Voyage en Syrie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 46 (p. 290-311).
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VOYAGE EN SYRIE

IMPRESSIONS ET SOUVENIRS


VI. HARAM-ESCH-CHERIF.

L’église du Saint-Sépulcre n’est pas le seul monument de Jérusalem qui rappelle de grands souvenirs religieux. Bâtie sur le mont Moriah, à la place qu’occupait jadis le temple des Hébreux, la mosquée d’Omar est certainement un des lieux où l’humanité s’est rapprochée le plus près de la divinité. Elle a d’ailleurs sur le saint sépulcre l’avantage d’une authenticité incontestable. Tandis que le tombeau de Jésus présente tous les caractères d’un sanctuaire apocryphe, la mosquée d’Omar s’élève au contraire, on ne saurait en douter, sur la hauteur même où les Hébreux avaient placé le saint des saints. En passant d’une religion à une autre, de l’hébraïsme à, l’islamisme, le temple de Jérusalem a pu changer de forme, il n’a pas changé de destination. Le culte que les fidèles musulmans célèbrent sur le mont Moriah est, à le bien prendre, malgré les différences extérieures, le même culte que les Hébreux y célébraient autrefois. Le dogme de l’unité absolue de Dieu, création principale ; de la race d’Israël, a été porté par la race arabe au plus haut degré de précision. On prétend qu’en entrant à Jérusalem, Omar interdit aux Juifs la résidence de la ville : si le fait est vrai, ce qui est bien loin d’être prouvé, l’inconséquence du kalife était évidente. Un de ses premiers actes fut, en effet, d’ordonner la construction d’une mosquée sur l’emplacement du temple, afin de montrer qu’il venait renouer à Jérusalem la tradition strictement monothéiste que le paganisme romain et le christianisme y avaient interrompue. Le patriarche Sophronius ne put supporter la vue de cet édifice consacré au culte des infidèles ; il en mourut de honte et de désespoir. Sa douleur était naturelle, mais le sentiment des Juifs aurait dû être tout différent. Les chrétiens s’étaient appliqués à souiller le mont Moriah ; ils l’avaient couvert de décombres et d’ordures ; poussés par cette sorte de rage qui excite les hommes à profaner les croyances qu’ils ne partagent pas, surtout si ces croyances sont l’origine de celles qu’ils partagent, ils avaient cherché à effacer sous des immondices jusqu’aux dernières traces du temple hébraïque. Omar mit lui-même la main à l’œuvre pour déblayer le terrain ; dans son zèle pieux, il n’hésita pas à remplir sa robe avec les détritus qui infectaient le lieu où, pour la première fois peut-être dans l’histoire de l’humanité, l’idée de l’unité divine avait reçu une solennelle consécration. La mosquée qui s’éleva par son ordre a été reconstruite, modifiée et restaurée, mais elle subsiste depuis des siècles comme un témoignage éclatant de la foi au monothéisme. Les musulmans y voient le plus saint de leurs sanctuaires après ceux de la Mecque et de Médine ; ils s’y rendent en pèlerinage ; les chrétiens n’y passent qu’avec curiosité ; ils ont tort : tout homme que préoccupent les pensées religieuses devrait s’y arrêter avec respect pour y réfléchir à cette cause unique, suprême, éternelle que, sous des noms divers, une si grande portion de l’humanité a cru distinguer à l’origine des choses et à laquelle elle a demandé le mot, hélas ! introuvable, de l’énigme de ce monde.

La mosquée d’Omar a eu des destinées non moins sanglantes que celles du Saint-Sépulcre. On sait dans quelle épouvantable catastrophe s’était abîmé le temple hébraïque ; si le monument qui l’a remplacé n’a point subi d’aussi grands outrages, il a été cependant le théâtre d’abominables tragédies. Lorsque les premiers croisés s’emparèrent de Jérusalem, les musulmans se réfugièrent en grand nombre dans la mosquée d’Omar ; les chrétiens les y poursuivirent et y renouvelèrent les scènes de carnage dont, mille vingt-neuf ans auparavant, presque à la même époque de l’année, les soldats de Titus avaient souillé les mêmes lieux. Un écrivain chrétien, témoin oculaire, dit que, sous le portique et le parvis de la mosquée, le sang s’éleva jusqu’aux genoux et jusqu’au frein des chevaux. L’humble et généreux Omar s’était montré plein de compassion à son entrée à Jérusalem ; il faut l’avouer à leur honte, loin de suivre son exemple, les prétendus soldats du Christ poussèrent la cruauté jusqu’aux plus épouvantables extrémités. Après s’être prosternés un instant dans l’église delà Résurrection, pour se reposer d’une première boucherie, ils reprirent l’œuvre de carnage et ils la continuèrent avec une rage sanguinaire durant une semaine entière. Plus de soixante-dix mille musulmans de tout âge et de tout sexe furent massacrés à Jérusalem ; quant aux Juifs, on les enferma dans leurs synagogues et on les y brûla. L’histoire héroïque des croisades a été faite ; il resterait à en faire l’histoire vraie, en s’appuyant, non-seulement sur les témoignages occidentaux, mais sur les témoignages orientaux, trop dédaignés jusqu’ici ; on y verrait que la domination chrétienne en Palestine, commencée dans le sang, s’est perpétuée par la rapine et s’est terminée dans la corruption. Les moines de Jérusalem reconnaissent avec bonne foi que les croisades ont été des aventures barbares, non des guerres pieuses ; plus d’un m’a expliqué que, si les chrétiens avaient perdu la terre-sainte, c’était par une juste punition de Dieu, qui n’avait pu tolérer plus longtemps les crimes dont ils la souillaient et qui avait mieux aimé livrer de nouveau sa tombe aux infidèles que de la laisser en des mains aussi coupables. Quoi qu’il en soit de cette explication historique, la conduite de Saladin, lorsqu’il arracha Jérusalem aux croisés, offre un parfait contraste avec celle de ces derniers. Autant ceux-ci avaient été barbares, autant il se montra doux, magnanime. Il rendit aux femmes leurs maris captifs, il brisa les fers des pauvres et des orphelins ; son frère, Malec-Adel, paya la rançon de deux mille prisonniers ; si les églises furent converties en mosquées, on respecta du moins celle du Saint-Sépulcre, qui ne fut point enlevée aux chrétiens, tandis que la mosquée d’Omar, sous la domination des croisés, avait été affectée au culte catholique. Il fallait la purifier de cette souillure ; on en lava pour cela les murs et les parvis avec de l’eau de rose. Suivant une tradition répandue chez les Arabes de Jérusalem, cinq mille chameaux furent employés à transporter de l’Yemen la prodigieuse quantité d’essence de roses que l’on consomma à cet usage. Tous les princes de la famille de Saladin prirent part à la cérémonie lustrale. Lorsqu’il ne resta plus aucune trace du passage des chrétiens, Saladin plaça lui-même dans la mosquée la chaire construite par Noureddin. Allah pouvait rentrer dans son temple, dont l’accès allait être, durant des siècles, sévèrement interdit à tout homme qui n’aurait pas embrassé l’islam.

