Voyage en Syrie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 45 (p. 303-327).
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VOYAGE EN SYRIE

IMPRESSIONS ET SOUVENIRS


I. — D’ALEXANDRIE A JAFFA.

Un voyage en Syrie est le complément naturel, indispensable de toute étude sérieuse sur l’Égypte. Il existe entre les deux pays des relations physiques, morales, politiques et historiques, telles qu’on ne peut bien se vanter de connaître l’un que si l’on connaît l’autre également. Voilà pourquoi, après avoir passé deux hivers au Caire, j’ai voulu me rendre à Jérusalem et à Damas. De toutes les contrées de l’Orient, la Syrie est du reste celle qui se rattache le plus intimement à la France par les souvenirs et par les intérêts. Il y a un siècle à peine que notre influence se fait sentir sur l’Égypte ; il faudrait remonter au moins à Charlemagne pour trouver l’origine de notre influence sur la Syrie. Les clés du saint-sépulcre, envoyées au grand empereur par Aroun-al-Raschid, ne nous ont pas seulement ouvert les portes du sanctuaire de la chrétienté, elles nous ont ouvert les portes de l’Orient ; c’est en partant de Jérusalem que nous avons pu gagner peu à peu toutes les régions orientales où notre nom est devenu synonyme d’Européen. J’aurais toujours pensé que, malgré nos malheurs, ce que nos ancêtres avaient semé dans ces pays privilégiés, où les moissons poussent avec une vigueur et une abondance extraordinaires, ne pouvait avoir péri entièrement. Le spectacle de l’Égypte m’avait prouvé déjà que je ne me trompais pas. Il me restait à savoir si celui de la Syrie confirmerait mes premières impressions. Je tenais d’autant plus à m’en assurer qu’à l’heure de l’ébranlement de la puissance ottomane, la France commettrait une véritable abdication si elle renonçait à jouer un rôle dans la crise qui se prépare et qui décidera de l’avenir commercial et politique du monde. Par une heureuse fortune ou plutôt par un effet naturel de la plus habile et de la plus large tradition diplomatique, c’est dans les deux contrées les plus importantes peut-être de l’Orient que notre action est prépondérante. En Égypte, si les Anglais sont en même temps nos rivaux et nos alliés, il est impossible qu’ils renoncent à notre alliance sans que notre rivalité leur devienne fatale. Pourvu que nous ne nous trahissions pas nous-mêmes, nous sommes donc sûrs de conserver une autorité considérable sur la route maritime du commerce asiatique. Mais la Syrie domine à la fois cette route et la future voie ferrée qui tôt ou tard traversera la vallée de l’Euphrate et gagnera le Golfe-Persique. Or, en Syrie, aucune puissance, pas même l’Angleterre, n’a su acquérir jusqu’ici une influence aussi solide et aussi durable que la nôtre, et si, dans ces dernières années, l’occupation de Chypre, le développement des missions protestantes, les projets de grands travaux publics sont venus créer sur cette terre jusqu’ici absolument française des intérêts anglais substantiels, comme s’exprimait lord Beaconsfield, ces intérêts sont encore trop précaires pour nous causer de sérieuses alarmes. Il dépend de nous de garder l’avance considérable que nous devons à des siècles de politique suivie et intelligente. Seulement il est bien clair que nous ne saurions le faire sans aller étudier sur place les résultats de cette politique, afin de nous rendre compte de ce qu’il faut en conserver et des changemens qu’il serait utile d’y apporter, non-seulement pour maintenir, mais pour accroître l’œuvre du passé.

Telle est la raison qui m’a conduit en Syrie. Je désirais vivement en étudier les races, les mœurs, les institutions, la situation administrative, économique, industrielle et commerciale. Mais ce n’était pas tout assurément. A côté de l’étude du pays, il y avait aussi, et je savais qu’il serait vif, le plaisir du voyage. Je n’ai pas le dessein d’exposer en ce moment le résultat des observations politiques que j’ai faites durant mon voyage ; je me propose tout simplement de raconter les impressions poétiques, morales et pittoresques que j’y ai éprouvées. Il faudrait avoir l’âme bien froide pour se confiner dans le calcul des intérêts matériels, si considérables qu’ils soient, lorsqu’on parcourt un des plus beaux pays du monde et celui de tous qui est peuplé peut-être des plus nobles souvenirs. Je n’ai jamais compris le scepticisme de ceux qui restent indifférens au spectacle des lieux où se sont déroulées les grandes scènes de l’histoire, qui peuvent se détacher assez de l’humanité pour passer sans émotion dans les contrées où ses destinées morales se sont décidées. La Syrie a été le berceau des principales croyances du monde ; ses populations résument encore en elles tous les dogmes, toutes les superstitions. Aucune terre n’a réfléchi plus diversement et plus complètement la Divinité. On ne saurait y faire un pas sans réveiller l’écho de la Bible mêlé au vague murmure des vieux cultes païens que ni le judaïsme, ni le christianisme, ni la civilisation contemporaine n’ont fait disparaître entièrement. En quelques jours, on va du pays de Genazareth, où Jésus-Christ entraînait la foule charmée par sa sublime vision du royaume de Dieu, au bois et aux montagnes où retentissaient les cris de Vénus pleurant Adonis, où se célébraient, dans des grottes mystérieuses, des orgies nocturnes dont on retrouverait encore assez aisément la trace dans certaines solennités des diverses religions syriennes. Comment résister à la séduction d’aussi étranges rencontres d’idées et de sentimens ? La Syrie est le rendez-vous d’une multitude de pèlerins qui accourent depuis des siècles auprès de sanctuaires plus ou moins apocryphes et qui s’en retournent convaincus qu’ils ont vu Dieu de plus près. La conscience moderne se plie difficilement à de telles illusions. Peut-être est-ce à tort. Peut-être, en effet, je ne sais quoi de surnaturel est-il resté attaché à ces lieux privilégiés où l’humanité a tenté les plus grands efforts pour s’arracher aux vulgarités du monde et s’élever vers cet idéal insaisissable qu’elle ne se lassera jamais de poursuivre, bien qu’il lui échappe d’une fuite incessante. Nous sommes loin, bien loin de la foi naïve des croisés et des pèlerins du moyen âge ; nous sommes peut-être plus loin encore de la foi romanesque et littéraire des premières années de ce siècle. Chateaubriand et Lamartine ne sont pas moins démodés que Pierre l’Ermite. Qu’importe ! il faudrait plaindre celui qui, s’embarquant pour la Palestine, ne sentirait pas toutes les fibres de son âme ébranlées par le souffle de Dieu.

