Voyage en Syrie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 46 (p. 826-856).
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VOYAGE EN SYRIE

IMPRESSIONS ET SOUVENIRS[1]


VIII. — BETHLEEM. — VALLEE DE JOSAPHAT. — MONT SION. — MONT SCOPOS. — TOMBEAU DES ROIS. — SAINT JEAN DANS LA MONTAGNE.

Aller de Jérusalem à Bethléem est une simple excursion ; on peut la faire à cheval en deux heures par une route pittoresque, quoique sévère et singulièrement mal entretenue. Il ne faut pas songer à user de voiture ; les essieux les plus solides se briseraient vingt fois sur les rochers qui obstruent le chemin. L’aride Judée, avec ses vallées pierreuses, ses montagnes dénudées, ses campagnes stériles, inspire une invincible tristesse ; jadis les environs de Bethléem étaient renommés pour leur fertilité ; c’est à une heure de la ville environ que se trouvent les vasques de Salomon et l’emplacement des fameux jardins où le roi philosophe célébrait la vanité du monde et le charme du plaisir, au milieu des vignes, des vergers arrosés par les piscines, des parterres de lis, de safran et de cinnamome, des retraites mystérieuses et fleuries dont il avait fait, suivant l’expression du Cantique des Cantiques, « un tapis d’amour pour les filles de Jérusalem. » Que reste-t-il aujourd’hui de ce tapis ? La roche nue dans la plus âpre des solitudes. Je ne sais quel vent de mort et de désolation a passé sur cette riante contrée où la poésie orientale s’est imprégnée de ses plus brillantes couleurs. Bethléem n’offre rien de remarquable aux regards dés visiteurs. A part la basilique de la Nativité, elle ressemble à tous les villages de la Palestine, et si l’on n’était prévenu, on ne soupçonnerait pas un instant que cette grosse bourgade a renfermé le berceau de Dieu. Néanmoins sa population est intéressante à étudier. De tous les habitans de la Palestine, les Bethlémitains passent, avec raison, pour les plus intelligens, les plus actifs, les mieux doués moralement et physiquement. Ce sont eux surtout qui cultivent l’industrie des objets pieux, et l’on ne saurait trop louer l’habileté et parfois le goût avec lesquels ils taillent la nacre, la sculptent, la cisèlent, en composent des croix, des chapelets, des coquilles de pèlerins, etc. Ils émigrent avec une grande facilité, reviennent ensuite dans leur village porteurs d’une petite fortune, construisent des maisons confortables et vivent dans un luxe relatif qu’on ne rencontre pas au même degré dans le reste de la Palestine. Ils ont un grand désir de s’instruire. Ils sont très causeurs et tâchent de tirer parti des voyageurs qui passent chez eux pour recueillir quelques renseignemens utiles, quelques notions précieuses sur les pays étrangers. Beaucoup savent notre langue ; tous voudraient la savoir. Ils s’étaient cotisés, il y a peu de temps, pour faire venir à leurs frais un professeur de français, chose absolument inouïe en Orient, où l’on aime beaucoup l’instruction quand elle se présente d’elle-même et sans frais, mais où personne ne la cherche au loin et ne travaille à l’acquérir à prix d’argent. Leurs mœurs sont celles d’un peuple qui aspire à se civiliser. Heureusement cette aspiration ne les a pas encore poussés à abandonner leurs costumes, les plus gracieux et les plus originaux de la Palestine. Les femmes de Bethléem sont généralement belles ; j’en ai aperçu quelques-unes qui auraient inspiré partout une vive admiration. Elles portent des robes bleues largement échancrées sur la poitrine et brodées tout autour des seins de la manière la plus élégante et avec des couleurs d’une charmante variété. Mais la partie la plus originale de leur toilette est certainement l’espèce de casque couvert de médailles et de pièces d’argent qu’elles gardent nuit et jour sur la tête. On les habitue dès leur enfance à ce lourd fardeau. Il paraît d’ailleurs qu’elles finissent par le trouver léger, car on raconte qu’elles regardent leur casque comme un remède contre la migraine : lorsqu’elles éprouvent quelques pesanteurs de tête, elles augmentent le nombre des médailles et des pièces de monnaie dans l’espoir de se guérir plus rapidement. Le casque des femmes constitue proprement leur dot, dot peu utile au mari, qui ne saurait y toucher que dans les occasions les plus graves et en cas de ruine complète, mais qui cependant flatte sa vanité. C’est d’ailleurs un ornement qu’on n’expose guère aux regards du public, car chaque fois que les Bethlémitaines sortent de leurs maisons elles s’enveloppent d’un grand voile blanc qui les cache de la tête aux pieds. Mais dans leur intérieur, le voile disparaît ; souvent les robes en font autant ; le costume des femmes se compose alors du casque avec son encadrement métallique, d’une sorte de légère casaque et d’un gros pantalon qui ne gênant en rien leurs mouvemens, leur permet de prendre les postures les plus souples et les plus orientales.

L’église de Sainte-Marie ou de la Nativité de Jésus, située à l’extrémité orientale de Bethléem, est entourée de plusieurs constructions qui en dissimulent la forme. On sait que l’intérieur est fort remarquable et qu’il le serait plus encore s’il n’avait été défiguré par des clôtures qui cachent le chœur, le transept et les absides. Il est formé de cinq nefs séparées par quatre rangées de colonnes monolithes d’une teinte rouge veinée de blanc qui produit l’effet du marbre. En descendant un petit escalier, on se trouve dans la grotte de la Nativité, laquelle ressemble beaucoup aux chapelles du Saint-Sépulcre. Sa longueur est de 12 mètres ; sa largeur, de 3 à 4 mètres seulement. Elle est taillée dans le roc, mais le pavé et les parois en sont recouverts de marbre blanc. Une quantité de lampes l’éclairent et l’échauffent d’une manière peu agréable ; sous un petit autel, ou plutôt une sorte de table de médiocre apparence, un trou pratiqué dans une pierre de couleur bleuâtre est entouré d’une étoile en argent portant l’inscription :


HIC DE VIRGINE MARIA JESUS CHRISTUS NATUS EST.


La première fois que j’ai vu cet emplacement plus ou moins remarquable de la naissance de Jésus, on y célébrait je ne sais quel office copte ou arménien. Il est difficile de s’habituer à la saleté de certains clergés orientaux, ainsi qu’à la tournure des fidèles de certaines communautés. Toute la poésie de l’évangile disparaît en présence d’un prêtre revêtu d’ornemens gluans qui exécute les plus étranges simagrées en présence de quelques chantres nasillards, dont les costumes ne sont pas moins gluans que ses ornemens. Je ne sais d’ailleurs pas pourquoi c’est dans une grotte qu’on montre le berceau de Jésus, car l’évangile ne parle que d’une étable. Mais il faut bannir de son esprit toute velléité critique lorsqu’on se rend en Palestine. J’admets donc sur parole que Jésus est né à la place de l’étoile d’argent qui porte l’inscription que je viens de transcrire ; j’admets également qu’il a été couché à quelques pas de là sur une plaque de marbre blanc qui représente la crèche. Pourquoi douter également qu’une ouverture pratiquée à quelque distance ait été jadis, une source que le Père éternel fit jaillir du rocher pour l’usage de la sainte famille et dont il arrêta le cours lorsque celle-ci partit pour l’Égypte ?

Il ne suffit pas de croire aux miracles de l’évangile, les légendes de la tradition s’imposent également à la foi des pèlerins. La grotte de la Nativité n’est pas la seule qui s’étende sous la basilique de Bethléem ; une série de couloirs taillés dans le roc conduisent à différentes stations où s’élèvent de petites chapelles décorées de tableaux plus ou moins détestables : l’une représente l’emplacement où saint Joseph reçut d’un ange l’ordre de fuir en Égypte ; une autre est le tombeau des malheureux innocens massacrés par Hérode ; d’autres marquent les lieux où ont été enterrés saint Eusèbe, sainte Paule, sainte Eustochie, saint Jérôme et les pieux solitaires qui, les premiers, ont fait des grottes de Bethléem une sorte d’asile pour l’étude, la contemplation et la prière. À quelques minutes de marche, en sortant de Bethléem, on trouve encore Une grotte nommée la grotte du lait, parce que Marie, en y allaitant son divin fils, y laissa tomber quelques gouttes de son sein virginal et maternel. Depuis lors, la pierre de cette grotte donne du lait aux mères et aux nourrices qui en sont dépourvues. Aussi voit-on un grand nombre de femmes, catholiques, orthodoxes, turques et même bédouines, accourir à la grotte du lait, détacher quelques fragmens de la pierre crayeuse qui la compose, les faire dissoudre dans de l’eau ou toute autre boisson et attendre avec confiance l’effet miraculeux de cette opération. Il faudrait, pour décrire tous les lieux saints des environs de Jérusalem, s’arrêter encore aux ruines de la maison de saint Joseph, à la maison des pasteurs, à la citerne de Marié, à la citerne de David, au champ de Booz, etc. Je préfère aller tout droit à la grotte des pasteurs, espèce de chapelle souterraine bâtie au lieu même où les anges apprirent aux bergers la naissance du Messie. Cette chapelle est encore la plus sale de toutes celles que j’ai vues en Palestine, ce qui est beaucoup dire ! Quand je l’ai visitée, elle était remplie de Russes qui chantaient en chœur des hymnes de leur pays, spectacle fort désagréable pour les yeux et pour l’odorat, mais tout à fait séduisant pour les oreilles. Il est impossible de ne pas être ému par les accens profondément mélancoliques de la musique religieuse russe, surtout lorsqu’ils s’élèvent au milieu d’une campagne aride, dans une grotte remplie de souvenirs, parmi dès ruines et des décombres qui rappellent les plus nobles espérances de l’humanité. Malheureusement d’affreux popes mendians vous arrachent bien vite à cette impression en venant vous réclamer quelque menue monnaie pour prix de leurs prières. Au sortir de la grotte des pasteurs, on rencontre sans cesse des groupes plus ou moins nombreux de pèlerins russes, marchant avec peine sur les pierres, se traînant dans les chemins, essayant de se garantir contre l’ardeur du soleil au moyen d’immenses parapluies. Ils ont l’air exténués de fatigue ; néanmoins ils chantent tous d’une voix aiguë, plaintive, solennelle, et rien ne saurait rendre l’étrange effet de ces mélodies du Nord flottant ça et là sur un paysage d’Orient.

