Voyage en Syrie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 45 (p. 753-781).
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VOYAGE EN SYRIE

IMPRESSIONS ET SOUVENIRS

IV. — LE SAINT-SÉPULCRE.

Si l’aspect général de Jérusalem inspire aux âmes délicates une profonde tristesse, la vue de la basilique du Saint-Sépulcre augmente encore cette impression. Bien qu’il ait l’air écrasé et en quelque sorte mutilé, l’édifice lui-même ne manque pas d’une certaine grandeur. La description en a été faite cent fois par les hommes les plus compétens : on sait que l’architecture est un composé du style roman et de l’ogive sarrasine ; l’extérieur offre des parties remarquables ; quant à l’intérieur, il est tellement déformé par d’horribles ornemens qu’on ne saurait y rencontrer la moindre trace de beauté. Rien n’est plus affreux que l’édicule du Saint-Sépulcre ; c’est la plus grossière des bâtisses : œuvre des Grecs qui l’ont gâtée à plaisir, il a tout ce qu’il faut pour comprimer l’émotion prête à s’éveiller en face du lieu, même apocryphe, où Jésus aurait reposé. Placé au centre de la grande coupole, ses proportions massives, sa forme lourde et gauche, l’espèce de lanterne qui le domine, les tableaux ridicules, les fleurs, les lampes innombrables qui le recouvrent, tout contribue à en faire un monument gauche, désagréable, presque répugnant. Cet édicule est quadrangulaire : une de ses faces, qui sert de façade, est divisée en trois parties appartenant l’une à la communauté latine, la seconde à la communauté grecque, la troisième à la communauté arménienne. Les trois communautés ont rivalisé de mauvais goût, dans l’arrangement de leurs parties respectives, et je n’oserais dire laquelle l’a emporté. Cette façade du Saint-Sépulcre, ornée des images les plus saugrenues, ressemble à l’autel de la plus maussade de nos églises de village. Les lampes et les cierges y sont répandus à profusion. Chaque communauté, bien entendu, a un droit exclusif sur les siens. Il faut reconnaître cependant que, lorsqu’une communauté quelconque célèbre une cérémonie, les deux autres allument leurs propres lampes et leurs propres cierges avec une bonne grâce qui est une preuve des progrès de la tolérance. Mais ces lumières n’éclairent que des oripeaux. Certains édifices ressemblent aux hommes dont la poitrine est surchargée de décorations, de rubans et de ferblanterie. Tel est le Saint-Sépulcre. La petite porte par laquelle on pénètre dans le tombeau est la seule partie de la façade qui soit quelque peu dégagée d’ex-voto. Tout le reste en est couvert. Quand on franchit cette porte, on se trouve dans deux petites salles basses, où l’on a quelque peine à se tenir debout : l’une, appelée la Chapelle de l’ange, sous prétexte qu’elle occupe l’emplacement où se tenait l’ange qui annonça aux saintes femmes la résurrection de Jésus, est revêtue de marbre ciselé en ornemens du style le plus rococo ; au centre se trouve la pierre sur laquelle l’ange était assis ; la seconde, la chapelle même du tombeau, a des dimensions plus étroites encore que la première, attendu que celle-ci mesure 8 mètres de long, tandis que sa longueur à elle dépasse à peine 2 mètres ; elle est pourtant divisée en trois parties nettement limitées, propriétés distinctes des Grecs, des Latins et des Arméniens, lesquels ont trouvé le moyen d’accumuler tant de lampes, tant de fleurs, tant de chandeliers, tant de tableaux et tant de colifichets dans cet espace restreint qu’on en est complètement étourdi. Quelques personnes à peine peuvent tenir dans les deux chapelles, on y est sans cesse bousculé ; il faut avoir une piété bien résistante pour y prier avec recueillement sous les pieds qui vous écrasent et sous les coudes qui vous renversent.

Je suis allé tout droit au centre de l’église du Saint-Sépulcre ; mais on n’y arrive pas d’ordinaire aussi aisément, ni surtout aussi vite. La basilique n’est ouverte qu’à des heures fixes et pour un temps déterminé. Quatre ou cinq Turcs à mines fort respectables, négligemment couchés sur un divan où ils boivent du café, fument des narghilés et regardent dédaigneusement défiler les chrétiens, sont les portiers et les gardiens du Saint-Sépulcre. Tous les voyageurs impartiaux ont constaté combien il était injuste d’accuser les Turcs d’intolérance ; leur tenue au Saint-Sépulcre est très correcte et très digne. Lorsque les rivalités entre communautés risquent d’amener des rixes durant les cérémonies religieuses, on fait appel à des bataillons turcs qui stationnent dans le parvis, se rangent dans l’église, assistent à la messe et aux processions avec l’attitude la plus respectueuse. Il m’est arrivé de laisser tomber sur un soldat le suif d’un gros cierge dont on m’avait chargé le jour de Pâques sans qu’il fît le moindre mouvement pour s’en plaindre. Il pensait sans doute que ma maladresse était un acte de piété, et il le respectait.

Les chrétiens sont bien loin de pratiquer une tolérance aussi large, Sans parler de leurs querelles intestines et des ruisseaux de sang qu’elles ont fait couler, ils sont unanimes pour proscrire les juifs de leur sanctuaire commun. Si l’un de ces derniers pénétrait dans le Saint-Sépulcre, il risquerait d’y être massacré ; on ne lui permettrait même pas de souiller de sa présence le parvis de l’église. L’ardeur des passions religieuses est aujourd’hui plus vive chez les chrétiens que chez les musulmans. Mais, si convenables que soient ces derniers, on aimerait qu’ils prissent l’habitude de laisser la porte du Saint-Sépulcre ouverte. Lorsqu’on arrive au commencement d’un office et qu’on entre dans l’église sur la foi des traités, c’est fini ! il faut y rester (quatre ou cinq heures jusqu’à ce que l’office soit terminé ; épreuve difficile, même pour les dévotions les plus robustes. Le soir, c’est pire encore ! Dès qu’on a franchi le seuil de la basilique, on est condamné à y demeurer jusqu’au lendemain matin. Il est vrai que les distractions ne manquent pas. Le Saint-Sépulcre est un monde dans lequel on se promène longtemps sans s’ennuyer et où l’on fait presque à l’infini des voyages de découvertes. Outre les chapelles, qui sont innombrables, les cryptes, les souterrains, on visite les galeries, les couvens des moines, les asiles des diverses communautés, les plates-formes, la coupole, etc. Jadis même on aurait pu visiter un harem qui était placé sur le toit de l’église et qui n’a disparu que depuis peu. Le harem avait donné lieu à des aventures assez amusantes. Préoccupait-il outre mesure L’imagination des bons moines cloîtrés dans les dépendances du Saint-Sépulcre ? Je l’ignore, mais ce que il y a de sûr, c’est qu’il a inspiré des légendes dont le souvenir est encore très vif. On raconte, par exemple, l’histoire d’une négresse esclave qui avait échappé à ses maîtresses et qui était allée se glisser sous la couchette d’un père franciscain. A la vue de cette figure noirâtre, le religieux crut à une tentation de saint Antoine d’un nouveau genre. Les péripéties de sa lutte contre Satan ne manquèrent pas d’originalité, On affirme qu’il en sortit vainqueur ; toutefois la charité chrétienne l’obligea à garder toute la nuit la négresse dans sa cellule, car la renvoyer de l’asile où elle s’était réfugiée eût été la livrer à ses maîtresses, qui l’auraient cruellement punie d’avoir préféré la chambre franciscaine au harem musulman. Grâce à Dieu, les franciscains d’aujourd’hui ne sont plus exposés à de pareilles épreuves. Leur seul malheur est d’être enfermés dans des salles basses, étroites, sales, où ils étouffent. Il leur est permis cependant de se promener dans une partie des galeries supérieures de la rotonde, où ils ont la distraction d’admirer des portraits en pied de Louis-Philippe et de Napoléon III, qui font une singulière figure dans ce lieu saint. C’est pour affirmer nos droits de protection catholique que Louis-Philippe et Napoléon III avaient jugé à propos de faire placer leur image au Saint-Sépulcre, à côté de celle de Philippe II, fort mauvaise copie de la belle toile de Vélasquez. Les moines italiens et espagnols voudraient bien les enlever ; mais ils n’osent ! Louis-Philippe et Napoléon III représentent la succession de Charlemagne et les prérogatives séculaires de la France sur les catholiques d’Orient. Ils ont pour eux la loi ; seulement, comme il faut que toutes les prétentions et tous les prétendans se manifestent autour du tombeau de celui qui a dit que son royaume n’était pas de ce monde, les plus grosses lampes du sanctuaire viennent de l’empereur d’Autriche et du roi d’Italie, nos principaux rivaux dans l’œuvre de la protection catholique, du comte de Chambord, de sa sœur la duchesse de Parme, et d’un grand nombre de princes italiens dépossédés par des souverains de fait comme l’étaient Louis-Philippe et Napoléon III.