Je faisais, ou plutôt j’essayais de faire ces réflexions en montant à Alexandrie, le 21 mars 1880, sur le bateau qui devait me conduire à Jaffa. Mais l’avouerai-je ? ma pensée avait peine à se détacher de l’Égypte. En quittant ce beau pays, j’éprouvais le serrement de cœur qu’on ressent d’ordinaire lorsqu’on laisse la patrie derrière soi. C’est avec une émotion profonde que je voyais disparaître peu à peu à l’horizon les murs blancs d’Alexandrie et que je me figurais voir disparaître aussi, dans l’éblouissante lumière africaine, les minarets du Caire et les croupes blanches du Mokatam, déjà si éloignés de mes yeux. J’essayais en vain de percer l’espace pour retrouver cette ville dont je ne m’éloigne jamais sans une profonde tristesse. Les plus vives admirations de ma vie, c’est là que je les ai éprouvées, et il me semblait, en abandonnant l’Égypte, qu’un lambeau de mon imagination et de mon cœur m’était arraché. L’Orient a de ces prestiges ou de ces illusions ! Et qui pourrait dire s’ils ne sont pas plus vrais que la réalité, et si ce que nous rêvons n’a pas plus de prises sur notre âme que ce qui est ? Cependant, la côte d’Égypte est trop basse pour qu’il soit possible de l’apercevoir longtemps ; les derniers minarets, le phare d’Alexandrie, descendent peu à peu dans les flots ; le ciel brillant toujours d’un admirable éclat parle seul bientôt au voyageur attristé de ce pays qui s’efface et disparaît. Le bateau qui m’emportait était un bateau russe, singulièrement incommode, mais dont le pont offrait le plus varié et le plus curieux des spectacles. La majorité des passagers étaient des pèlerins russes, la tête couverte d’un lourd bonnet, les cheveux crasseux et retombant en lourdes boucles sur les épaules, le corps enveloppé d’un manteau en peau de mouton d’une saleté repoussante, les jambes perdues dans d’immenses bottes ruisselantes d’huile, de graisse et d’eau de mer. Les femmes, chaussées également de grandes bottes, étaient plus laides encore que les hommes. Je ne saurais dire l’impression étrange que ces types pâles, sans couleurs, que ces costumes ternes et gluans produisent sous le soleil oriental. Rien ne jure, rien ne détonne d’une manière plus criante. Et, comme pour ajouter au contraste, un certain nombre de beaux Arabes, de Turcs majestueux, de jeunes Syriens efféminés, la tête ornée d’une couffieh multicolore, étalaient leur élégance et leur beauté à côté de la gaucherie et de la lourdeur moscovites. Au départ d’Alexandrie, les pèlerins, tournés vers la terre, avaient commencé à se frapper la poitrine, à faire des génuflexions, à prodiguer les signes de croix avec une ardeur de dévotion qu’on aurait pu trouver touchante s’ils n’avaient pas été eux-mêmes si désagréables à regarder. Il fallait voir de quel air les Orientaux, couchés sur de magnifiques tapis, nonchalamment enveloppés de leurs robes étincelantes, jetaient un œil dédaigneux sur ces déplaisantes momeries. Impossible de contempler une scène qui donnât une idée plus exacte de l’antithèse de l’Orient et de l’Occident.

Jusque dans la prière, les Orientaux conservent une grâce et une dignité singulières ; ils se courbent et se relèvent lentement, les yeux perdus dans la direction de la Mecque, sans que jamais la moindre précipitation intempestive vienne compromettre la dignité de leur attitude. Ils semblent parler à Dieu avec gravité, avec noblesse, comme à un être trop grand pour qu’on prenne une apparence humiliée en se courbant devant lui. Les pèlerins russes, au contraire, exécutaient à la hâte, au moyen de mouvemens saccadés et pleins de trivialité, leurs interminables dévotions. Arraché à ma tristesse par cet étrange spectacle, je ne pouvais m’empêcher de me dire que ceci tuerait cela, et que c’était bien dommage, car cela était charmant comme la lumière, tandis que ceci était laid comme la nuit. Mais, pour me consoler de ces regrets d’artiste, le mal de mer eut bientôt confondu l’Orient et l’Occident, le passé et l’avenir, la beauté et la laideur dans une même mêlée. Notre bateau roulait indignement. Au bout de quelques heures, chrétiens, musulmans, Russes, Arabes, Syriens, entassés les uns sur les autres, mêlant les tons gris aux tons écarlates, l’odeur de la graisse de mouton à celle des pastilles du sérail, les signes de croix aux prosternations en l’honneur d’Allah, présentaient l’aspect d’une masse indistincte noyée dans l’eau de mer que nous embarquions sans cesse, et d’où s’échappaient les mouvemens les plus convulsifs, les bruits les plus confus, les parfums les plus fâcheux. Voilà une solution de la question d’Orient à laquelle je ne m’attendais guère. N’est-ce point cependant à des solutions de ce genre qu’aboutissent presque tous les problèmes historiques ? Après avoir longtemps rivalisé les unes avec les autres, après s’être longtemps disputé l’air, la terre et la lumière, les races ne finissent-elles pas par s’amalgamer tant bien que mal, par fusionner coûte que coûte, sous l’action souveraine de forces naturelles, brutales, qui se jouent des ambitions humaines et qui concilient les contraires au moyen d’un mutuel effacement ?