L’excursion de Bethléem n’est pas la seule, à beaucoup près, qu’on puisse faire avec un vif intérêt aux environs de Jérusalem. La plus facile, la plus courte de toutes est celle de la vallée de Josaphat, située au pied même de la ville, entre le mont Moriah et le mont Sion, entre l’emplacement du temple et celui de l’ascension de Jésus. L’aspect de cette vallée étroite et dévastée répond bien aux pensées que son nom seul inspire ; on n’y voit que des pierres et des tombeaux ; le lit du Cédron qui la traverse de part en part, comme un ruban grisâtre, ajoute encore à sa monotonie : c’est en vain qu’on y cherche quelques arbres ou quelques fleurs pour reposer les regards fatigués de tant d’aridité ; des touffes de verdure grillées par le soleil y sortent à peine de loin en loin des fissures des pierres tumulaires ; tout y est jaune, blanc, couleur poussière. « A la tristesse de Jérusalem, dont il ne s’élève aucune fumée, dit Chateaubriand, dont il ne sort aucun bruit ; à la solitude des montagnes, où l’on n’aperçoit pas un être vivant ; au désordre de toutes ces tombes fracassées, brisées, demi-ouvertes, on dirait que la trompette du jugement s’est déjà fait entendre, et que les morts vont se lever dans la vallée de Josaphat ! » Je ne sais comment la solitude et le silence qui règnent dans la vallée de Josaphat peuvent donner la sensation du réveil bruyant de l’humanité au jour du jugement dernier. L’impression que m’a produite ce morne paysage est plutôt celle de l’immobilité éternelle de la mort. On a peine à croire que l’élan subit de la résurrection puisse tout à coup animer ces montagnes solitaires et soulever ces pierres immobiles. J’ai déjà dit que les flancs du mont Sion étaient couverts de tombes juives ; quelques monumens, d’une architecture singulière, s’élèvent au milieu du champ de deuil : ce sont les tombeaux de Zacharie, de Josaphat, d’Absalon, la grotte de Saint-Jacques, etc, les uns en forme de pyramide, les autres composés de colonnes grecques fixées dans le roc, tous enfin offrant un mélange de styles du plus curieux effet. Les tombeaux des rois qu’il faut aller visiter à une petite distance de Jérusalem ne sont pas des monumens d’un art moins original. Complètement, déblayés grâce à la libéralité des Pereire, qui les ont achetés pour les préserver des outrages auxquels ils étaient exposés, on peut en étudier à loisir la disposition et la décoration. Ils forment une série de chambres creusées dans le roc. L’entrée principale, est ornée d’une très belle frise, un peu lourde peut-être, mais d’une grande richesse d’ornementation. M. Renan a jugé l’architecture juive avec une telle justesse, qu’on ne peut que répéter ce qu’il a si bien exprimé. « Jusqu’aux Ausmonéens, dit-il, les Juifs étaient restés étrangers à tous les arts ; Jean Hyrcan avait commencé à embellir Jérusalem, et Hérode le Grand en avait fait une des plus superbes villes de l’Orient. Les constructions hérodiennes le disputent aux plus achevées de l’antiquité par leur caractère grandiose, la perfection de l’exécution, la beauté des matériaux. Une foule de superbes tombeaux d’un goût original s’élevaient vers le même temps aux environs de Jérusalem. Le style de ces monumens était le style grec, mais approprié aux usages des Juifs et considérablement modifié selon leurs principes, Les ornemens de sculpture vivans, que les Hérodes se permettaient, au grand mécontentement des rigoristes, en étaient bannis et étaient remplacés par une décoration végétale. Le goût des anciens habitans de la Phénicie et de la Palestine pour les monumens monolithes taillés sur la roche vive semblait revivre en ces singuliers tombeaux découpés dans le rocher et où les ordres grecs sont bizarrement appliqués à une architecture de troglodytes. »

Bien de plus exact que cette dernière phrase de M. Renan ; elle donne une idée très précise de ce mélange de souvenirs grecs, — j’ajouterais égyptiens, — et de traditions troglodytes qui constitue l’originalité des tombeaux de Jérusalem. Il ne faut pas s’étonner d’ailleurs du goût des anciens habitans de la Phénicie et de la Palestine pour les monumens monolithes taillés sur la roche vive ; c’est la nature même du pays qui le leur avait inspiré. On s’explique fort bien qu’il se soit développé dans une contrée où tout est rocher, où les pierres abondent avec une profusion extraordinaire, où, à l’origine, les grottes étaient certainement la seule habitation. L’art juif a subi l’influence du milieu dans lequel il s’est produit. Il n’a reculé devant aucune masse : les énormes monolithes qu’il a entassés et qui ont donné à ses constructions l’apparence de véritables montagnes, ainsi que la hardiesse avec laquelle il a creusé la roche, provenaient d’une imitation instinctive de la réalité. Plus tard les ornemens étrangers sont venus courir sur cette architecture énorme sans lui imprimer plus de légèreté. Qui sait si les mœurs mêmes des Juifs n’ont pas subi le contre-coup du pays qu’ils habitaient ? On s’explique sans peine, en parcourant la Palestine, que la lapidation ait été le principal supplice en usage chez eux. Le premier mouvement d’un peuple vivant au milieu d’un océan de pierres devait être, lorsqu’un criminel ou un ennemi se présentait, de se baisser pour l’accabler sous des projectiles qui s’offraient par milliards à des mains vengeresses. Jamais armes naturelles n’ont été plus directement à la portée de tous ! Une certaine âpreté de manières ne pouvait manquer de résulter des habitudes de vie que la constitution physique de la Palestine faisait naître et entretenait chez les populations qui s’y étaient établies.

On peut gravir le mont Sion, soit en revenant des tombeaux des rois, soit directement par la vallée de Josaphat. Le premier itinéraire est le plus agréable. Avant d’arriver au mont Sion, on traverse le mont Scopos, d’où la vue est merveilleuse. On domine d’un côté Jérusalem, que l’on peut embrasser tout entière d’un coup d’œil et qui produit de là une impression qu’on n’éprouve pas lorsqu’on la voit de trop près. Toutes les disparates qui choquent quand on est dans la ville même s’effacent à cette hauteur. On est frappé de la beauté du mur d’enceinte, de la multitude de nécropoles blanches et de minarets non moins blancs qui brillent au soleil ; la grâce charmante de la mosquée d’Omar, qui se détache avec un vif relief parmi les constructions du mont Moriah, charme les regards. Derrière Jérusalem, des amphithéâtres de montagnes pierreuses s’étendent à l’infini. Quand on se tourne dans la direction opposée, le spectacle change complètement. On aperçoit à l’horizon les montagnes de Moab noyées dans une sorte de vapeur bleue ; la Mer-Morte, dont les reflets sont plus bleus encore, vient mourir lourdement, en formant une courbe élégante, dans l’immense vallée du Jourdain ; puis cette vallée elle-même se perd au loin dans une brume toujours bleue, c’est la plus belle symphonie du bleu qu’on puisse rêver ! Du mont Scopos au mont Sion, il ne faut guère que quelques minutes. J’ai déjà dit qu’une petite mosquée s’élevait à l’emplacement de l’Ascension et qu’on y voyait sur une pierre l’empreinte du pied de Jésus. Le Guide ordinaire des pèlerins de Palestine, un livre excellent plein de renseignemens utiles, œuvre du frère Liévin de Hamme, le plus aimable, le plus modeste et le plus charmant des franciscains, contient deux réflexions intéressantes au sujet de cette empreinte. La première roule sur le côté où était tourné Jésus en montant au ciel. Le frère Liévin affirme d’après saint Cyrille, qu’il regardait l’orient ; « c’était, dit-il, comme s’il eût renié Jérusalem et la nation juive, pour s’adresser à des races nouvelles jusqu’alors inconnues aux Juifs. » Jésus tournait donc le dos à Jérusalem ; mais ce qu’on ne s’explique pas, c’est qu’au moment même où son corps devenait assez léger pour s’envoler dans l’espace, son pied fût encore assez lourd pour enfoncer des pierres. L’objection n’arrête pas le frère Liévin. « Quant à l’authenticité des empreintes sacrées que Notre-Seigneur a laissées sur le mont des Oliviers en montant au ciel, ajoute-t-il, on peut dire que celui qui, par sa propre vertu, peut monter au ciel, peut très bien aussi imprimer dans le roc le plus dur le vestige de ses pieds, même à travers une couche de terre. Saint Jérôme et plusieurs saints personnages y ont cru. Il ne nous est donc pas difficile, à la suite de tels hommes, d’ajouter foi à la vérité de ces empreintes et de les visiter avec une pieuse vénération. » On ne saurait mieux raisonner, et il n’y a rien à rétorquer à de pareils argumens ! Non loin du lieu de l’Ascension s’élève un couvent de carmélites et un élégant petit monument bâti sur le modèle du Campo Santo de Pise : c’est ce qui nous rappelle le Pater, sous prétexte que c’est le lieu où Jésus a enseigné à ses disciples la prière chrétienne. Les constructions actuelles sont l’œuvre de la princesse de La Tour d’Auvergne, une femme pleine de hardiesse et d’initiative, mais à laquelle la modestie me semble avoir manqué. Dans l’intérieur même du cloître du Pater, elle a élevé en effet le tombeau de son père avec toute sorte d’inscriptions peu flatteuses pour la démocratie, — qu’on ne s’attendait guère à voir injurier sur le mont Sion, — et son propre tombeau. Ce dernier se compose d’une statue de marbre couchée sur un sarcophage. Un très mauvais plaisant lui a enlevé le bout du nez d’un coup de pierre. Cette mutilation est d’autant plus inexplicable que Mme de La Tour d’Auvergne avait eu soin de faire placer au-dessus de sa statue une plaque de marbre racontant tout ce qu’elle a fait pour le service céleste et se terminant par ses mots : « Que Dieu la comble de toutes ses bénédictions ! » Hélas ! cette invocation dépourvue d’humilité n’a même pas préservé le tombeau futur de Mme de La Tour d’Auvergne des mutilations d’un sacrilège inconnu. Le long des murs du monument du Pater, on peut lire l’Oraison dominicale traduite dans toutes les langues et gravée avec toutes les écritures, comme pour indiquer que la prière qui a été prononcée pour la première fois à cette place s’élève aujourd’hui de tous les points du globe, et que partout où il y a des hommes, le nom du Père qui est aux cieux est murmuré avec confiance et avec amour.