Ce n’est que depuis un petit nombre d’années qu’on peut pénétrer dans le Haram-esch-Chérif et dans la mosquée d’Omar. A part quelques chrétiens qui étaient parvenus à s’y glisser au moment de la conquête d’Ibrahim-Pacha, aucun voyageur n’avait obtenu jusqu’à nos jours l’autorisation d’en franchir le seuil. Tous ceux qui avaient tenté de le faire y avaient échoué. Il eût été dangereux pour eux de s’y aventurer sous des déguisemens, car ils auraient été infailliblement massacrés s’ils avaient été reconnus. L’un d’eux, Damoiseau, a raconté d’une manière assez plaisante les efforts qu’il fit pour séduire le multezim de Jérusalem et la façon adroite dont celui-ci trouva le moyen de reconduire. « Un objet, dit-il, excitait vivement ma curiosité à Jérusalem ; c’était la belle mosquée bâtie sur les ruines du temple de Jérusalem. Tant de voyageurs assuraient qu’il était impossible à tout chrétien d’y pénétrer, que je voulus tenter de prouver le contraire. Recommandé au multezim de la ville, j’allai lui présenter mes respects et le presser de m’accorder une faveur à laquelle j’attachais le plus grand prix, celle de visiter ce temple des vrais croyans, dont on raconte merveilles et miracles. La réception amicale du multezim encourageait mes instances ; il souriait à mes vœux, il paraissait dans les dispositions d’y céder, et je me croyais déjà sûr de la réussite, quand quelques mots m’éclairèrent : « Va, mon fils, me dit-il, la lumière divine t’éclaire ; tu désires, je le vois bien, renoncer au culte des infidèles pour entrer dans les rangs des disciples de Mahomet. Je bénis notre saint prophète d’avoir embrasé ton âme de cette ardeur salutaire, de t’avoir inspiré le besoin de te convertir à la foi qui seule peut mériter la béatitude éternelle. Va, mon cher fils, et reviens purifié de tes souillures pour suivre désormais la bonne voie. Je vais te donner une escorte qui se chargera d’instruire nos imans de tes louables intentions et t’aplanira toutes les difficultés. » Ce discours, que la malice du multezim lui dictait pour m’embarrasser, me désenchanta singulièrement. Je lui répondis que, tout en professant une grande vénération pour Mahomet et beaucoup de respect pour la religion qu’il enseigne, mon dessein n’était pas de renoncer à ma patrie pour devenir sujet du Grand Seigneur ; que la seule envie d’examiner un beau monument des arts de l’Orient avait déterminé ma démarche auprès de lui, et qu’étant né de père et mère chrétiens, à mes risques et périls, je voulais mourir chrétien : « Ah ! me dit le multezim, ceci change l’affaire ! Je m’étais étrangement trompé sur ton compte, seigneur Français. N’importe, je t’ai promis une escorte pour t’accompagner à la mosquée, je tiendrai parole ; on t’en fera voir les dehors et l’intérieur dans tous les détails ; seulement, je dois t’avertir que, si le peuple musulman te reconnaît pour chrétien, ce qui est plus qu’à supposer, le moindre désagrément qui puisse t’arriver, c’est d’être massacré sur place. Vois maintenant ce que tu dois faire. Une pareille bagatelle n’arrêtera sans doute pas un homme de courage comme toi ? — Pas le moins du monde, répondis-je au facétieux multezim ; mais comme il me reste encore quelques légers intérêts à régler, je remettrai la partie de plaisir à un autre jour, si vous voulez bien me conserver la même bienveillance. » Le multezim parut charmé de cet échange de plaisanteries ; il fit apporter des sorbets et des pipes, et nous nous quittâmes fort bons amis, quoique je m’en retournasse un peu désappointé du non-succès de mes espérances. » Les temps sont bien changés ! Aujourd’hui, le seul désagrément que risquent d’éprouver les chrétiens dans la mosquée d’Omar est de payer un bakchich assez considérable au cheik qui leur en montre toutes les parties. Pourvu qu’on soit accompagné d’un cawas ou d’un soldat, on peut entrer tant qu’on veut dans le Haram-esch-Chérif ; le peuple musulman est trop affaibli pour songer à défendre ses sanctuaires contre l’invasion des visiteurs ; tout au plus cherche-t-il à se faire payer sa tolérance : la cupidité a tué le fanatisme.

En général, je n’ai pas trouvé chez les musulmans de Syrie beaucoup plus de haines religieuses que chez ceux d’Égypte. Dans l’état de faiblesse où ils sont tombés, ils n’osent donner un libre cours aux sentimens qui sont peut-être encore au fond de leurs âmes. Au début de la dernière guerre contre la Russie, au moment des premiers succès turcs, il en était autrement ; l’excitation musulmane semblait sur le point de prendre de redoutables proportions. A tort ou à raison, les chrétiens tremblaient. Chaque jour, des paysans ramassés dans la campagne, des conscrits, des volontaires entraient à Jérusalem en poussant des cris de mort. Violemment échauffés, comme le sont tous les soldats à la veille d’une campagne, ils proféraient les menaces les plus meurtrières contre les adversaires de leur foi ; il s’agissait pour eux d’une guerre sainte, après laquelle ils rêvaient l’extermination des infidèles. Naturellement, les dépêches de la Porte augmentaient leur enthousiasme et leur fureur. Ces dépêches annonçaient d’immenses victoires où des milliers de Russes étaient tombés sous les coups des vrais croyans. On se réjouissait partout de ces éclatans succès. A Damas, à Beyrouth, à Jérusalem, le canon grondait sans cesse pour célébrer les victoires de l’islam, les maisons se couvraient d’illuminations, les musulmans se grisaient de fanatisme, et les chrétiens s’enivraient de terreur. Dans toutes les parties de la Syrie que j’ai visitées, j’ai trouvé le souvenir de ces sentimens contradictoires qui avaient si vivement agité les cœurs. Mais le traité de San-Stefano est venu changer les dispositions des esprits. Surpris et cruellement détrompés par la défaite finale, honteux des illusions menaçantes qu’ils avaient affichées avec tant d’audace, profondément irrités contre les chefs incapables qui les avaient si longtemps leurrés de succès imaginaires, les musulmans se sont trouvés tout à coup abattus presque jusqu’au désespoir. J’aurai plus tard occasion d’expliquer comment, à la suite de cette dernière déception, un grand nombre d’Arabes mahométans se sont rapprochés de leurs compatriotes chrétiens et se sont mis à rêver une sorte de ligue nationale qui réunirait toutes les forces syriennes, sans distinction de religion, contre la tyrannie incapable et menteuse de la Turquie. Mais pour rester à Jérusalem et dans le Haram-esch-Chérif, je me contenterai de répéter ici qu’une tolérance absolue attend les visiteurs qui pénètrent sur la mosquée d’Omar. Les moines eux-mêmes peuvent s’y rendre. A la vérité, les moines sont très populaires à Jérusalem à cause de la charité qu’ils y pratiquent. J’ai vu souvent dans les rues des musulmans s’arrêter pour baiser la robe d’un franciscain avec un respect qui ne venait pas d’un sentiment de crainte ou de curiosité, mais d’un sentiment de reconnaissance et d’admiration.