Personne n’ignore qu’il n’y a pas une seule pierre de l’église du Saint-Sépulcre qui n’ait été soigneusement mesurée et dont un traité en règle n’assigne la possession à telle ou telle communauté. Ce vaste édifice appartient au genre humain tout entier ; chacun y a sa province qu’il défend avec une jalousie féroce, tout en faisant les plus vifs efforts pour empiéter sur la province du voisin. L’histoire des luttes sanglantes auxquelles le Saint-Sépulcre a donné lieu n’est plus à écrire ; elle a été écrite à satiété. Mais il faut être allé à Jérusalem pour se rendre un compte exact de ces luttes, pour en avoir en quelque sorte la sensation directe. Une des causes qui rendent l’église du Saint-Sépulcre affreuse, ce sont les soins que chacun s’est donnés pour effacer, jusque dans l’architecture du monument, la trace de ses rivaux. J’ai dit que l’édicule du tombeau avait été outrageusement gâté par les Grecs. Il en est de même de la grande rotonde où ils se sont appliqués à dissimuler de jolies colonnes, qui leur paraissaient être d’un art latin, sous d’atroces maçonneries qui ne sont d’aucun art. Le chœur de l’église leur appartient : il brille par ce luxe de dorures, par cette accumulation d’icônes, par cette masse d’ornemens d’une richesse vulgaire qu’on remarque dans les églises grecques. Les Grecs ont encore plus odieusement travesti la chapelle du calvaire que Pédicule du tombeau. Au-dessus du trou où la croix aurait été plantée, trou qui est indiqué, pour que nul n’en ignore, par une plaque d’argent, ils ont dressé un Christ hideux entouré de chaque côté de deux immenses icônes dorées représentant la Vierge et saint Jean. En présence de ces caricatures orthodoxes, comment se croire au calvaire ? Tout près de là, sur un autel plus hideux encore, des figures de cire travestissent l’admirable scène du Stabat ou de la Compassion de la Vierge. Parmi toutes les douleurs que Marie devait éprouver, celle d’être ainsi parodiée dans son désespoir maternel n’était certainement pas une des moindres. Cette fois, ce sont les franciscains qui sont coupables. Mais les profanations des Grecs dépassent en nombre et en gravité toutes les autres. Une des moins excusables est d’avoir détruit les tombeaux de Godefroy de Bouillon et de Baudouin, les premiers rois de Jérusalem. Ils ont dispersé les cendres des deux héros, espérant effacer l’histoire au moyen d’un sacrilège. Les hommes ont toujours été victimes de pareilles illusions ; ils ont toujours cru qu’il suffisait de briser des pierres, de supprimer des inscriptions pour détruire les souvenirs qu’ils jalousaient, comme si cette rage n’était pas aussi impuissante que grossière. Il ne faut reprocher à personne en particulier la faute que tout le monde a commise à son tour. L’église du Saint-Sépulcre porte partout la trace des mutilations que les diverses communautés lui ont fait subir. Aujourd’hui un accord fondé sur les traités, un modus vivendi diplomatique, assigne à chacun sa place et sa fonction. Il y a des protocoles pour décider que les franciscains balaieront le sanctuaire de tel jour à tel jour, et les Grecs de tel autre jour à tel autre jour ; qu’ils pourront jeter les seaux d’eau de telle distance à telle distance ; qu’ils jouiront de tel autel pendant tant d’heures et à telles époques, etc. Certains droits sont enchevêtrés d’une manière étrange. Ainsi, il appartient aux Grecs d’ouvrir la porte qui donne entrée dans la cour de l’église, mais il ne leur est pas permis de la réparer ; c’est le gouvernement turc qui peut seul le faire, et s’il ne le fait pas, tant pis pour les Grecs, dont la porte et les prérogatives tomberont en morceaux ! Les offices au Saint-Sépulcre sont d’une longueur écrasante. Je me rappelle qu’enfermé dans l’église, j’ai dû subir d’un bout à l’autre la grand’messe latine de Pâques ; je n’ai jamais vu cérémonie se déroulant avec une plus majestueuse lenteur ; ce qui me surprenait surtout, c’était la quantité de roulades, de points d’orgue, de retards de toute sorte introduits dans le plain-chant et qui faisaient durer une heure le Credo ou le Gloria. Comme j’en exprimais ma surprise à un franciscain : « Vous êtes naïf, me répondit-il. Vous voyez bien que plus nous ajoutons de fioritures à nos chants, plus ils se prolongent, plus par conséquent nous gardons le Saint-Sépulcre, plus nous l’enlevons aux Grecs. Or comme les offices des Grecs sont de purs sacrilèges, Dieu nous est reconnaissant d’éloigner aussi longtemps que possible de ses lèvres le calice d’amertume. »

Si Dieu est sensible à ce genre d’attentions, il doit, en effet, se réjouir de ce qui se passe journellement au Saint-Sépulcre. L’église du Saint-Sépulcre est la seule église ; qui ne soit pas consacrée, et cela pour deux raisons, dont la première est que le sang efface la consécration, et que le sang a coulé, coule encore et coulera sans doute souvent autour d’un tombeau que la fureur des chrétiens se dispute sans cesse. La seconde raison est d’une tout autre nature, et l’on a quelque peine à l’expliquer. Comme plusieurs autres sanctuaires de religions bien différentes, l’église du Saint-Sépulcre a le privilège de guérir la stérilité chez les femmes ; or ce privilège ne s’accorde pas non plus, paraît-il, avec la consécration. Le paganisme n’a jamais connu de cérémonies plus répugnantes, l’islamisme n’en connaît pas aujourd’hui de plus superstitieuses que celles dont on est témoin à Jérusalem. Dès qu’on a franchi la porte de la grande basilique chrétienne, on se trouve en face d’une dalle en marbre de 2m,70 de1 long sur 1m,30 de large, qu’on nomme pierre de Fonction et qui a servi, à ce que l’on prétend, à l’eambumement du corps de Jésus. C’est la première station des pèlerins : les Latins s’y agenouillent, baisent la dalle, y promènent leurs mains, leurs figures, y déposent des chapelets, des mouchoirs, toutes sortes d’objets pieux ; les Grecs y font des centaines de révérences et des milliers de signes de croix ; quant aux Orientaux, ils se placent à une certaine distance, puis s’avancent graduellement en jetant leurs corps en avant de manière à exécuter une série de génuflexions épileptiques du plus curieux effet ; arrivés au but, ils se précipitent la tête la première sur la dalle ; on croirait qu’ils vont la dévorer. Je n’en finirais pas si je voulais raconter en détail tous les spectacles du même genre auxquels j’ai assisté. Ce sont toujours les Grecs qui se livrent aux plus nombreuses et aux plus vives démonstrations. On s’étonne qu’ils puissent rapporter des lèvres intactes de Jérusalem, tant ils les usent sur toutes les pierres qu’ils rencontrent. Partout où ils passent, si quelque objet les frappe tant soit peu, ils s’imaginent que c’est un objet saint et ils le couvrent de baisers. Chaque veine un peu teintée d’un marbre quelconque, chaque tache sur les murs leur paraît une relique qu’ils embrassent avec ardeur ou devant laquelle ils s’inclinent avec respect s’il est impossible de l’embrasser. Je les ai vus s’arrêter en face du panonceau du consulat français, le contempler gravement, puis se prosterner en faisant des quantités de signes de croix. Ils frottent encore plus de leur bouche que de leurs mains ou de leurs pieds tous les recoins du Saint-Sépulcre. Arrivés au calvaire, ils mettent la tête dans le trou de la croix, désespérés de ne pas pouvoir y passer le corps en entier ! Leurs offices sont remplis des plus étranges simagrées. Les célébrans valent les offices. Je n’ai jamais pu m’habituer aux popes grecs, à cause de leur longue chevelure, relevée d’ordinaire en natte au sommet de la tête, mais qu’ils laissent retomber sur les épaules durant les cérémonies religieuses. Ces chevelures féminines, jointes à un chant nasillard et flûte, donnent à ceux qui les portent un aspect équivoque qui me choque profondément. Mais c’est surtout le scandale du feu sacré qui rend la communauté grecque plus franchement païenne que toutes les autres. On sait les détails de cette honteuse jonglerie. Dans la nuit du samedi saint, le patriarche s’enferme dans l’édicule du Saint-Sépulcre, où il doit recevoir le feu céleste qui lui est rapporté, affirme-t-il, par un ange. Une foule immense emplit la grande rotonde : des milliers de pèlerins sont venus des contrées les plus éloignées du monde orthodoxe pour chercher une étincelle de la flamme divine. Chaque personne tient un cierge à trente-trois mèches, afin de représenter les trente-trois années de Jésus. Des cavaliers, accourus du fond de la Russie, attendent à la porte, leurs chevaux sellés, prêts à emporter le feu sacré à Sainte Pétersbourg, à Moscou, dans les villes et dans les villages russes. Tout à coup le patriarche tend, à travers une lucarne, son cierge enflammé. Aussitôt chacun se rue pour allumer le sien. Il se passe alors des scènes indescriptibles, des scènes de saturnale antique. Les femmes atteintes de maladies secrètes se brûlent les seins et font pénétrer la flamme jusque sous leurs vêtemens inférieurs. C’est une mêlée lumineuse où l’on se grise de feu, où bientôt toutes les têtes sont aussi brûlantes que les cierges. Heureux ceux qui peuvent rapporter jusque chez eux une étincelle divine ! On raconte l’histoire d’une malheureuse femme qui avait fait le voyage de Jérusalem dans le seul dessein de transporter dans sa maison, en Sibérie, la flamme du Saint-Sépulcre. Arrivé à Constantinople, son cierge s’éteignit : sa vie fit de même, elle mourut de désespoir. Cet accident n’est pas le seul, on le comprend, qu’ait provoqué la cérémonie du feu. Chaque année, plusieurs personnes sont grièvement blessées, et l’on se réjouit lorsqu’il n’y a pas de mort. La procession de la Dosseh, en Égypte, qu’on vient d’interdire comme une honteuse superstition, était à coup sûr mille fois moins hideuse et moins humiliante pour l’esprit humain. D’abord elle ne reposait pas sur une fraude incontestable ; puis elle se passait en plein jour, au grand soleil, au milieu d’une foule étincelant des plus merveilleuses couleurs. Le cheik qui circulait à cheval sur le corps des fidèles avait une tête admirable de fanatisme ; son cheval était un des plus beaux de l’Arabie. Il y avait une sorte de fantaisie brillante, aventureuse, tout à fait conforme au génie arabe, dans cette course au galop d’un cavalier saint qui passait comme un tourbillon sur des hommes enivrés de hachich, de lumière, et de rondes sacrées. Les orgies nocturnes du Saint-Sépulcre n’ont pas l’excuse d’une certaine poésie sauvage. Aussi est-il singulièrement regrettable que les maîtres de l’Égypte qui ont dominé un moment la Syrie n’aient pas réussi à les supprimer. Le premier qui l’ait tenté a été le kalife Hakem, le fondateur de la religion des Druzes, dont l’histoire a été si remplie de folies soi-disant divines. Est-ce par haine de la concurrence qu’il voulut détruire la cérémonie du feu de Jérusalem ? Je ne sais, mais voici comment un historien nous a transmis l’anecdote : « L’auteur de cette persécution fut quelque ennemi des chrétiens qui raconta à Hakem que, lorsqu’ils s’assemblaient dans le temple de Jérusalem pour célébrer la pâque, les chapelains de l’église, usant d’un artifice, graissaient d’huile de baume la chaîne de fer à laquelle était suspendue la lampe au-dessus du tombeau. L’officier arabe ayant scellé la porte qui conduisait au tombeau, ils mettaient le feu par le toit à la chaîne de fer ; le feu descendait aussitôt jusqu’à la mèche et l’allumait. Alors, ils s’écriaient en pleurant : Kyrie eleison ! comme s’ils voyaient le feu tombant du ciel sur le tombeau et se fortifiaient par là dans leur foi. » Pour faire cesser ce scandale, Hakem ordonna de détruire de fond en comble l’église du Saint-Sépulcre. Ibrahim-Pacha recourut de nos jours à des moyens moins violens. Il voulut pénétrer avec le patriarche grec dans l’édicule du tombeau et surprendre directement la supercherie du clergé. A sa sortie, une bataille générale où il faillit périr lui-même amena la mort de plus de trois cents personnes. Justement indigné d’une fraude aussi sanglante, Ibrahim-Pacha interdit la cérémonie du feu, mais la pâque grecque, fut aussitôt désertée ; les pèlerins ne vinrent plus, et avec eux partirent les nombreux dons en argent dont s’enrichit le patriarche, et sur lequel le trésor égyptien prélevait de fort gros bakchichs. On rétablit donc la fête. Depuis lors le tombeau de Jésus n’a pas cessé d’être souillé par la plus dégoûtante et la plus cruelle des jongleries prétendues sacrées.