Parmi les promenades que j’ai faites autour de Jérusalem, celle de Saint-Jean dans la montagne m’a laissé peut-être le meilleur souvenir. Il ne faut pas songer à l’entreprendre à cheval, car les chemins sont beaucoup trop mauvais ; la seule monture avec laquelle on puisse se hasarder sans péril au milieu des rochers invraisemblables qu’on doit traverser est l’âne, l’excellent âne de Syrie, dont le pied ne bronche pas au milieu des pierres et dans les sentiers les plus abrupts. L’âne de Syrie est bien loin d’avoir l’allure dégagée, le gracieux port de tête, l’élégance, l’ardeur et la souplesse de l’âne de l’Égypte ; mais, si lourd qu’il soit d’apparence, c’est une admirable petite bête, d’une solidité à toute épreuve, sur laquelle on peut s’aventurer partout avec confiance. Au premier abord, je ne lui rendais pas justice ; l’usage m’a fait apprécier ses bonnes et solides qualités. Il serait trop long d’énumérer tous les lieux saints que l’on rencontre sur le chemin de Saint-Jean dans la montagne. Je me contenterai de dire que l’on passe devant la place où a été coupé l’arbre de la vraie croix. Saint Antonin prétend que cet arbre devait être un noyer ; mais le Guide du frère Liévin raconte une « pieuse légende » qui prouve que c’était un cyprès. Voici cette légende ; je la cite textuellement, vu l’importance du sujet : « Loth s’étant sauvé de Sodome avec sa famille, se réfugia près d’Hébron, dans une grotte où il se rendit coupable d’une grande faute, et pour se soustraire aux remords de sa conscience, il vint habiter le lieu où se trouve aujourd’hui l’église de la vraie croix. Comme il avait constamment son crime devant les yeux et qu’il priait Dieu sans cesse de le lui pardonner, l’ange du Seigneur lui apparut et lui présentant trois boutures de cyprès, lui dit : Plante et arrose ces boutures avec de l’eau que tu iras puiser chaque jour dans le Jourdain. Si elles prennent racine, ce sera le signe du pardon que le Seigneur t’aura accordé ; si, au contraire, elles ne poussent pas, ce sera un signe de réprobation. Loth, plein d’espoir, fit ainsi que l’ange le lui avait dit et vit bientôt que ses boutures commençaient à croître. Or un jour qu’il retournait les arroser vers le soir, étant chargé de son outre remplie d’eau, un démon, sous la forme d’un pauvre, lui demanda à boire, et Loth s’empressa de le satisfaire. Mais voici que plus loin d’autres démons, sous la même forme, lui demandèrent aussi à boire, de sorte que, quand Loth voulut arroser ses boutures, il trouva son outre vide. Comme il était trop tard pour retourner au Jourdain, il voyait ses espérances anéanties et craignait la mort de ses plantes ; mais tout à coup l’ange lui apparut une seconde fois et lui dit : Ta charité a trouvé grâce devant Dieu. Les boutures croîtront dorénavant sans être arrosées, et sois bien assuré de pardon. En effet, ces boutures devinrent des arbres, et c’est l’un d’eux qui a fourni le bois de la croix du Sauveur. » Loth était bon marcheur, car il faudrait plus d’un jour à un homme ordinaire pour aller de l’emplacement de la vraie croix au Jourdain, et il faisait le trajet, aller et retour, dans une journée. Mais ayant commis, comme s’exprime le frère Liévin, une « grande faute » pour avoir bu trop de vin, il était juste qu’il fît beaucoup de chemin à la recherche d’un peu d’eau.

Saint-Jean dans la montagne est le lieu où l’on prétend que le précurseur de Jésus est né. Le site est assez âpre et assez triste pour avoir servi de berceau à un mystique sombre dont l’œuvre ressemblait si peu à celle du fondateur du christianisme. On se figure sans peine le jeune saint Jean errant parmi les rochers des tristes vallées où la légende raconte que son enfance s’est déroulée. Son esprit a pris l’empreinte d’une nature aussi sauvage ; c’est là qu’il s’est habitué à ce rôle de sectaire et de solitaire qui offre un si parfait contraste avec les missions populaires de Jésus. Les pères franciscains possèdent une fort belle église à Saint-Jean dans la montagne, une église simple, élégante, décorée de bonnes copies des maîtres espagnols ; et recouverte de faïences du meilleur goût. On est surpris de L’ornementation discrète de ce sanctuaire lorsqu’on vient de contempler les affreux décors de ceux de Jérusalem. C’est que les franciscains sont seuls maîtres ici et que, n’ayant à lutter ni avec les Grecs ni avec les Arméniens, ils peuvent se dispenser de se soumettre aux modes orientales. Au reste, ce n’était pas pour voir la grotte où est né saint Jean et l’église des franciscains que j’étais allé à Saint-Jean dans la montagne ; c’était pour visiter un asile de jeunes filles construit par le père Ratisbonne à quelque distance de cette église. Cet asile est un des meilleurs établissemens de Palestine. Une cinquantaine de jeunes filles de tout âge, de toutes conditions et de toutes religions y reçoivent une instruction saine et solide, y apprennent le français, l’arabe et un métier quelconque. Elles y entrent de fort bonne heure, et c’est néanmoins quelquefois bien tard. Des fillettes de six ans qui se présentent pour passer quelques mois dans l’asile du père Ratisbonne sont déjà fiancées ! On comprend quels résultats déplorables amènent des unions si hâtives ; le moindre de tous est la dégénérescence d’une race qui se reproduit à un âge où le corps est à peine formé. Les pères et les sœurs de Sion s’appliquent de leur mieux à retarder ces mariages. Heureusement leur influence est grande et leur voix est souvent écoutée. L’asile du père Ratisbonne est une véritable oasis au milieu d’un désert. Il est entouré de cultures qui servent de modèle aux paysans des environs et qui sont dirigées avec tant de soin que leurs produits suffisent à l’entretien du couvent. L’eau n’y manque pas, grâce aux grands bassins, où on la recueille avec soin ; on la distribue ensuite aux jardins et aux plantations d’oliviers, qui sont disposés par étages et par gradins pour faciliter l’arrosage. Les pères de Sion sont d’excellens agriculteurs : leur propriété constitue une sorte de ferme-école pour la population de Saint-Jean. Quant aux sœurs, j’ai pu constater que l’éducation qu’elles donnent aux jeunes filles était excellente et surtout très pratique ; elles leur apprennent, outre notre langue, l’ordre, la propreté, l’art de diriger un ménage, choses parfaitement inconnues en Palestine. C’est un plaisir de voir dans une contrée où règne une saleté si sordide un charmant troupeau de jeunes personnes décemment vêtues, la figure souriante, chantant en chœur des cantiques français et s’habituant à regarder la France comme l’espoir et le modèle de leur pays. Les bonnes sœurs de Sion ne s’interdisent pas d’innocentes plaisanteries. Elles ont trouvé dans leur jardin un petit sarcophage qui contenait des ossemens énormes ; comme on est tout près du Térébinthe, où David ramassa les cailloux dont il frappa Goliath au front, elles se sont empressées de déclarer qu’elles avaient mis la main sur le tombeau du géant. Elles rient de leur invention, je ne sais trop pourquoi, car les trois quarts et demi des lieux saints de Jérusalem ne sont pas à coup sûr beaucoup plus authentiques que le tombeau de Goliath. Pour mon compte, il m’inspire autant de confiance que le lieu de la Visitation qu’on va voir dans les environs de Saint-Jean dans la montagne. La route est charmante. Elle traverse une sorte de monument en ruine qui sert de fontaine. Au premier étage, deux arceaux élégans soutiennent une plate-forme qui sert de mosquée aux musulmans ; rangés en longues files, ils s’élèvent et s’abaissent en cadence, tandis que des jeunes filles, des femmes et des enfans barbotent au-dessous d’eux dans l’eau de la fontaine que retient une sorte de réservoir formé de colonnes brisées. Les femmes remplissent leurs cruches, lavent du linge, prennent des poses inconsciemment gracieuses ; les enfans grouillent dans la vase. Quelques arbres ombragent ce joli tableau. De l’église de la Visitation je ne dirai rien, sauf qu’on y remarque des ruines de chapelle gothique qui datent probablement des croisades. Pour changer de route en revenant à Jérusalem, on descend dans la vallée du Térébinthe, et si c’est au printemps, rien n’est gracieux comme les myriades d’anémones, de tulipes et de pâquerettes qui recouvrent de toutes parts les flancs des collines. La vallée du Térébinthe est fort cultivée ; elle est remplie de champs de blé et de plantations d’oliviers qui s’étendent à perte de vue. Arrivé à Tolonia, toute cette verdure disparaît ; on rentre dans la route pierreuse de Jérusalem ; on refait ce triste chemin qui conduit à la plus triste des villes. Je dois avouer cependant qu’il était moins triste que de coutume le jour où je suis revenu de Saint-Jean dans la montagne. C’était, à l’époque de la Pâque juive, et des centaines d’israélites endimanchés animaient la campagne de couleurs étincelantes. Les femmes portaient des robes à grands ramages et des châles multicolores, les hommes avaient revêtu leurs robes les plus brillantes. De près, toute cette population était affreuse ; de loin, elle enlevait au paysage sa monotonie ordinaire. Assise le long du chemin, répandue parmi les rochers et les pierres, elle se détachait sur le fond grisâtre du pays avec une vivacité de relief qui aurait charmé le regard d’un coloriste et auquel personne n’aurait pu rester insensible.

IX. — SAINT-SABA. — MER-MORTE. — JERICHO.

C’est, je l’avoue, avec un vif sentiment de délivrance que j’ai quitté Jérusalem pour me rendre en Galilée. Je devinais que j’allais trouver ici l’évangile, vainement cherché et désiré dans ce qu’on appelle, par une sorte d’ironie, la ville sainte. Jérusalem ressemble à la Rome du XVIe siècle, où l’on ne pouvait rester ou devenir chrétien qu’à la condition de se dire, comme ce juif de Boccace, qu’il fallait que le christianisme fût bien réellement divin pour résister aux superstitions, aux scandales, aux pratiques païennes qui l’assaillaient de tous côtés. A peine à cheval pour la Mer-Morte, on éprouve l’impression d’un cauchemar qui s’efface. J’ai fait le voyage de Palestine seul avec un drogman et un moukre pour toute escorte, en dépit des remontrances que l’on m’avait adressées sur le prétendu danger de m’aventurer autrement qu’en caravane dans les régions fréquentées par les Bédouins. Mon drogman n’était pas d’un courage au-dessus de l’ordinaire : mais c’était un parfait honnête homme qui avait jugé inutile de me causer des terreurs factices afin d’exploiter ma crédulité. En conséquence, il m’avait avoué franchement que, depuis quinze ans qu’il exerçait son métier, il ne s’était trouvé exposé à aucune aventure, et qu’aucun de ses confrères n’avait été plus maltraité que lui. Quand je l’avais consulté sur la nécessité de porter des armes, il m’avait offert généreusement de m’en prêter de fort belles, attendu que pour son compte il n’avait jamais jugé nécessaire de se servir de celles qu’il avait héritées de ses maîtres. Naturellement, j’avais refusé son offre et nous sommes partis, lui et moi, armés de notre seul scepticisme, qui nous a mieux servis contre les Bédouins que n’auraient pu le faire des revolvers et des carabines. La veille du jour où je me suis mis en route, des pèlerins revenus de la Mer-Morte m’avaient prévenu qu’une grande bataille se livrait sur ses bords entre différentes tribus. Je m’attendais pour le moins à relever les morts. Ma déception a été grande en trouvant le prétendu champ de bataille absolument dépourvu de cadavres. Il faut se méfier beaucoup des histoires de brigands que l’on raconte à Jérusalem et que les voyageurs grossissent ensuite dans leurs récits. La seule précaution à prendre pour aller à la Mer-Morte est de se faire, accompagner par un homme d’une des tribus du Jourdain. C’est une redevance qu’on est obligé de payer sous peine de désagrément. On trouve à Jérusalem un certain nombre de ces guides. On en loue un pour la modique somme de vingt francs, au maximum, et l’on a le plaisir d’être précédé pendant deux jours par un Bédouin élégant, aimable, bon enfant, qui caracole devant vous, qui vous ramasse des fleurs et des pierres, qui vous fait un excellent café et qui vous donne des poignées de main avec la désinvolture et la grâce charmantes des Arabes du désert.