Les officiers du bateau sur lequel je me livrais à ces réflexions philosophiques étaient Russes. Ils parlaient un français polyglotte où se pressaient en foule des mots puisés à toutes les langues de l’Orient. Le plus disert de tous, un voltairien enragé, se chargea de m’apprendre que la plupart de ses compatriotes que j’avais sous les yeux étaient de pure imbéciles qu’un fanatisme aveugle poussait en Palestine. Ils s’embarquaient à Odessa, quelquefois après avoir traversé la Russie à pied de part en part, dans un état de fatigue et d’épuisement déjà navrant. La traversée était des plus pénibles. A Odessa, il gèle encore au mois de mars. Tant que le bateau restait dans la Mer-Noire, les malheureux pèlerins grelottaient sur le pont, mal garantis par leurs vêtemens graisseux. S’il survenait des tempêtes de neige, il fallait les descendre par pitié à fond de cale, pourvu cependant que la quantité des bagages le permît. Sortis de cette glacière, ils tombaient sous le soleil d’Égypte qui les dévorait. Cela ne les empêchait ni de prier, ni de faire des signes de croix, ni de chanter des cantiques. La métier de pèlerin est très répandu en Russie. On y acquiert une réputation de sainteté capable de faire subir et oublier bien des souffrances. Mais il n’est pas donné à tout le monde de pouvoir le suivre, car il coûte cher. Mon officier me racontait l’histoire d’une vieille domestique attachée à son service ; elle avait passé quinze ans à ramasser, rouble à rouble, la somme nécessaire au voyage en terre-sainte. Au moment de partir, les bons conseils, les sages remontrances ne lui manquèrent pas ; mais rien n’y fit ! Elle entreprit le pèlerinage avec un courage héroïque. Au retour, elle jurait, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus. Tout son petit pécule s’était fondu entre les mains des moines grecs, qui l’avaient pillée sans pitié. L’argent nécessaire pour rentrer en Russie ne lui serait même pas resté, si le gouvernement russe, instruit par des milliers d’exemples et las de rapatrier sans cesse des pèlerins ruinés par le clergé, n’avait pris la très sage précaution d’obliger les voyageurs partant pour la terre-sainte à payer un billet d’aller et retour. Mon officier était intarissable sur la sottise de ceux de ses concitoyens qui se rendaient à Jérusalem. Pour lui, s’il risquait de perdre son argent au cabaret, ce qui pourrait bien lui arriver, il l’avouait, il n’y avait aucun danger qu’il laissât le moindre rouble au saint-sépulcre. A son avis, les marins n’avaient d’autre Dieu que la mer, sur laquelle ils allaient ballottés sans cesse, sans cesse en danger, et cette capricieuse puissance étant la seule dont ils eussent quelque chose à redouter, le plus simple n’était-il pas d’oublier ses menaces dans une douce ivresse, qui n’allait pourtant point jusqu’à la perte de la raison ?

La traversée d’Alexandrie à Jaffa est fort courte ; elle le serait encore davantage si l’on ne faisait pas escale à Port-Saïd. Pour qui connaît déjà Port-Saïd, rien n’est moins agréable que de passer quelques heures dans cette ville sans caractère où l’on a tout vu lorsqu’on a vu le port et les ateliers de la compagnie de Suez. Le quartier arabe lui-même n’a rien de curieux ; au lieu d’être bâti en boue, comme presque tous les villages égyptiens, il est bâti en planches. On n’y voit guère que de sales petites boutiques et des cabarets qui auraient peut-être intéressé l’officier russe de mon bateau, mais qui ne me produisaient pas le même effet. La soirée en pleine mer m’a consolé de l’ennui de la journée à Port-Saïd. Je n’ai jamais vu de nuit aussi pure ni de clair de lune aussi brillant. La tiédeur de l’atmosphère d’Orient nous enveloppait de toutes parts. La vague était moins forte ; les passagers endormis sur le pont, éclairés par les rayons de la lune, avaient retrouvé une harmonie de tons qui effaçait d’une manière charmante les disparates dont j’avais été vivement choqué le jour. Enveloppés dans leurs couvertures, ils ressemblaient à une série de fantômes blancs étendus sur un vaisseau également fantôme. J’avais à mes côtés quelques personnes aimables que le charme de cette nuit d’Orient enivrait comme moi. Dans de tels momens, les tempéramens les plus rassis se laissent aller à l’instinct poétique qui reste d’ordinaire engourdi en eux, mais dont personne n’est complètement dépourvu. Quant à ceux que leur imagination entraîne et qui sont perpétuellement les dupes de leur cœur, comment résisteraient-ils à de pareilles séductions ? Tous les sentimens qui sommeillent au fond de leur âme, espérances dissipées, illusions détruites, se réveillent avec une mélancolie qui n’est point sans douceur et murmurent autour d’eux comme le bruit des flots.