Il faut dire, à la louange des Latins, que leurs offices n’ont pas le même caractère que ceux des Grecs. A part leur longueur inusitée, ils ressemblent absolument aux offices des églises catholiques de l’Europe. Un seul d’entre eux rappelle, non le paganisme, mais le moyen âge ; c’est un véritable mystère, une tragédie pieuse offerte aux fidèles par un clergé qui a le tort d’avoir conservé cette dernière superstition. La scène ne manque pourtant pas d’effet pittoresque. Elle a lieu dans la nuit du vendredi saint, au milieu d’un concours immense de pèlerins appartenant aux nations les plus diverses. La représentation roule sur les derniers incidens de la passion. On commence au calvaire. Une sorte de poupée, ou de mannequin, est cloué sur la croix ; c’est le premier acte : il est accompagné d’un sermon en français ; on détache ensuite la poupée, puis on l’enveloppe soigneusement dans un drap mortuaire, puis on la descend à la pierre de l’onction, puis on la promène je ne sais plus où jusqu’à ce qu’on la porte enfin en pompe et cérémonie au tombeau, où on feint de l’ensevelir ; ce sont les actes suivans, les péripéties et le dénoûment du drame. A chaque station, un franciscain, monté sur une chaise, sur une pierre, sur une corniche, sur tout objet qui se présente, adresse à la foule un sermon dans une langue nouvelle, italienne, espagnole, arabe, turque, persane, etc. Il faut subir en tout sept sermons, auxquels, à moins d’être polyglotte, on ne comprend pas un mot. Et fût-on polyglotte, on n’y comprendrait pas davantage, si j’en juge du moins par le sermon français, qui était tellement sublime que c’est encore celui dont le sens m’a le plus complètement échappé. Rien n’est aussi pénible d’ailleurs que de voir les moines, jouant avec une poupée divine, mettre à cette comédie dévote un sérieux qui n’est plus de notre âge. Ils ne touchent qu’avec des précautions infinies les membres du dieu de carton qu’ils crucifient, qu’ils arrachent du calvaire et qu’ils portent au tombeau. L’aspect général de la procession est beau et saisissant, Chaque fidèle porte un cierge qui répand sur les murs et sous les voûtes de la grande basilique une clarté mystérieuse ; la foule indigène est bigarrée des plus étranges couleurs ; elle s’accroche à tous les détails d’architecture ; on voit des femmes, des vieillards, des enfans pendre en quelque sorte des balcons et des frises, des jeunes gens s’attacher aux colonnes, des êtres informes, dans la demi-obscurité de la nuit, apparaître à tous les coins et recoins du temple. Un certain nombre de touristes anglais, mêlés à la masse populaire, sourient et narguent la cérémonie. Les reflets lumineux qui colorent ces visages produisent une impression fantastique. La procession roule et se déroule avec une lenteur imposante à travers tous les détours de l’édifice. Outre ces scènes nocturnes et extraordinaires, il y en a chaque soir d’ordinaires au Saint-Sépulcre. Lorsqu’on y passe la nuit, on assiste aux dévotions les plus variées, aux cérémonies les plus diverses. Tantôt des chants russes d’une mélancolie sublime s’élèvent vers les voûtes sombres, tantôt les voix nasillardes des Grecs ou les instrumens bruyans des Arméniens provoquent tous les échos de la basilique. Jusqu’à minuit, le silence est à peu près relatif ; mais à partir de minuit, les offices commencent, et c’est un tintamarre pieux capable d’assourdir les plus résistans.

Me trouvant enfermé au Saint-Sépulcre durant la grand’messe latine du jour de Pâques, grand’messe que les ornemens du plain-chant de Jérusalem font durer, comme je l’ai dit, toute une matinée, je me suis amusé, comme distraction, à parcourir en curieux les diverses parties de l’église. Ma première station a été pour la chapelle latine, où des messes basses se succédaient sans cesse à trois autels à la fois. Le spectacle était là charmant. Les jeunes filles chrétiennes avaient mis leurs plus riches vêtemens pour célébrer la fête. Elles formaient des groupes admirables de lignes et de couleurs. Le type syrien est fort remarquable, d’une grâce un peu nonchalante, que relève l’éclat d’yeux étincelans. Parmi les femmes qui assistaient pieusement aux diverses messes, il y en avait plusieurs d’une beauté accomplie. Leur vêtement se composait d’une sorte de veste en velours rouge, vert ou bleu, soutachée d’or et d’argent, de longues jupes ornées de grandes raies multicolores sur des fonds d’un ton très vif, enfin d’un grand voile blanc retenu au sommet de la tête, qui retombait jusqu’à leurs pieds et enveloppait élégamment leurs corps, mais sans dissimuler leur visage et les parties luxueuses de leur costume. Agenouillées ou plutôt accroupies à terre, suivant la mode orientale, elles priaient avec une ferveur qui donnait à leur physionomie une ardente expression. En rentrant dans la grande rotonde, j’allais rencontrer des tableaux d’un tout autre genre. À l’une des extrémités de l’édicule du saint sépulcre, le clergé, latin, de nombreux moines, le patriarche et cinq ou six évêques célébraient la grand’messe sur un autel d’argent, avec toutes les pompes du culte catholique. À l’autre extrémité, j’avais remarqué en passant un vieux cheik étendu dans une toute petite chapelle grossièrement décorée. C’était, paraît-il, le patriarche copte et la chapelle copte. À mon retour de la chapelle latine, la messe copte était aux trois quarts dite, mais j’ai pu assister au dernier quart, qui m’a paru des plus intéressans. Les fidèles n’étaient pas nombreux ; ils se composaient de deux ou trois vieillards crasseux, de quatre ou cinq enfans et d’autant de femmes qui glapissaient je ne sais quelle mélopée dans une langue étrange. Revêtu d’ornemens d’une simplicité qui n’avait d’égalé que leur malpropreté, le patriarche écrasait du pain dans son calice, puis le trempait dans du vin et avalait le tout. Ceci fait, il prenait son calice, le lavait dans un plateau, buvait une partie de l’eau qui avait servi à ce lavage et faisait boire l’autre à son clerc. Après le calice, ce fut le tour des mains, également lavées dans le plateau, dont le patriarche et son clerc absorbaient l’eau alternativement. Je ne me rappelle plus bien à quel moment le patriarche, ayant fortement humecté ses doigte, vint les promener sur la figure des assistans, du nombre desquels je cessai d’être jusqu’à la fin de cette partie de la cérémonie. La messe se termina par une distribution de pain consacré. Chaque fidèle en eut un morceau ; mais un jeune garçon qui avait déjà reçu sa part, s’étant glissé vers l’autel pour tâcher d’en saisir encore, le patriarche lui allongea sans la moindre solennité son pied sacré sur un point du corps qu’il est inutile de désigner. Cette messe copte, si complètement dépourvue d’ostentation, faisait un contraste singulier avec la messe catholique qui se célébrait à quelques pas. Le patriarche latin est couvert des plus riches ornemens ; sa crosse, don de Louis XIII, est une œuvre d’art du goût le plus brillant ; ses vêtemens, qu’on change cinq ou six fois durant le même office, sont garnis d’or et de pierreries ; ses mitres reluisent d’émeraudes et de diamans. Le patriarche copte n’a qu’un turban de laine sur la tête et qu’une lourde chasuble sur les épaules. Je puis attester de visu qu’il lave fortement ses mains jaunâtres et que son pied est leste. Quant à dire si sa messe vaut mieux que l’autre, c’est le secret de Dieu !

Quelques personnes admirent beaucoup cette cacophonie de cérémonies et de communautés qui éclate sous les voûtes du saint sépulcre. ; elles y voient une image fidèle de la diversité et en même temps de l’unité supérieure du christianisme, qui a enfermé sous un symbole unique tant de dogmes différens, appropriés au génie de chaque peuple de la terre. Il est certain que la fécondité de l’œuvre de Jésus est sensible aux yeux dans cette étrange église où vingt sectes célèbrent de vingt manières le même culte, s’inclinent devant le même Dieu, s’animent des mêmes espérances et brûlent du même amour. Le pope grec, le moine franciscain, le prêtre arménien, copte, abyssin, syrien, etc., se croisent, se touchent et malheureusement se heurtent dans un espace relativement bien restreint. Ils parlent tous des langues particulières, et cependant tous, sous des mots distincts, expriment une idée commune à peine défigurée par la variété des traductions. Toute la géographie du christianisme est là, réduite à des proportions qui permettent de l’embrasser d’un seul regard. Je comprends que cette manière d’envisager le Saint-Sépulcre excite chez certains esprits un grand enthousiasme ; mais l’avouerai-je ? c’est une impression différente que, malgré tous oies efforts, je n’ai cessé d’éprouver à Jérusalem. Les diverses formes du christianisme sont représentées au saint sépulcre par leurs côtés extérieurs, par leurs manifestations idolâtriques et païennes, par les détails qui choquent en elles et que certainement Jésus aurait repoussés avec indignation. L’évangile disparaît sous des doctrines de haine et de proscription qui rappellent bien plus l’ancienne loi que la nouvelle. Comment saisir l’harmonie divine du christianisme dans ce concert de notes discordantes dont les bruits disparates ne déchirent pas moins le cœur que les oreilles ? Je n’ai rien trouvé, pour mon compte, à Jérusalem, qui me rappelât l’évangile, — rien, si ce n’est le pharisaïsme que Jésus combattait avec une si noble colère, qui fleurit encore là où il le combattait, et qui est sans doute tellement naturel à l’humanité, qu’il ne disparaîtra qu’avec elle de la surface tourmentée de ce monde.

