flore açorienne présente un cachet européen des plus marqués.

Un des caractères les plus saillans de la végétation des Açores est la verdure permanente dont elle décore la campagne. Les fougères et les mousses abondent. Les graminées, parmi les phanérogames, constituent la famille la plus riche en espèces. Les plantes annuelles, qui se fanent et périssent pendant l’hiver, ne laissant de vivante que leur graine, sont rares. La végétation herbacée est surtout représentée par des espèces vivaces dont les feuilles conservent toute l’année leur fraîcheur. Les lieux incultes de l’île, qui conservent encore leur aspect primitif, sont revêtus d’un lacis inextricable d’arbrisseaux et de buissons perpétuellement verts, la myrsine, les lauriers, le vaccinium, la bruyère frutescente, le myrte, le houx, la viorne, le picconia, le lierre, le faya, y déploient en toute saison leur feuillage verdoyant. Sur les hautes crêtes de San-Miguel, un genévrier (juniperus oxycedrus) étend horizontalement à une faible hauteur au-dessus du sol ses rameaux d’un vert glauque étroitement enchevêtrés. Godman rapporte qu’il a pu parcourir de longues distances à la surface de ce feutrage végétal permanent sans mettre pied à terre.

Parmi les lois générales de la géographie botanique, il en est une dont la flore des Açores offre une éclatante confirmation. Plus une flore est restreinte, plus les espèces qui la composent sont distribuées en un nombre de familles relativement considérable. C’est ainsi que les 478 espèces de plantes recueillies dans l’archipel açorien appartiennent à 80 familles différentes, tandis que la flore des îles britanniques, qui est trois fois plus riche en espèces, correspond à un nombre de familles à peine plus grand d’un cinquième.

La flore des Açores offre quelques particularités remarquables, telles que l’absence complète des saxifrages et des orobanches, la rareté des rosacées, dont une tribu, celle des pomacées (pommier, poirier, etc. ), fait complètement défaut, et dont une autre tribu, celle des drupacées (pêcher, cerisier), ne fournit qu’une seule espèce (prunus lusitanica) ; mais la singularité la plus grande encore est la manière dont la famille des amentacées figure dans cet ensemble de plantes. L’important groupe des arbres à chatons, auquel appartiennent le chêne, le hêtre et la plupart des essences forestières de l’Europe, n’est représenté aux Açores que par le faya, dont les caractères botaniques. ne sont pour ainsi dire qu’une image défigurée de ceux qu’affecte l’ensemble de la famille. Il n’existe actuellement aux Açores aucune espèce arborescente indigène capable d’acquérir une grande hauteur ou un diamètre considérable ; mais antérieurement à plusieurs des grandes éruptions qui ont eu lieu longtemps avant la découverte dés îles il a existé, au moins à San-Miguel, des arbres volumineux. A Sete-Cidade, dans la partie ouest de l’île, on voit, sous une couche de ponces de plus de 30 mètres d’épaisseur, des troncs d’arbres dont l’un après de 1 mètre de diamètre. La végétation du pays date du reste certainement d’une époque extrêmement reculée, car au pied de la cascade dont les eaux débouchent dans le lac de Furnas W. Reiss a signalé une couche de lignite d’environ 1 décimètre d’épaisseur recouverte par une série d’assises de laves de plus de 200 mètres de puissance totale. L’imagination recule quand on songe au nombre de siècles qui se sont probablement écoulés depuis l’enfouissement de cette assise végétale. L’étude détaillée des débris organiques de ce lignite serait très intéressante : elle mettrait peut-être sur la voie du procédé que la nature a employé pour relier les plantes des Açores à celles de l’Europe, et fournirait le moyen de résoudre plus d’un problème de détermination botanique aujourd’hui laissé en suspens.

Parmi les plantes açoriennes regardées comme indigènes, la plupart de celles qui ont été rapportées à des espèces d’Europe se distinguent de leurs congénères du continent par certaines différences de forme, de coloration ou même de structure qui les font considérer comme appartenant à des variétés spéciales. Quelquefois ces différences sont si importantes et tellement constantes que les botanistes se sont trouvés dans le plus grand embarras pour décider s’ils avaient affaire à des espèces très voisines ou à de simples variétés très éloignées.

Les îles de l’archipel des Açores se divisent, au point de vue de la flore aussi bien qu’au point de vue de leur distribution géographique, en trois groupes principaux. Le groupe oriental, constitué par San-Miguel et Santa-Maria, est celui qui offre la végétation la plus variée : il possède 390 espèces ; le groupe moyen, formé de Terceira, Fayal, Pico, Graciosa et San-Jorge, en possède 376 ; enfin le groupe occidental, composé de Florès et Corvo, n’en a offert que 241. Sans vouloir tirer de conclusion de cette distribution des plantes dans des îles de dimensions inégales, je ferai cependant remarquer que le nombre des espèces diminue ici d’un groupe à l’autre à mesure qu’on s’éloigne de la côte d’Europe.

La multiplicité des arbrisseaux et la verdoyante uniformité que présente la flore des Açores paraissent avoir vivement impressionné Cabrai et ses compagnons lorsqu’ils abordèrent pour la première fois sur ces rivages. Les Flamands et les Portugais qui colonisèrent ensuite l’archipel y introduisirent promptement la plupart des plantes cultivées dans leurs contrées natales. Avec les graines des céréales et des autres végétaux apportées à dessein pour la culture, on sema involontairement dans les champs et dans les jardins une foule de graines de végétaux divers. Le vent et les oiseaux se chargèrent de propager au loin ces semences ; aujourd’hui un grand nombre des espèces ainsi disséminées sont tellement acclimatées au milieu des espèces indigènes, que les botanistes ont les plus grandes difficultés à en reconnaître l’origine exotique, et la complication de la flore spontanée ne fera qu’augmenter encore avec le temps à mesure que le nombre des plantes importées sera devenu plus considérable. Parmi les plantes d’importation récente qui se multiplient facilement à l’état sauvage, je me contenterai de citer l’exemple du pittosporum undulatum. Cet arbuste a été planté dans les vergers et dans les jardins de San-Miguel ; il porte à maturité un grand nombre de petites baies dont les oiseaux sont très avides, et qui se trouvent par suite transportées dans les endroits les plus déserts de l’île, où elles germent et poussent. La germination de ces graines s’opère même plus facilement dans ces conditions que lorsqu’on les sème directement. En passant par le tube digestif des oiseaux, elles paraissent sous l’action des liquides intestinaux se dépouiller d’une matière résineuse qui les enduit superficiellement, et qui empêche la pénétration de l’humidité nécessaire au développement de l’embryon.

Les jardins d’où s’échappent ces transfuges végétaux sont presque tous situés dans le voisinage de la ville de Ponta-Delgada. La plupart sont vastes et en pente douce vers la baie. On y jouit d’une vue étendue sur la mer. De belles pelouses et de larges allées y circulent au milieu d’une multitude d’arbres et d’arbrisseaux divers intercalés avec art. Les arbres à chatons, les conifères, les myrtacées, les protéacées, les palmiers et des milliers d’arbres d’autres familles s’y succèdent, excitant chacun l’admiration du passant, les uns par leur taille élevée et leur port majestueux, par la grâce ou la singularité de leur feuillage, par la beauté de leurs fleurs, d’autres par l’énorme diamètre de leur tronc. Les araucaria, les cryptomeria, les wellingtonia, dressent fièrement leurs cimes au milieu de cette végétation ; les casuarina arrondissent leurs rameaux pleureurs chargés de feuilles articulées comme la tige de nos prêles ; le tulipier étale ses larges frondes échancrées ; les arallia brillent par leur feuillage délicat, les banksia, les metrosideros, par leurs touffes fleuries. Dans le jardin de M. José do Canto, j’ai vu un peuplier planté depuis deux ans et ayant déjà 5 mètres de haut, un cyprès âgé de huit ans et possédant un diamètre de 0m,70[3]. La splendeur des dracæna, des yucca, des pandanus, la beauté imposante des palmiers[4], défient toute description. Parmi les plantes les plus remarquables de cette dernière famille, je citerai seulement un musa ensete originaire d’Abyssinie qui pour la première fois a fructifié aux Açores. Cet arbre, que M. José do Canto s’était procuré tout petit par un échange fait en 1866 avec le jardin botanique d’Alger, a maintenant 5 mètres de haut et 60 centimètres de diamètre. Il ne donne pas de rejeton : aussi les milliers de graines qu’il a fournies ont-elles un prix extraordinaire aux yeux de tous les amateurs d’horticulture.