Penché au bord du bateau, je suivais sur les vagues qui venaient s’y briser en pluies d’étincelles les plus douces rêveries, des rêveries aussi brillantes et aussi éphémères que les gouttes d’eau qu’un rayon de lumière change pour une minute en diamans, mais qui rentrent aussitôt dans l’obscurité, aussi fragiles que l’écume légère que le vent du soir amasse un moment, secoue et disperse. Je serais resté longtemps dans une contemplation muette si je n’avais été arraché à mes impressions personnelles par une scène amusante qui se passait près de moi. J’avais pour compagnon de route un jeune Français employé dans une administration égyptienne et qui commençait à parler assez couramment l’arabe. Durant la journée, il avait fait la connaissance d’un brave Syrien d’âge assez avancé que nous avions embarqué à Port-Saïd et qui se rendait à Beyrouth avec sa fille, une brune aux yeux ardens, vêtue à l’européenne, mais dont les traits, la voix, le teint, la démarche, l’accent, tout était oriental. Elle s’exprimait fort bien en français et s’appelait Rosa. J’ai su depuis son histoire. Élevée comme presque toutes les jeunes filles de Beyrouth au couvent des sœurs de Nazareth, elle avait reçu l’éducation d’une Parisienne. Elle jouait du piano ; elle avait lu les poètes et les romanciers français. On lui avait fait entrevoir, à travers les barreaux de sa cage d’Orient, tout un monde nouveau, rempli pour elle de l’attrait qui vient de l’inconnu. Après quoi, elle était retombée dans la boutique de son père, bon négociant, absolument dépourvu de poésie. On comprend tout ce qui devait s’agiter d’idées confuses dans sa charmante tête. J’ai vu à Beyrouth bien des jeunes gens auxquels elle avait fait perdre la leur. Mais elle n’avait point de fortune, et ses parens voulaient profiter de sa beauté pour lui faire faire un brillant mariage. Précisément un de ses cousins, fils d’un frère de son père et d’une esclave noire, avait acquis en Égypte une richesse considérable, et ne demandait qu’à mettre tous ses trésors à ses pieds. Mais hélas ! ce cousin avait conservé le teint de sa mère ; il était presque noir ! Rosa pourrait-elle surmonter la répugnance qu’une pareille couleur doit inspirer à une jeune personne qui sait faire la révérence comme Mme de Maintenon, et qui chante au besoin, le soir, sur un bateau russe, la Captive de Victor Hugo sur l’air de Berlioz ? On l’avait espéré, et c’est pour en faire l’épreuve que son père venait de passer trois mois avec elle en Égypte. Pendant ces trois mois, l’infortuné cousin avait en vain prodigué toutes les séductions de sa fortune : il n’avait point blanchi ! Rosa s’en retournait donc sans mari et au grand désespoir de son père, qui aurait été enchanté, j’imagine, d’en découvrir un pendant la traversée. Je soupçonne même que mon compagnon de route lui avait paru digne de remplacer le plus riche des nègres. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il l’obligeait sans cesse à s’asseoir à côté de Rosa en lui disant : « Voilà Rosa ! comment trouvez-vous Rosa ? » C’est qu’il l’engageait à partager sa couverture de voyage, à prendre sa main pour s’assurer qu’elle était tiède, à lui adresser quelques conversations en arabe qu’on n’aurait pas comprises autour d’eux, et c’est que Rosa se prêtait à ces manœuvres de flirtation avec une réserve pleine de provocations. Spectacle piquant qui me donnait un avant-goût des effets que la différence des races et des éducations produit en Syrie ! Que de romans pareils à celui de Rosa j’allais rencontrer ou soupçonner durant mon voyage ! Pour l’épisode du bateau, il s’est terminé d’une façon fort ordinaire. Rosa aurait été irrésistible si elle n’avait pas eu un vilain chapeau à fleurs fait par la meilleure modiste d’Alexandrie, et si elle avait consenti à nous faire entendre des airs arabes au lieu des mélodies de Berlioz. Mais quoi, elle croyait mieux faire en se déguisant en Française, tandis que nous aurions été éblouis, par cette nuit merveilleuse et sous ce ciel profond, si ses beaux yeux nous fussent apparus sans l’accompagnement de ces prétendues élégances européennes.

Le lendemain matin, à l’aurore, nous étions en face de Jaffa. La côte de Syrie n’est pas beaucoup plus élevée que celle d’Égypte ; on n’y distingue quelques hauteurs que dans la direction d’Apollonia et de Césarée. Partout ailleurs, elle est formée de dunes de sable assez basses. La vue de Jaffa est fort jolie. Je trouve en général les voyageurs trop sévères pour cette ville, qu’ils représentent comme laide et dépourvue de pittoresque. De la pleine mer, on dirait un immense tas de pierres multicolores surmonté de quelques cactus et de quelques palmiers verts. Personne n’ignore que le port en est fort incommode : on ne peut y aborder quand la mer est mauvaise, à cause des lignes de rochers qui enferment l’entrée et dont les passes sont prodigieusement étroites. Quand la mer est calme, il faut encore toute l’habileté des bateliers syriens pour éviter de se briser en traversant ces passes. Il va sans dire que les bateaux restent au loin dans la mer. On n’aborde à Jaffa que sur des barques légères glissant au milieu des récifs avec une rapidité admirable. A peine un bateau a-t-il jeté l’ancre qu’il est entouré d’une vingtaine de ces barques qui dansent autour de lui secouées par la vague : tantôt elles sont presque à la hauteur du pont, tantôt elles descendent presque jusqu’à la quille avec le flot qui se creuse profondément sous elles. Accrochés à toutes les cordes, à tous les agrès du navire, les bateliers suivent le mouvement avec une souplesse étonnante. Enfin ils profitent d’une seconde où la vague les soulève pour se jeter en masse sur le pont. En un instant, on est à leur merci ; ils s’emparent à la fois de vos bagages et de vos personnes ; ils jettent le tout dans leur barque, et on file sur Jaffa. Le quai de la ville, encombré de ballots de marchandises, d’hommes et de chameaux, est à peine abordable. Heureusement nous étions conduits par le consul français, dont le cawas, frappant lourdement de sa canne contre la terre, avertissait chacun de se serrer à notre approche. On monte à travers un sentier étroit et des rues invraisemblables au couvent des franciscains, vaste résidence d’où la vue sur la mer est splendide ; C’est là qu’on peut se reposer des émotions de la traversée et des fatigues de l’arrivée, en prenant un avant-goût de l’hospitalité franciscaine dont on va jouir pendant tout le voyage de Palestine.