On arrive dans le Haram par la partie occidentale dite Bab-el-Moghreby, la porte des Maugrabins, et, dès qu’on a franchi cette porte, on se trouve sur une grande esplanade de 500 mètres de longueur moyenne sur 300 mètres de largeur, dont l’aspect est à la fois des plus pittoresques et des plus imposans. Ce vaste quadrilatère est entouré de murailles antiques et de constructions arabes aux formes les plus diverses et les plus élégantes ; des balcons à demi effondrés, des coupoles, des terrasses, des maisons étagées sur le flanc de la montagne bornent la vue du côté de la ville. Le terrain sur lequel on marche est jonché de débris, rempli de crevasses, recouvert d’une herbe rare, ombragé çà et là d’oliviers rabougris, sous lesquels on aperçoit quelques Arabes négligemment assis ou couchés. Au milieu de l’esplanade, une seconde plate-forme entièrement dallée en marbre s’élève de 2 mètres environ et même, en quelques endroits, de 5 mètres au-dessus du niveau de la première enceinte. On y monte par de larges escaliers, au sommet desquels se dressent d’élégantes arcades supportées par des colonnes d’une légèreté charmante ; une foule d’édicules carrés, de forme circulaire ou octogone, construits avec des débris antiques, des fontaines, des mimbers, des chapelles de toutes sortes, répandues à profusion dans le Haram, y produisent l’effet le plus agréable. Mais ce qui frappe surtout le regard, c’est la mosquée d’Omar, se détachant de la seconde plate-forme comme d’une sorte de gigantesque piédestal. Elle a été, comme le saint sépulcre, trop souvent décrite pour que je la décrive de nouveau. Rien d’ailleurs ne saurait donner une idée du mélange de grâce et de grandeur qui en fait un monument exquis. Sa forme est celle d’un octogone régulier. A une certaine distance, on ne distingue pas ses vastes dimensions ; elles sont calculées avec tant de bonheur qu’on dirait un édifice petit, délicat, remarquable surtout par la justesse des lignes et par la richesse de décorations. Sur sa base, revêtue en partie de marbre blanc et en partie de carreaux de faïence émaillée du XVIe siècle, s’élève un tambour circulaire qui porte une coupole légèrement étranglée. Ce rétrécissement, à peine sensible, rend encore le monument plus svelte. Il faut se rapprocher, il faut même pénétrer dans la mosquée pour en apprécier les proportions majestueuses. A l’extérieur, on en admire l’enveloppe brillante et les contours délicieux ; mais à l’intérieur, on se sent écrasé sous son immense voûte ; la sensation de vague éblouissement qu’on éprouve, dans cette rotonde gigantesque, surchargée d’or et de mosaïques, qu’éclaire la lumière mystérieuse des vitraux, répond bien à la pensée qui a fait élever ce temple à la divinité inaccessible dont l’homme saisit l’unité, mais ne saurait atteindre aucun autre attribut.

La mosquée d’Omar est l’œuvre d’Ibn-Merouan et non celle d’Omar, comme son nom semble l’indiquer. Elle a été souvent restaurée et remaniée ; sa décoration extérieure date du XVIe siècle ; ses mosaïques intérieures ont été refaites, il y a peu d’années, par des ouvriers arméniens. Elle est donc absolument intacte et ne présente pas cet aspect ruiné qui désole dans les mosquées d’Égypte. Quelques débris du délicieux vêtement de faïence dont elle est enveloppée ont seuls été, détachés par des mains trop avides. A part cela, sa conservation est parfaite. Ce serait assurément exagérer beaucoup que de la mettre sur le même pied que les merveilleuses mosquées du Caire, que la mosquée du sultan Hassan par exemple, le type le plus accompli de l’art arabe ; mais elle vient immédiatement au-dessous des chefs-d’œuvre de premier ordre. Sa forme octogonale a été déterminée par la nécessité d’encadrer le rocher sacré autour duquel elle a été bâtie. Omar prenait ce rocher pour la pierre sur laquelle Jacob avait reposé sa tête lorsqu’il eut la vision de l’échelle mystérieuse, erreur qu’il eût évitée s’il se fût rappelé que la vision avait eu lieu à Béthel et non à Jérusalem. La tradition veut que ce soit l’emplacement où Abraham plaça le bûcher sur lequel il devait immoler son fils Isaac. Plus tard on y éleva l’autel de David, et, quand Salomon construisit le temple, c’est là que fut déposée l’arche d’alliance. Ce rocher était donc pour les Juifs le saint des saints, le sakhrah, le centre du sanctuaire. Les musulmans ne le vénèrent pas beaucoup moins que ne le faisaient les Juifs. Il occupe le milieu de la mosquée et, pour éviter que les profanes ne le souillent en le touchant de leurs pieds, on l’a entouré d’une balustrade en bois artistement faite. Si disposé que l’on soit à la vénération, il est difficile d’admirer beaucoup cette grande et grosse pierre, dont la surface est presque partout inégale et tourmentée, et qui n’est autre chose que le sommet du mont Moriah, mis en saillie par les divers nivellemens opérés sur la montagne. En venant à Jérusalem, j’avais rencontré un médecin de l’armée turque, excellent homme qui se piquait de scepticisme, mais qui m’avait avoué toutefois qu’il n’avait pu se défendre d’un sentiment de terreur religieuse à la vue du rocher de la mosquée d’Omar. D’après lui, comme d’après tous les musulmans, ce rocher serait suspendu en l’air, n’ayant pour soutien qu’un palmier invisible, porté par les mères des deux grands prophètes Issa (Jésus) et Mahomet. « Je n’y croyais pas, me disait-il, avant d’être allé à Jérusalem ; mais il a bien fallu me rendre au témoignage de mes yeux. » Il est probable que mon médecin avait des yeux de lynx qui perçaient les murailles. Quand on descend, en effet, dans la crypte située sous le rocher, on remarque tout de suite un mur que la prudence musulmane a élevé à l’endroit où ce rocher fait corps avec la montagne, soit pour cacher le miracle aux gens de peu de foi, soit pour ménager l’enthousiasme de ceux qui en ont trop. La crypte, d’ailleurs, est très curieuse par elle-même. On y montre différens lieux de prière où Salomon, David, Abraham, le prophète Élie et bien d’autres ont fait leurs dévotions. La place la plus sainte est celle de Mahomet. On sait que Mahomet n’est jamais allé réellement à Jérusalem, mais il a fait bien souvent le voyage en rêve, monté sur la fameuse jument El-Borak, qui lui servait à tant d’excursions intéressantes. Un jour qu’il priait avec ferveur dans la crypte du sakbrah, saisi d’un subit élan mystique, il se heurta la tête contre le rocher ; celui-ci, devenu tendre comme de la cire, reçut avec vénération l’empreinte du turban du Prophète. On l’y montre encore, et chacun peut la contempler à loisir. Mahomet fît mieux un autre jour. Emporté par El-Borak, il traversa le rocher de part en part en y laissant un trou cylindrique, qui subsiste également. Lorsqu’il vit disparaître le Prophète, le rocher fut pris d’une envie étrange de s’envoler avec lui ; il s’ébranla sur sa base et se mit en de voir de le suivre ; on ne sait jusqu’où il se serait aventuré si l’archange Gabriel, le messager délicat et prudent auquel rien ne paraît impossible, mais qui est l’ennemi naturel de toutes les démonstrations inutiles, ne l’avait retenu d’une main puissante et rendu à l’immobilité. Comme il s’était déjà élevé quelque peu, c’est depuis lors qu’il est resté entre ciel et terre. Ai-je besoin de dire que l’empreinte de la main de l’archange Gabriel n’est pas moins visible que celle de la tête de Mahomet ? La Judée est un pays où tout est pierre et rocher ; mais les personnages célestes y ont marché d’un pas si pesant qu’ils y ont partout entamé la pierre et le rocher, et laissé d’ineffaçables empreintes. On montre dans la mosquée d’Omar la marque d’un pied de Mahomet sur une dalle de marbre ; on montre également un pied de Jésus-Christ dans la mosquée d’El-Aksa, à côté de la mosquée d’Omar, tous ces pieds, même lorsqu’ils appartiennent à la même personne, ont des dimensions fort différentes. Il n’importe ! chrétiens et musulmans les baisent avec la même ferveur, le même enthousiasme, y passent dévotement leurs mains qu’ils promènent ensuite sur leur visage et sur toutes les parties de leur corps.