Dans ces jardins, les accidens de terrain sont soigneusement utilisés. Ici, un amas informe de laves arides est couvert d’une brillante parure de fleurs de cactus ou orné de crassulacées qui pendent en longues guirlandes ; là une ancienne carrière est devenue un parterre humide dont le sol et les parois sont garnis de fougères et de lycopodes. Les alsophilla attirent surtout l’attention par leurs belles tiges arborescentes et leur feuillage découpé ; les cyathea, les dicksonia, certains blechnum, rivalisent avec eux par la vigueur de leur végétation ; quelques-unes de ces fougères se distinguent par l’éclat argenté ou les formes variées de leurs feuilles[5]. En un autre point du jardin, un ruisseau d’eau vive alimente un petit étang creusé dans l’intervalle de coulées de lave irrégulière. Des bambous s’élèvent sur les bords de cette nappe d’eau ; leurs tiges élancées, unies ou rayées de couleurs diverses, se balancent doucement au souffle de la brise. Quelques-uns présentent un gros diamètre. Pour donner une idée de la rapidité de leur végétation, je citerai l’exemple de l’un d’eux qui, apporté d’Algérie en 1867, avait déjà l’an dernier des pousses de 10 mètres de haut et de 20 centimètres de diamètre. De jeunes plantations d’orangers appartenant à des variétés nouvelles sont protégées du vent par des haies de camélia, d’azaléa, de rhododendron. Les agave, les dasilirium, les aloès, croissent et fleurissent au milieu de corbeilles où sont réunies une multitude de plantes remarquables par la beauté de leurs fleurs ou par la coloration de leurs feuillages ; les pelargonium, les campanules, les véroniques, les fuchsia, une foule de labiées et de composées, les bégonia, les gloxinia, les canna, se groupent en massifs élégans et touffus dont la richesse et la variété forment un coup d’œil éblouissant.

Le visiteur qui parcourt ces immenses jardins en sort toujours émerveillé ; mais on en méconnaîtrait le caractère principal, si l’on n’y voyait qu’une œuvre d’agrément. Pour bien juger de l’entreprise, il faut pénétrer dans la partie du jardin où se font plus spécialement les semis et les essais de culture des plantes utiles. Des plates-bandes nombreuses, échelonnées en terrasses et isolées par des haies ou le plus souvent entourées d’un rideau peu élevé de thuyas, recèlent des myriades de petites plantes qui se chauffent frileusement au soleil. Chacun de ces étroits enclos produit l’impression d’une forêt naine. Les semis se font généralement dans des pots remplis de terre, et le végétal naissant n’est planté dans les plates-bandes que lorsque la petite tige a déjà acquis quelques centimètres de hauteur. On le transplante dans la campagne, au point où il doit devenir un arbre, lorsqu’il paraît assez vigoureux. On a renoncé aux semis sur place à cause des rats, qui dévoraient les graines ou rongeaient les jeunes plantes.

Le nombre des arbres élevés ainsi dans les jardins de Ponta-Delgada et transplantés ensuite dans les différentes parties de l’île est presque incalculable. L’essence de beaucoup la plus cultivée est le pin maritime. M. José do Canto en plante annuellement plus de 2 millions d’individus ; son frère, M. Ernest do Canto, environ 1 million 1/2, et les autres grands propriétaires des quantités analogues. Les espèces forestières dont la culture offre ensuite le plus d’importance sont le cryptomeria, l’eucalyptus, l’acacia[6], les cyprès et les chênes. Le tulipier, le cuninghamia sinensis, les thuya, les cèdres, le genévrier des Bermudes, les araucaria, le palissandre, le sapin, l’orme, le noyer d’Europe, réussissent très bien aux Açores[7]. Sur la liste des essences forestières dont la culture a été essayée par M. Ernest do Canto figurent 86 espèces de pins, 28 chênes, 36 acacias, 16 érables, 14 cyprès, 7 sapins, 5 cryptomeria, 10 châtaigniers, 8 eucalyptus, 6 casuarina, etc., en tout environ 800 espèces de plantes arborescentes. Le nombre des espèces dont l’introduction a été tentée par M. José do Canto est encore plus considérable.

Parmi les essais d’acclimatation végétale qui ont eu lieu aux Açores, l’un des plus intéressans est celui des quinquinas de la Nouvelle-Grenade. Après bien des efforts infructueux, M. José do Canto a reconnu que ces arbres se développaient très bien à San-Miguel, à la condition d’être plantés à une hauteur d’environ 200 mètres au-dessus du niveau de la mer et d’être abrités contre la violence des vents. Une plantation installée dans ces conditions près du pic de Pedras est aujourd’hui en pleine voie de prospérité. Une autre culture tentée également avec succès est celle du lin de la Nouvelle-Zélande (phormium tenax). Dans quelques années, la fibre textile extraite de cette plante fera concurrence au lin du pays. Enfin l’arbrisseau qui fournit le thé pousse admirablement dans les jardins de Ponta-Delgada. La culture en est facile ; il ne reste plus qu’à connaître exactement les conditions de la récolte avant de songer à le multiplier en grand.

Jusqu’à présent, le pin maritime, le laurier des Indes et le peuplier d’Europe ont seuls fourni le bois des caisses d’oranges ; mais ils ne tarderont pas à être remplacés en partie par le cryptomeria, l’eucalyptus et l’acacia. Il existe déjà de très belles plantations de ces trois essences. L’une des plus anciennes, celle du lac de Congro, a été commencée il y a vingt-sept ans, et elle renferme des eucalyptus qui ont actuellement environ 40 mètres d’élévation, et des cryptomeria dont la hauteur n’est guère moindre. Toutefois le pin maritime est encore l’arbre qui paraît le mieux convenir au climat des Açores : il pousse dans les endroits les plus stériles et les plus exposés à l’action des vents ; il végète très bien près du niveau de la mer et mieux encore à des altitudes de 600 à 800 mètres. Un arbre de cette essence, planté il y a cinquante ans près de Ribeira-Grande, a maintenant atteint une hauteur considérable et un diamètre de 1 mètre 20 centimètres. L’écorce de cet arbre, comme celle d’un jeune pin, porte encore l’empreinte intacte des feuilles qui s’en sont détachées. Le pin maritime paraît du reste aussi résineux aux Açores que sur le continent ; les expériences faites tout récemment à ce dernier point de vue sont des plus satisfaisantes. Les plantations opérées dans certains districts ponceux de San-Miguel y ont complètement modifié la nature de la végétation. Autrefois sur les ponces s’étendait une couche uniforme et épaisse de mousses humides. Les racines des plus ont traversé un lit argileux imperméable étendu sous la ponce ; ils ont soutiré l’humidité qui était nécessaire au maintien des mousses, et les détritus résineux des feuilles tombées ont achevé la destruction de ceite végétation cryptogamique.

Deux cultures spéciales ont été jadis florissantes aux Açores et en ont depuis complètement disparu. La première est celle du pastel (isatis tinctoria). Introduite vers l’an 1500 par un capitaine donataire de San-Miguel, allié à la famille normande des Béthencourt, elle prit bientôt un développement rapide, et devint l’origine de grandes fortunes. Dans le milieu du XVIe siècle, on exportait annuellement en France, en Angleterre et dans les Flandres environ 10 millions de kilogrammes de la précieuse plante ; la concurrence de l’indigo, doué de qualités tinctoriales supérieures, vint mettre un terme à cette prospérité, et en 1639 l’exportation du pastel cessa complètement. La seconde culture également disparue des Açores est celle de la canne à sucre ; elle dut céder à la rivalité du Brésil, favorisé à la fois par son climat et par les règlemens administratifs de la métropole. La rareté de plus en plus grande du combustible nécessaire à l’évaporation des sirops fut aussi une cause très puissante de la ruine de cette industrie.