V. PÈLERINS, COMMERCE PIEUX, ÉTABLISSEMENS GRECS ET LATINS, CLERGÉS.

Si l’on voulait tracer une image fidèle de la physionomie morale de Jérusalem, il faudrait peindre surtout l’état mental des innombrables pèlerins qui y affluent. Les pèlerins latins sont les moins nombreux ; les pèlerins français, en particuliers, n’abondent guère. Chaque année, à la fête de Pâques, les comités catholiques de Paris organisent un pèlerinage qui ne se compose que de trente ou quarante personnes environ. Certaines facilités de voyage, des réductions de prix sur les paquebots des messageries, des avantages pécuniaires résultant de l’association encouragent quelques personnes d’une dévotion médiocre à se mêler à la pieuse caravane. Néanmoins la masse est composée de vrais pèlerins, de jeunes gens de bonne famille, de vieilles filles et d’abbés de tout âge. Le président est chargé de diriger le pèlerinage, ce qui n’est pas un soin très aisé ; car il est rare qu’un accord parfait règne dans une troupe de voyageurs, cette troupe fût-elle inspirée des sentimens les plus saints. J’ai rencontré bien souvent, dans les couvens et sur les routes de la Palestine, le pèlerinage français. Il présentait un aspect assez pittoresque. Les femmes, établies à califourchon sur leur chevaux, couvertes de ces chapeaux invraisemblables, de ces voiles extravagans dont les Européens se croient obligés de s’affubler en Orient, ressemblaient à des caricatures modernes égarées dans des paysages antiques. Les hommes n’étaient guère plus beaux. Le ramage de cette foule pieuse répondait parfaitement à son plumage. Plusieurs fois, un de mes voisins de table, dans un réfectoire franciscain, m’a raconté qu’il avait eu des apparitions, qu’il s’était entretenu directement avec Marie Alacoque ou Satan, qu’il avait vu Dieu ou le diable face à face ; ce dont j’exprimais poliment une surprise dégagée de toute incrédulité. D’autres fois, écoutant les conversations générales, j’ai appris une philosophie de l’histoire qui m’a vivement intéressé. Je ne rapporterai pas les prophéties sur l’avenir de la France révolutionnaire et athée ; on les devine sans peine. La France marche à grands pas vers la ruine. Néanmoins, elle ne périra pas aussi vite que la Turquie. J’ai entendu affirmer, à la fin d’un repas frugal où la fumée du vin n’avait pu égarer aucune tête, que la Turquie s’écroulerait d’ici à deux ans, jour pour jour. Un pèlerin en aurait trouvé l’assurance dans l’Apocalypse, un autre dans Daniel ; chacun citait le passage à l’appui de son opinion ; tout le monde semblait convaincu. Toutefois un jeune abbé à mine discrète, placé à côté de moi, me glissa dans l’oreille : « Ils ne savent pas ce qu’ils disent. Il est vrai que la Turquie périra dans deux ans, mais ce n’est ni l’Apocalypse, ni Daniel qui l’a annoncé. — Et qui est-ce donc, monsieur l’abbé ? — C’est mon secret, » Je gage que cet abbé était prophète et qu’il souffrait de se voir enlever par Daniel ou saint Jean l’honneur qui lui revenait de droit d’avoir annoncé la chute prochaine de la Turquie.

Il ne faut pas s’étonner des idées étranges qui hantent l’esprit des pèlerins. L’atmosphère de Jérusalem exerce sur les cerveaux une influence bien connue dans tout l’Orient, car la folie particulière qu’elle y produit est connue sous le nom de folie hiérosolymitaine. On est quelque fois abasourdi de trouver des personnes respectables, exerçant des fonctions importantes, des gens intelligens et qui devraient avoir du bon sens, dans des états cérébraux des plus alarmans. Chacun vous raconte avec le sérieux le plus parfait les histoires les plus baroques. Le nombre de pèlerins qui vont à Jérusalem pour y chercher la restauration du royaume de Dieu et la régénération de l’humanité est incalculable. Celui-ci y fonde un ordre de chevalerie destiné à faire la conquête du monde ; celui-là se borne à y instituer une secte qui, seule, doit avoir conservé l’esprit de Jésus ; un troisième s’y prépare, par des visions et des exorcismes, à renouveler la face de la terre. Tous les vendredis, on peut voir circuler, sur la voie douloureuse, un pauvre fou vêtu d’une robe blanche, la tête ornée d’une couronne d’épines, une grande croix sur l’épaule ; il va de station en station, tombant où Jésus est tombé, s’arrêtant où il s’est arrêté, jusqu’au sépulcre où il a été enseveli. Ce fou est intimement persuadé que Jésus revit en lui et je ne jurerais pas qu’il n’ait convaincu aussi quelques adeptes. Récemment un autre fou se plaçait sans cesse au sommet du mont Sion, invitant la foule à contempler son ascension au royaume de Dieu. Il avait beau rester lourdement fixé sur la terre, il était persuadé, comme don Quichotte, qu’il s’élevait vers les cieux. Quelques jours avant mon arrivée à Jérusalem, une femme, qui avait l’air très distingué, s’était présentée chez le consul français pour le prier de la faire accompagner par un de ses cawas dans une course importante qu’elle avait à faire. Le lendemain, elle vint remercier le consul : « Je me suis rendue à Jérusalem, lui dit-elle, uniquement pour marquer ma place dans la vallée de Josaphat. Je me félicite d’y avoir songé, car la vallée m’a paru très étroite, et il y aura foule au jugement dernier ; j’ai trouvé néanmoins un coin qui me conviendra fort bien. J’ai pris mes précautions pour que personne ne me l’enlevât ; maintenant que je suis tranquille, je puis retourner en France. » Des cas pathologiques de ce genre ne sont pas rares ; mais les personnes mêmes qui ne sont point atteintes d’une folie aussi caractérisée finissent par contracter, dans le milieu de Jérusalem, de singulières habitudesv d’esprit. La préoccupation constante du passé, la continuité de l’excitation mystique, réchauffement des luttes religieuses, l’habitude de donner aux détails les plus mesquins, à la possession de tel ou te ! sanctuaire, ou plutôt de tel ou tel fragment de sanctuaire, l’importance d’une affaire d’état, la vue perpétuelle de monumens qui éveillent des souvenirs aussi étranges que grandioses, tout contribue à dévier l’intelligence, à faire disparaître la barrière qui sépare pour elle le possible de l’impossible, le vrai du faux, la sagesse de l’absurdité, le rêve de la réalité.

Je suis persuadé que ces phénomènes physiologiques et psychologiques sont encore plus nombreux chez les Grecs que chez les Latins. J’ai déjà parlé bien souvent de l’abondance de pèlerins grecs qu’on remarque à Jérusalem ; mais pour se rendre un compte très exact de leurs mœurs et de leurs pratiques, il faut aller visiter les immenses établissemens que la Russie a fondas, vers 1859, aux portes de Jérusalem, dans une pensée plus politique encore que religieuse ou charitable. A la Suite de la guerre de Crimée, guerre dont la question des lieux saints avait été, on s’en souvient, le premier prétexte, la Russie jugea qu’il ne lui suffisait pas, pour maintenir en Orient son prestige moral, profondément ébranlé par ses défaites, d’avoir conservé les parties les plus importantes du saint sépulcre. En conséquence, elle entreprit d’élever à Jérusalem des édifices capables de frapper l’imagination des populations et de leur persuader que la nation qui les avait élevés était plus forte que jamais. C’est à de pareilles démonstrations que les Orientaux jugent en effet la puissance des peuples. La Russie « se recueillait » en continuant par des moyens pacifiques l’œuvre qui avait avorté militairement, ce qui est, pour un grand peuple et qui a de l’avenir, la seule manière de se recueillir. Chaque année, trois ou quatre mille pèlerins russes vont à Jérusalem ; les couvens en regorgent : il était donc très utile de créer un asile où le trop plein de cette foule enthousiaste, dont les récits, au retour de la Palestine, entretiennent dans l’âme des moujiks une sainte crédulité, trouvât un refuge. Cet asile est admirable. Il se compose d’un hôpital immense, parfaitement tenu et entretenu, avec des logemens particuliers qu’on loue à peu de frais aux familles aisées, des dortoirs pour la masse et une série de chambres pouvant contenir environ de huit à dix-huit personnes pour tous les fidèles qui se présentent. J’ai parcouru très attentivement cet établissement modèle. Situé au sommet d’une colline, il est aussi bien aéré que possible, chose indispensable pour éviter l’infection qui résulterait de l’accumulation sur un même point de tant de Russes ignoblement crasseux. On ne fournit aux pèlerins que le logement, l’eau, l’éclairage et le feu ; ils doivent se nourrir eux-mêmes ; la plupart vivent de pain et de biscuits desséchés qu’ils ont apportés de Russie et qu’ils avalent après les avoir fait cuire dans un liquide quelconque. C’est à l’heure du thé que j’ai vu leur résidence ; j’ai traversé tour à tour le quartier des hommes et celui des femmes, car les sexes sont nettement séparés. Dès que mon conducteur m’ouvrait la porte d’une chambre, j’étais saisi à la gorge par une odeur indéfinissable, formée de plantes aromatiques et de toutes sortes de parfums qui n’avaient rien d’aromatique. Le spectacle des chambres était hideux. Au centre de chacune d’elles chauffait le samovar de cuivre avec un bruit sourd ; le long des murailles s’étendaient des lits d’une saleté repoussante sur lesquels étaient accroupies des formes humaines jaunes et gluantes ; les plus invraisemblables guenilles ; de la création pendaient sur ces lits. Je ne crois pas que la laideur puisse atteindre un degré supérieur à celui qu’on remarque chez les femmes de l’asile de Jérusalem. Jeunes et vieilles, on n’en rencontre pas une seule dont la vue n’inspire un invincible dégoût. À la vérité, l’aimable guide qui me montrait l’établissement russe, le chancelier du consulat de Russie, m’a expliqué que je ne contemplais là que le rebut du pèlerinage. D’après lui, les moines grecs opèrent un triage dans la partie féminine de ce pèlerinage ; ils gardent toutes les jolies femmes dans les couvens ; ils expédient les autres à l’établissement russe. Honni soit qui mal y pense ! Pour mon compte ; n’ayant pas pénétré dans les couvens orthodoxes, je ne saurais dire si les récits de mon guide sont exacts. Néanmoins rien n’est plus probable. On peut tout exagérer, sauf les vices du clergé grec. Sa cupidité atteint d’effroyables proportions. Tandis que les franciscains et le clergé latin ne réclament pas une obole des pèlerins catholiques pour les services qu’ils leur rendent, les moines et le clergé grec soumettent les pèlerins orthodoxes à la plus honteuse exploitation. Ils ont tout profit à en diriger le plus grand nombre sur l’asile russe, car ils sont bien sûrs de leur enlever quand même, et sans les moindres frais, l’argent qu’ils possèdent. On est sans cesse choqué dans les sanctuaires par le spectacle de popes acharnés à dépouiller leurs victimes. Chaque bénédiction, chaque momerie, presque chaque génuflexion, — et j’ai dit combien les pèlerins grecs en faisaient, — coûte quelque menue monnaie. Pendant l’office du jeudi saint, j’ai vu, au pied du saint sépulcre, de malheureuses femmes obligées de vider leur poche pour payer quelques simagrées que le dernier des caloyers exécutait à leur intention. Règle générale : tout pèlerin grec ne quitte Jérusalem que quand il est entièrement dévalisé. Les plus riches résistent, parfois deux ou trois ans, la moyenne quelques mois à peine. Bon an mal an, on peut compter que trois taille pèlerins au moins se rendent à Jérusalem et que chacun d’eux y dépense à peu près 300 francs. On voit que les revenus du patriarcat grec sont solidement assurés.