Je suis donc parti de Jérusalem précédé d’un Bédouin et accompagné de mon drogman, Francis Marroum, un Syrien chrétien qui a fait ses études au collège de Beyrouth. Aussi peut-il causer au besoin littérature et philosophie ; de plus, il porte d’admirables moustaches d’une dimension étonnante ; c’est sous tous rapports un excellent homme et un parfait drogman. On sort par la porte de Jaffa, on descend une vallée rocailleuse, puis on suit le torrent de Cédron, dont le lit desséché s’enfonce dans des vallons tortueux où l’on s’enfonce avec lui. À mesure qu’on s’éloigne, Jérusalem s’élève sur les hauteurs où elle est placée, de distance en distance, on se retourne pour l’apercevoir une dernière fois ; on distingue assez longtemps la mosquée d’Omar, puis la tour de David ; enfin tout s’efface, et l’on se perd dans des gorges profondes, au milieu de montagnes arides que ne recouvre aucune verdure. Après deux heures de marche, la vallée prend tout à coup un aspect nouveau : le Cédron, qui n’était jusque-là qu’un petit torrent, se creuse tout à coup un lit d’une profondeur effrayante et d’une grande largeur à travers d’immenses murailles de rochers, composées de grandes couches horizontales que coupent de distance en distance des grottes et des crevasses qui ont jadis servi d’asile à des anachorètes, formant un gigantesque monastère naturel rempli des cellules les plus pittoresques, pareilles à des nids d’aigles suspendus sur l’abîme. C’est dans un passage semblable que devait se réaliser l’idéal de la vie du désert telle qu’elle était comprise et pratiquée dans les première siècles du christianisme. Assurément ce n’était pas un idéal de solitude, puisque l’on vivait à côté les uns des autres, mais c’était un idéal d’existence mystique consacrée tout entière à la prière et à la contemplation. Impossible de penser à autre chose qu’à Dieu dans cette gorge terrible où rien ne saurait distraire le regard ! Saint Jérôme nous apprend cependant que les anachorètes de Palestine pensaient souvent à leurs voisines, car les femmes se condamnaient à la même règle et aux mêmes habitudes que les hommes, tant il est vrai que l’humanité est toujours la même, et que, s’il nous est facile de renoncer au monde, nous n’arrivons jamais à renoncer complètement à nos cœurs ! Il y aurait un livre charmant à écrire sur la vie cénobitique aux premiers siècles de l’église, et si l’on voulait récrire avec un sentiment juste de ce passé si lointain, c’est à Saint-Saba qu’il faudrait venir en retrouver l’impression. Au premier abord, c’est à peine si l’on distingue le monastère des rochers au milieu desquels il s’élève. Je n’ai jamais rencontré de construction plus pittoresque. Qu’on se figure sur l’un des côtés de la gorge rocheuse que je viens de décrire de longues murailles de forteresse avec des tours, des créneaux, tout l’appareil des enceintes du moyen âge ; à l’intérieur de ces murailles, des plates-formes, des dômes, des séries de chambres disposées en étage du haut en bas des rochers, depuis le lit du torrent du Cédron jusqu’au sommet de la montagne. Parfois, les bâtimens sont interrompus, la roche redevient nue, mais elle est alors percée de cellules comme dans les environs du monastère, et des religieux y vivent à la manière des anachorètes d’autrefois. Le couvent appartient aux Grecs, gens peu braves de leur naturel, qui ont une terreur abominable des Arabes au milieu desquels ils demeurent. Ce n’est donc pas par amour des vieux usages, mais par peur de leurs voisins qu’ils conservent à leur habitation l’aspect d’une forteresse. On n’entre chez eux qu’au moyen de précautions qui vous reportent au temps où. les chevaliers de Walter Scott avaient tant de peine à se faire ouvrir, le soir, à la tombée de la nuit, les portes fantastiques des monastères. Pour pénétrer au Saint-Saba, il faut avoir une permission du patriarche grec. Dès que les moines vous aperçoivent, ils font glisser un panier du sommet de leurs murailles ; vous mettez votre permission dans ce panier, et, après mûr examen, si elle est jugée authentique, on vient enfin vous ouvrir un léger guichet qu’on referme aussitôt que vous êtes passé. Même avec ces précautions, les femmes ne peuvent entrer dans le couvent. Plus prudens que les anachorètes de saint Jérôme, qui s’exposaient aux tentations les plus délicates, qui partageaient non-seulement leurs cellules, mais même leurs couchettes avec leurs compagnes de vie religieuse, afin de prouver un courage au-dessus de toutes les tentations, les moines de Saint-Saba excluent absolument les femmes de leur résidence. Toutefois, comme ils sont hospitaliers, ils leur offrent l’asile d’une tour située en dehors de l’enceinte du monastère, et, comme ils sont prudens, la porte, de cette tour est située si haut que les Bédouins ne pourraient y arriver sans escalade et que personne ne peut y monter sans échelle.

J’avais rencontré sur ma route, en allant à Saint-Saba, un moine grec nommé Constantin Vrissis, qui m’avait mis tout de suite au courant des usages de son couvent. C’était un homme instruit ; il avait fait de bonnes études à Athènes et il ne manquait pas de conversation. Il avait commencé par être catholique ; il était même allé à Rome pour accompagner je ne sais quel évêque ; mais la vue de Pie IX l’avait médiocrement touché. A son avis, le pape n’était qu’un patriarche ordinaire, et c’était par un fol orgueil qu’il avait voulu se mettre au-dessus de ses confrères. Ayant reconnu cela à Rome, ayant trouvé en outre que la ville éternelle n’avait rien d’édifiant, il s’était converti au rite grec. C’est du moins ainsi qu’il me contait son histoire ; mon drogman, catholique fervent, ajoutait qu’il avait trouvé son intérêt dans sa conversion ; le patriarche grec lui avait donné une bonne place dans les bureaux du patriarcat, et, comme il avait l’humeur voyageuse, il aurait plusieurs fois escorté de hauts dignitaires de l’église grecque en Italie, en France et en Allemagne. Sa dernière excursion l’avait conduit à Paris, durant l’exposition. Il fallait l’entendre parler de Paris ! On croit généralement qu’en Orient les catholiques seuls admirent la France, c’est une erreur ; à quelque race, à quelque communauté qu’ils appartiennent, notre pays est pour tous les Syriens le plus grand, le plus beau, le plus puissant des pays. Paris exerce en particulier sur leur imagination une fascination extraordinaire. Je n’en ai pas rencontré un seul qui ne m’en parlât avec l’enthousiasme des Juifs célébrant Jérusalem. Son nom fait briller tous les yeux et éclater des exclamations d’enthousiasme sur toutes les bouches. On ne saurait croire quelle impression étrange et charmante à la fois on ressent lorsque, perdu dans un désert affreux, comme je l’étais en allant à Saint-Saba, on est tout à coup abordé par un Oriental en costume pittoresque qui vous dit, comme m’a dit Constantin Vrissis : « lites-vous Français ? Venez-vous de Paris ? » et qu’à votre réponse affirmative, il s’écrie aussitôt : « Et moi aussi j’ai été élevé à Paris ! » Constantin Vrissis aimait-il réellement la France ? Je ne sais, car avec les Grecs il faut toujours se méfier un peu. Néanmoins, il était sincère, je le crois, quand il me parlait de la reconnaissance de son pays pour ce que nous avions fait en sa faveur au congrès de Berlin : « Ah ! Waddington, Grévy, Gambetta, quels hommes ! » s’écriait-il à tout propos. Je ne m’attendais pas à trouver, dans un site du Ve siècle, au milieu de tous les souvenirs des premiers âges du christianisme, l’écho du nom de Waddington. Tout philhellène qu’il fût, Constantin Vrissis parlait avec autant de plaisir de son couvent que de sa patrie. Ce n’est pas que son couvent lui plût ; d’abord il m’avouait franchement que les Bédouins qui l’entouraient lui faisaient une peur horrible ; et puis, s’il fallait tout dire, un esprit cultivé comme le sien ne s’accommodait guère avec la grossièreté des moines ses confrères, de même que son estomac délicat répugnait aux olives qui faisaient leur nourriture. Il avait des goûts plus raffinés. Sachant l’histoire, il regrettait le passé ; au Ve siècle, quand saint Saba bâtit le couvent, quatre mille anachorètes s’y réfugièrent et dix mille autres vivaient aux alentours, dans les antres des rochers. Parmi cette immense population, il eût été étrange de ne pas rencontrer quelques hommes d’un commerce agréable. Mais il n’y a plus aujourd’hui, à Saint-Saba, que cinquante religieux assez crasseux. Jadis, de Jérusalem au Mont-Sinaï, on ne comptait pas moins de trois cent soixante-cinq couvens, un par jour de l’année, dont les cloches se répondaient dans un carillon perpétuel. Il valait la peine alors d’être moine ; on sentait qu’on appartenait à une corporation puissante occupant tout un pays. Mais la décadence est venue, elle est complète. Naguère encore, le couvent de Saint-Saba jouissait du revenu de terres en Russie ; on le lui a confisqué après la guerre avec la Turquie. Il ne vit donc plus que des aumônes des pèlerins, maigre pitance que Constantin Vrissis, dans la délicatesse de ses goûts, trouvait bien insuffisante, sinon pour les autres, du moins pour lui.