Pendant près de deux siècles, l’agriculture proprement dite fut à peu près l’unique ressource des Açoriens, encore était-elle entravée par une foule de lois et d’usages nationaux. La plus grande portion du sol était la propriété des couvens ou faisait partie de majorats possédés par une noblesse inactive. La dîme pesait lourdement sur le laboureur. De fortes taxes et quelquefois même des règlemens prohibitifs arrêtaient l’exportation. Le produit des impôts était transporté à Lisbonne et employé à régler les dépenses du gouvernement sans qu’aucun avantage immédiat en résultât pour la colonie. Ces abus ont cessé. La fermeture des couvens, l’assimilation des Açores aux provinces continentales du Portugal, la suppression des majorats, ont ouvert aussitôt une ère nouvelle de prospérité. Cependant il reste encore des traces nombreuses de l’état de choses antérieur. La suppression des majorats est d’ailleurs toute récente, et les bons effets de cette mesure n’ont pas encore eu le temps de se produire.

La configuration très accidentée du sol et la difficulté des voies de communication impliquent la division des régions agricoles des îles en petites propriétés. C’est en effet ce qui est arrivé tout naturellement dans les parties qui n’étaient pas défendues par la loi des majorats. Les possesseurs des grands domaines eux-mêmes n’ont du reste jamais songé à créer de vastes fermes ; ils ont loué par petits lots les parties labourables de leurs propriétés, assurés d’en tirer ainsi un meilleur revenu. Avec la législation actuelle, il arrivera infailliblement aux Açores ce qui se produit toujours en pareil cas, c’est que peu à peu le fermier se substitue au propriétaire primitif, et que les champs finissent par devenir la possession de celui qui les arrose de ses sueurs. Une autre raison qui a déjà contribué à favoriser le développement de la petite propriété est l’absence de cours d’eau nécessaires à l’entretien des prairies naturelles. Les pâturages sont possibles sur les sommités, grâce à l’humidité bienfaisante qui y règne perpétuellement ; mais à des niveaux plus bas le terrain sec et poreux n’est propre qu’au labourage, où le travail de l’homme remplit le premier rôle.

La culture principalement pratiquée est celle du maïs : l’ensemencement se fait de février à mai, et la récolte en septembre. Les épis, une fois récoltés, sont mis à sécher au soleil le long d’un faisceau de perches ou suspendus dans le même dessein à des peupliers dont les rameaux ont été réduits à l’état de moignons difformes. San-Miguel et San-Jorge produisent aussi beaucoup de froment. L’orge, que l’on sème fréquemment, est coupée d’ordinaire avant maturité pour servir de fourrage. Une culture très répandue est celle de l’igname. Cette plante, dont les amples feuilles servent souvent en France à l’ornement des massifs de verdure des jardins publics, fournit un tubercule allongé, grisâtre, qui est un excellent aliment. Les terrains humides lui sont surtout favorables ; on la cultive jusque dans la région des brumes. Sur les bords de la rivière chaude de Fumas, elle végète avec vigueur dans des champs inondés perpétuellement par un courant d’eau tiède. La pomme de terre, la patate, sont cultivées aussi, mais en moindres proportions. Le pois, la fève, le haricot, le lupin, sont très répandus. Le lupin joue un très grand rôle dans l’agriculture açorienne. Le sol volcanique des îles fournit spontanément aux plantes la silice, le sel de potasse et les phosphates dont elles ont besoin pour se développer ; s’il contenait en outre une matière azotée décomposable dans l’acte de la végétation, l’addition d’engrais serait presque superflue. Or le lupin arrivé à maturité est précisément riche en élémens azotés ; il suffit donc de l’arracher et de l’enfouir pour compléter l’engrais naturel du terrain. Cette opération, très en vogue aux Açores, se trouve ainsi rationnellement expliquée et justifiée. L’addition du fumier ou d’autres engrais ne fait, bien entendu, qu’augmenter les facultés productives du sol ; mais, lors même qu’on n’ajoute aucune de ces substances fertilisantes, la fécondité de la terre est telle que sans assolement, sans repos, sans autre amendement que les tiges de lupin enfouies, elle donne généralement deux récoltes par an. Les melons, les concombres, les potirons et les autres fruits de la famille des cucurbitacées, qui ne réussissent en France qu’à grand renfort de fumier, prospèrent aux Açores sans fumure spéciale. En revanche, si l’on excepte le figuier et l’abricotier, la plupart de nos arbres et de nos arbrisseaux à fruits viennent mal sous ce climat trop doux et trop égal. On a maintes fois essayé sans succès d’acclimater les groseilliers ; ils demeurent improductifs et dépérissent. Les pommiers et les poiriers appartenant aux meilleures variétés ne donnent que des fruits chétifs et rabougris. Le cerisier, le prunier, ne végètent guère mieux[8]. Les fruits communs sont, outre la figue, l’orange et l’abricot, la banane, le limon, le citron, la nèfle du Japon et la grenade.

On commence aussi à cultiver avec succès, comme espèces fructifères, le goyavier, le jambosier, l’eugenia uniflora, le maracujo (passiflora edulis). Une culture qui pendant longtemps a été simplement un luxe, et qui maintenant tend à devenir l’objet d’un grand commerce, est celle de l’ananas. Aux Açores, l’ananas vit très bien en pleine terre ; mais pour acquérir un volume notable et la saveur excellente qui fait toute sa valeur, il doit être élevé sous des abris de verre. Dans plusieurs des grands jardins de Ponta-Delgada, on a construit dans ce dessein d’immenses galeries vitrées, et de simples agriculteurs, imitant l’exemple des grands propriétaires, bâtissent maintenant des serres dont la dépense de construction est, dit-on, couverte dès la première année par le produit des plantes qu’on y élève. Les registres de la douane de San-Miguel constatent que, dans le courant de l’année dernière, on a importé dans l’île 2,000 caisses de carreaux de verre destinés à cet usage. Les bateaux à vapeur qui opèrent le transport des oranges en Angleterre servent en même temps à l’exportation des ananas.

Le lin est la seule plante industrielle cultivée en grand aux Açores ; elle est pour le pays une source de bénéfices importans. Le coton mûrit bien et donne un duvet de bonne qualité ; malgré cela, on n’en a pas encore essayé la culture d’une manière suivie. Le cabellinho (dicksonia culcita), fougère très belle, commune dans les parties hautes de toutes les îles de l’archipel, fournit une matière soyeuse et dorée que l’on emploie pour rembourrer les matelas et les oreillers. Cette substance fine et moelleuse entoure la base de la plante au niveau du collet de la racine. En 1860, un bon matelas de cabellinho coûtait environ 6 francs. Cette fougère s’exportait autrefois en assez grande quantité en Portugal et au Brésil, mais elle commence à devenir rare.

III

Le plus grand fléau de l’agriculture aux Açores est la multitude innombrable d’oiseaux granivores qui y séjournent. Après la récolte des céréales, ces oiseaux trouvent une subsistance assurée dans les baies et les autres fruits que leur offrent en abondance les arbrisseaux sauvages. Au moment de la maturité des blés, l’avidité de ces ennemis des moissons est telle qu’il faut employer contre eux de véritables moyens de défense. A San-Jorge, on se contente de faire sentinelle jour et nuit, et de les éloigner en faisant du bruit. Dans chaque champ s’élève un monticule de roches ou de branchages sur lequel se tient ordinairement une femme ou un enfant qui agitent des crécelles et poussent des cris bizarres. A San-Miguel, on a été plus loin : on a proscrit cinq des espèces qui causaient le plus de ravages, le merle, le bouvreuil, le rouge-gorge et deux pinsons[9]. Chaque douzaine de becs dûment représentés donne droit, dit Morelet, à une gratification d’environ 12 centimes. La dépense totale faite chaque année en rémunérations de ce genre s’élève pour l’île de San-Miguel à environ 3,500 francs ; elle est acquittée par les propriétaires proportionnellement à l’étendue de leurs cultures.