On se tromperait d’ailleurs si l’on croyait que la laine tondue sur le dos des malheureux pèlerins sert à vêtir le patriarche seul. Tout est vénal dans le clergé grec ; les charges y sont données à l’élection, et l’élection se fait à prix d’argent. Il en résulte qu’à peine entré dans les rangs de la sainte milice, un pope quelconque peut entrevoir dans ses rêves ambitieux les plus hautes dignités de l’église. Ce n’est pas à son mérite ou à sa vertu qu’il les devra, c’est à sa bourse. Aussi se met-il courageusement à l’œuvre pour se procurer par tous les moyens un petit pécule qui lui permette de se rapprocher du but en franchissant quelques échelons de la hiérarchie ; les sommes dépensées à cet effet sont loin d’être perdues, car, chez les orthodoxes, chaque fonction est un champ d’où l’on tire d’abondantes moissons ; plus on la paie cher, plus elle rapporte ; on y retrouve rapidement intérêt et principal. Il serait trop long d’exposer ici l’organisation de l’église orthodoxe et de faire un tableau fidèle de l’état de démoralisation où elle est arrivée. Elle compte en Syrie deux patriarches, celui d’Antioche et celui de Jérusalem, plus un très grand nombre d’évêques. Il y a lieu de distinguer dans son personnel les orthodoxes arabes et les orthodoxes grecs ; la plupart des évêques, des archimandrites et une partie des moines sont des phanariotes, tandis que le bas clergé est arabe. Ils se valent tous ou à peu près pour les mœurs, car si les Arabes n’ont qu’une idée très vague de ce que c’est que la moralité, les phanariotes de leur côté sont totalement dépourvus de délicatesse dès qu’il s’agit de s’enrichir et de prospérer. Du mélange des vices grecs et des vices arabes résulte même une combinaison qui porte au plus haut degré possible dans le clergé orthodoxe l’esprit de rapine, d’intrigue, de dissolution. Mais, malgré ou peut-être à cause de cette conformité parfaite de sentiment, l’accord est bien loin d’être complet entre les Grecs et les Arabes. Ces derniers reprochent aux Grecs d’être uniquement préoccupés d’hellénisme et de ne considérer la Syrie que comme un lieu de pillage où ils viennent ramasser de l’argent pour soutenir « la grande idée. » Cette manière de voir est tellement répandue aujourd’hui que la Russie a cessé depuis quelques années de donner aux couvens grecs de Palestine les grosses subventions qu’elle leur accordait généreusement autrefois. Elle a prétexté les malheurs des temps, la ruine qui est résultée de la dernière guerre, pour arrêter ses largesses compromettantes ; mais, en réalité, ce qui l’a décidée, à mettre un terme, c’est qu’elle a reconnu que les sommes qu’elle versait aux couvens orthodoxes étaient surtout employées au profit de la cause de l’hellénisme, pour laquelle, on le sait, elle éprouve une sympathie fort modérée. Aussi le clergé orthodoxe traverse-t-il une crise grave dont les symptômes sont parfois assez alarmans. Les tiraillemens entre Grecs et Arabes ont été une des principales causes de l’exil et de la déposition du patriarche Cyrille, violemment arraché de son siège en 1873 ; ils ne sont pas étrangers non plus au long éloignement du patriarche actuel, lequel habite depuis environ deux ans Constantinople. Il serait téméraire de dire qu’il en sortira un schisme, comme celui qui a abouti à la création de l’église bulgare ; mais il ne serait pas impossible qu’il en résultât des déchiremens partiels et momentanés qui auraient une certaine importance politique.

Quoi qu’il arrive d’ailleurs, le flot des pèlerins orthodoxes ne cessera pas de couler sur Jérusalem et sur la Palestine. Il y a en Russie des trésors d’enthousiasme populaire, de foi grossière, mais profonde, qui ne seront pas épuisés de longtemps. Je me rappelle avec quelle surprise j’ai vu dans l’asile russe de Jérusalem des vieilles femmes qui venaient de faire à pied le pèlerinage du Sinaï ; à cheval, c’est un voyage des plus fatigans et des plus périlleux ; il demande de longs jours de marche, et l’on en revient exténué. Les vieilles femmes russes paraissaient épuisées ; c’est à peine si elles se soutenaient sur leurs jambes tremblantes ; elles étaient à demi courbées ; leur figure, couverte de rides les plus profondes, marquait cet accablement bestial qui résulte d’un effort presque surhumain. Aller à pied du fin fond de la Russie au Sinaï, à soixante ou soixante-dix ans, quelle entreprise ! Il faut respecter le sentiment qui fait braver de pareilles épreuves. La plupart des pèlerins ne poussent pas aussi loin la dévotion ; ils se contentent de parcourir pédestrement la Palestine, ce qui est déjà fort difficile. On les divise pour cela en caravanes de mille à quinze cents personnes, que dirigent un certain nombre de moines et qu’accompagnent quelques guides et quelques moukres pour porter les bagages fort légers de la troupe. Arrivés au Jourdain, à un signal donné, tout le monde se dépouille à la fois et se jette dans l’eau bourbeuse du fleuve, qui en devient plus bourbeuse encore. Qu’on ne se scandalise pas de cette promiscuité ! je la crois des plus innocentes. Ce que se montrent mutuellement les pèlerins russes n’est guère séduisant ; il faudrait avoir l’âme aux tentations bien prompte pour en être troublé. Ces bains en commun, cette vie les uns sur les autres, ce mélange de dévotions, de parfums, d’impressions, d’ennuis, d’efforts et de joies qui constituent un pèlerinage orthodoxe ne sont pas sans doute sans quelques scandales ; mais, au total, il y a des indulgences pour toutes les fautes, et je ne mets pas en doute que les pèlerins russes ne laissent au fond du Jourdain les peccadilles qu’ils peuvent avoir sur la conscience en y entrant. De même que tes pèlerins russes sont beaucoup plus exploités par leur clergé que les pèlerins latins, de même aussi ce sont eux qui paient le plus large tribut aux marchands d’objets pieux qui pullulent à Jérusalem. C’est une des nombreuses plaies de cette ville. Les rues sont encombrées de petits négocians qui s’attachant à vos pas, qui vous escortent avec une persistance odieuse, qui vous tirent par la manche et vous poussent violemment dans leurs boutiques pour vous obliger à acheter des chapelets, des croix en nacre, des images, des objets en bois d’olivier, etc. Du plus loin qu’ils vous aperçoivent, ils fondent sur vous ; vous n’échappez à l’un que pour être assailli par un autre, et cela dure ainsi indéfiniment. Grâce à la merveilleuse facilité avec laquelle ils apprennent les langues, la plupart de ces Syriens savent le français. Ils m’abordaient tous en me demandant des nouvelles de Paris, où ils prétendaient être allés pendant l’exposition. A les en croire, Jérusalem tout entière aurait été transportée au bazar du Maroc dans le champ de Mars et y aurait fait des affaires merveilleuses. J’ai peine à me persuader que les croix et les chapelets aient eu un si beau succès à l’exposition. Ce qu’il y a de sûr, c’est que Paris est pour les marchands pieux de Jérusalem une sorte de paradis tesrestre, un lieu merveilleux dont ils ne parlent qu’avec enthousiasme. Par reconnaissance patriotique, je me suis laissé entraîner à acheter à plusieurs d’entre eux des souvenirs de terrer-sainte. Les habitans de la Palestine travaillent la nacre avec beaucoup d’habileté, on sent qu’ils ne manquent pas d’art et qu’ils feraient d’excellens ouvriers s’ils étaient mieux dirigés. Mais peu leur importe que leur industrie soit plus ou moins brillante, pourvu qu’elle soit prospère ! Or il doit être assez facile de se faire rapidement une petite fortune en mettant les pèlerins en coupe réglée. Le parvis du Sainte-Sépulcre est couvert de marchandises, comme l’était celui du temple lorsque Jésus, saisi d’une sainte colère, en chassa les marchands à coups de fouet. On y vend pour les Latins des croix et des chapelets et pour les orthodoxes des icônes, des objets en verre soufflé, des peintures extravagantes qui obtiennent le plus grand succès. Rien n’égale la vivacité avec laquelle se débat le prix de toutes ces reliques. Je me suis souvent amusé à écouter les marchés qui se font chaque jour dans cette sorte de halle pieuse. Les marchands des bazars turcs et arabes ont moins de ruse, moins de souplesse que les marchands de Jérusalem. J’ai vu l’un de ces derniers qui, n’ayant pu vendre en bloc une image de saint Pierre peinte de couleurs éclatantes, la coupait en morceaux et en distribuait les lambeaux à un groupe de pèlerins qui les payient d’une légère monnaie : celui-ci emportait la tête du saint, un autre une jambe, un troisième un bras, un quatrième l’estomac, un cinquième un débris de fond de toile, et tout le monde était satisfait et sanctifié. J’ai vu un autre marchand qui avait un ingénieux stratagème pour tirer plusieurs moutures d’un seul sac. Il se faisait donner des pièces de monnaie par les pèlerins et il les lançait contre un portrait de saint George sur lequel il avait disposé une légère couche de colle : si les pièces restaient collées, c’est que le saint voulait les garder ; qui donc eût osé les lui reprendre ? Or j’ai remarqué que le saint ne manquait pas d’avidité ; par discrétion ou par un reste de pudeur, il laissait retomber quelques pièces légères ; mais toutes celles qui étaient un peu fortes demeuraient attachées à ses mains. Ce qu’il y avait de plus curieux, c’est que les pèlerins dont l’argent était refusé par saint George partaient désolés, tandis que ceux dont les présens avaient été acceptés s’en retournaient remplis de joie. On ne saurait avoir une idée de tous les genres de commerce qui fleurissent à Jérusalem. J’ai été arrêté un jour dans une rue par un homme à figure avenante qui voulait à tout prix me faire un tatouage sur le bras pour constater que j’étais un hadji, un pèlerin, et que j’avais été à Jérusalem. Il me montrait des modèles divers ; je pouvais choisir entre la croix grecque, la croix latine, la fleur de lis, le fer de lance, l’étoile, mille autres emblèmes. L’opération ne faisait aucun mal : je ne la sentirais pas, pendant qu’on me tatouerait, je fumerais un narghilé et je prendrais du café tout en causant avec la femme et la fille de l’opérateur, lesquelles m’adressaient d’une fenêtre les signes les plus provocans. La fille, je dois le dire, était encore jeune, elle avait des yeux d’un éclat charmant, et je comprends qu’en présence du feu qui en sortait, on pût oublier la douleur d’une petite brûlure moins métaphorique. D’ailleurs les plus grands personnages s’étaient offerts à l’épreuve qu’on me proposait. Vingt certificats en faisaient foi. J’ai su résister à ces nobles exemples ; je ne me suis pas fait tatouer ; mais j’ai copié un des certificats ; il montre très clairement que le prince de Galles a été plus faible que moi et qu’il s’est laissé prendre aux beaux yeux de la fille du tatoueur. En voici le texte ; je pense que personne ne sera assez sceptique pour douter de son incontestable authenticité : « Ceci est le certificat que Francis Souwan a gravé la croix de Jérusalem sur le bras de S. A. le prince de Galles. La satisfaction que Sa Majesté a éprouvée de cette opération prouve qu’elle peut être recommandée. Signé : VANNE, courrier de la suite de S. A. le prince de Galles. Jérusalem, 2 avril 1862. » Je ne sais ce qu’a payé le prince de Galles, mais les simples mortels peuvent se procurer, pour 5 ou 10 francs, le plaisir de porter sur un bras ou sur une partie quelconque du corps, une croix de Jérusalem, une croix grecque, un fer de lance, une fleur de lis, etc. C’est vraiment pour rien. Je répète que les pèlerins latins sont beaucoup plus heureux que les pèlerins orthodoxes. Ils sont parfaitement reçus dans les couvens franciscains, et cela ne leur coûte que ce qu’il leur plaît de donner au départ à titre d’aumône. S’il leur plaît de ne rien donner du tout, on ne leur adresse pas la moindre réclamation. Je serais fort ingrat si je ne disais pas tout le bien que je pense de l’hospitalité franciscaine. Il n’en est pas de plus large, de plus simple, de plus libérale. On reçoit tout le monde au couvent de la Casa-Nova à Jérusalem, les protestans, les libres penseurs, les Grecs, les israélites aussi bien que les catholiques ; tout le monde est traité avec la même affabilité. Les logemens sont peu luxueux, mais rien de ce qui constitue le confortable n’y fait défaut. La table est frugale, mais très saine. Naturellement, en carême et surtout pendant la semaine sainte, on n’y sert que des repas maigres ; mais si l’on tient à faire gras, il suffit de le demander au supérieur, et l’on peut, même les jeudi, vendredi et samedi saints, avoir de la viande. On n’est exposé à aucune inquisition de conscience, à aucune intolérance. L’établissement est dirigé par un franciscain français, le révérend père Marie-Léon Patrem, homme de beaucoup de tact et d’esprit qui se dévoue à une tâche ingrate avec un zèle charitable qu’il est impossible de ne pas admirer.