Quand on remonte dans la mosquée, après avoir recueilli les souvenirs de la crypte, on est de nouveau frappé de la majesté de ce bel édifice, dont le premier aspect étonne, mais dont l’examen attentif inspire une durable admiration. Il est formé de trois enceintes octogonales concentriques dont les plafonds à caissons et la coupole sont soutenus par des rangées de piliers et de colonnes du plus bel effet. Ces colonnes sont monolithes et du marbre le plus pur ? leurs hauteurs et leurs modules différens prouvent qu’elles proviennent de monumens antiques auxquels on les a enlevés. Les arcs en plein-cintre qui les surmontent sont recouverts de mosaïques d’une teinte générale vert sombre formant un fond excellent pour les grandes inscriptions en lettres d’or, les capricieuses arabesques, les sculptures et les peintures étincelantes qui circulent sur les murs, courent sur les riches panneaux du pourtour et gagnent jusqu’à la coupole, où elles se marient à de grands vases et à d’immenses gerbes d’épis et de fleurs. Toutes ces décorations, d’un art et d’un goût accomplis, sont noyées dans la plus délicieuse des lumières. J’avais souvent eu l’occasion d’admirer au Caire l’effet produit par les vitraux d’Orient ; mais, comme tout est en ruines ou en lambeaux en Égypte, il est impossible d’y rien voir d’aussi complet, d’aussi merveilleux que l’espèce de pénombre aux mille nuances dans laquelle est plongée la mosquée d’Omar. Les vitraux d’Orient ne ressemblent point aux nôtres : ce ne sont point des peintures exécutées sur verre par un pinceau varié et délicat. Formés de fragmens de vitres séparément unicolores, quoique différant sensiblement les uns des autres, réunis avec le sentiment le plus fin de l’harmonie des tons et des colorations, ils semblent n’avoir été faits que pour se jouer de la lumière et la nuancer de la manière la plus exquise. On sait d’ailleurs que ces vitraux ne sont pas montés en plomb ; ils sont encastrés dans un châssis de plâtre d’une assez grande épaisseur, découpé en dessins de tous genres représentant des fleurs, des arabesques, des inscriptions, des combinaisons d’ornemens d’une grâce d’une diversité inépuisables. Chaque morceau de verre se trouve donc entouré d’une monture dont la profondeur, comme l’a fort bien remarqué M. de Vogué, produit l’effet d’une petite lunette, de sorte que la tranche indicée se colore du même ton que lui en l’enveloppant d’une pénombre lumineuse. C’est par ce moyen qu’on évite l’éclat un peu trop vif que le soleil d’Orient ne manquerait pas de donner à ces mosaïques de verre si elles étaient exposées directement à son ardeur. Le plafond des bains orientaux est toujours composé d’une série de verres arrondis en forme de lentilles ou de fond de bouteille, et placés à l’extrémité d’un trou profond qui en adoucit les couleurs. C’est le même procédé qui est employé pour les vitraux. Dans leurs temples comme dans leurs édifices civils, les Orientaux ont voulu se garantir contre la violence d’un jour trop cru et ne laisser pénétrer jusqu’à eux qu’une lumière douce, finement teintée, pleine de fraîcheur et de mystère.

Je suis très loin d’avoir énuméré toutes les reliques que contient la mosquée d’Omar, le n’ai parlé ni de deux poils de la barbe de Mahomet enfermés dans un étui qui est enfermé lui-même dans un vase d’argent ; ni de l’étendard du Prophète enroulé autour de sa lance ; ni du drapeau d’Omar déployé aux yeux des fidèles ; ni des selles d’El-Borak en marbre blanc ; ni du puits des âmes où les âmes des musulmans se réunissent toutes les semaines, du dimanche au lundi et du jeudi au vendredi, pour adorer Dieu ; ni de la plaque de jaspe où Mahomet avait fixé des clous d’or destinés à marquer le temps que devait durer le monde ; ni du prétendu bouclier de Hamzet, qui n’est pas autre chose qu’un beau plat byzantin ; ni du simulacre de deux oiseaux qui rappelle un des principaux miracles de Salomon ; ni de la balance du jugement dernier, etc. Il faut se résigner, lorsqu’on parle de Jérusalem, à oublier les trois quarts des choses saintes que l’on rencontre partout, sous peine de remplir plusieurs volumes d’énumérations fastidieuses et d’histoires extravagantes. Quand on a visité la mosquée d’Omar, on se rend à la mosquée d’El-Aksa, située, dit-on, sur l’emplacement de l’église de la Présentation de la Vierge, qu’avait bâtie Justinien. Sans être aussi remarquable que la première, cette seconde mosquée, qui est d’une belle architecture, contient quelques décorations élégantes. On y voit le tombeau des fils d’Aaron, une empreinte du pied de Jésus-Christ, deux colonnes rapprochées à travers lesquelles il faut passer, comme à la mosquée d’Amrou au Caire, si l’on veut aller au paradis, le lieu de prière d’Omar, etc. Tout à côté se trouve une belle salle d’armes des templiers et une chambre inférieure où l’on montre le berceau de Jésus. Ce berceau n’est pas autre chose qu’une niche en pierre du pays, sculptée en forme de coquille à sa partie supérieure et couchée horizontalement sous un dais que supportent quatre colonnettes en marbre blanc. La légende raconte qu’après avoir pris l’Enfant divin dans ses bras et avoir chanté le Nunc dimiuis, le vieillard Siméon, qui avait son habitation à l’angle sud-est du parvis du temple, invita la sainte famille à venir passer quelques jours chez lui, et que ce fut à cette occasion que Jésus coucha dans le berceau de pierre exposé aujourd’hui à la vénération des fidèles. De la chambre du berceau de Jésus, on passe dans un immense souterrain, qui est peut-être d’origine salomonienne, mais qui a été rebâti par Hérode et restauré par les croisés ; les templiers y logeaient leurs chevaux ; ils en avaient fait leur écurie. L’aspect singulièrement imposant de ce souterrain produit une vive impression. « Stabulum mirœ et tantœ capacitatis, dit Jean de Wurzburg, ut plusquam duo millia equorum aut mille et quingenta camelorum excipere possit. » Il est en partie comblé aujourd’hui, et des éboulemens de terre et de pierre en obstruent la plus grande partie ; on est pourtant frappé de sa profondeur et de son étendue ; quatre-vingt-huit colonnes carrées soutenant des voûtes en plein-cintre y forment des galeries d’une grande élévation ; une obscurité humide et triste enveloppe d’une mélancolie profonde cette étrange construction. Un autre souterrain, situé plus près de la mosquée d’El-Aksa, est évidemment un ouvrage d’Hérode le Grand. Il se dirige du nord au sud et se compose de deux nefs que recouvrent des voûtes en berceaux surbaissés soutenues par des piliers massifs. Les murs sont construits avec des pierres d’une prodigieuse dimension. Presque au milieu de ce long couloir, on rencontre une colonne monolithe d’une grandeur étonnante, dont le chapiteau qui ne forme qu’un tout avec la colonne est orné d’acanthes ressemblant à des palmes. Le cheik qui conduit les voyageurs dans ces souterrains répète à chaque pas : « Monolithe ! monolithe ! » C’est le seul mot de français qu’il sache ; c’est presque le seul qui lui soit nécessaire. On est surpris que les pierres gigantesques que l’on rencontre dans les constructions du mont Moriah puissent être en effet des monolithes. Pour avoir soulevé de pareilles masses, il fallait que les peuples qui ont tour à tour élevé des édifices sur cet emplacement sacré fussent des architectes d’une imagination puissante et d’une hardiesse de volonté que rien n’effrayait.