Les oiseaux étaient déjà extrêmement nombreux aux Açores lors de la découverte de ces îles. Le nom donné à l’archipel par les premiers explorateurs vient de la buse (falco butea), que l’on prit pour le milan, açor en portugais. Dans les récits que nous ont laissés les contemporains, il est souvent question de la multitude et de la familiarité des oiseaux au moment de l’arrivée des Européens. Un siècle plus tard, Fructuoso dans sa chronique s’extasie sur la délicieuse mélodie que l’on entend sans cesse dans les bois de San-Miguel, et décrit dans son langage naïf les charmes d’un concert dont les chanteurs sont le pinson, le serin, le toutinegro[10], le merle et la tourterelle. Le nombre total des espèces d’oiseaux trouvées aux Açores est de 53 ; sur ce chiffre, 15 espèces doivent être regardées comme véritablement étrangères, les individus qui les représentent n’ayant été rencontrés qu’accidentellement dans ces parages. Sur les 38 espèces restantes, 18 ou 20 seulement vivent dans l’intérieur des terres. Parmi ces dernières, il n’y en a que trois qui diffèrent assez de leurs types européens pour qu’on ait songé à en faire des espèces distinctes[11]. La faune ornithologique des Açores a donc, comme sa flore, un cachet essentiellement européen. Un seul des oiseaux qui en font partie doit être rattaché à l’Amérique, c’est un thalassidrome, oiseau de haute mer, qui fréquente particulièrement la région nord-ouest de l’Atlantique. Cependant, si les oiseaux des Açores peuvent être rapportés à des espèces d’Europe, on doit remarquer qu’ils se montrent toujours à l’état de variétés plus ou moins éloignées des types fondamentaux ; ils diffèrent généralement de leurs congénères de l’ancien continent par leur plumage plus foncé, par leur bec et leurs jambes plus robustes. Notons aussi que la distribution des oiseaux entre les divers. groupes de l’archipel offre les mêmes particularités que la distribution des plantes. Dans le groupe insulaire oriental, on en a recueilli 40 espèces, 36 dans le groupe moyen, 29 dans le groupe occidental ; le nombre des espèces diminue donc de l’est à l’ouest, à mesure qu’on s’éloigne de l’Europe.

Les espèces qui figurent comme gibier sur les marchés sont la bécasse, la perdrix rouge, la caille, le pigeon ramier, la bécassine et quelques palmipèdes. La caille, très abondante. à San-Miguel depuis novembre jusqu’en mars, est maigre ; elle n’a aucune des qualités alimentaires qui distinguent les individus de cette espèce que l’on chasse en France. La perdrix rouge, assez commune à Santa-Maria, a été introduite aux Açores par Ruy Gonçalès de Caméra, le même auquel on doit la culture du pastel. On rapporte que ce capitaine donataire avait importé aussi la gelinotte, qui a disparu depuis.

La considération de la classe des insectes conduit, relativement aux affinités de la faune, à des résultats analogues à ceux qui ont été précédemment déduits de l’examen des oiseaux : 212 espèces de coléoptères ont été trouvées aux Açores ; sur ce nombre, 175 espèces sont européennes et pour la plupart identiques à des espèces du centre de la France ; un petit nombre seulement habite nos départemens méridionaux. « En les voyant rangés dans les vitrines d’une collection, on pourrait penser, dit Drouet, que, sauf quelques exceptions, tous ces insectes proviennent d’une chasse aux environs de Lyon, Troyes ou Dijon. » Parmi les 37 espèces qui restent, 19 se rencontrent à Madère, aux Canaries ou dans ces deux archipels à la fois ; 3 appartiennent à l’Amérique du Sud, une à Madagascar ; 14 n’ont pas encore été observées en dehors des Açores[12]. Tous les lépidoptères diurnes, sauf un seul, sont européens. L’espèce qui fait exception est le Danaïs archippus, qui se montre dans les parties centrale et septentrionale de l’Amérique. Ce que l’on connaît des insectes açoriens les rattache donc aussi à la faune de l’Europe. Il en est de même pour les crustacés terrestres, et les myriapodes ; même conclusion encore pour les mollusques terrestres. L’important travail de MM. Morelet et Drouet fournit des documens nombreux et précis sur les relations spécifiques de ce groupe zoologique. Un premier fait signalé par ces naturalistes est l’absence de toute espèce fluviatile aux Açores. Cette donnée capitale est le pendant du fait si singulier de l’absence des mammifères, des poissons d’eau douce, des reptiles et des batraciens indigènes. Les recherches les plus minutieuses n’ont pas amené la découverte du plus petit mollusque, ni dans les lacs, ni dans les marécages, ni dans les cours d’eau, ni dans les petites fontaines des régions montagneuses, qui sont si nombreuses et jamais complètement à sec. À part la grenouille, dont l’introduction est toute récente, l’anguille et le cyprin, dont l’importation me paraît également certaine, les eaux douces des Açores ne contiennent d’autres organismes vivans que quelques larves d’insectes et quelques plantes aquatiques. Avant l’arrivée des Européens, la vie animale devait y être à peu près nulle. Cette lacune est d’autant plus étonnante qu’aux Madères et aux Canaries les mollusques d’eau douce abondent.

Les mollusques terrestres des Açores appartiennent à 69 espèces, dont 26 se rattachent à la faune d’Europe, 11 à celle de Madère et des Canaries, 32, c’est-à-dire environ la moitié, sont propres au pays. C’est donc encore avec l’Europe que les affinités zoologiques sont le mieux marquées. Le chiffre total de 69 espèces paraît bien faible, si on réfléchit combien le climat doux et humide des Açores est en harmonie avec l’organisation d’animaux dont le corps est mou et dont la respiration se fait à l’aide de délicates membranes superficielles. Cette faune semble encore plus pauvre, si on la compare à celle des deux archipels voisins.

Sous un ciel tempéré et, au milieu d’une atmosphère humide comme celle des Açores, on pourrait croire que les mollusques terrestres sont-actifs et se montrent souvent en dehors. Après les pluies d’été, on sait combien nos escargots et nos limaces aiment à entrer en campagne ; on est donc étonné de voir les habitudes casanières des animaux des mêmes familles aux Açores. À L’exception de quelques hélices, qui se fixent contre les murs ou adhèrent aux plantes, tous les autres se tiennent cachés pendant le jour, immobiles sous les pierres, sous les feuilles sèches, au pied des broussailles ou sur les tiges basses des végétaux. Quelques bulimes et certaines hélices possèdent seules une taille notable et une brillante coloration. Généralement la coquille des mollusques terrestres açoriens est mince, fragile et transparente. Les rares espèces qui ont une coquille épaisse sont identiques à des espèces du continent : elles sont cantonnées dans le voisinage des ports de débarquement les plus fréquentés. Il y a tout lieu de supposer qu’elles sont d’introduction relativement récente. La ténuité de la coquille est un caractère de variété que l’on peut considérer comme appartenant à tous les mollusques terrestres de la faune véritablement açorienne. La cause principale de cette particularité est sans doute la composition du sol du pays. Les roches volcaniques qui le constituent exclusivement ne contiennent que de petites quantités de chaux ; encore cette substance y est-elle à l’état de combinaisons éminemment stables. Les mollusques ne peuvent donc y puiser directement, comme dans les terrains calcaires, la chaux nécessaire à l’épaississement de leur l’est ; dès lors il n’est pas étonnant que leur coquille soit mince et fragile. Aux Açores, on peut voir d’ailleurs une preuve évidente de l’influence du sol sur le développement du test des mollusques. La même espèce, lorsqu’elle est commune à Santa-Maria et à San-Miguel, possède une enveloppe plus épaisse, plus opaque et plus colorée dans la dernière de ces deux îles, qui est, comme je l’ai déjà indiqué, dotée de formations calcaires.