Comme je me rendais à Jérusalem à l’époque des fêtes de la Pâque catholique, j’ai rencontré à Jaffa une nombreuse caravane de pèlerins. C’était une caravane espagnole composée surtout d’ecclésiastiques dont quelques-uns venaient d’Europe, d’autres de l’Amérique du Sud. Ils avaient le meilleur appétit du monde, et je dois dire que le premier déjeuner que j’ai fait en terre-sainte m’a paru des plus gais. J’avais si peu l’habitude de me trouver ainsi dans un couvent, qu’il me semblait assistera une scène de Walter Scott. Nous étions servis par un vieux moine, à la figure goguenarde, qui parlait alternativement toutes les langues, interpellant l’un en anglais, l’autre en italien, le troisième en arabe, le quatrième en français, et ainsi de suite à l’infini, je crois. Parfois il mélangeait deux idiomes, finissant en espagnol une phrase commencée en allemand. Avec cela, le service marchait à merveille. Je mentirais si je prétendais que ce premier essai de cuisine franciscaine m’ait rappelé le Café Anglais. Mais les plats étaient copieux, et l’on pouvait les arroser fortement d’un gros vin de Chypre dont le goût de résine empêchait de distinguer le leur. Il faisait d’ailleurs un temps magnifique, et nous allions nous mettre en route pour Jérusalem. Cela fait passer sur bien des choses. Néanmoins je ne pouvais m’empêcher de songer durant ce repas cénobitique à la fameuse vision que saint Pierre eut à Jaffa, vision qui lui fit comprendre, je ne sais trop pourquoi, que le Christ n’était pas seulement le Dieu des Juifs, mais celui des gentils. — « Il vit, disent les Actes des Apôtres, le ciel ouvert et comme une grande nappe suspendue par les quatre coins et qu’on abaissait du ciel sur la terre, et dans laquelle étaient toutes sortes de quadrupèdes, de reptiles de la terre et d’oiseaux du ciel. Et une voix lui dit : « Lève-toi, Pierre ; tue et mange ! » — En présence des légumes des franciscains, je n’aurais peut-être pas fait tant de façons que saint Pierre pour obéir à la voix de Dieu, si elle m’eût invité à troquer ces légumes contre un certain nombre de quadrupèdes ou à oiseaux du ciel. En sortant de table, je me suis rendu à la maison de Simon le corroyeur, où la vision s’est produite. C’est une petite mosquée fort ordinaire. On y montre un bassin dans lequel Simon lavait, dit-on, ses peaux. Comme je n’étais pas encore habitué à retrouver partout les objets des premières années du christianisme parfaitement intacts, le bassin de Simon le corroyeur m’a fait quelque impression. Plus tard, après avoir vu, par exemple, les outres où l’eau fut changée en vin aux noces de Cana et les pierres qui ont servi à lapider saint Etienne, je n’y aurais pas même fait attention. N’étant pas non plus habitué aux reliques, j’ai serré avec soin une petite branche d’un figuier qui pousse contre la mosquée de Simon. Il paraît que ce figuier, déplacé par des mains impies, est venu de lui-même durant une nuit sombre rejeter ses racines à l’endroit où se tenait saint Pierre. Ce miracle me surprend beaucoup moins que celui de la prodigieuse fécondité du figuier. Chaque voyageur en emporte, comme moi, une branche, et l’arbre n’est pourtant point dépouillé.