Après avoir parcouru les mosquées, les souterrains, les ruines du Haram-esch-Chérif, si l’on peut se débarrasser du cheik qui vous dirige, le mieux est d’errer à l’aventure sur l’esplanade et le long des murs qui la soutiennent. Au nord, du côté de la vallée de Josaphat, on remarque une sorte de colonne placée horizontalement sur la muraille et s’avançant dans le vide au-dessus de la vallée. C’est la culée du fameux pont invisible qui communique avec le mont des Oliviers, lequel lui sert de seconde culée ; les fidèles devront y passer le jour du jugement dernier pour arriver au paradis. Nul n’ignore qu’il est plus fin que le tranchant d’un rasoir et que toute personne chargée de péchés y trébuchera infailliblement. On peu plus loin s’élève la Porte-Dorée, un des plus beaux spécimens de l’art hérodien. D’après la tradition musulmane, le vainqueur chrétien qui chassera un jour l’islamisme de Jérusalem entrera dans la ville par la Porte-Dorée. Aussi l’a-t-on soigneusement fermée pour éviter une surprise ; mais, par bonheur, on n’a point gâté ce monument remarquable, qu’on peut étudier et admirer à loisir. Deux énormes colonnes monolithes en pierre du pays le divisent en deux nefs : l’une est appelée Bab-el-Thophet (la porte du repentir), l’autre, Bab-el-Bahhmet (la porte de la miséricorde). Les deux colonnes sont un cadeau fait à Salomon par Nicaulis, reine de l’Égypte et de l’Ethiopie. La reine se proposait de lui en offrir un plus grand nombre, mais comme elle tenait à les transporter sur ses propres épaules, elle finit par se lasser d’un exercice aussi fatigant, même pour une Éthiopienne. Les parois des deux nefs sont ornées de pilastres au haut desquels court une frise richement sculptée. Si l’on veut visiter tous les monumens du mont Moriah, on doit s’arrêter encore au Kursi-Soleiman, siège ou trône de Salomon, où, d’après les musulmans, le saint roi fut trouvé mort. Après quoi, on en est quitte avec les débris du passé, et l’on a le droit de se livrer sans scrupule aux réflexions qu’inspirent les plus grands souvenirs peut-être de l’histoire de l’humanité.

Chaque voyageur, touriste ou pèlerin, éprouve des sentimens trop particuliers en présence des ruines du temple de Jérusalem pour qu’il soit possible d’indiquer l’impression générale qu’elles doivent provoquer dans les âmes. Quant à moi, je l’avoue, ce qui me préoccupait en parcourant le mont sacré où les Hébreux et les Arabes ont tour à tour élevé d’imposantes constructions au culte monothéiste, c’est la question de savoir si l’idée d’un Dieu unique, solitaire, inaccessible, répond, autant que nous sommes tentés de le croire, aux conceptions de notre esprit et aux aspirations de nos cœurs. Lorsque nous jetons un regard attentif sur le monde, pour chercher à débrouiller le mystère des choses, nous rencontrons à l’origine des phénomènes moraux et matériels, non une seule cause qui les expliquerait tous, mais une série de causes diverses, multiples, compliquées, dont le jeu est aussi varié qu’incessant. On peut imaginer des simplifications successives qui aboutiraient peu à peu à réduire les formules, les unes dans les autres jusqu’à ce qu’on atteignît une formule générale dans laquelle elles seraient toutes comprises ; mais c’est là une pure rêverie que la réalité n’a pas confirmée jusqu’ici et que très probablement elle ne confirmera jamais. L’idée monothéiste n’a rien de scientifique, et il se pourrait que ce fût à elle que les peuples qui l’ont embrassée avec une ardeur trop exclusive dussent la stérilité intellectuelle qui semble les avoir frappés, dès qu’ils ont voulu sortir de la poésie et de la morale, pour aborder les sciences véritables. Les Hébreux et les Arabes ont été les premiers poètes du monde ; mais on ne trouverait pas chez eux un savant digne de ce nom. Leur philosophie est une pure philosophie de mots, roulant sur des arguties et des artifices de raisonnement ; elle ne s’est jamais élevée jusqu’à la découverte de lois et de principes, car il aurait fallu pour le faire qu’elle consentît à reconnaître, sous la complexité des phénomènes, une complexité de causes qui aurait porté atteinte au dogme primordial du monothéisme. Dans l’étude même de Dieu, il ne lui a pas été possible de se livrer à une liberté d’inventions qui fait des spéculations métaphysiques les plus stériles en apparence un excellent exercice d’esprit. Comment aurait-elle touché à Dieu sans risquer de le dédoubler ? Comment aurait-elle constaté en lui des attributs distincts sans ébranler son unité ? Il est un, et c’est tout ! Rien de moins varié que la prière musulmane ; elle se réduit en somme à un seul mot : Allah ! répété à satiété sur tous les tons et dans tous les modes. Dieu est Dieu ; il n’est pas autre chose : ne cherchez pas à en savoir plus long sur sa nature, car vous vous heurteriez infailliblement à l’hérésie ! Chaque fois que les Arabes, entraînés par la vivacité de leur brillante intelligence, ont essayé de briser le moule étroit de leurs conceptions philosophiques et scientifiques, d’implacables réactions religieuses sont venues immédiatement comprimer leur élan. C’est ce qui leur est arrivé en Espagne, par exemple, à une époque où ils semblaient sur le point de se mettre à la tête de l’humanité civilisée. Cette grande entreprise a fini par un avortement misérable. Aujourd’hui l’idée monothéiste a pour ainsi dire empalé les Arabes ; ils ne peuvent plus faire un mouvement de peur de la briser. Aussi est-elle la seule qui les préoccupe, et revient-elle incessamment, non-seulement dans leurs réflexions et dans leurs prières, mais dans les actes ordinaires de leur vie privée. Les ouvriers qui transportent un poids considérable et qui cherchent à s’exciter par des cris poussent sans cesse la même exclamation : Allah ! Allah ! Dans les villages, les gardiens nommés gaffirs, chargés de la police, se tiennent en éveil la nuit en répétant de quart d’heure en quart d’heure chacun leur numéro d’ordre ; le premier dit : un (oihède) et par extension l’unique, le troisième dit : trois, le quatrième quatre, et ainsi de suite ; mais il ne faut pas croire que le second dise deux (etnène) ; non, il dit : maloutchânia, il n’y en a pas d’autre, tant il est vrai que l’idée absolue du Dieu unique doit absorber toutes les pensées et présider même aux actes les plus insignifians de la vie !

Les seules grandes civilisations antiques ont été des civilisations polythéistes ; l’Égypte, la Grèce, la Chaldée, etc., ont trouvé dans le paganisme les élémens d’un prodigieux développement scientifique et politique. Sortie de la Chaldée, la race hébraïque aurait pu jouer un rôle historique aussi brillant que celui des nations auxquelles elle était liée par les origines et par la communauté des traditions ; mais, tout son effort s’étant porté sur une conception religieuse dont elle a eu la première la gloire de montrer la grandeur théorique et la stérilité pratique, c’est à peine si elle a joui de quelques jours d’éclat passager précédés et suivis d’une décadence irrémédiable. Les œuvres lyriques qu’elle a produites sont merveilleuses ; mais il ne lui a pas été possible de produire autre chose. Il est permis à un peuple monothéiste d’exalter la grandeur inaccessible de Dieu ; il ne saurait chercher à décomposer cette grandeur pour la comprendre et pour l’expliquer. De là l’étroitesse du milieu intellectuel dans lequel il reste enfermé. Si le christianisme n’avait été, comme l’islamisme, qu’une suite logique de la religion d’Israël, il est probable que ses destinées auraient été aussi malheureuses que celles des deux religions strictement monothéistes de l’humanité. Mais en sortant de la Judée pour pénétrer dans le monde occidental, il s’est imprégné d’hellénisme, il s’est chargé de dogmes et de conceptions métaphysiques, il s’est même couvert de légendes à demi païennes qui ont fait de lui une sorte de compromis et de trait d’union entre le polythéisme antique et le monothéisme juif. On a souvent remarqué qu’en art, en philosophie, en politique, la perfection résulte de l’accord des tendances opposées et des écoles diverses qui arrivent, en se réunissant tout à coup, à une harmonie supérieure dans laquelle se fondent les contraires. Il en est de même en religion. Si le christianisme est la forme supérieure des sentimens religieux de notre espèce, si le monde n’a jamais connu et ne connaîtra probablement jamais de conception divine plus admirable et plus complète, c’est qu’il résume et condense en lui les aspirations monothéistes des races sémitiques et les besoins scientifiquement païens des races aryennes. Le mont Moriah n’est donc pas ce qu’il y a de plus grand à Jérusalem ; le saint sépulcre, si on pouvait y croire, mériterait d’inspirer une émotion respectueuse à laquelle la mosquée d’Omar n’a pas droit, malgré sa charmante architecture et le souvenir de Jéhovah qui plane toujours sur elle.