La distribution des mollusques terrestres dans les trois groupes d’îles de l’archipel açorien est semblable à celle des autres subdivisions du règne animal. Le plus grand nombre des espèces se trouve dans le groupe oriental, et le plus petit dans le groupe de l’ouest. Les espèces communes avec l’Europe ou avec Madère et les Canaries sont répandues d’une extrémité à l’autre de l’archipel, tandis que celles qui sont propres au pays sont plus ou moins limitées dans leur expansion. Les premières habitent en général la lisière maritime, les autres au contraire vivent presque toutes sur la pente des montagnes, à l’ombre des bruyères et des myrsines ; plusieurs espèces, notamment quelques hélices, ne se rencontrent que dans certaines circonscriptions très limitées dans l’intérieur des îles. Les mollusques terrestres que l’on rencontre encore à une altitude supérieure à 1,000 mètres appartiennent à de petites espèces ; on les trouve au milieu des mousses et des plantes herbacées qui revêtent ces hauteurs.

Les mollusques marins sont peu nombreux et en général de petite taille dans les parages des Açores. Les bivalves surtout sont rares. Ce fait tient en première ligne à la configuration du sol. Les plateaux de soude sur lesquels reposent les îles sont très étroits ; les côtes sont généralement bordées de falaises abruptes et sans découpures. Les baies peu profondes dans lesquelles les mollusques acéphales peuvent vivre enfoncés dans le sable ou dans la vase sont tout à fait exceptionnelles. La violence fréquente des mouvemens de la mer fait que l’on ne rencontre, appliquées contre les rochers, ni les espèces qui se fixent par un byssus comme la moule, ni celles qui adhèrent directement comme l’huître. Les mollusques lithophages font également défaut ; la dureté dès laves n’est cependant pas un obstacle insurmontable au travail de ces animaux, car sur d’autres côtes ces mollusques creusent et perforent des roches quartzeuses incomparablement plus résistantes que les roches volcaniques. Drouet et Morelet ont recueilli 75 espèces de mollusques marins aux environs des Açores. Quelques-unes de ces espèces sont propres à l’archipel açorien, mais la plupart sont très voisines d’espèces de la Méditerranée, de Madère et des Canaries ou même des Antilles. Il est à remarquer qu’aucun des mollusques les plus caractéristiques de la faune marine du Portugal ne figure sur la liste en question. Le genre le plus commun aux Açores est la patelle, dont on distingue plusieurs espèces. Fixées solidement contre les rochers par une masse musculaire qui fait l’office de ventouse, protégées par leur coquille conique peu saillante, les patelles résistent au choc des vagues. Les récifs les plus exposés aux fureurs de l’océan en sont couverts. On les détache facilement avec la lame d’un couteau glissée entre la coquille et le rocher ; les pauvres gens en font une assez grande consommation. Un crustacé appartenant au groupe des balanes et désigné dans le pays sous le nom de craca fournit un aliment plus recherché ; mais son test solide et résistant adhère avec une telle force au rocher que pour l’obtenir il faut briser la pierre à grands coups de marteau.

La mer est très poissonneuse autour des Açores. Le marché de Ponta Delgada est presque toujours abondamment fourni d’une foule de poissons de forme et de taille variées. Le nombre des espèces désignées par des noms vulgaires s’élève à plus de soixante. Cependant les pleuronectes manquent à peu près complètement. On ne voit ni sole, ni turbot, ni aucun de ces poissons plats qui sont si abondans sur les côtes de notre continent. Ces espèces, appelées par leur nature à vivre enfoncées dans le sable des plages, font naturellement défaut aux alentours d’îles à contours abrupts qu’environne une ceinture de récifs ou de rocailles.

Parmi les espèces que l’on pêche près des Açores, quelques-unes se rencontrent spécialement dans tel ou tel parage, où elles semblent attirées par l’exposition de la côte, par la direction ordinaire des courans marins ou par d’autres causes moins faciles à apprécier. Ainsi le mugem (mugil chela) fréquente surtout le littoral septentrional de San-Miguel ; la murène recherche de préférence les abords de la côte sud ; le cherne (polyprion cernue), qui atteint de grandes dimensions, hante les bas-fonds situés assez loin des îles. Les pêcheurs de San-Miguel n’entreprennent la poursuite de ce poisson que durant la belle saison et par un temps très sûr ; d’après M. Morelet, on le rencontre également au large, sous les vieux bois couverts d’anatifs et de balanes qui flottent à la surface de l’Océan.

Beaucoup de poissons n’apparaissent que dans certaines saisons, et arrivent alors parfois en bandes innombrables. Une des plus belles parmi ces espèces voyageuses est la bonite. Ces scombres se montrent par milliers au commencement de l’automne ; devant eux fuient des troupes de chicharros (caranx trachurus) au ventre argenté, au dos d’un vert d’émeraude, qui frétillent près de la surface de l’eau. Durant les temps calmes, quand une brise à peine sensible fait avancer lentement la barque sur laquelle on navigue entre les îles, on est souvent escorté pendant des jours entiers par des bataillons de bonites, qui s’allongent près de l’arrière du bateau, et font miroiter au soleil la nacre de leurs écailles. Autrefois la bonite affluait en si grande quantité dans les eaux des Açores qu’on la vendait à raison de 10 ou 15 centimes la pièce sur le marché de Ponta-Delgada. Dans certaines années, la pêche de ce poisson a même été tellement abondante que les agriculteurs l’ont employé comme engrais ; mais depuis quelque temps déjà le passage s’en est ralenti, et les gens du pays, naturellement enclins à la superstition, n’ont pas manqué d’y voir une punition divine du criminel abus dont les cultivateurs s’étaient rendus coupables.

Le thon, assez commun, est peu estimé comme aliment ; il ne figure que sur la table des pauvres. Il se pêche avec des lignes très longues munies de forts hameçons ; on le prend aussi à l’aide du harpon. Les pêcheurs açoriens se servent fort habilement de cet instrument, c’est pourquoi parmi les hommes de l’équipage des baleiniers américains il est rare qu’on ne voie pas figurer quelque harponneur indigène. La pêche du cachalot occupait naguère un grand nombre de navires américains fins voiliers, qui pendant l’été sillonnaient les parages maritimes des Açores. La poursuite acharnée exercée contre ces cétacés en a considérablement réduit le nombre, ou au moins elle les a tellement dispersés qu’elle est devenue beaucoup moins fructueuse. Par suite, cette industrie s’est notablement ralentie ; le nombre des navires qui la pratiquent diminue chaque année. D’autres cétacés, particulièrement le marsouin commun, sont encore en butte aux coups meurtriers du harpon. Le marsouin est assez fréquent dans les eaux des Açores ; dans les diverses traversées que j’ai faites entre le Portugal et San-Miguel, j’ai eu chaque fois l’occasion d’en voir des troupeaux bondissant et se jouant autour du bateau à vapeur. Morelet signale encore un autre cétacé commun aux environs des Açores du mois de juin au mois d’octobre, et désigné par les gens du pays sous le nom de toninha. « Les pêcheurs, dit-il, en prennent parfois un grand nombre en s’associant pour mettre leurs filets en commun. Emprisonnées dans une enceinte qui se rétrécit peu à peu, des bandes entières de ce dauphin sont entraînées vers le rivage, et viennent échouer dans quelque petite crique où on les assomme. »

L’ensemble des faits qui viennent d’être exposés conduit à des conclusions d’une grande importance sur la manière dont les Açores se sont peuplées, sur le mode d’introduction que la nature a employé pour y faire pénétrer la vie ; toutefois, avant d’entrer dans l’examen des diverses opinions émises sur cette grave question, je dois faire connaître les données que la géologie apporte pour la solution du problème. A la vérité, ces données sont bien faibles, mais un débat aussi élevé exige qu’aucun appoint ne soit négligé.