Les rues de Jaffa sont singulièrement étroites, sales, tortueuses. Quelques-unes forment de vrais passages voûtés où le jour pénètre à peine. Au-dessus des maisons s’étendent des terrasses ; mais tandis que les terrasses du Caire ne sont entourées que de balustrades peu élevées, il règne autour de celles de Jaffa une sorte de mur à hauteur d’homme, tantôt plein, tantôt formé de cylindres en terre cuite disposés en forme de triangle qui permettent de voir sans être vu. On reconnaît tout de suite qu’on est dans un pays où les lois du harem sont restées sévères, où les mœurs ne les ont pas affaiblies et d’où elles ne disparaîtront pas sans peine. Les femmes que l’on rencontre dans les rues sont entièrement voilées. Elles ne montrent pas leurs yeux comme en Égypte. Quelques-unes d’entre d’elles et presque toutes les petites filles n’ont pas de jupes ; elles portent un large pantalon qui leur donne un aspect assez disgracieux. La population est très mélangée d’Arméniens, de Grecs et de juifs. Le marché offre un aspect pittoresque, comme tous les marchés d’Orient ; c’est là qu’on peut voir de près les différens types et les costumes divers des races qui habitent Jaffa. Mais ce qu’il y a de plus beau dans la ville, ce sont les jardins qui l’entourent et dont je parlerai plus tard, car on les traverse en se rendant à Jérusalem. Ma dernière visite à Jaffa a été pour une immense construction, la plus belle de toute la ville, dont les vastes proportions m’avaient fait reconnaître immédiatement un établissement d’utilité publique. C’est un hôpital qu’un riche Lyonnais, M. Guimet, élève à ses frais ; il ne coûtera pas moins de 200,000 à 300,000 francs. Tout est français en Palestine, les sentimens, les idées, les aspirations, et dans une très large mesure la langue ; tout est avec nous ou vient à nous. Malheureusement nous profitons mal de cette bonne volonté générale. Tandis que les autres puissances font des sacrifices considérables pour établir dans ce pays une influence qui n’y existe pas, c’est à peine si nous continuons à soutenir très faiblement les institutions françaises qui ont établi notre influence. Je parle du gouvernement ; car les particuliers, par un singulier hasard, se montrent ici d’une générosité et d’une initiative qui ne sont guère dans nos habitudes. M. Guimet n’est pas le seul qui, soit par conviction religieuse, soit par tout autre sentiment, dépense une partie de sa fortune à créer en Palestine des œuvres françaises. J’aurai souvent, Dieu merci ! l’occasion de constater que son exemple a été suivi. Mais, dès mon arrivée à Jaffa, l’aspect monumental de l’hôpital français m’a réjoui. Mon plaisir eût été complet si j’avais vu une école à côté de l’hôpital ; cette satisfaction m’a été refusée. Il existe à Jaffa une école protestante ; il n’y a pas d’école catholique, sauf une école franciscaine tout à fait insignifiante. Ah ! si quelque riche négociant comme M. Guimet avait l’heureuse inspiration de consacrer une centaine de mille francs à une fondation pareille, quel service ne rendrait-il pas au christianisme et à la France !


II. — DE JAFFA A JÉRUSALEM.

On peut faire en une journée, surtout à cheval, le trajet de Jaffa à Jérusalem, mais il faut alors partir de bonne heure et ne pas perdre de temps en route. Lorsqu’on a débarqué le matin à Jaffa, on doit se résigner à mettre deux jours pour arriver à Jérusalem. Le premier jour, on va coucher à Ramleh, ce qui n’est guère qu’une promenade de deux heures, ou trois heures au plus si les chevaux sont mauvais. Quand je dis promenade, je ne saurais ajouter promenade d’agrément, quoique le pays soit singulièrement beau et pittoresque. La première expérience des procédés de voyage usités en Syrie est assez dure à supporter. L’habitude manque ; la surprise se joint à la fatigue. La route de Jaffa à Jérusalem passe dans le pays pour très confortable ; sa construction a coûté dix fois plus que celle de la route de Beyrouth à Damas, qui est parfaite. Figurez-vous cependant une série d’épouvantables ornières où l’on est agité comme sur des vagues furieuses. Tantôt on s’égare au milieu d’un champ, tantôt on passe un torrent desséché en se tenant vigoureusement à sa voiture de peur d’être lancé au loin par un cahot, tantôt on gravit un pont à dos d’âne, et, arrivé au milieu, on roule de l’autre côté avec une vitesse vertigineuse. La voiture d’ailleurs est un des plus étranges véhicules qu’on puisse imaginer. Il serait beaucoup plus exact de l’appeler carriole. C’est une sorte de char à bancs où l’on est assis sur de mauvaises planches dont les craquemens perpétuels donnent à chaque instant l’impression d’un accident prochain. On s’y fait cependant au bout de quelques minutes, et tout en bondissant à droite, à gauche, en haut, en bas, si ce roulis et ce tangage d’un nouveau genre ne vous ont pas donné le mal de mer, on est tellement émerveillé du spectacle qui se déroule sous les yeux, que toutes les sensations pénibles disparaissent et ne laissent place qu’à l’admiration. Les jardins de Jaffa sont dignes de leur renommée. J’ai compris sans peine qu’ils aient inspiré l’adorable légende des jardins d’Armide. Qui ne rêverait un poème d’amour et de volupté sous ces massifs d’orangers, de limoniers, de cédrats, de poivriers, de palmiers, de cactus, sans cesse couverts de fleurs et de fruits ? Au printemps, les parfums qui s’exhalent de cette immense forêt verte et blanche sont tellement forts, tellement excitans qu’ils embaument la mer elle-même à une grande distance et que les bateaux voguant vers Jaffa sentent pour ainsi dire la côte avant de l’apercevoir. D’innombrables oiseaux voltigent de feuilles en feuilles. Des oranges, dont la grosseur étonne et dont la couleur ardente éblouit, pendent à toutes les branches. On peut presque les saisir de la main en passant. Il faudrait la poésie du Tasse ou la musique de Gluck pour rendre les enchantemens de ce site délicieux. On le quitte par malheur assez vite pour entrer dans l’immense plaine de Sâron bordée au loin par les montagnes de la Judée, dont les ondulations gracieuses donnent du charme à ce paysage un peu sévère. La plaine de Sâron n’éveille pas des souvenirs moins poétiques que les jardins de Jaffa. Involontairement l’œil y cherche les lis, les roses, les narcisses et les giroflées du Cantique des cantiques. Mais si la fiancée n’avait pas disparu comme les fleurs auxquelles elle comparait sa fragile beauté, elle ne pourrait plus dire : « Je suis le narcisse de Sâron, le lis de la vallée. » Ce n’est pas que la plaine de Sâron soit dépourvue de toute parure ; seulement les tulipes, les anémones, les chardons jaunes, blancs et violets ont remplacé les roses d’autrefois. Aussi loin que le regard puisse porter, on n’y distingue pas un arbre, pas une route, pas un accident de terrain un peu considérable : des cultures vertes entrecoupées de fleurs multicolores, voilà tout ! La végétation est admirable ; c’est là qu’on peut se rendre compte pour la première fois du système de culture indigène. Le bétail de cette partie de la Palestine est d’une petitesse étonnante : les bœufs et les vaches y ont à peine la taille de veaux européens. De loin en loin, on distingue un fellah poussant sur la surface de la terre sa charrue paresseuse que ces bestiaux nains traînent négligemment. Le pays semble désert ; les villages bâtis en boue ou en pierres grises, recouverts d’herbe sèche, se confondent avec le sol. En revanche, la route est battue par une grande quantité de chameaux, de Bédouins et de fellahs dont les types et les costumes animent le paysage. Jadis, ils l’animaient beaucoup Trop, parait-il ; car on a dû construire en 1860, pour la protection des voyageurs, une série de tours servant de corps de garde. Malheureusement, les zaptiés turcs, avec leur uniforme en lambeaux, leur couflieh crasseuse, leurs armes étincelantes, leur physionomie barbare, ressemblent fort à des brigands, en sorte que les voyageurs timides redoutent encore plus les gendarmes que les voleurs.