VII. — LES JUIFS.

Ce serait, si on avait le temps et le courage de l’écrire, une triste et héroïque histoire que celle des Juifs à Jérusalem, depuis la destruction du temple et la dispersion du royaume d’Israël. La passion, réellement étrange, de cette race singulière pour un pays affreux où, depuis des siècles, elle n’a éprouvé que des persécutions, le rêve chimérique qu’elle y poursuit encore après tant de déceptions dont la cruauté aurait dû briser toutes ses espérances, l’obstination avec laquelle elle s’attache à quelques pierres qui lui rappellent de glorieux souvenirs et qui entretiennent en elle de folles espérances, sont assurément des phénomènes moraux qui seraient dignes d’être étudiés avec soin et décrits avec intérêt. La population juive de Jérusalem est peut-être un des plus déplorables spécimens de l’espèce humaine ; elle végète dans un état abject d’ignorance et de misère ; sa laideur, sa dépravation, inspirent un dégoût profond ; ce n’est pas sans horreur qu’on parcourt le quartier sordide où elle vit dans la boue, les immondices, les vices et la pauvreté. Néanmoins, il est difficile de se défendre, je ne dirai pas seulement d’un sentiment de pitié, mais d’un sentiment d’admiration, lorsqu’on assiste, le vendredi, à la cérémonie des pleurs le long du mur du temple. J’ai vu des voyageurs auxquels toutes les pompes de la Jérusalem chrétienne n’avaient inspiré qu’une vive répulsion, involontairement émus par le spectacle des lamentations juives. Il serait, en effet, difficile de contempler une scène plus touchante. On sait que les Juifs achetaient autrefois le droit de venir gémir sur les ruines du temple et qu’ils s’exposaient à toutes les insultes pour user d’un droit aussi précieux. Depuis la construction de la mosquée d’Omar, ils sont chassés du Haram-esch-Chérif, où ils ce pourraient pénétrer qu’en s’exposant au péril qui les attendrait également au saint sépulcre, c’est-à-dire à être massacrés. L’emplacement où s’élevait le tabernacle leur est interdit ; aucun d’eux ne saurait en franchir les limites, aucun ne pourrait sans danger de mort y jeter un regard attendri ! Condamnés à ne jamais dépasser le mur d’enceinte du mont Moriah, c’est encore à prix d’argent qu’ils obtiennent l’autorisation de s’arrêter auprès d’une partie de ce mur qui remonte peut-être à Salomon. Proscrits de tous les lieux que leurs ancêtres avaient rendus célèbres et d’où sont parties les croyances qui alimentent l’humanité civilisée, ils sont comme des étrangers dans un pays dont ils n’auraient jamais dû cesser d’être les maîtres, si l’injustice de l’histoire ne condamnait pas les peuples qui ont accompli des œuvres universelles à périr victimes de leur initiative et de leur dévoûment.

Le mur des Juifs est formé de pierres à refend de deux à trois mètres de longueur parfaitement travaillées ; à mesure que les assises s’élèvent au-dessus du sol, la dimension des blocs diminue, chaque assise étant en retrait de quelques millimètres sur l’assise inférieure ; les joints de cette construction cyclopéenne sont usés par les mains et par les lèvres des Israélites ; un couloir de quatre à cinq mètres de large, fermé du côté opposé par le mehkmeh (tribunal) et des maisons particulières, s’étend devant le mur. C’est là qu’on peut rencontrer chaque jour quelques groupes isolés gémissant sur les ruines du royaume de Dieu. Je me rappelle y avoir aperçu, un jour, un vieux Juif aveugle, dont les mains tremblantes effleuraient faiblement les pierres de Salomon ; à côté de lui se trouvait un jeune garçon d’une dizaine années ; le vieillard racontait à son compagnon la destruction du peuple, et au souvenir de cette sanglante tragédie dont tant de siècles n’avaient pas affaibli pour eux la cruelle émotion, ils pleuraient tous deux à chaudes larmes, comme s’il se fût agi d’un malheur dont ils auraient directement ressenti l’atteinte. Le vieillard, privé de la vue, ne pouvait me remarquer ; l’enfant avait trop de pleurs dans les yeux pour distinguer quelqu’un ou quelque chose ; ils se croyaient seuls, ils étaient donc parfaitement sincères dans leur douleur. Tous les vendredis de l’année, excepté celui qui fait partie de la fête des Tabernacles, une foule nombreuse se rend dans ce lieu de désolation. Quand on parcourt le quartier juif, on y rencontre un grand nombre de vieux rabbins, de jeunes gens, de femmes, tous endimanchés, tous vêtus de robes aux couleurs brillantes, tous munis d’un gros Pentateuque qu’ils portent sous le bras ; ils vont tous dans la même direction, il suffit de les suivre pour arriver au rendez-vous général. Là le tableau est à la fois des plus pittoresques et des plus émouvans. Le couloir situé près du mur est trop étroit pour contenir la masse des pleureurs qui débordent de tous côtés ; rangés les uns derrière les autres en face du mur sacré, ils bourdonnent une sorte de lamentation monotone en se dandinant en arrière et en avant selon la méthode des Orientaux. Cet immense groupe multicolore et mouvant d’où s’échappe une mélodie triste produit un effet étrange. Les personnes les plus rapprochées du mur y collent quelquefois leurs visages avec des attitudes désespérées, les autres se pressent pour essayer d’en faire autant. Il n’y a néanmoins aucun désordre, car l’émotion est trop réelle pour se manifester par des querelles ou des conflits. Les hommes sont beaucoup plus nombreux que les Femmes ; mais ces dernières poussent naturellement les sanglots les plus profonds, les plaintes les plus aiguës et les plus stridentes.

La prière que récitent les Juifs dans cette cérémonie des pleurs est une sorte de litanie où la voix du rabbin alterne avec celle du peuple. En voici un fragment qui donnera l’idée du reste :

Le Rabbin. — À cause du palais qui est dévasté ;
Le Peuple. — Nous sommes assis solitairement et nous pleurons.
Le Rabbin. — À cause du temple qui est détruit ?
Le Peuple. — Nous sommes assis, etc.
Le Rabbin. — À cause des murs qui sont abattus ;
Le Peuple. — Nous sommes assis, etc.
Le Rabbin. — À cause de notre majesté qui est passée ;
Le Peuple. — Nous sommes assis, etc.
Le Rabbin. — À cause de nos grands hommes qui ont péri ;
Le Peuple. — Nous sommes assis, etc.
Le Rabbin. — À cause des pierres précieuses qui sont brûlées ;
Le Peuple. — Nous sommes assis, etc.
Le Rabbin. — À cause de nos prêtres qui ont trébuché ;
Le Peuple. — Nous sommes assis, etc.
Le Rabbin. — À cause de nos rois qui les ont méprisés ;
Le Peuple. — Nous sommes assis, etc.