J’ai visité le couvent de Saint-Saba, avec Constantin Vrissis pour guide. Il ne contient rien de remarquable. On y montre surtout une source miraculeusement découverte par saint Saba, qui y a planté tout à côté un palmier dont les dattes ont la propriété de rendre les femmes grosses. Je ne sais comment ces dernières s’y prennent pour en manger, puisque l’accès du couvent leur est interdit ; mais la grossesse des femmes est une préoccupation perpétuelle pour le clergé grec, lequel est toujours prêt à la produire par miracle lorsqu’elle ne se produit pas autrement. Plusieurs des grottes du monastère sont curieuses : l’une d’elles contient un ossuaire formé des crânes des anachorètes martyrisés par les bandes de Chosroès au commencement du VIIe siècle ; une autre servait de cellule à saint Saba. Un jour que le saint était sorti, un lion vint s’y coucher ; mais le saint, confiant en Dieu, y entra comme à son ordinaire et se mit à réciter l’office. Le sommeil le surprit dans ce pieux exercice. Le lion le prit alors par la manche et le tira hors de la grotte. Le saint, s’éveillant, rentra et recommença son office. L’office n’étant pas devenu plus amusant, il s’endormit de nouveau, et fut entraîné une seconde fois dehors. Alors le saint s’adressa à l’animal et lui dit d’un ton sévère : « N’y a-t-il pas ici une place pour deux ? » Et en même temps il lui désigna un coin. Le lion s’y installa en silence et continua d’y demeurer avec lui. A notre avis, il eut raison de ne rien dire ; mais s’il avait reproché au saint de dormir pendant l’office, il n’aurait pas dépassé les bornes d’une critique permise. On montre le coin occupé par le lion ; il est usé par l’animal. Les moines actuels, suivant les traditions de leur fondateur, vivent en bonne intelligence avec les animaux ; on peut voir des oiseaux sauvages, planant au-dessus des rochers, descendre et venir manger familièrement dans leurs mains. C’est le soir surtout que se produisent ces spectacles. Au déclin du jour, dans le silence profond qui enveloppe la nature déserte, le monastère de Saint-Saba prend des aspects fantastiques. La cour est remplie de pèlerins russes chuchotant à voix basse ou fredonnant sourdement leurs hymnes mélancoliques ; sur les terrasses, des moines vêtus de robes sombres, où pendent de longues barbes grises, se livrent à la contemplation ; les murs s’élèvent à de si grandes hauteurs qu’on distingue les fragmens du ciel brillant d’étoiles comme on le ferait du fond d’un puits. Peu à peu l’ombre descend et s’épaissit de plus en plus, les dernières rumeurs s’apaisent et la mystérieuse émotion que devaient éprouver les anachorètes des premiers siècles, quand la nuit tombait sur leurs grottes profondes, envahit jusqu’aux voyageurs modernes égarés dans ce site et dans ce milieu d’autrefois.

La chambre qu’on m’avait donnée était située sur la cour principale ; le lit ne manquait pas d’originalité ; il se composait d’une sorte de niche creusée dans le mur sur laquelle était posée un matelas à peine plus épais qu’une couverture. Il eût été difficile d’y dormir. J’apercevais d’ailleurs, en face de moi, à travers une fenêtre mal fermée, une petite rotonde qui recouvre le tombeau du saint et qui restait illuminée toute la nuit. Des moines s’y succédaient d’heure en heure pour entretenir à la fois la prière et l’illumination. Je ne me suis jamais si complètement arraché à la vie moderne et plongé dans le passé. Ce qui fait le charme de l’Orient, c’est d’y retrouver ainsi les mœurs, les civilisations, les idées de tous les siècles qui nous ont précédés, et dont on peut, en quelque sorte, reconstruire l’histoire à l’aide de la réalité présente. Rien ne ressemblait plus à la cour des Valois, par exemple, que la cour de l’ancien khédive de l’Égypte ; même désordre absolu dans l’administration et dans la politique ; mêmes fantaisies souveraines de la part du maître ; même mélange extraordinaire du comique et du tragique, de farces dignes de la foire et de drames dignes de Shakspeare dans la vie des courtisans ; et à travers tout ce désordre, même sentiment d’une certaine grandeur qui semblait promettre un avenir fécond. A Saint-Saba, ce n’étaient plus les souvenirs des Valois qui s’éveillaient en mai, c’était celui de saint Jérôme et des saintes femmes qui l’avaient suivi en Palestine pour y mener cette existence étrange, pleine de repentirs et de séductions, qui était à la fois le dernier des romans mondains et la meilleure des préparations au ciel. Il me semblait que je voyais leurs ombres s’agiter dans ma chambre, et que la petite lumière qui brillait sur le tombeau de saint Saba était la lampe de saint Jérôme éclairant ses travaux nocturnes. Que nous sommes loin cependant des anachorètes d’autrefois ! Entre l’existence paresseuse et crasseuse des moines grecs et les occupations délicates, les fortes études, les violentes et prochaines espérances de saint Jérôme et de ses compagnes, quelle distance ! La poésie du premier règne du christianisme a disparu pour toujours, la vie cénobitique me peut plus être une noble et grande vie ; il y a encore un bel avenir pour les ordres religieux qui se consacrent à la propagande, à l’enseignement, qui vont porter sur tous les points du globe, avec la foi chrétienne, la civilisation moderne qui en est sortie ; mais l’homme distingué ne saurait plus se retirer dans des ravins et des grottes inaccessibles pour y attendre la venue d’un règne de Dieu dont l’espoir immédiat ne serait désormais qu’une folie. Quant à la science, ce n’est plus dans la solitude qu’elle peut se créer et se développer ; il lui faut des moyens nouveaux que le désert ne saurait lui procurer. Les anciens anachorètes laissaient couler leurs jours dans l’immobilité de la contemplation, les yeux fixés vers le ciel, où il leur semblait que la Jérusalem nouvelle, parée comme une épouse, allait se montrer tout à coup ; l’aurore de cette apparition merveilleuse colorait les rochers les plus arides d’une lumière idéale ; si triste que fût la nature autour d’eux, ils ne s’en apercevaient pas, ils ne voyaient que leur rêve. Aujourd’hui ce rêve est dissipé, et si les grottes de Saint-Saba s’emplissaient de nouveau d’esprits élevés et d’âmes généreuses, ne se sentiraient-ils pas envahis bientôt par le mépris de la réalité, le dégoût du présent et le doute de l’éternité ?

La dureté de mon lit, qui m’empêchait de dormir, donnait un libre essor à mes réflexions. Fatigué cependant d’avoir les os moulus, je finis par me lever, par ouvrir ma porte et par errer à l’aventure. Il était près de trois heures du matin. La lune, sur son déclin, s’était levée, elle illuminait le couvent de sa faible clarté. La gorge de Saint-Saba restait plongée dans une obscurité profonde, mais le sommet des rochers et les murs du monastère, doucement illuminés, se dressaient comme des fantômes blancs sur ces profondeurs sombres. Quelques Arabes se promenaient dans les cours, quelques anachorètes priaient à la porte de leurs cellules. Dans les chambres voisines de la mienne » des Anglais, couchés sur des divans, à demi éclairés par une veilleuse, dormaient comme des voyageurs consciencieux qui redoutent la poésie de la nuit parce qu’elle empêche de prendre des forces pour supporter la fatigue du jour. A des intervalles réguliers, la cloche de l’église faisait entendre un glas triste et monotone. Je devais partira cinq heures ; il était trop tard pour me recoucher. Rien d’ailleurs de plus intéressant que de parcourir un couvent dont les couloirs sont des sentiers semés dans le roc et suspendus sur l’abîme, à la lueur indistincte d’un dernier croissant de lune qui, laissant aux objets les formes les plus étranges, permet à l’imagination de se livrer à tous ses caprices sans la ramener brusquement à la vue nette de la réalité. J’oublierai difficilement les dernières heures de la nuit que j’ai passée ainsi à Saint-Saba, perdu dans la solitude, entre un ciel muet et une terre obscure, roulant dans mon esprit l’éternel problème que les anachorètes chrétiens croyaient avoir résolu et que nous cherchons encore à résoudre à la place même où ils se réjouissaient d’en avoir trouvé la solution.

A cinq heures du matin, le jour commençait à poindre. Je remontai à cheval, je quittai le monastère de Saint-Saba, disant adieu aux souvenirs de la vie cénobitique qui m’avaient occupé toute la nuit. Pendant quelques momens encore, la vue des grottes dans le rocher, quelques débris de constructions qui rappelaient d’anciens ermitages me ramenaient à l’objet de mes réflexions nocturnes ; mais bientôt le pays changeait tout à fait d’aspect ; mes pensées prirent une autre direction. J’étais en plein désert, au milieu de montagnes sauvages sur lesquelles des gazelles fuyaient avec rapidité mon approche ; la route s’élevait sans cesse. Parvenu au sommet d’une chaîne qui dominait toutes les autres, un superbe spectacle se déroula sous mes yeux. C’était une série de plaines et de monticules qui, à la hauteur où j’étais, produisaient l’effet d’une carte en relief. On ne distinguait aucun arbre, aucune construction dans cet immense paysage : seulement, de loin en loin, au flanc de quelques collines, une légère fumée indiquant un campement bédouin. Il est impossible de distinguer à une certaine distance un campement bédouin : les tentes rasent de trop près la terre, leur couleur brune se confond trop avec la teinte du sol, pour que l’œil les discerne des objets qui les entourent et y voie autre chose qu’un simple accident naturel. La fumée seule, quand quelque feu y est allumé, révèle des habitations humaines. En descendant des hauteurs pour me rendre au milieu des plaines et des vallons, je côtoyais de très près plusieurs de ces campemens ; des Bédouins à mine sauvage, armés de grandes carabines, conduisaient leurs troupeaux aux pâturages ; d’affreuses Bédouines, d’une noirceur et d’une saleté repoussantes, écrasaient du blé sous des meules de pierre ; quelques chiens aboyaient aux passans. Parfois aussi, des chameaux dessinaient leurs étranges profils au sommet d’une colline. Rien n’est plus fantasque que le profil de chameaux se détachant sur le ciel d’Orient ; ce singulier animal est avec le palmier, dont la forme pittoresque n’étonne personne, ce qui donne aux paysages orientaux le plus grand cachet d’originalité. J’étais en plein pays bédouin. A peine sorti de la vie cénobitique, je me trouvais transporté dans une vie non moins éloignée de nos idées et de nos mœurs, dans une vie également solitaire, mais où les entraînemens aventureux remplacent la contemplation, le mysticisme et la prière. Malgré moi, les histoires de brigands que j’avais entendues à Jérusalem me revenaient à la mémoire, et, sans m’inspirer aucune crainte, elles m’aidaient à comprendre les habitudes des populations clair-semées que je rencontrai sur ma route. Le Bédouin a une manière de comprendre la grandeur morale et l’héroïsme religieux qui ne ressemble guère à celle des anachorètes chrétiens. Ce n’est pas lui qui songerait à s’installer dans le creux d’un rocher, à y rester jusqu’à sa mort plongé dans la méditation ; il lui faut une demeure légère, difficile à apercevoir, pour éviter les surprises de l’ennemi, facile à transporter pour prévenir ses attaques, nomade comme lui-même, sans consistance comme lui. Son idéal moral est approprié à son existence de camp volant. Tomber sur des caravanes quand elles ne sont pas alliées à sa tribu, enlever leurs troupeaux, s’emparer de leurs biens, tuer et massacrer ceux qui les défendent, surtout si ce sont des habitans de villes, telles sont les vertus qu’il prise le plus. Nous enverrions aux galères, comme voleurs de grands chemins, tous ces héros peu nobles des légendes bédouines. Lorsque nous lisons la fidèle et dramatique description de la vie du désert que nous offre le délicieux roman d’Antar, ce n’est pas sans surprise qu’au moment où notre cœur est près de se soulever au récit des abominations, des vols, des meurtres et des cruautés commises par les personnages de cette épopée du brigandage, nous voyons éclater tout à coup des kasidas enthousiastes où sont célébrés comme des hauts faits les actes qui nous paraissaient d’abominables crimes. Une sorte de vénération religieuse s’attache, chez les Bédouins, aux hardis aventuriers qui ont pratiqué les maximes du roman d’Antar sur la distinction du tien et du mien, sur la conduite à tenir envers les bourgeois et les membres des tribus non alliées. Ce sont là les saints de leur calendrier, et, parmi les tombeaux qu’ils révèrent, aucun n’excite plus de dévotion que ceux des bandits canonisés par le sentiment populaire. Personne n’ignore l’histoire d’Abû-Ghôsh, le terrible chef de bande, terreur des pèlerins de toutes les confessions, qui, durant de si nombreuses années, a mis au pillage les caravanes qui se rendaient à Jérusalem. Traqué, pris et exécuté par Ibrahim-Pacha, son tombeau est l’objet d’un culte de la part des Bédouins qui campent autour du vieux nid de brigands de Kiriath-al-’Inab. C’est le tombeau d’un martyr du bédouinisme, espèce toute particulière de religion dont les adeptes ne sont ni moins fervens, ni surtout moins pratiquans que ceux des religions plus pacifiques. Ibrahim-Pacha ne se contenta pas de débarrasser la route de Jérusalem des embuscades d’Abû-Ghôsh, il voulait aussi expurger la vallée du Jourdain qui était, pour des héros de même nature, le théâtre d’exploits du même genre. On m’a montré aux environs de Saint-Saba « la vallée sainte » où les brigands de la tribu d’Abu-Nuseïr, mis à mort par Ibrahim-Pacha, ont reçu la sépulture. Quand un Arabe passe par la sainte vallée, il ne manque pas de prononcer avec respect les paroles : Destûr jâ mubârakin, c’est-à-dire : « Avec votre permission aux bénis ; » et en s’approchant davantage, il baise successivement les monumens qui désignent les tombeaux. Comme nous restions à une certaine distance de la vallée, le Bédouin qui me servait d’escorte ne put accomplir la seconde partie de la cérémonie, mais il n’eut garde d’oublier la première. Comment ne me serai-je pas senti tout à fait rassuré en voyant un homme qui jouait auprès de moi le rôle de gendarme rendre aux voleurs un hommage aussi pieux ? Un peu plus loin, près de la Mer-Morte, aux abords d’Engaddi, on rencontre les tombes des héros de la tribu Rushdijja, saints tout pareils aux autres et qui sont l’objet d’un culte tout pareil. Cette contrée est le centre même de la vie bédouine, et lorsqu’on sort du christianisme, lorsque surtout on vient d’en étudier les côtés doux, tristes, détachés du monde, rien n’est plus curieux que de se trouver en présence d’un panthéon bédouin peuplé d’escrocs et d’assassins qui ne manquent pourtant ni de poésie, ni de grâce, et qui excitent chez ceux qui les vénèrent une admiration non moins profonde que celle de nos chrétiens les plus fervens pour les anachorètes du temps passé.