Ce n’est pas ici le moment de parler de l’œuvre des franciscains en Palestine. Quelque opinion que l’on professe sur les pèlerins et sur les pèlerinages, sur Jérusalem et sur l’authenticité des lieux saints, on ne saurait s’empêcher de regarder cette œuvre comme un remarquable effort de courage, d’abnégation et de piété. Les franciscains sont arrivés en Palestine au moment où les croisades venaient de finir par la plus éclatante et, il faut le dire, la plus méritée des catastrophes, où les ordres de chevalerie avaient perdu toute puissance, où la terre-sainte, un moment arrachée à l’islamisme, était retombée plus complètement que jamais sous sa domination. La lutte ouverte n’était plus possible ; mais en profitant de l’avidité des Turcs, on pouvait reconquérir peu à peu, par la douceur et par d’innombrables sacrifices, sinon la Palestine elle-même, du moins les sanctuaires qui en font tout le prix aux yeux des chrétiens. Pour une mission pareille, à quoi bon des ordres militaires ? Il fallait un ordre purement religieux, décidé, non pas à se battre, mais à s’établir à Jérusalem, à s’y laisser persécuter, massacrer même, mais à y rester et à y gagner sourdement du terrain. C’est ce qu’ont fait les franciscains. Ils ont versé leur sang et leur argent à profusion autour du saint sépulcre, achetant sans cesse le droit de prier dans des sanctuaires vénérés et se voyant sans cesse arracher ce droit si chèrement payé avec une brutalité et une mauvaise foi pleines de cruauté. Rien ne les a lassés. Ils sont morts par centaines, les uns de misère, les autres sous le fer des Turcs là où Jésus est mort ; mais à mesure que les premiers tombaient, il en arrivait de nouveaux ; les rangs de cette armée pacifique, qui recevaient sans cesse des blessures sans jamais en faire elle-même, sont toujours restés compacts. Assurément l’héroïsme du guerrier sur le champ de bataille est une grande et belle chose, et l’on doit admirer Godefroy de Bouillon et ses compagnons arrachant des mains des infidèles, à travers les flèches et les javelots, le tombeau profané du Christ. Mais peut-être l’héroïsme caché et tranquille des franciscains, luttant sans honneur, sans éclat, mais avec plus de courage encore, pour la même cause, est-il plus digne d’estime. Dieu seul a été témoin de leurs nobles actions ; ils n’ont eu ni la consolation de la gloire, ni celle des succès brillans ; mais si se dévouer pour une illusion généreuse et sacrifier sa vie à une folie sublime, en dépit de l’éternelle déception dont il est le jouet, constitue la véritable dignité de l’homme, la dernière des croisades, la croisade sans armes des franciscains, est la plus belle de toutes et celle qui mériterait d’être célébrée avec le plus d’émotion.

Longtemps les franciscains ont été le seul clergé de la Palestine, et peut-être vaudrait-il mieux, du moins pour nous Français, qu’il en fût encore ainsi. La création d’un patriarcat de Jérusalem et d’un clergé latin, qui est presque tout entier composé d’Italiens, a diminué notre influence. Jadis le custode des franciscains était patriarche de Jérusalem ; aujourd’hui le patriarche est nommé à Rome, et naturellement il est choisi en Italie. Je ne veux pas traiter ici la question du protectorat français sur les lieux, saints : c’est un sujet peu connu, malgré les flots d’encre qu’il a fait verser ; il demande à être abordé à part. Nos intérêts en Syrie : sont confondus avec les intérêts catholiques ; le jour où nous l’oublierions, l’Autriche ou l’Italie prendrait dans ce pays la place que nous y occupons aujourd’hui. Mais pour maintenir notre suprématie, il faudrait que nous fissions nettement de la politique religieuse et que cette politique fût à la fois très ferme et très habile. Je viens de parler avec admiration des franciscains ; néanmoins cet ordre traverse en ce moment une crise ; il devrait, pour répondre aux nécessités actuelles, se transformer ou du moins accepter le concours d’ordres plus jeunes, plus ardens que lui. Il a contribué beaucoup par ses écoles et par sa propagande intellectuelle au développement moral des populations de la Palestine. On peut visiter au couvent de Saint-Sauveur une imprimerie qu’il a établie depuis longtemps et d’où sortent chaque année de nombreux livres plus dévots qu’utiles, mais dont quelques-uns cependant sont utiles. Les écoles franciscaines ont également rendu d’innombrables services. Cependant les franciscains italiens, lesquels forment la majorité de l’ordre, sont incapables de donner à cette partie essentielle de la tâche des missions catholiques l’essor qu’il serait désormais nécessaire qu’on lui donnât. Peut-être la dispersion des ordres religieux en France aura-t-elle pour résultat de décider un certain nombre de franciscains français à se rendue à Jérusalem. Ce serait une heureuse infusion de sang nouveau et plus vif dans un corps qui dépérit.