On arrive rapidement à Ramleh, l’ancienne Arimathie, patrie de Joseph et de Nicodème, les deux disciples fidèles qui ensevelirent le Christ. Cette ville, que Guillaume de Baldensel trouva encore, en 1336, « bien habitée, saine et délitable, » n’est plus qu’une grosse bourgade, fort pauvre et remplie de ruines. Elle possède un hôtel qui est détestable ; aussi vaut-il cent fois mieux recourir à l’hospitalité des pères franciscains, dont le couvent est ouvert à tout venant. On le fait d’autant plus volontiers qu’on suit en cela le plus illustre exemple. Pendant l’expédition française en Syrie, en 1790, Bonaparte avec son état-major logea au couvent franciscain de Ramleh, ce qui valut, affirme-t-on, aux bons religieux, après le départ des Français, d’être saccagés, pillés et finalement passés tous au fil de l’épée par les musulmans. Il y a, comme on le voit, des hôtes dangereux ! Les franciscains n’ont pourtant point gardé rancune à Bonaparte ; ils montrent avec orgueil la chambre qu’il a habitée, le lit où il a couché ; ils les offrent même aux voyageurs de distinction. Quoique cette chambre n’ait rien de remarquable, qu’elle soit sombre et froide, quoique ce lit m’ait paru assez étroit, j’aurais été heureux de m’y établir ; mais il y avait un évêque espagnol au couvent, et c’est à lui qu’on avait donné la place d’honneur. Voila comment j’ai été privé du plaisir de coucher dans les draps du plus grand des conquérans modernes ! Qui sait ? peut-être serait-il venu me visiter dans quelque rêve fantastique, peut-être m’aurait-il parlé de ses destinées étranges, prodigieuses, et de la sombre fortune de sa race ; peut-être aurais-je eu à Ramleh une de ces visions où l’histoire se mêle au roman pour ébranler l’imagination jusque dans ses profondeurs. Mais l’évêque espagnol a été seul en mesure d’entretenir cette nuit-là l’ombre de Bonaparte, et le lendemain matin, sa figure reposée, son air placide, ses yeux ternes, attestaient suffisamment que la conversation n’avait pas troublé longtemps son sommeil ecclésiastique.

Ne pouvant me livrer à mes rêveries historiques, je me suis borné, le soir, au clair de lune, à visiter la tour des Quarante-Martyrs, si poétiquement décrite par Lamartine, qui assista, dit-il, aux cérémonies des derviches tourneurs. Aujourd’hui, la tour des Quarante-Martyrs est trop ruinée même pour servir de salle de bal à des derviches. On y gravit un escalier tortueux, dont bien des marches sont effondrées et qui conduit à une plate-forme d’où la vue s’étend sur la campagne endormie. En plein jour, toute la plaine de Sâron, cette sorte de Limagne de la Palestine, chargée de fleurs et de moissons, apparaît dans sa splendeur. Mais les sites d’Orient sont plus beaux encore dans les nuits lumineuses qu’au moment où les rayons du soleil les brûlent et les colorent. En Occident, même dans les plus belles soirées d’été, le ciel est obscur ; en Orient, il est parfois aussi bleu à minuit que sous nos climats en plein midi. Près de la tour des Quarante-Martyrs, un grand souterrain, recouvert d’une voûte qui repose sur une rangée de piliers carrés, présente l’aspect d’une crypte d’église ; des portiques délabrés, parsemés de figuiers sauvages, à demi ensevelis sous les cactus, apparaissent çà et là. La tour s’élève puissante et sombre au milieu de ces débris de construction dont il n’est pas très facile de savoir quel était l’usage, cloître, église ou citerne ; ces monumens détruits, dont un seul reste debout, produisent dans la clarté mystérieuse de la nuit une impression saisissante : n’est-ce pas l’image de l’âme humaine lorsque toutes les illusions et peut-être toutes les croyances de la jeunesse, brisées par la vie, n’y ont plus laissé que de légères traces parmi lesquelles une seule pensée, un seul sentiment subsiste encore, mais triste et ruiné comme tout ce qui n’est pas soutenu par l’espérance ? C’est à travers des rangées de cactus qu’on rentre au couvent des franciscains ; les cactus de Syrie sont de vrais arbres, aux troncs puissans, aux feuilles larges, sous lesquels les piétons sont ensevelis et dont on atteint à peine la cime à cheval ou en voiture. Le couvent des franciscains de Ramleh en est environné de toutes parts. Je ne sais si c’est à cause de cet encadrement, mais de tous les couvens que j’ai habités en Palestine, — et j’en ai habité un bien grand nombre, — c’est celui qui m’a paru le plus pittoresque et qui m’a reporté le mieux en plein moyen âge. Ses cours étroites, ses passages voûtés, ses plates-formes, ses coupoles, ses corridors sombres où l’on voyait glisser sans cesse des ombres de moines, m’ont produit un effet des plus romanesques. Tous les souvenirs de Walter Scott, qui avaient déjà hanté mon imagination à Jaffa, se sont réveillés dans mon esprit avec plus de vivacité encore. Comme j’errais à travers le labyrinthe du monastère, regardant les chevaux attachés dans la cour, les Arabes endormis sous leurs couvertures de laine, les pèlerins curieux allant, comme moi, à la découverte, des chants religieux frappèrent mon oreille. C’était l’office du soir qui se célébrait dans la chapelle du couvent. Je ne saurais dire combien j’ai eu de peine à trouver cette chapelle. Guidé uniquement par les sons qui m’arrivaient, je me perdais au milieu de corridors et de cloîtres qui semblaient ne conduire à rien. Enfin je finis par tomber dans une petite salle, très basse, à peine large de 2 ou 3 mètres, au bout de laquelle s’élevait un autel : une cinquantaine de fidèles y célébraient en chœur les merveilles de la terre-sainte. A la vérité, les voix étaient bien pauvres et la musique bien vulgaire ; néanmoins la foi naïve qui brillait sur les visages, l’enthousiasme qui éclatait sur quelques-uns d’entre eux, l’odeur de l’encens, l’exigüité et l’obscurité de la chapelle qui rappelaient les grottes profondes où les premiers chrétiens célébraient leurs mystères pour les dérober aux yeux profanes et se soustraire à la persécution, la pensée que quelques marches nous séparaient seules de Jérusalem, tout contribuait à faire de cet office si simple une touchante cérémonie. Il est des heures et des circonstances où le scepticisme même de l’esprit n’enlève pas à l’âme la fraîcheur et la pureté de ses émotions.