Ce chant est celui de la désolation et de la ruine ; mais il y a aussi les chants de l’espérance. En voici un exemple :

Le Rabbin. — Nous vous en supplions, ayez pitié de Sion !
Le Peuple. — Rassemblez les enfans de Jérusalem !
Le Rabbin. — Hâtez-vous, hâtez-vous, sauveur de Sion !
Le Peuple. — Parlez en faveur de Jérusalem !
Le Rabbin. — Que la beauté et la majesté entourent Sion !
Le Peuple. — Tournez-vous avec clémence vers Jérusalem !
Le Rabbin. — Que bientôt la domination royale se rétablisse sur Sion !
Le Peuple. — Consolez ceux qui pleurent sur Jérusalem !
Le Rabbin. — Que la paix et la félicité entrent dans Sion !
Le Peuple. — Et que la verge de la puissance s’élève à Jérusalem !

Étrange illusion de ce peuple décimé, dispersé, mille fois vaincu, qui n’a plus dans sa propre patrie que quelques pierres chèrement louées à sa douleur et qui cependant, en face de ces pierres-rongées par ses larmes, invoque encore pour Sion la paix, la prospérité, la verge de la puissance ! Jamais les Israélites n’ont pu se décider à abandonner Jérusalem. Sous la première domination musulmane, ils y vivaient dans une paix relative, quoique bien souvent interrompue par de cruels accidens. Le régime des croisades les en chassa d’abord presque complètement ; ceux qui purent échapper an glaive, au feu et à la torture se réfugièrent en Syrie et en Égypte ; le siège de l’académie palestinienne fut transféré à Damas, dont les principaux docteurs furent appelés depuis chefs de l’académie de la terre d’Israël, Quand les premières fureurs des chrétiens furent calmées, un grand nombre de Juifs, bravant tous les périls, ne purent résister au désir de fouler de nouveau le sol sacré de la Palestine et de venir pleurer sur les lieux de l’ancien sanctuaire. Les poésies hébraïques de cette époque sont empreintes d’une mélancolie dont l’expression est tellement amène qu’on peut les comparer à ce que la littérature des Hébreux a produit de plus sombre. Je ne résiste pas au désir de citer une élégie de Rabbi lehouda Halévi, l’un des plus illustres écrivains juifs de l’Espagne, qui fît le voyage de Palestine vers 1140. Nulle part l’étonnante séduction que l’aride et lugubre Judée exerce sur l’imagination juive n’a été exprimée avec plus de force, plus de charme et plus d’émotion :


As-tu oublié, ô Sion, tes enfans captifs ? Es-tu insensible au salut que le reste de ton troupeau t’envoie de tous les coins de la terre ? De l’est, de l’ouest, du nord et du sud, l’esclave dirige vers toi un regard plein d’espoir et te porte le tribut de ses larmes ; elles tombent comme la rosée du Hermon ; hélas ! que ne peuvent-elles arroser tes collines désertes ! Quand je pleure ta chute, c’est le cri lugubre du chacal ; mais quand je rêve le retour de la captivité, ce sont les accens de la harpe qui jadis accompagnaient tes chants divins. Mon cœur se transporte dans la maison de Dieu ; là, il s’épanche devant le Créateur. N’est-ce pas là que s’ouvraient les portes du ciel, que la majesté de Jéhova obscurcissait la lune, le soleil et les astres ? Ah ! que ne puis-je verser mon âme là où l’esprit de Dieu descendait sur tes élus ? Tu étais la résidence du roi éternel, et je vois des esclaves assis sur le trône de tes princes.

Pourquoi mon âme ne peut-elle planer sur les lieux où la Divinité se révélait à tes prophètes ? Donne-moi des ailes, et je porterai sur tes ruines les débris de mon cœur ; j’embrasserai tes pierres muettes, et mon front touchera ta sainte poussière. Mon pied foulera le tombeau de nos ancêtres ; je contemplerai à Hébron la sainte sépulture ; je contemplerai le mont Abarim, le mont Hor, qui couvrent les cendres de tes divins maîtres, les deux lumières d’Israël. Dans ton vin je respirerai le souffle de la vie ; dans ta poussière, le parfum de la myrrhe ; dans l’eau de tes fleuves, je savourerai le miel. Qu’il me serait doux de marcher nu-pieds sur les ruines de ton sanctuaire, à l’endroit où la terre s’ouvrit pour recevoir l’arche d’alliance et ses chérubins 1J arracherais de ma tête cette vaine parure et je maudirais le destin qui a jeté tes pieux adorateurs sur une terre profane. Comment pourrais-je m’abandonner aux jouissances de cette vie, quand je vois des chiens entraîner tes lionceaux ? Mes yeux fuient la lumière du jour, qui me fait voir des corbeaux enlevant dans les airs les cadavres de tes a : gles. Arrête-toi, coupe de souffrance ! Laisse-moi un seul moment de repos ; car déjà toutes mes veines sont remplies de tes amertumes. Un seul moment que je pense à Ohola (Samarie), et puis j’achèverai ton amer breuvage ; encore un court souvenir d’Oholiba (Jérusalem), et puis je te viderai jusqu’à la lie.

Sion, couronne de la beauté, rappelle-toi le tendre amour des tiens, que ton bonheur transportait de joie et que tes revers ont plongés dans le deuil ; du fond de leur exil, ils t’ouvrent leurs cœurs, et dans leurs prières ils s’inclinent vers tes portes. Tes troupeaux dispersés sur les montagnes n’ont pas oublié la chère patrie ; ils se sentent encore entraînés vers tes hauteurs, sous l’ombre de tes palmiers. Sinéar et Pathros, dans leur vaine grandeur, peuvent-elles se comparer à toi ? Que sont leurs oracles mensongers auprès de tes Ourim et Thummîm ? Où est le mortel qui pourrait se mesurer avec tes princes, tes prophètes, tes lévites, tes chantres célestes ? Tous ces empires rentreront dans le néant ; toi seule tu resteras à la un des siècles, car le Seigneur fixera sur toi sa résidence éternelle. Heureux le mortel qui demeurera sous l’abri de tes murs ! Heureux le mortel qui verra poindre ta nouvelle aurore ! Il verra le bonheur de tes élus, il assistera à tes fêtes, et tu seras belle comme au jour de ta jeunesse !


Comment s’expliquer l’aberration de tout un peuple s’obstinant depuis tant de siècles à choisir, au milieu d’une contrée généralement belle comme la Syrie, la partie la plus stérile, la plus désolée, la plus desséchée, pour en faire une sorte de paradis où l’air a le souffle de la vie, où la poussière répand le parfum de la myrrhe, où l’eau des fleuves n’est pas moins savoureuse que le miel ? Quand on a rempli sa mémoire des élans poétiques que Jérusalem a provoqués, quand on s’est habitué à prendre Sion pour le type de toutes les splendeurs et de toutes les merveilles et qu’on arrive subitement en Judée, au milieu d’une nature morte et d’une ville odieuse, il est impossible de ne pas éprouver la plus amère déception. Les Juifs pourtant conservent, en face de la réalité, toutes les illusions de leurs rêves. L’auteur de la belle élégie que je viens de citer, parvenu à Jérusalem, s’arrêta, s’il faut en croire une tradition dont l’authenticité d’ailleurs est assez douteuse, aux portes de la cité sainte, déchira ses vêtemens, se prosterna et prononça l’admirable plainte poétique où il exhalait sa douleur et son espoir ; bientôt un cavalier, passant par hasard sur la route, insulta le pauvre Juif et l’écrasa sous les pieds de son cheval. Cette légende est sans doute peu vraisemblable ; elle n’en exprime pas moins fort bien et l’espèce de mirage qui entraîne tant d’Israélites vers Jérusalem et la triste destinée qui les y attend. S’ils n’y sont plus écrasés sous les pas d’un cheval furieux, à chaque instant ils y sont soumis à la misère, aux insultes, aux souffrances de toutes sortes. Qu’importe ! en dépit du sort qui les y frappe, ils viennent en foule de Pologne, d’Allemagne, de Russie, s’établir à Jérusalem et choisir, comme la folle dont je racontais l’histoire, une place dans la vallée de Josaphat. Tout un revers de la montagne de Sion sert de cimetière aux Juifs, cimetière banal, sans arbre, sans verdure, composé d’une série de dalles dépourvues de toute inscription, qui semblent tomber dans le torrent du Cédron comme un immense ébouleraient de pierres. C’est pour avoir un tombeau dans la vallée de Josaphat que les Juifs s’expatrient. Ils tiennent à reposer à l’ombre des murs de Jérusalem, à laisser leur dépouille mortelle sur le sol sacré qu’ils n’ont foulé durant leur vie qu’en exilés ou en captifs.