Naturellement le patriarcat, qui a détrôné les franciscains, ne leur est guère favorable. Il n’est pas beaucoup plus favorable aux jésuites, aux frères de la doctrine chrétienne, aux sœurs de Saint-Joseph et de Nazareth, et en général à toutes les institutions françaises. Ce qui distingue ces institutions, c’est leur large esprit de tolérance. Musulmans, Israélites, Grecs, Arméniens, protestans, y sont admis sur un pied d’égalité parfaite. Sous prétexte d’orthodoxie, mais en réalité pour arrêter une des sources de notre influence, le patriarcat essaie souvent d’interdire l’entrée des écoles catholiques à tous les enfans qui ne sont pas catholiques. La France ne saurait permettre à aucun prix la réussite de pareilles velléités. Elle doit se servir du clergé latin, mais sans favoriser son esprit de domination, qui tournerait au profit de l’Italie. En général, les prêtres et les prélats sortis de la propagande de Rome professent pour les clergés orientaux qui ignorent le latin, qui ont conservé des rites spéciaux et des coutumes particulières, dont les curés se marient et ont une famille, un mépris peu déguisé. Ce mépris n’est pas tout à fait sans motif. Il est juste de reconnaître que la moralité des clergés orientaux laisse quelque peu à désirer, que leur avarice est profonde et qu’ils sont entièrement dépourvus, comme l’ensemble de leurs compatriotes, du sentiment de l’honneur et de la justice. Les considérations d’argent ont pour eux une importance capitale. On cite en Syrie plusieurs évêques dont l’opposition au dogme de l’infaillibilité était des plus violentes avant le concile ; ils ont pourtant voté ce dogme au concile ; pourquoi ? ils l’avouent ingénûment : parce qu’ils vivent d’aumônes venues de Rome et qu’ils avaient peur que ces aumônes disparussent s’ils obéissaient à leur conscience. Voici un trait piquant d’un évêque que je me garderai bien de désigner, même en indiquant la communauté à laquelle il appartient. Quoique possesseur d’une assez belle fortune et de superbes ornemems pontificaux, il s’était affublé en partant pour le concile du costume le plus déguenillé, le plus sale, le plus sordide. Comme on lui en exprimait de l’étonnement : « Ne voyez-vous pas, répondit-il, qu’on aura honte de moi à Rome et qu’on m’habillera de neuf aux dépens du trésor papal ? » Il avait raison : sa ruse lui a valu de nouveaux ornemens non moins beaux que ceux qu’il possédait déjà. Mais que penser d’un clergé qui peut user naïvement de pareils procédés d’escroquerie ? L’envoi d’un certain nombre d’Orientaux dans les séminaires de Rome ne saurait remédier au mal ni changer des mœurs qui sont dans le sang indigène. En général les missions orientales en Occident donnent de piètres résultats. Les jeunes gens qui partent d’Égypte, par exemple, pour faire leurs études en France, y prennent les vices de l’Europe et retrouvent en rentrant au Caire ceux de leur pays. Le système est mauvais pour les ecclésiastiques aussi bien que pour les laïques. Il serait préférable d’établir à Jérusalem un séminaire indigène, non pas comme l’a fait le patriarche, un séminaire latin, mais un séminaire oriental où les jeunes prêtres seraient élevés à l’orientale, d’après les rites et les mœurs de l’Orient. Imposer le célibat à des sémites est presque impossible, du moins actuellement. C’est une entreprise téméraire que de prendre des hommes qui ont passé toute leur enfance dans la promiscuité de la vie orientale, qui ont des parens vivant encore de cette vie, dont l’existence doit s’écouler sous un climat ardent, au milieu des plus irrésistibles tentations ; des hommes d’ailleurs chez lesquels les instincts de délicatesse et d’abnégation ne pourraient être développés suffisamment qu’au bout de deux ou trois générations, et de leur imposer les règles austères du clergé d’Occident. Quant aux formes du culte, pourquoi ne pas les respecter ? L’église catholique sait aujourd’hui ce que lui a coûté la poursuite violente d’une unité extérieure qui a produit les plus cruels déchiremens intérieurs. Il faut espérer que l’œuvre de Pie IX, est bien finie et que le large esprit de Léon XIII lui permettra de laisser aux communautés d’Orient la liturgie particulière et les coutumes locales auxquelles elles sont si fortement attachées qu’on ne pourrait les en séparer sans les éloigner quelque peu du catholicisme lui-même.

Il ne serait pas impossible ! de faire comprendre à Rome des vérités aussi simples, aussi évidentes pour toute personne qui a visité la Syrie. Ce serait l’œuvre de la France, si elle reprenait, en les élargissant et en les développant, les traditions de son protectorat catholique. Les intérêts français et les intérêts catholiques sont si intimement liés en Orient qu’on ne peut ébranler les uns sans ébranler les autres du même coup. Des discussions très vives se sont élevées récemment soit dans la presse française et italienne, soit au parlement italien, sur la nature de ce protectorat. Bien des personnes en France ont prétendu qu’il n’était pas conforme à l’esprit de notre politique moderne et que nous devions l’abandonner au plus tôt. Les gens qui parlent ainsi sont les descendans de ceux qui disaient jadis : « Périssent les colonies plutôt qu’un principe ! » Ils ont inventé le mot de politique rationnelle opposé à celui de politique religieuse. Rien de moins raisonnable que cette prétendue raison. Un grand pays doit être au-dessus de tous les partis-pris, même des partis-pris soi-disant libéraux ; il doit accommoder son action diplomatique à la diversité des pays sur lesquels elle s’exerce, faire ici la politique financière, là de la politique commerciale, plus loin de la politique morale et, quoique l’adjectif soit peu à la mode, sentimentale. En Italie, on n’est pas du même avis qu’en France, à beaucoup près. Loin de trouver peu sage de se servir de la religion comme d’un instrument d’influence, on voudrait à tout prix nous enlever le monopole du protectorat catholique. Le texte des traités est formel : il est impossible de nier que tous les établissemens catholiques de Syrie sont placés sous notre direction. Mais on sépare les hommes des établissemens et l’on prétend que chaque puissance, en dépit des droits généraux de la France, a gardé la protection de ceux de ses nationaux qui font partie du clergé ou des congrégations d’Orient. La distinction est subtile en théorie ; en fait, elle n’est pas soutenable. Distinguer les questions personnelles des questions communes est impossible. Si chaque consul pouvait pénétrer dans les maisons catholiques pour y soutenir les intérêts de ses nationaux, ce serait une anarchie complète dont les Turcs seuls profiteraient. On ne saurait d’ailleurs avec un pareil système empêcher ces derniers de pénétrer, eux aussi, dans les maisons catholiques, attendu que les couvens, les hôpitaux, les écoles sont peuplés de sujets ottomans. Le protectorat de ces maisons n’est efficace qu’à la condition qu’une seule puissance l’exerce au profit aussi bien des individus qui l’habitent que de la maison elle-même. On oublie du reste que le gouvernement ottoman n’a pris d’engagemens diplomatiques qu’envers nous, et que, si ces engagemens ne valent que pour les Français, les nationaux des autres puissances risquent fort de se trouver exposés au bon plaisir de la Turquie. C’est surtout en Orient que l’unité d’action est nécessaire. « Toute maison divisée contre elle-même périra, » a dit l’évangile ; or quelle violente anarchie résulterait pour les missions catholiques de Syrie des intrigues et des conflits qu’amènerait la division du protectorat religieux ! On sent nettement cela à Rome. Des personnes bien informées affirment que le pape Léon XIII a dit un jour : « Nous avons été jusqu’ici beaucoup plus Italiens que catholiques ; il est temps de devenir plus catholiques qu’Italiens. » Si le mot a été prononcé, il est plein de justesse. Donner les mains à la politique italienne et autrichienne en Palestine serait pour le saint-siège sacrifier l’intérêt catholique à un intérêt purement national. En dépit des froissement qui ont pu s’élever en Occident entre l’église et la France, leur union en Orient est une telle nécessité qu’il serait singulièrement téméraire pour l’une ou pour l’autre de la dénoncer tant que subsistera l’empire ottoman. Mais il faudrait, je le répète, de trop longs développemens pour traiter cette question du protectorat catholique ; j’ai voulu seulement en indiquer en passant quelques détails essentiels. Un vieux consul de Syrie me racontait qu’après les événemens de 1860 Fuad-Pacha lui disait : « Je ne crains pas les quarante mille baïonnettes que vous avez à Damas. Je crains les soixante robes que voilà. » Il lui montrait des jésuites, des lazaristes et des franciscains. « Pourquoi ? lui demanda le consul. — Parce que ces soixante robes font germer la France dans ce pays. » Rien de plus vrai. Je me rappelle l’étonnement que j’ai éprouvé en plein désert, dans les environs de la Mer-Morte, en rencontrant une femme bédouine qui parlait couramment le français. « Où donc avez-vous appris le français ? — Chez les sœurs de Saint-Joseph, » me répondit-elle. Et la langue qu’elle avait apprise, elle l’apprenait maintenant à ses enfans. Les services qu’ont rendus à l’influence française ces modestes petites sœurs de Saint-Joseph, à peine connues en Europe, sont incalculables. Partout elles ont fait aimer notre nation en même temps qu’elles en ont enseigné la langue. Les indigènes nous jugent d’après quelques religieux et quelques religieuses qui passent leur vie à répandre des bienfaits autour d’eux.

Les musulmans n’échappent pas plus que les autres à la séduction de la charité chrétienne. Le couvent de Saint-Sauveur à Jérusalem distribue à lui seul 1,600 kilogrammes de pain par semaine. A chaque couvent d’hommes et de femmes est annexé un dispensaire où l’on donne gratuitement des consultations et des remèdes à tous les malades qui se présentent, sans distinction de cultes. J’ai dit déjà qu’en dépit de la mauvaise volonté du patriarcat, les écoles étaient ouvertes également à tout le monde. L’école des frères de la doctrine chrétienne à Jérusalem est un modèle d’installation, d’organisation et d’enseignement ; quoique fondée depuis bien peu d’années, elle compte déjà plus de trois cents élèves qui parlent tous le français. Chacun connaît le père Ratisbonne, dont la conversion au christianisme a fait tant de bruit il y a une trentaine d’années. Le père Ratisbonne est un organisateur de premier ordre. On lui doit à Jérusalem trois asiles où les enfans des deux sexes apprennent, avec notre langue et nos mœurs, un métier au moyen duquel ils gagnent honorablement leur vie. J’ai parlé de l’hôpital qu’un Lyonnais, M. Guimet, construit à Jaffa ; un second Lyonnais, M. le comte de Tiellat, élève de son côté à Jérusalem un autre hôpital qui ne lui a pas coûté jusqu’ici moins de 200,000 francs. Les indigènes ne sont point ingrats ; ils nous sont reconnaissans de ce que nous faisons pour eux. Les dames de Sion, dont le beau couvent est une des meilleures institutions du père Ratisbonne, m’ont raconté qu’elles avaient en permanence environ quarante petites filles musulmanes. Ces petites musulmanes sont beaucoup plus douces que les chrétiennes ; elles aiment leurs maîtresses ; lorsqu’elles ont quitté le couvent, elles reviennent souvent les voir, ou, si elles sont trop éloignées pour cela, elles leur écrivent. Les juives sont moins nombreuses parce que la synagogue est sévère pour les familles qui mettent leurs enfans chez les sœurs, mais il y en a pourtant quelques-unes, dont les dispositions sont également excellentes. Dans les écoles de garçons, les progrès de l’esprit vont très vite ; il faut espérer que ceux du cœur, quoique plus lents, ne seront pas moins féconds. La race syrienne est l’une des plus intelligentes, des plus souples, des plus actives de l’Orient. Rien n’égale la merveilleuse facilite avec laquelle les jeunes Syriens se forment à notre langue et saisissent les premiers élémens des sciences. En Syrie, l’intelligence court les rues. C’est un trésor de forces vives qui reste sans emploi. En revanche, la moralité syrienne laisse beaucoup à désirer. Le rôle des écoles doit s’étendre au moins autant à l’éducation qu’à l’instruction. Les Syriens n’ont aucune idée du devoir ; aucun sentiment de la vérité ; ils sont rusés et fourbes. Détestant le travail, il faut qu’ils se sentent poussés par un irrésistible amour du gain pour renoncer à leur paresse instinctive. S’ils peuvent mendier ou dérober, ils se gardent bien de chercher un moyen de vivre plus pénible. C’est à ces mœurs détestables que les écoles doivent s’attaquer. Celles qui existent le font avec un plein succès. Le père Ratisbonne a déjà obtenu de bien remarquables résultats dans ses établissemens de bienfaisance. En formant des ouvriers, des industriels, en donnant à ses élèves un métier, il les arrache aux plus mauvaises tentations de l’avenir. Généralement, le danger des écoles de Syrie est le manque de débouchés pour les jeunes gens qui en sortent. Presque tous ceux qui y ont reçu une instruction tant soit peu superficielle se croient, au milieu de l’ignorance universelle, des hommes supérieurs et visent, en conséquence, à obtenir une place dans les administrations publiques. Comme cette place ne se trouve guère en Syrie, ils vont en Égypte, où ils sont assez mal reçus et où ils forment une catégorie de mécontens dangereux. C’est donc une heureuse inspiration de leur apprendre à gagner leur vie par un métier qui ne fait point d’eux des déclassés. Si l’industrie et l’agriculture prenaient en Syrie l’essor qu’elles pourraient facilement y prendre, ces jeunes gens formeraient plus tard d’excellens contremaîtres capables de doubler la richesse nationale.