A mesure qu’on s’avance vers la Mer-Morte, la nature devient plus sévère, sans rien perdre de sa grandeur. Les montagnes sont d’une blancheur qui fatigue et éblouit les yeux ; mais la verdure et les fleurs des vallées consolent un peu de cette tristesse des sommets. On aperçoit au loin, sur une élévation, le tombeau de Moïse, non moins vénéré par les Arabes que celui d’Abû-Ghôsh. Comme il est situé beaucoup trop loin de la route pour qu’ils puissent aller le visiter, chacun d’eux se contente de déposer une pierre dans de grands amas de cailloux qui jouent le rôle de prières perpétuelles. Les musulmans racontent que Moïse avait atteint cent vingt ans, mais qu’il ne se pressait pas de mourir, car il se persuadait être encore nécessaire à son peuple et, comme tous les hommes qui ont longtemps dirigé les autres, il n’était pas éloigné de se croire indispensable. Or Dieu, avec lequel il avait, on le sait, d’intimes relations, lui avait promis de ne le rappeler de ce monde que lorsqu’à serait volontairement descendu dans son sépulcre. Fort de cette promesse, Moïse faisait traîner les choses en longueur, un jour cependant qu’il se promenait dans les montagnes, il aperçut sur une colline blanche comme la neige quatre hommes qui creusaient, avec de grands efforts, une salle dans les flancs du rocher. Ces hommes étaient des anges revêtus par Dieu d’un déguisement humain destiné à tromper le prophète. « Que faites-vous dans ces lieux solitaires ? » demanda Moïse aux travailleurs. Ils répondirent : « Nous préparons une retraite où notre roi veut enfermer le plus précieux de ses trésors ; c’est pour cela que nous nous sommes écartés dans le désert. Notre tâche est à peu près finie et nous allons attendre ici l’arrivée du précieux dépôt qui ne peut pas tarder beaucoup. » Le soleil était ardent ; aucun abri ne pouvait aux alentours garantir de ses rayons ; la caverne seule offrait une ombre délicieuse et une fraîcheur attirante. Accablé de chaleur, Moïse entre pour se reposer un instant sur un banc de pierre qui semblait l’inviter au sommeil. Dès qu’il y est assis, un des quatre ouvriers s’approche de lui et lui offre, avec le plus grand respect, une pomme d’une couleur appétissante et d’un parfum rafraîchissant. Le prophète altéré l’accepte avidement. Mais à peine en a-t-il respiré l’odeur qu’il tombe dans le sommeil de l’éternité. Son âme, recueillie par les anges, est portée sur leurs ailes devant le trône de Dieu ; son corps reste étendu dans la grotte, où il repose encore aujourd’hui. Depuis lors, cette roche qui trompa la prudence de Moïse a conservé sa blancheur apparente à l’extérieur ; mais dès qu’on la fouille on la trouve plus noire, sous sa couche superficielle, que ne le sont les anges de la mort. Je crois aisément à la vérité de ce dernier détail. Tout près du tombeau de Moïse se trouve, en effet, une vallée dont les pierres très blanches à l’extérieur, sont absolument noires dès qu’on les casse et répandent une odeur de bitume fort désagréable. Si on en approche une flamme, elles brûlent en dégageant une odeur plus désagréable encore. Les pas des chevaux qui les brisent suffisent pour fatiguer quelquefois l’odorat des voyageurs. Le tombeau de Moïse n’a donc rien de miraculeux ; il inspire seulement quelques doutes sur la sincérité des engagemens de Dieu et fait craindre qu’Escobar n’ait fait école jusqu’au ciel. Moïse a été à la lettre mis dedans. Les musulmans trouvent la chose toute simple, attendu qu’Allah, souverain maître des choses, peut changer le mal en bien et réciproquement ; mais je ne partage pas leur manière de voir ; aussi, en passant en face du tombeau de Moïse, me suis-je bien gardé d’ajouter ma pierre au tas de cailloux amassés par les fidèles. Il ne faut pas permettre à Dieu de se moquer de nous impunément !

Quand on a traversé les derniers contre-forts des montagnes de la Judée et qu’on se retourne un instant vers elles, l’aridité blanchâtre de cette chaîne désolée brûle les yeux. « Elles présentent, a dit Chateaubriand, de grands monceaux de craie et de sable qui imitent la forme de faisceaux d’armes, de drapeaux déployés, ou de tentes d’un camp assis au bord d’une plaine. » La comparaison est juste, mais à la condition d’admettre que ce camp est un camp de géans. La vallée du Jourdain et la Mer-Morte sont serrées entre la ligne des montagnes de Judée et la ligne des monts d’Arabie qui courent parallèlement de l’autre côté ; pour ces derniers, la description de Chateaubriand manque tout à fait d’exactitude. « Ce sont dit-il, de noirs rochers à pic qui répandent au loin leur ombre sur les eaux de la Mer-Morte. Le plus petit oiseau du ciel ne trouverait pas dans ces rochers un brin d’herbe pour se nourrir ; tout y annonce la patrie d’un peuple réprouvé ; tout semble y respirer l’horreur et l’inceste d’où sortirent Ammon et Moab. » La phrase est belle, mais elle n’est pas juste. Les monts de la Moabitide et de l’Ammonitide sont loin de présenter cet aspect sombre et noirâtre. J’avais été frappé, en les apercevant de Jérusalem, où ils servent en quelque sorte de fond de toile à la ville qui semble s’en détacher, de la charmante teinte bleue dont ils étaient sans cesse revêtus. Ils ne projettent pas d’ombre sur la Mer-Morte, c’est la Mer-Morte qui projette sur eux des reflets d’azur, admirablement modelés et nuancés ; c’est à tort que Chateaubriand les accuse d’être inhospitaliers aux oiseaux du ciel. Leurs replis renferment des vallons d’une fertilité merveilleuse, où viennent toutes les moissons, où poussent tous les fruits. En général, les voyageurs exagèrent beaucoup la désolation de la Mer-Morte ; elle n’est réellement funèbre que dans leurs descriptions. Sans doute, les abords en sont incultes à une très grande distance. De Jéricho à la Mer-Morte, c’est-à-dire dans un espace qu’on met deux heures à traverser à cheval, la terre est absolument nue, blanche, crevassée. J’ai cru y distinguer des effets de mirage, comme dans le vrai désert ; une végétation d’arbustes gris, recouverts de soufre, est trop maigre pour changer la teinte générale d’un sol terne et brûlé par le soleil. Mais si cette partie de la vallée de la Mer-Morte jusqu’au Jourdain mérite sa mauvaise réputation, la Mer-Morte elle-même a été calomniée. C’est un lac éblouissant dont les eaux sont trop lourdes pour que le vent puisse les soulever ; elle offre donc une surface unie, calme, immobile, qui réfléchit l’azur du ciel comme un miroir. Elle est morte par son absence de mouvement ; elle est vivante par sa brillante couleur et par la beauté de ses contours d’une ampleur et d’une grâce admirables. On l’a comparée à une mer en pétrification. Les flots en effet retombent pesamment et mollement sur la grève sans jouer avec les cailloux, sans produire aucun bruit. Leur agitation est imperceptible ; c’est à peine une ondulation légère. Personne n’ignore que ses eaux ont un goût affreux et qu’elles sont si denses que presque tous les objets flottent sans s’enfoncer. Le Jourdain y charrie des arbres et des arbustes dont les débris desséchés, répandus tout le long de ses rives, ressemblent aux os d’immenses squelettes prêts à tomber en poussière. On a beaucoup dit que l’air y était malsain ; malsain pour les plantes, c’est certain ; pour les hommes, c’est différent. Les personnes dont les bronches sont délicates y respirent avec une facilité remarquable. Je ne serais pas étonné que la Mer-Morte, qui renferme tant de richesses industrielles qu’on exploitera tôt ou tard, ne devînt un jour une station médicale fort recherchée des poitrinaires ou de ceux qui sont menacés de le devenir.