IV

L’examen intrinsèque des roches d’un pays volcanique peut procurer, comme nous l’avons dit, certains renseignemens sur le degré d’ancienneté des éruptions qui ont formé le sol de la contrée, lors même qu’aucune assise sédimentaire ne se trouve en contact visible avec les laves ; pourtant on n’arrive à en fixer l’âge avec quelque certitude que lorsque l’on peut assigner la position des roches volcaniques par rapport à des dépôts stratifiés fossilifères. Les pétrifications contenues dans une assise sédimentaire, en déterminent généralement la date ; par conséquent, si un banc de lave repose entre deux couches renfermant des fossiles, l’époque géologique où il s’est formé se trouvera par cela même établie sûrement. Ces conditions favorables sont en partie réalisées dans la petite île de Santa-Maria, l’une des Açores. En plusieurs points, des tufs calcaires, les uns à gros fragmens, les autres à grains tellement fins qu’ils ressemblent à des calcaires purs, s’y observent au milieu de coulées de lave et de couches de conglomérats. Ces tufs se montrent à diverses hauteurs au-dessus du niveau de la mer, et affectent des inclinaisons variées. Ceux qui occupent le niveau le plus élevé apparaissent à des altitudes de 60 à 80 mètres ; ils renferment un grand nombre de coquilles marines, entières ou réduites en fragmens. Bronn et Mayer, à qui on doit l’étude de ces débris, les ont rapportés à différentes espèces de mollusques. Les unes sont identiques à des espèces du terrain tertiaire des bassins de Bordeaux ou de Vienne, d’autres peuvent être assimilées à des espèces de la molasse de Suisse, d’autres sont de tout point semblables aux mollusques marins qui vivent encore sur le littoral de Santa-Maria. Les animaux auxquels ont appartenu ces restes ont vécu dans une mer qui abandonnait un fin sédiment de carbonate de chaux ; leurs débris se sont déposés au fond de l’eau, au milieu d’une sorte de boue calcaire et sableuse, qui les a empâtés et emprisonnés en se solidifiant. Le sol sur lequel s’opérait un tel dépôt était constitué par des agrégats volcaniques, produits d’éruptions antérieures. Des mouvemens locaux ont eu lieu plus tard ; le fond de la mer s’est soulevé, ici de 80 mètres, là de 60, plus loin d’une moindre quantité et dans des sens divers. De nouvelles éruptions ont succédé, et les assises sédimentaires relevées ont été recouvertes en plusieurs endroits d’une série d’assises de laves et de conglomérats volcaniques de plus de 100 mètres d’épaisseur. Les couches calcaires ainsi soulevées appartiennent, d’après leurs fossiles, à la fin de l’époque miocène ; les laves sous-jacentes à ce dépôt sont plus anciennes que lui et antérieures au soulèvement de l’île ; les laves superposées sont plus récentes que l’un et l’autre. En d’autres termes, l’éruption des laves inférieures a précédé le dépôt du terrain miocène supérieur, tandis que les éruptions des laves supérieures l’ont suivi, et en somme l’archipel açorien n’a pas cessé d’être émergé pendant les derniers âges de la période tertiaire. Il a donc été possible aux végétaux et aux animaux terrestres de s’y maintenir et d’y vivre, depuis une époque dont nous sommes séparés par des myriades d’années, et cette possibilité sera considérée comme une certitude, si l’on se rappelle la couche de lignite de San-Miguel dont il a été précédemment question, et le gisement de cette couche sous un amas de bancs de lave de plusieurs centaines de mètres d’épaisseur.

Les mouvemens d’élévation du sol, dont, il reste des signes si intéressans dans l’île de Santa-Maria, ont été essentiellement locaux ; aucune des autres îles de l’archipel des Açores ne présente de banc marin dans les nombreuses coupes de terrain que l’on y peut apercevoir. L’île de Santa-Maria elle-même est loin d’avoir subi dans toutes ses parties des déplacemens égaux de sa surface. Des soulèvemens partiels comme ceux dont on y remarque les effets sont fréquens dans toutes les contrées volcaniques ; on en a vu deux curieux exemples, l’un au pied du Vésuve en 1860, l’autre à Santorin en 1866. Ils n’ont rien de commun avec ces profonds bouleversemens auxquels on doit la formation des grandes chaînes de montagnes : ceux-ci embrassent tout un pays ; aux Açores, il n’existe aucune trace d’un tel mouvement ascendant général.

Mais un déplacement de la surface du sol en sens inverse n’a-t-il pas eu lieu aussi ? Une vaste. étendue de terrain comprenant l’espace occupé aujourd’hui par l’archipel açorien ne s’est-elle pas affaissée, comme cela est arrivé dans d’autres régions du globe autrefois émergées, maintenant couvertes par les eaux ? En un mot, les Açores ont-elles toujours été des îles, ou représentent-elles les sommités montagneuses d’une large contrée qui se serait enfoncée sous les eaux, et dont les plaines seraient maintenant recouvertes par les flots de l’Océan ? La question posée ainsi dans toute sa généralité ne reçoit aucune solution de la géologie. Il est certain qu’un vaste affaissement peut avoir eu lieu : les exemples d’un tel phénomène sont si communs dans les annales de la science qu’il serait absurde d’en nier la possibilité ; mais d’autre part il faut reconnaître que rien dans la constitution du sol resté apparent ne justifie une pareille hypothèse. Si certaines parties du terrain se sont enfoncées sous les eaux, elles n’ont laissé aucun indice qui prouve qu’elles ont été autrefois à découvert. Oui, il a pu exister au milieu de l’Atlantique une vaste terre dont les Açores ne seraient qu’un minime débris. De nos jours, un soulèvement de 4, 500 mètres environ se produisant entre ces îles et l’Europe mettrait à sec le fond de cette partie de l’Atlantique, et réunirait l’Afrique, l’Europe et les trois archipels des Açores, des Madères et des Canaries ; l’imagination peut se représenter l’opération inverse et concevoir une dépression du sol abaissant un ancien continent à une profondeur égale au-dessous du niveau de l’Océan ; mais jusqu’à présent aucune observation positive ne vient à l’appui d’une semblable conception. La géologie néanmoins n’est pas entièrement impuissante : incapable de fournir la solution complète du problème, elle peut au moins donner un aperçu de la limite des conditions de temps nécessaires à la possibilité de l’affaissement supposé ; elle peut prouver qu’un pareil cataclysme, s’il est réel, n’a pu se produire qu’à une époque extrêmement reculée, et que par conséquent une Atlantide hantée par les Phéniciens n’a jamais existé, ou du moins que les Açores n’en ont jamais fait partie. Le fait sur lequel repose cette démonstration est le suivant.

Il y a eu aux Açores deux sortes d’éruptions ; les unes se sont opérées à l’air libre, les autres ont été sous-marines. Les cônes volcaniques auxquels elles ont donné naissance se distinguent facilement les uns des autres, les premiers étant formés de scories sèches et vitreuses, les seconds composés de grains de tuf très altérés par l’action de l’eau de mer. A l’inspection d’un cône d’éruption, on peut donc en fixer le mode de production, et par conséquent déterminer quelles étaient les conditions du terrain sur lequel il s’est élevé. Or les cônes de tuf, dont quelques-uns sont fort anciens, car ils sont souvent plus ou moins recouverts par des coulées de laves provenant des bouches volcaniques aériennes, forment comme une ceinture de sentinelles avancées autour de chacune des îles de l’archipel açorien : la mer en baigne encore le pied comme au jour de leur apparition, et réciproquement les cônes de scories sèches se trouvent tous dans l’intérieur des îles ; jamais, à moins de dénudations considérables, la mer n’en enveloppe la base. La distribution de la terre ferme et de la mer est donc sensiblement la même aujourd’hui qu’aux époques, pour la plupart très reculées et séparées par de longs intervalles, auxquelles ont eu lieu les éruptions volcaniques dont ces cratères ont été le produit. Si l’hypothèse de l’Atlantide était vraie, si la région des Açores n’était réduite à l’état d’archipel que depuis trois mille ans à peine, les cônes de tuf devraient y être relativement très rares, et des cônes de scories sèches antérieures à l’affaissement du sol devraient se voir actuellement en contact avec les flots de la mer. Or c’est le contraire qui s’observe. L’absence de volcans aériens au contact des flots, le nombre considérable des cônes de tuf, leur ancienneté, attestée par leurs relations avec les laves avoisinantes et par les ravages que leur a fait subir l’action lente du temps, concourent à démontrer la fausseté de l’hypothèse d’après laquelle les Açores auraient fait partie, depuis le commencement de l’époque historique, d’une sorte d’Australie située au centre de l’Atlantique. Ainsi un soulèvement grandiose créant autour des Açores une vaste étendue de terre ferme, n’a peut-être jamais eu lieu, et dans tous les cas n’a pu se manifester qu’à une époque extrêmement éloignée de nous.