Notre action scolaire ne s’exerce malheureusement pas en Palestine aussi activement qu’elle devrait le faire. Les écoles franciscaines, comme je l’ai dit, sont insuffisantes. Il faudrait fonder des écoles de frères à Jaffa, à Bethléem et à Nazareth ; ce serait le meilleur moyen de donner à notre influence une grande et solide extension. Des centaines d’enfans qui s’initieraient à nos idées et à nos mœurs reste, en ce moment privés d’une instruction après laquelle ils soupirent avec ardeur. Notre pays y perd certainement autant qu’eux, car les cliens que nous dédaignons, d’autres les recueillent et s’en servent contre nous. La propagande protestante a pris depuis quelques années en Syrie une extension considérable. Bien qu’elle répugne au tempérament indigène, dont la vivacité ne se plie pas aux froideurs du protestantisme, les moyens qu’elle emploie sont trop bien avisés pour ne pas obtenir quelques succès. On sait qu’il existe à Jérusalem un évêché anglican dont le titulaire est nommé alternativement par la Prusse et par l’Angleterre. Celui qui occupe en ce moment le siège est un Anglais, et il a été choisi très jeune dans l’espoir qu’il pourrait seconder plus longtemps la politique de son pays. Il existe à Jérusalem une école anglicane fort bien tenue, qui compte au moins soixante élèves, et une école normale pour les instituteurs. Vingt-sept écoles ont été fondées depuis peu dans les villages. En général, partout où le patriarcat de Jérusalem établit une mission, les protestans anglais, allemands ou américains élèvent aussitôt une école de filles et une de garçons. Je répète que la propagande protestante a peu de prise sur l’imagination syrienne ; mais elle dispose de tant de ressources matérielles qu’elle tente l’avidité d’une population sur laquelle la richesse a une action décisive. Or tout ce qui se fait pour le protestantisme en Syrie se fait pour l’Angleterre, au détriment de notre propre influence. C’est une remarque que j’aurai l’occasion de développer en parlant ! de Beyrouth. Je ne veux pas insister ici. Les Grecs ne nous font pas de concurrence scolaire. Ils ont une école peu fréquentée à Jérusalem, mais la plupart d’entre eux envoient leurs enfans chez les frères et chez les protestans. Pour eux, la propagande religieuse ne s’exerce pas par l’instruction : elle s’exerce par les pèlerinages, les génuflexions, les signes de croix. Cela ne l’empêche pas de remporter de nombreux avantages.

On va m’accuser de partager les passions des Latins contre les Grecs ! Je ne fais ressortir que les mérites des uns et que les défauts des autres. Pour rétablir quelque peu la balance, je donnerai le prospectus de l’ordre du Saint-Sépulcre, qui est une des sources les plus abondantes de revenus pour le patriarcat catholique. On y verra les conditions auxquelles on entre dans cet ordre. La plus importante de toutes consiste à faire au patriarcat une offrande considérable. J’ai assisté au sacre d’un chevalier. C’était un excellent Brésilien, d’une fortune énorme et d’une naïveté plus énorme encore. Il était très préoccupé de la pensée que l’offrande de 1,000 francs qu’on lui réclamait pourrait bien être une contribution déguisée, ce qui lui aurait paru peu chevaleresque. Il tenait à ne devoir l’accolade qu’à sa vertu et à sa noblesse, bien que sa vertu fût douteuse et que son père se fût enrichi dans l’épicerie. Pour le rassurer, on lui a remis un prospectus qui, je l’espère, convaincra aussi bien mes lecteurs que mon Brésilien du désintéressement absolu des fondateurs de l’ordre du Saint-Sépulcre. J’en respecte non-seulement le style, mais l’orthographe :


LE S. M. ORDRE DU St SÉPULCRE
Extrait des statuts.


L’origine de l’ordre du St Sépulcre se perd dans la nuit des temps. Son institution toutefois se trouve dès le 15e siècle sanctionnée par les Souverains Pontifs et réglée par des Statuts opportuns. Il est conféré par le Patriarche de Jérusalem au nom et par l’autorité du St Siège, et a pour but principal : 1° d’exciter et de ranimer le zèle des promoteurs et défenseurs de la religion catholique en Terre-Sainte, et de récompenser par cette distinction les services rendus. 2° de pourvoir à l’entretien et au développement des missions et œuvres catholiques du Patriarcat de Jérusalem, par la libéralité et les généreuses offrandes tant de ceux qui aspirent à cette distinction que de ceux qui en sont déjà honorés.

La décoration consiste en la croix dite de Godefroy de Bouillon, formée de cinq croix en or émaillées de rouge sang. La croix du milieu à l’exclusion des autres quatre collatérales doit être potencée. Elle ne doit être surmontée d’aucune couronne en mémoire du pieux Godefroy de Bouillon, qui refusa de porter la couronne royale là où la tête du Sauveur avait été ceinte de la couronne d’épines ; le ruban qui la supporte sera de soie moirée exclusivement noire.

Cet ordre n’avait jadis que le seul grade de chevalier. Mais N. S. P. le pape Pie IX, par son bref qui commence par ces mots : Cum multa, sous l’anneau du pêcheur et la date du 24 janvier 1868, l’a enrichi de nouveaux statuts en l’augmentant de deux autres grades, tellement qu’il comprend aujourd’hui trois classes distinctes : les chevaliers de première classe ou grand’croix, auxquels seuls est accordé l’usage de la plaque d’argent ornée des insignes de l’ordre. Ils portent ces insignes, c’est-à-dire la croix de Godefroy de Bouillon, suspendue à une grande bande de soie noire moirée et mise en écharpe de l’épaule droite au flanc gauche. Les chevaliers de seconde classe ou commandeurs portent la croix suspendue en sautoir par un ruban de moindre dimension ; les simples chevaliers la portent en format plus petit et suspendue à la boutonnière, comme les chevaliers des autres ordres. L’uniforme est commun aux trois classes, quant à la forme et à la couleur, drap blanc avec cuirasses, collet, paremens noirs, plus ou moins orné, selon le grade d’un chacun, comme on le voit dans les modèles. Le premier grade ou la grand’croix ne peut être conféré qu’aux personnages de premier rang, aux princes tant ecclésiastiques que séculiers, aux ministres, ambassadeurs, évêques, généraux d’armée et à tous ceux qui se trouveraient déjà honorés, d’une pareille décoration dans un autre ordre.

Les conditions requises par les statuts principaux pour obtenir la croix du Saint-Sépulcre sont : 1° profession et pratique de la religion catholique jointe à une conduite honorable et irrépréhensible ; 2° noblesse de naissance ou au moins position sociale telle qu’on puisse vivre more nobilium ; 3° importance de mérites personnels acquis par des services rendus à la religion, surtout en terre-sainte.

Tout chevalier, lorsqu’il est admis dans l’ordre, doit verser dans le trésor de cet ordre une offrande exclusivement destinée au maintien du patriarcat, de ses missions et de toutes les œuvres confiées à son administration. Le montant de cette offrande a été fixé par le saint-siège comme il suit : 1,000 francs pour les simples chevaliers, 2,000 pour les commandeurs et 3,000 pour les grand’croix, y compris les frais de chancellerie.

Les devoirs des chevaliers du Saint-Sépulcre sont : 1° vivre en bon chrétien, évitant tout ce qui pourrait être une tache pour le nom de chevalier de Jésus-Christ. De plus, ne cesser de se livrer à la pratique des bonnes œuvres et à l’acquisition de toutes les vertus, afin de se montrer de jour en jour plus digne de l’honneur qu’on lui a fait et faire resplendir davantage en sa personne la dignité de la religieuse milice dont il porte les insignes ; 2° s’appliquer avec zèle et dévoûment au soutien et au développement du christianisme en terre-sainte, particulièrement dans le but de défendre et conserver les droits des catholiques sur les lieux saints.

Les chevaliers font la veillée des armes au saint sépulcre et le patriarche les sacre de sa propre main auprès du tombeau de Jésus. On voit que ce n’est pas seulement sur le parvis du temple que fleurit le commerce pieux ; on le retrouve encore au lieu le plus saint du sanctuaire. La spéculation n’épargne pas même la tombe de celui qui a déclaré que la richesse était le plus grand obstacle au royaume de Dieu et qui est mort, sous les coups des pharisiens, victime de son abnégation et de son désintéressement.


GABRIEL CHARMES.