Presque tous les voyageurs se baignent dans la Mer-Morte ; les pèlerins regardent même cet exercice comme un devoir pieux. Pour y nager sans inconvénient, il faut garder la position oblique ; car, dans la position ordinaire, les jambes s’élèvent et, le buste enfonçant toujours, la bouche plonge forcément dans l’eau, dont le goût est exécrable. Si l’on ne sait pas nager, on peut très bien se tenir debout et se promener en agitant les mains pour ne pas perdre l’équilibre ; l’eau vous porte sans le moindre effort. Quand on s’est baigné dans la Mer-Morte, il faut aller se baigner dans le Jourdain pour faire tomber les efflorescences de sel dont on est couvert. On remonte donc à cheval et l’on s’enfonce dans la région stérile qui justifie le nom funèbre donné à la Mer-Morte. Tout est blanc autour de soi ; seulement, à une certaine distance, on aperçoit une ligne d’un vert sombre dans la direction de laquelle on se dirige avec impatience. C’est le Jourdain. Tout à coup, entre des rochers crayeux et déchiquetés, s’ouvre une profonde ravine chargée d’arbres de toute sorte et remplie de murmures d’oiseaux ; au milieu de ce berceau de feuillage coule un fleuve étrange que Chateaubriand a très fidèlement comparé à une espèce de sable en mouvement sur l’immobilité du sol. Ce mouvement est très rapide ; sans cela on croirait presque qu’on est en face non d’un fleuve, mais d’un ruban de boue. Il y a 240 mètres de différence de niveau entre le lac de Tibériade et la Mer-Morte, et comme la distance est d’environ 30 lieues, cela fait 8 mètres de pente par lieue ; on s’explique donc que le Jourdain ait presque la rapidité ; d’un torrent. Il semble se précipiter vers la Mer-Morte, comme s’il était pressé d’aller se reposer de sa course emportée dans le calme mortel qui y règne toujours. Autour du fleuve, la végétation est courte, mais singulièrement puissante ; les arbres manquent d’élévation, mais ils sont surchargés de branches et de feuilles ; ils forment des taillis presque impénétrables qui servent de refuge à d’innombrables oiseaux dont les brillantes couleurs et les chants délicieux ajoutent encore au charme du paysage. Malheureusement les moucherons sont plus nombreux encore que les oiseaux ; on en est littéralement dévoré, surtout si, comme c’est l’habitude, on déjeune au bord du Jourdain. La fumée des cigarettes les éloigne quelque peu ; mais ils reviennent sans cesse, et c’est presque un supplice de les chasser perpétuellement de la main.

J’ai passé néanmoins des heures inoubliables auprès du Jourdain, sous un berceau de feuillage qui procurait un peu d’ombre et de fraîcheur. La campagne d’alentour semblait grillée par le soleil ; l’on entendait au loin une sorte de bruissement vague que produit l’air surchauffé. Mais là où j’étais, la température, plus douce, était parfaitement supportable. Je m’étais assis sur un tronc d’arbre, les jambes pendantes sur le fleuve, à un endroit où il faisait une sorte de large coude qui me permettait de l’embrasser d’un long regard. Des branches vertes venaient se baigner dans ses eaux troubles ; un rocher rouge, d’une forme élégante, fermait l’horizon sur la rive située en face de moi. La solitude était complète ; le silence n’était troublé que par le murmure léger du flot et par des oiseaux, je ne sais lesquels, qui faisaient entendre un chant monotone composé de notes traînantes et plaintives qu’interrompaient de temps à autre des espèces de soupirs. C’était la première fois depuis longtemps que j’entendais de beaux chants d’oiseaux, car en Égypte, j’ignore pour quel motif, les oiseaux chantent peu et d’une manière vulgaire. Mon drogman, mon moukre et mon Bédouin s’étaient endormis, de sorte qu’aucune distraction ne troublait ma rêverie. Je n’avais guère pu me recueillir depuis le commencement de mon voyage, les objets si divers qui s’étaient présentés à moi ayant continuellement excité ma pensée et mon imagination. Mais je me trouvais enfin dans un site tranquille, presque européen sous bien des rapports, quoique sous d’autres il fût impossible d’en rencontrer un qui transportât à une aussi grande distance de l’Europe et qui éveillât dans l’âme de plus grands souvenirs humains et divins. La vue de ce fleuve noirâtre sur lequel ont flotté tant de choses saintes m’inspirait des réflexions assez tristes. Les flots bourbeux que j’avais sous les yeux avaient servi au baptême du Christ et c’est dans cette onde impure que le christianisme naissant avait été trempé. Malgré moi, je ne pouvais m’empêcher de me dire qu’il lui était resté quelque chose de cette origine. Hélas ! ne se mêle-t-il pas un peu de boue aux plus belles croyances, aux plus nobles créations ? Il n’y a pas d’idée qui n’ait son revers, pas d’institution qui n’ait ses faiblesses ! Je venais de voir à Jérusalem des effets admirables de la foi chrétienne ; mais, à côté, que de petitesses ! quel paganisme ! quelles discordes ! quelle étroitesse d’esprit, quels scandales et quelles misères ! Rien n’est donc parfait sur la terre ; rien de ce que crée l’homme ne satisfait l’idéal qu’il porte dans son cœur. La réalité n’est jamais au niveau du rêve ; lorsqu’elle semble l’égaler, ce n’est que pour un temps bien court. Les premiers chrétiens ont pu croire que le règne de Dieu allait enfin commencer ; ils se sont bercés de cette charmante illusion ; elle les a nourris et soutenus ; puis tout s’est évanoui comme dans un mirage. Les révolutions humaines, religieuses et politiques, obéissent toutes à la même loi. Ce qu’elles ont en elles de divin se montre d’abord dans une aurore rapide ; le monde séduit espère que la justice, ce tien suprême vers lequel il aspire sans repos, va descendre tout à coup des hauteurs inaccessibles de la spéculation dans le domaine de la pratique ; mais peu à peu, le vieux limon qui est au fond de toutes choses remonte à la surface ; aux abus détruits succèdent d’autres abus non moins odieux ; en sorte qu’un régime fondé par des mains pures est renversé plus tard par des mains dont la pureté n’est pas moins grande. Les plus nobles esprits s’épuisent ainsi ou à fonder des œuvres éphémères, ou à ébranler les œuvres que d’autres nobles esprits ont fondées, mais que le temps a flétries depuis. Nous ne bâtissons que pour donner à ceux qui nous suivent l’occasion de détruire ce que nous avons bâti. La vie de l’humanité se consume dans des constructions et des destructions incessantes qui amènent, après les mêmes espérances, les mêmes déceptions. Et ce n’est pas seulement le spectacle du monde et les jeux de l’histoire qui nous frappent par leurs lacunes et par leurs misères. Ce qui est en nous ressemble à ce qui est hors de nous. Quand nous descendons en nous-mêmes, quand nous cherchons à nous rendre compte de ce qui s’agite au fond de nos âmes, ne sommes-nous pas en présence du spectacle d’une aussi douloureuse impuissance ? En vain, ne trouvant nulle part ni dans les idées ni dans les choses la perfection dont le désir nous poursuit, cherchons-nous à la réaliser, du moins dans nos sentimens ; nous ne sommes pas plus maîtres de notre cœur que de notre intelligence et de notre volonté ; il nous échappe également pour retomber dans les tristes conditions de sa nature incomplète. Parfois la passion nous élève au-dessus de nos instincts ordinaires ; nous croyons qu’elle va nous transformer. Nouvelle illusion ! il se mêle bientôt à ses plus nobles élans mille faiblesses qui l’avilissent. Quel est celui qui, sondant ses plus chers souvenirs, n’y retrouve aucune impression dont il ait à rougir ? Rien n’est immaculé ; tout est disparate et relatif. Et pourtant l’esprit de l’homme est possédé d’un besoin insatiable d’absolu ! Ce n’est pas en Judée qu’il serait possible de l’oublier. Voilà la terre des affirmations les plus énergiques, des affirmations soutenues jusqu’au sang. Eh bien ! pour être sincère, suis-je bien sûr d’une seule de mes croyances, d’une seule de mes émotions ? Que sais-je ? Peut-être n’y a-t-il de vrai que le murmure des flots, le chant des oiseaux, le vague du désert et l’éternelle surprise de la nature. Nous passons avec nos doctrines d’un jour, avec nos amours d’une heure, avec nos illusions d’un instant ; mais les objets extérieurs demeurent et ils imposent aux générations successives les mêmes rêves, les mêmes aspirations, les mêmes chutes, les mêmes doutes, les mêmes espérances et les mêmes angoisses. La moisson d’hier fait place à la moisson de demain, sans que les tristes fruits que porte l’humanité aient jamais varié. Depuis qu’il foule notre globe, rien ne s’est modifié autour de l’homme, et le trouble de son cœur n’a jamais changé.

Il y a longtemps que je n’avais vu de papillons ; je n’en avais pas rencontré au milieu de toutes les fleurs de la Judée ; c’est au bord du Jourdain que j’en ai trouvé pour la première fois dans mon voyage en Syrie. Ils se posaient sur les branches des arbres, tandis que des oiseaux minuscules et des hirondelles rasaient l’eau de leurs ailes. Des joncs, des tamaris poussaient sur les deux rives du fleuve ; des trembles aux feuilles toujours frémissantes s’agitaient près de moi. J’avais eu une matinée très chaude pour la marche, surtout près de la Mer-Morte, dont la surface unie réfléchit la chaleur aussi vivement que la lumière. Mais une légère brise soufflait le long du Jourdain, et tout en me rafraîchissant, elle me donnait l’agréable sensation du bruit du vent dans les arbres que je n’avais également pas rencontrée depuis bien des mois. En Égypte, le vent ne manque pas ; mais il ne joue guère qu’avec les palmiers, dont les feuilles presque métalliques rendent un son strident qui diffère beaucoup du délicieux murmure des feuillages européens. Le Jourdain n’a aucun point de ressemblance avec le Nil. Celui-ci est un fleuve d’une majesté sereine, l’autre est une sorte de torrent qui rappelle nos rivières de France lorsqu’un orage a gonflé et noirci leurs eaux. Je ne sais comment il se fait cependant que le bruit vif et cristallin des flots du Jourdain a réveillé en moi le souvenir du murmure que font les petites vagues du Nil lorsqu’elles viennent se briser sur les fondemens du palais de Choubra, dans les environs du Caire. Le Nil décrit une immense courbe au palais de Choubra, de même que le Jourdain à l’endroit d’où je le contemplais ; mais la similitude s’arrête là. Si charmant que soit le paysage du Jourdain, il est impossible de le comparer à la campagne d’Égypte. C’est donc par un pur caprice de ma mémoire ou de mon imagination qu’oubliant tout à coup la Judée et la solitude où j’étais plongé, je me suis cru subitement transporté sur la terrasse des palais de Choubra, avec quelques amis touchés comme moi de ce merveilleux spectacle, à l’heure de la chute lente et superbe du soleil derrière l’horizon enflammé du désert libyque. D’un côté, la chaîne du Mokatam, illuminée des lueurs du couchant, semblait être un massif de laves en fusion ; de l’autre, les dernières franges du ciel s’éclairaient de ces teintes rouges, vertes, violettes, dorées, multicolores que le soleil d’Orient laisse derrière lui en disparaissant. L’immense plaine d’Égypte était noyée dans une poussière lumineuse d’une douceur infinie. A nos pieds, le Nil réfléchissait avec une justesse exquise toutes les couleurs du ciel. Le silence n’était pas moins complet que sur les bords du Jourdain ; il l’était davantage encore, car on n’entendait pas un seul cri d’oiseau ; il n’y avait que le bruissement de l’eau qui arrivât à mes oreilles ; nous n’avions garde de troubler, même par une exclamation d’enthousiasme, la mystérieuse émotion dont nous étions saisis ; nos cœurs seuls parlaient, et ils n’avaient besoin d’aucun mot pour se répondre, tant l’admiration se communique vite, tant elle crée de secrètes intimités entre les âmes susceptibles de la ressentir au même degré et dans les mêmes circonstances !