Les déductions qui ressortent de ces réflexions sont les seules auxquelles conduise la géologie relativement à la question qui nous occupe. Réunies à l’ensemble des faits zoologiques et botaniques dont nous avons essayé dans les pages précédentes de présenter le tableau, elles vont nous servir à peser la valeur des théories qui ont été proposées pour expliquer l’origine des êtres organisés indigènes aux Açores. Ces théories, diverses sous beaucoup de points de vue, peuvent cependant être groupées et partagées en deux catégories. Dans les unes, on admet que toutes les espèces açoriennes proviennent d’une introduction étrangère ; dans les autres, on suppose qu’elles sont, au moins pour la plupart, nées sur place, et que leur état actuel n’est que la conséquence d’un développement naturel et spontané.

A la tête des partisans de l’hypothèse de l’introduction étrangère, nous trouvons Godman et Forbes. Tous deux ont été surtout frappés du caractère européen de la faune et de la flore des Açores, et ont voulu rendre compte de cette particularité en admettant qu’il s’est établi, à des époques plus ou moins anciennes, des communications entre l’archipel açorien et le continent européen. Quant à la question de savoir comment se sont opérées ces relations, ils la résolvent différemment. Godman pense que les communications accidentelles dont les hommes de l’époque actuelle sont journellement témoins ont dû se produire de tout temps, bien que plus rarement peut-être qu’aujourd’hui. Les oiseaux et les insectes ont été amenés par leur instinct d’émigration, ou quelquefois poussés jusqu’aux Açores par les tempêtes qui sévissent dans ces parages orageux ; en même temps ils ont été le plus souvent les véhicules dont la nature s’est servie pour propager les plantes. Les mouvemens de la mer et de l’atmosphère ont aussi puissamment contribué à cette dissémination. De nombreux exemples de graines américaines apportées par le gulf-stream se voient chaque année, particulièrement sur les côtes de San-Miguel. La graine d’un mimosa (mimosa scandens) est une de celles que l’on ramasse les plus fréquemment sur les rivages des Açores. M. José do Canto, bien compétent en pareille matière, estime à une vingtaine le nombre des espèces américaines dont il a vu les graines ou les fruits échouer sur les plages de son île. Il m’a raconté que dans certains districts de San-Miguel les hommes de la côte se font des tabatières en creusant la graine d’une de ces espèces, qui a la forme d’un disque de plusieurs centimètres de diamètre. Les exemples d’importations de plantes s’opérant par l’intermédiaire des courans marins sont donc loin d’être rares, et l’on ne peut qu’être surpris du petit nombre des espèces américaines introduites aux Açores sans le secours de l’homme, quand on songe à la fréquence des apports effectués par le gulf-stream. Les courans atmosphériques sont aussi des agens puissans d’importation étrangère ; il suffit de citer à cet égard les nuées de sauterelles amenées du littoral africain sur les côtes de Terceire par le vent sud-est. On comprend facilement que des graines légères munies de filamens soyeux ou d’aigrettes plumeuses, que des spores de fougères ou de champignons, fines comme la plus délicate poussière, puissent être transportées par les vents au milieu de l’Océan, quand on sait que les cendres de Chicago sont arrivées jusqu’aux Açores le quatrième jour après le début de l’incendie qui a consumé cette ville. Ce jour-là l’aspect roussâtre du ciel du côté du nord-ouest, l’odeur empyreumatique qui se répandait partout, et plus encore la cendre recueillie, firent penser de suite aux habitans de Fayal qu’un immense embrasement avait lieu aux États-Unis.

On peut donc expliquer de la sorte la propagation d’un grand nombre d’espèces animales et végétales, mais il faut reconnaître pourtant que l’introduction de certains groupes d’animaux abondans aux Açores ne peut être raisonnablement attribuée à de telles causes. Un des groupes les plus rebelles à la théorie en question est celui des mollusques terrestres, pour lesquels l’élément paie forme une barrière infranchissable sans le secours de l’homme. Dans ce cas, doit-on admettre que l’homme a été l’agent involontaire du transport effectué ? Les mollusques terrestres européens ont-ils été importés inaperçus sur des bois, des marchandises ou des graines ? Les espèces sont trop nombreuses pour qu’une pareille hypothèse soit probable. D’ailleurs, ainsi que le fait très bien remarquer M. Morelet, « comment expliquer que les mêmes causes n’aient pas produit des résultats semblables, c’est-à-dire que l’Europe n’ait reçu des îles Açores, Madères et Canaries aucune espèce de mollusques en échange de ceux qu’elle y aurait introduits ? Les communications ont été réciproques ; on peut même assurer qu’elles furent plus favorables à l’émigration des espèces insulaires qu’à l’importation de celles du continent. »

Godman lui-même reconnaît que l’importation des mollusques et des crustacés terrestres, et probablement celle des myriapodes et des arachnides, sont dues à des causes variées dont l’appréciation est très difficile. Il espère que la connaissance des faits relatifs à la distribution des espèces permettra d’établir approximativement dans l’avenir la raison des traits saillans d’un certain nombre de flores et de faunes. Une semblable déclaration n’est que l’aveu déguisé de l’embarras où se trouve l’éminent naturaliste pour donner une explication qui puisse rendre compte de l’introduction supposée. Considérant l’action des agens de transport connus comme insuffisante, il s’arrête prudemment devant les hypothèses invraisemblables qu’il serait logiquement forcé d’adopter.

Un conchyliologiste français, Petit, appelé à se prononcer dans un cas analogue, se montre plus hardi, et ne craint pas de nier la possibilité de l’existence de mollusques terrestres dans des îles éloignées des continens, en dehors de l’intervention de l’homme. D’après lui, il y aurait eu absence de tout mollusque terrestre dans des îles comme les Açores avant l’arrivée des Européens ; mais, bien qu’aucune relation contemporaine de cet événement ne puisse être opposée à son opinion, tant de faits la contredisent qu’elle ne peut véritablement être soutenue. Et d’abord croit-on que les écrivains de l’époque de la découverte n’eussent pas été surpris de l’absence des mollusques terrestres et ne l’eussent pas signalée, comme ils ont noté celle des mammifères et des reptiles ? Ensuite comment expliquer la station ordinaire de quelques petites espèces qui vivent, quoi qu’en dise Petit, dans les parties les plus sauvages des îles, loin des ports et des lieux fréquentés ? Et les modifications éprouvées par les formes européennes, modifications tellement considérables que l’on hésite souvent dans les déterminations spécifiques, peut-on raisonnablement admettre que quatre siècles à peine auront suffi à les produire, ? Enfin les relations commerciales avec le Brésil et avec l’Amérique du Nord sont presque aussi développées qu’avec l’Europe continentale ; d’où vient alors la prédominance des espèces du vieux monde par rapport à celles des deux Amériques ?

Forbes résout autrement la difficulté. Il prend pour point de départ l’hypothèse de l’existence d’une vaste terre ferme qui aurait autrefois réuni les Açores avec Madère et les Canaries en un seul continent attenant à l’Europe. Nous avons déjà dit que cette hypothèse n’offrait rien de contraire aux faits géologiques constatés, à la condition toutefois que l’on suppose une date très ancienne au phénomène, mais nous avons reconnu que rien non plus ne la justifiait. C’est une hypothèse inventée tout exprès pour les besoins de la cause et dénuée d’ailleurs de base solide : c’est déjà un reproche grave à lui adresser ; mais elle soulève encore d’autres objections. Si une communication territoriale avec l’Europe est nécessaire pour expliquer le caractère européen général de la flore et de la faune des Açores, ne devrait-on pas, disent les adversaires de cette théorie, admettre aussi une communication avec l’Amérique pour rendre compte des quelques espèces de ce pays que l’on rencontre dans l’archipel açorien ? A cela, les partisans des idées de Forbes répondent que les espèces américaines trouvées aux Açores sont très exceptionnelles, et que leur présence dans ces îles peut s’expliquer par des importations accidentelles, comme celle qu’invoque Godman pour soutenir sa théorie. Une réplique aussi vague laisse beaucoup à désirer ; acceptons-la néanmoins et passons à une autre objection.