J’ai déjà dit que le quartier juif suait la misère et la malpropreté. Cependant l’Alliance universelle fait de grands et généreux efforts pour relever le niveau matériel et moral de la population israélite. Elle construit des hôpitaux et des asiles ; elle fonde des logemens où les arrivans sont reçus pour une petite somme et dont ils peuvent devenir propriétaires au moyen d’un très faible revenu annuel ; elle essaie de créer des écoles capables de rivaliser avec les écoles chrétiennes. Mais elle rencontre de la part des vieux Juifs une opposition déclarée. Pour les rabbins orthodoxes, l’Alliance universelle est une institution révolutionnaire dont les œuvres ne sauraient être trop ardemment combattues ; ils se défient de son enseignement presque autant que de l’enseignement chrétien, et, plutôt que de le voir se développer, ils aimeraient encore mieux consentir à envoyer la jeunesse israélite chez les frères ou chez les franciscains. Les écoles purement juives, les écoles talmudistes sont encore plus méprisables que les écoles arabes. Leur installation matérielle fait pitié, l’instruction qu’on y donne inspire le dégoût. Il faut espérer qu’en dépit de toutes les résistances d’une caste sacerdotale, qui trouve dans l’ignorance du peuple un instrument de domination, l’Alliance universelle parviendra à créer des écoles et à y attirer un grand nombre d’élèves. Nous devons le désirer d’autant plus que les professeurs, élevés à Paris et formés aux méthodes françaises, enseigneront dans notre langue et en s’inspirant de nos idées. Il nous serait assez facile d’obtenir par leur entremise une clientèle juive qui viendrait se joindre à notre clientèle catholique de Palestine. L’œuvre d’ailleurs, ayant un caractère tout individuel, n’aurait besoin que d’être encouragée par notre gouvernement. L’Alliance universelle est assez riche pour se passer de secours matériels, il lui faudrait tout au plus le secours moral de notre protection. Mais on doit s’attendre, je le répète, à de vives résistances. Le vieux fonds juif de Jérusalem se laisserait difficilement convertir aux idées modernes. Jérusalem, Tibériade, Safed, sont des centres d’études de casuistique qui dépassent en niaiseries, en sottes minuties, en arguties stérilisantes tout ce que la théologie a jamais inventé de plus mesquin. Le pharisaïsme y fleurit avec ses plus déplorables caractères. Pour vaincre l’opposition qu’on rencontrera de sa part, l’argent ne suffira pas, il sera nécessaire de déployer une énergie et un courage dont par bonheur les membres de l’Alliance universelle ne sont pas dépourvus.

Les Juifs de Palestine, venant de tous les points d’Europe, ne ressemblent pas aux Juifs d’Orient, lesquels sont d’ordinaire fort beaux. Rien, au contraire, n’est phis laid, plus répugnant même que la population juive que l’on rencontre à Jérusalem. Les vieillards et les enfans ont parfois des types remarquables ; les jeunes gens, les hommes dans la force de l’âge et toutes les femmes sont hideux. Ce qui contribue à gâter ces dernières, dont le teint blême et l’aspect scrofuleux produit sous le ciel oriental un triste effet de contraste, c’est l’habitude qu’elles ont prise, je ne sais pourquoi, de se raser la tête dès qu’elles sont mariées, et de remplacer leurs cheveux soit par une perruque, soit par une coiffure composée de rubans et de fleurs du goût le plus risqué. Les hommes ne sont pas moins malheureux dans la manière d’arranger leur chevelure. On sait que la loi défendait de la couper comme les Arabes, qui se rasaient la tête tout autour et ne gardaient de cheveux qu’au sommet. Il fallait laisser les coins de la chevelure et de la barbe, c’est-à-dire les cheveux qui couvrent les tempes et la partie de la barbe qui s’y rattache et qui couvre les joues. La défense du législateur s’expliquait par la nécessité d’imposer au peuple de Jéhovah une marque qui le distinguât des Arabes, lesquels, d’après Hérodote, se rasaient la tête en l’honneur d’une divinité qui ressemblait à Bacchus. Le prophète Jérémie parle plusieurs fois de ces Arabes, qu’il appelle par dérision hommes aux coins coupés. L’épigramme n’est pas bien dure. Quel que fût le motif qui décida jadis les Arabes à couper leurs cheveux et qui les a décidés depuis à perpétuer cette mode si sage, aucune coutume n’est plus conforme à la propreté dans les pays orientaux ; les coins non coupés des Juifs forment d’épouvantables papillotes habitées par toute sortes d’insectes et qui tombent quelquefois jusqu’au menton. Ces papillotes se détachent d’affreux bonnets polonais, de casquettes invraisemblables, de hideux chapeaux européens, de toute sorte de couvre-chefs moins orientaux les uns que les autres, que les Juifs ont le tort de conserver à Jérusalem ; elles encadrent des figures pâles, aux traits de cire, aux yeux rougis et lépreux, au teint jaunâtre, qui font mal à voir. Est-ce donc là cette race qui avait conquis la Palestine et qui s’y était si fortement implantée ? Non sans doute. Les Juifs actuels de Jérusalem ont été débilités par l’Europe ; en revenant dans leur patrie, ils y produisent l’effet d’étrangers. Comparés aux Juifs d’Orient, aux Juifs de Damas, par exemple, on dirait une famille humaine toute différente. Peut-être cependant ne faudrait-il pas exagérer ces disparates, qui ne sont point aussi profondes qu’il semblerait au premier abord. Après tout, les Juifs n’étaient pas la race autochtone en Palestine ; ils s’y étaient fixés en conquérans, et, bien qu’il leur ait plu de regarder la terre promise comme leur propriété éternelle, ils y ont subi des influences de climat qui prouvent qu’ils n’en étaient pas les véritables maîtres. De même qu’en Égypte les fellahs seuls ont résisté aux influences naturelles ; de même en Palestine les Cananéens seuls ont eu les qualités nécessaires pour les supporter sans s’affaiblir. Les Juifs étaient des parasites qui ont souffert d’un milieu physique pour lequel ils n’étaient pas faits.. Les plantes, les légumes, les fruits étrangers s’affaiblissent en Palestine comme en Égypte ; il faut en renouveler souvent la semence pour leur conserver toute leur vigueur. Il en est probablement de même des races humaines. Elles ne s’y maintiennent qu’à la condition de se retremper dans un sang plus jeune. On n’a peut-être pas assez tenu compte, en écrivant l’histoire de l’Orient, de l’action des causes matérielles sur les grands événemens politiques. Si les empires s’y fondent si vite et y disparaissent si rapidement aussi, c’est que la nature y épuise bien vite les énergies humaines. Tout effort y est suivi d’une fatigue profonde et presque irrémédiable. Voilà pourquoi les seules races qui y subsistent constamment, sont celles qui, dépourvues de toute volonté et de tout courage, s’y laissent ballotter par les événemens et conduire par la fatalité avec l’indifférence ou la résignation des choses dont la durée tient à l’insensibilité !


GABRIEL CHARMES