Mais j’étais bien loin du Nil, et mes rêveries seules pouvaient m’y transporter ; or les plus délicieuses rêveries ont une fin. La journée s’avançait ; il fallait partir. Du Jourdain à Jéricho, la distance est peu considérable ; en deux heures environ, on l’a franchie. Je ne crois pas qu’il y ait dans toute la Palestine un site plus riche que celui de Jéricho ; on comprend sans peine que la manne ait cessé de tomber pour les Hébreux au moment où ils arrivèrent dans cette admirable oasis ; ils n’en avaient plus besoin ; ils étaient dans un des pays les plus fertiles du monde. Trois sources et une rivière assez importante coulent dans la vallée, où elles répandent une fraîcheur qui tempère ce climat brûlant des environs de la Mer-Morte. J’étais descendu à Jéricho dans un hôpital russe d’une propreté parfaite et dont les chambres sont installées avec tout le confortable qu’on peut souhaiter. Autour des jardins s’étendait un jardin comme on n’en voit point en Europe, un jardin rempli de citronniers en fleurs, d’oliviers gigantesques, de cerisiers et de vignes énormes, d’arbustes et de plantes de toute sorte. Le jardin a été créé tout récemment ; mais des arbres qui comptent à peine deux ou trois années d’existence ont à Jéricho la taille et les développemens qu’ils n’atteindraient que dans vingt ans en Europe. Les champs d’orge et de blé sont tellement drus, tellement -forts que, lorsqu’on y passe à cheval, les épis vous arrivent jusqu’à la ceinture. Par malheur, les ronces poussent aussi puissamment que les moissons dans cette plaine de Jéricho, non moins fertile pour le mal que pour le bien, patrie de Rahab, de Zachée et de tant d’autres héros et héroïnes dans des genres fort divers. Il faut les extirper sans cesse, mais, en dépit des plus grands efforts, elles gagnent sans cesse du terrain. Il ne reste à Jéricho aucun vestige du passé, sauf une vieille tour en ruines qui sert de caserne à quelques zaptiés. Cette ville fameuse est aujourd’hui le plus sordide des villages arabes ; on l’appelait jadis la ville des Palmiers, et sa richesse était proverbiale ; on n’y trouverait pas aujourd’hui un seul palmier, et sa misère est effrayante. Il faudrait peu de chose cependant pour rendre à la terre son ancienne splendeur : quelques travaux d’irrigation permettraient d’y cultiver le riz, le safran, la canne à sucre, l’indigo, le mûrier, le lin, le chanvre, toutes les fleurs et tous les fruits. Malheureusement il ne suffirait pas d’y faire pousser d’abondantes récoltes, on devrait encore défendre ces récoltes contre les Bédouins des environs, qui font sans cesse des razzias dans une contrée largement ouverte à leurs incursions. Quoiqu’ils ensemencent une très faible partie de leur territoire, quoi qu’ils se contentent d’y recueillir quelque peu de froment, de douro et d’orge, les habitans de Jéricho ont besoin d’être armés sans cesse pour arracher aux voleurs les maigres moissons. On les voit le soir se porter auprès de leurs champs, des pistolets à la ceinture, des massues à la main, afin de passer la nuit en embuscade et d’éloigner à la fois les Bédouins et les animaux. La figure et l’allure de ces gardiens de récolte n’ont rien de rassurant, mais elles sont fort pittoresques à l’heure où l’obscurité qui s’avance en fait ressortir la saisissante originalité.

J’étais destiné à voir une série de beaux spectacles dans la même journée. Le coucher du soleil à Jéricho m’a laissé un profond souvenir. J’étais allé m’asseoir à l’extrémité des jardins de l’hôpital russe, sous un massif de citronniers en fleurs, en face d’un ravin au fond duquel coule une rivière entourée d’arbustes verdoyans. À ma droite, les derniers contre-forts des montagnes de la Judée, d’un vert velouté et nuancé d’or, venaient mourir lentement dans la plaine ; à ma gauche, la longue chaîne des monts de la Moabitide et de l’Ammonitide, d’un bleu intense, dessinait sur le bleu pâle du ciel ses formes élégantes. Entre les deux lignes de montagnes s’étendait une immense plaine grise, toute semblable à un désert. Plus près de moi commençait l’oasis de Jéricho, et la rivière qui coulait à mes pieds sur les cailloux et parmi des touffes de verdure ressemblait à un cours d’eau d’Europe dont on se déshabitue en Égypte, où il n’y a qu’un grand fleuve et des canaux. Des femmes y puisaient leur provision d’eau, qu’elles emportaient dans des outres en peau de bouc ; des troupeaux de bœufs et de buffles venaient y boire avec lenteur ; quelques Bédouins faisaient leurs prières sar la rive opposée à celle où je me trouvais. Des oiseaux et des grenouilles poussaient des notes discordantes ; un pâtre chantant presque à pleine voix, chose bien rare dans un pays où tout le monde chante du nez, faisait entendre une mélodie douce, grave, mélancolique qui se mêlait pour moi à tous les souvenirs historiques du lieu où je me trouvais. Le soir, les habitans du village m’offrirent d’exécuter une danse bédouine aux flambeaux. J’étais trop amoureux de la couleur locale pour refuser cette proposition. La danse bédouine de Jéricho est célèbre dans toute la Palestine ; j’avouerai cependant qu’elle ne vaut pas sa réputation. Les hommes s’avancent d’abord, en formant un grand cercle où chacun frappe des mains pour accompagner une sorte de refrain. Je ne comprenais rien à ce refrain, mais mon drogman se chargea de me le traduire. Les Bédouins, s’adressant d’abord à moi, me disaient : « Vive monsieur ! Dieu le protège et lui donne de longs jours ! » Puis, en gens pratiques et qui ne perdent pas de vue l’essentiel de la vie, ils se tournaient vers mon drogman en disant : « Dieu protège Francis pour qu’il nous fasse donner un bon bakchich. » Ces paroles, qui n’avaient rien de bien triste, étaient prononcées sur le ton de la douleur la plus vive, tandis que les Bédouins, les pieds à peu près immobiles, courbaient tous à la fois leurs corps à droite et à gauche comme des épis de blé que des vents contraires pousseraient dans toutes les directions. Tout à coup, l’un d’eux, armé d’un cimeterre, se place au milieu de la ronde mouvante, qu’il fait semblant de vouloir traverser ; mais chacun le repousse, se précipite à sa rencontre pour arrêter sa fuite ; il est maintenu de force au milieu du cercle ennemi, qui se resserre de plus en plus autour de lui. Enfermé dans cette prison humaine, il pousse des cris de désespoir et fait le geste de se trancher la tête avec son cimeterre. A chaque reprise, la scène recommence : le Bédouin prisonnier se courbe pour essayer de passer entre les jambes de ses adversaires, se relève brusquement pour leur échapper par une attaque soudaine et, voyant ses efforts impuissans, gémit en lamentations étranges et passe à son cou son arme inoffensive. De temps en temps, il s’avance vers moi en poussant une sorte de cri aigu, strident, métallique qui sert de cri de guerre aux femmes lorsqu’elles assistent à une bataille pour encourager les combattans.

A l’extrémité du cercle des danseurs, de beaux vieillards accroupis et appuyés sur de longs bâtons font un admirable fond de toile ; leur visage est noir comme du charbon, et dans l’obscurité de la nuit, on ne distingue bien que l’éclat de leurs yeux, la blancheur de leurs dents et de leurs barbes, la grâce majestueuse de leur tournure. Des jeunes gens d’une douzaine d’années placés à côté d’eux ressemblent beaucoup plus, avec leurs longues robes ouvertes sur la poitrine, leur figure délicate, leur physionomie douce et étonnée, à des femmes qu’à des hommes. Je parle de vraies femmes, non des ignobles mégères qui exécutent le second acte de la danse bédouine. Rien n’égale la laideur repoussante de ce troupeau féminin, qu’une vie de privations et de labeurs a transformé en bêtes humaines. Toutes ces danseuses se ressemblent : jeunes ou vieilles, elles sont complètement ridées, fanées, flétries. L’une d’elles, d’un aspect ignoble, prend le cimeterre, le brandit sur la tête, le tourne et le retourne avec fureur dans ses mains crispées. Les autres ne bougent pas, elles forment un chœur immobile qui répète à satiété en frappant des mains : « Ta renommée, monsieur, est arrivée jusqu’à nous. C’est toi qui nous as protégées. Tu as tiré l’on glaive et tu nous as défendues. » Dieu m’en garde ! si le visage, de ces horribles femmes ne m’avait pas inspiré une prudente terreur, j’aurais protesté avec indignation. J’affirme ne les avoir protégées d’aucun risque ; encore moins leur en ai-je fait courir ! Celle qui dansait s’avançait sans cesse vers moi en bondissant et en brandissant son sabre, puis lorsque sa bouche touchait presque mon visage, elle faisait entendre un gloussement guerrier qu’elle prolongeait plusieurs minutes avec une force de respiration extraordinaire. Il y avait de quoi reculer de dégoût ! J’avais les oreilles brisées par tout ce vacarme et je ne songeais plus qu’à me défendre moi-même contre une scène qui ressemblait beaucoup plus à une hallucination qu’à une réalité. Mais par bonheur la représentation était finie ; hommes et femmes se retirèrent en disant à qui mieux mieux : « Bakchich ! batkchich ! » C’est ainsi que tout se termine en Orient, ces danses aussi bien que le reste, et dans les rêves de ma nuit, mêlant et transformant tous les souvenirs de la journée, j’ai revu à la fois le Jourdain, le Nil, la Mer-Morte et des têtes coupées dont les lèvres mourantes murmuraient une dernière fois : « Bakchich ! bakchich ! »


GABRIEL CHARMES.

  1. Voyez la Revue du 15 mai, du 15 juin et du 15 juillet.