La théorie de Godman expliquait assez bien l’absence de mammifères, de reptiles, de batraciens, de poissons d’eau douce et de mollusques fluviatiles aux Açores par la difficulté de propagation plus grande de ces espèces animales ; on reproche à la théorie de Forbes de ne fournir aucune raison plausible des mêmes faits. Si les Açores ont été à une époque quelconque en communication directe avec l’Europe, on ne voit pas par exemple pourquoi les mammifères européens ne s’y seraient pas répandus. Si la théorie en question est vraie, n’aurait-on pas dû, lors de la découverte de ces îles, y retrouver au moins quelques espèces de mammifères les plus communes de l’Europe ? Les disciples de Forbes ont deux réponses à cette objection. Les uns disent que les Açores ont été jadis hantées par les mammifères, les reptiles et les autres classes d’animaux européens qui y font défaut aujourd’hui, mais que ces espèces ont été anéanties par de violentes éruptions volcaniques. Que doit-on penser de cette réponse ? Non-seulement on peut lui reprocher de n’être que l’expression d’une hypothèse sans fondement, mais on peut encore démontrer que cette hypothèse est dépourvue de vraisemblance. Les neuf îles qui composent le groupe des Açores sont assez éloignées les unes des autres pour qu’une éruption, quelque formidable qu’elle soit, n’étende guère ses effets au-delà de l’île qui en est spécialement le siège. A part San-Jorge et Pico, que l’on peut considérer comme relativement modernes, toutes les autres sont d’ailleurs d’origine très ancienne, et diverses observations tendent à montrer que la formation de leurs premières roches volcaniques remonte à la même période de la vie du globe. Il faudrait donc que dans sept des îles de l’archipel au moins il y ait eu des éruptions locales capables de tout détruire autour d’elles. Il est vrai que dans toutes il y a eu des explosions terribles, de puissantes projections de cendres et de ponces ; mais comment les mammifères qui vivent dans des terriers, comment les reptiles qui se cachent dans les intervalles des roches, comment les poissons et les mollusques qui habitent les lacs et les cours d’eau auraient-ils tous péri, alors que des mollusques terrestres à peau nue ou des végétaux délicats survivaient à de si épouvantables cataclysmes ? On comprendrait à la rigueur que de pareilles catastrophes se soient produites dans l’une des îles ; mais que toutes aient été successivement le théâtre de destructions pareilles, c’est ce que refuseront d’admettre tous ceux qui se livrent à l’étude des phénomènes volcaniques.

La seconde réponse faite par les partisans de la théorie de Forbes pour expliquer l’absence de certains groupes zoologiques aux Açores est plus spécieuse et plus compliquée. En voici le sens. Avant l’affaissement qui a plongé sous les eaux la moitié orientale de l’Atlantide, les montagnes dont les Açores représentent les points culminans s’élevaient de 5,000 ou 6,000 mètres au-dessus du niveau de la mer. Le rivage actuel des Açores était à une altitude d’au moins 4,500 mètres, et les sommités des îles (le pic de Varao de San-Miguel par exemple) se trouvaient à une altitude d’environ 6,000 mètres. La région montagneuse représentée aujourd’hui par l’archipel açorien devait donc être en grande partie, sinon complètement, recouverte toute l’année par la neige, et par conséquent elle était peu propre à servir de séjour à des êtres vivans. Il n’est donc pas étonnant que la faune et la flore y aient été très pauvres, et que des classes entières d’animaux y aient fait défaut. L’état présent de la végétation indigène des Açores et les particularités qu’y offre le règne animal sont la conséquence de cet état de choses antérieur.

À cette réponse, les adversaires de Forbes répliquent par le dilemme suivant : l’affaissement du sol, dont l’hypothèse fait le fondement de votre théorie, s’est opéré rapidement ou graduellement. Dans le premier cas, les espèces indigènes des Açores devraient avoir un caractère d’affinité marqué, non avec les espèces de l’Europe tempérée, mais avec celles des parties les plus septentrionales de l’ancien continent, ou plutôt aucune espèce animale ou végétale ne devrait se trouver à l’état indigène aux Açores, car la transition brusque d’un milieu hyperboréen à un autre milieu essentiellement tempéré aurait dû faire périr immédiatement les rares espèces confinées sur les cimes dont vous supposez que les Açores sont le représentant. Les choses ont dû se passer comme si le sommet du Mont-Blanc s’abaissait subitement au niveau de la mer, ou comme si la maigre flore qui s’y observe était tout à coup transportée sur les bords de la Méditerranée. N’est-il pas à peu près certain qu’il n’en resterait bientôt plus une seule espèce vivante ? Dans la seconde hypothèse, l’affaissement du sol aurait été lent et progressif ; mais alors les animaux de la plaine et des parties basses de la montagne auraient infailliblement cherché un refuge dans les parties non submergées, et la faune açorienne devrait par suite, au lieu de la pauvreté qui la distingue, se faire remarquer par une richesse exceptionnelle. Ainsi les faits sont, dans les deux cas, contraires aux conséquences de la théorie de Forbes. Notons enfin que la théorie de Forbes aussi bien que celle de Godman impliquent l’adoption des idées de Darwin sur la mutabilité des espèces, et qu’aux yeux de beaucoup de naturalistes ce serait une raison suffisante pour les rejeter l’une et l’autre. Elles ne peuvent en effet rendre compte de l’existence des espèces particulières aux Açores que par la transformation d’espèces originairement différentes dont les types existent encore actuellement en Europe ou y ont vécu pendant les derniers stades de la période tertiaire.

Si nous rejetons les théories fondées sur la propagation lointaine des espèces, il ne nous reste plus d’autre alternative que l’adoption de l’un des systèmes basés sur l’origine locale et le développement indigène des espèces ; nous nous trouvons en face du grand problème de la création avec toutes les difficultés qui l’entourent. De notre temps plus que jamais, cette redoutable question est à l’ordre du jour et soulève bien des luttes. Ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans la lice et de prendre part à la discussion qui s’agite entre les darwinistes et les partisans de la théorie des créations successives. J’insiste seulement sur cette considération : quelle que soit la bannière que l’on arbore, on devra, dans la question spéciale de l’origine des espèces aux Açores, s’attacher à donner la raison du caractère européen de la flore et de la faune de cet archipel.


F. FOUQUE.

  1. Laurus canariensis et persea azorica.
  2. Les espèces américaines sont : lepidium virginicum, cakile americana, cyperus vegetus, lycopodium cernuum, et l’espèce africaine myrsine africana.
  3. Populus quadrangulata, — cupressus macrocarpa.
  4. Notamment des chamœrops, des jnbæa, des caryota, des oreodoxa, des lataniers.
  5. Pteris argilia, — asplenium diversifolium.
  6. Cryptomeria japonica, — eucalyptus robusta, — acacia melanoxylon.
  7. Thuya orientalis, cedrus robusta, juniperus bermudiana, araucaria excelsa, jacaranda mimosœfolia, abies peclinata, ulmus montana, juglans nigra.
  8. Une de nos plus belles plantes florifères, le lilas, ne résiste pas non plus au climat énervant des. Açores. On n’a pu arriver à lui faire produire quelques grappes de fleurs qu’en la cultivant dans l’une des parties les plus froides de San-Miguel.
  9. Melro (turdus merula), priolo (pyrrhula vulgaris), vinagreira (rubecula erythacus), tintilhão (fringilla canariensis) et canario (fringilla serinus).
  10. Sylvia atricapilla.
  11. Ces trois espèces sont : pyrrhula murina (Godman) ou coccinea (Drouet et Morelet), fringilla tintillon, serinus canarius. Ces deux dernières espèces sont, d’après Godman, identiques à des espèces de Madère et des Canaries. D’après Pucheran, l’assimilation ne saurait se faire que pour la dernière.
  12. Les espèces américaines sont les suivantes : œolus melliculus, monocrepidius posticus, tœniotes scalaris ; l’espèce africaine est l’elastrus dolosus.