Quand on quitte Ramleh, la route continue pendant quelques lieues à travers la plaine sans offrir d’autre, particularité que quelques villages et quelques constructions dépourvus de caractère. Mais bientôt commencent les premières ondulations des montagnes de la Judée, et peu à peu on s’enfonce dans des vallées étroites, chargées de fleurs et d’oliviers. On longe des ravins profonds, on gravit des pentes pierreuses ; un paysage de Provence succède à un paysage de la Creuse et de la Lozère ; tantôt on est enfoui dans une végétation luxuriante, tantôt on se perd dans des rochers nus que calcine un soleil dévorant. Quand on atteint les premiers sommets et qu’on se retourne, l’œil est frappé du plus splendide spectacle. Toute la plaine de Sâron, de Gaza à Césarée, apparaît avec la mer pour bordure, tandis qu’au nord s’ouvre le vallon de Jérémie, où l’on prétend qu’est né le poète des Lamentations. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’après avoir dit adieu à cet admirable panorama, les régions que l’on traverse rappellent l’abomination de la désolation décrite par le plus plaintif des prophètes. Les premières montagnes de la Judée sont peu élevées ; elles sont cultivées en gradins ; la verdure des arbres et les mille couleurs des fleurs égaient leurs flancs élégans. Mais plus on approche de Jérusalem, plus le pays change d’aspect, plus il devient sombre, nu, désert. Les croupes des montagnes s’élèvent, les lignes de leur faîte, qui étaient tout à l’heure gracieusement brisées, s’allongent au loin avec une monotonie désespérante, les vallons se creusent à une immense profondeur, des lits de torrens desséchés s’y déroulent comme des rubans grisâtres : arbres, fleurs, verdure, mousse même, tout disparaît pour ne laisser apparaître que la roche stérile et grillée. On dirait de gigantesques vagues pierreuses soudainement rendues immobiles. L’imagination est écrasée par cet océan pétrifié. Chateaubriand a rendu avec fidélité la sensation que cause un spectacle qui est grandiose à force de tristesse et d’horreur. « Le paysage qui entoure Jérusalem, dit-il, est affreux ; ce sont de toutes parts des montagnes nues, arrondies à leurs cimes ou terminées en plateau ; plusieurs d’entre elles, à de grandes distances, portent des ruines de tours et de mosquées délabrées. Ces montagnes ne sont pas tellement serrées qu’elles ne présentent des intervalles par où l’œil va chercher d’autres perspectives ; mais ces perspectives ne laissent voir que des arrière-plans de rochers aussi arides que les premiers. » Les seuls accidens de terrain que l’on rencontre sont des éboulemens, des cascades de pierres qui tombent du sommet des montagnes. On gravit péniblement sous l’accablante chaleur ces pentes escarpées ; on les descend plus péniblement encore ; au sommet de chacune d’entre elles, on croit être au but du voyage, on cherche les murs et les tours de Jérusalem ; mais la ville sainte semble s’éloigner à mesure qu’on avance. A peine un amphithéâtre est-il franchi qu’un autre se dresse plus triste, et plus dévasté. Ce qui ajoute encore à l’aspect sévère des environs de Jérusalem, ce sont les types presque sauvages des indigènes. Quand on est habitué aux bonnes et rassurantes figures des fellahs d’Égypte, aux manières de ces braves gens, qui ne portent jamais d’autre arme qu’un bâton inoffensif, on est désagréablement surpris de ne pas rencontrer un seul homme qui ne soit décoré pour le moins d’un fusil et de deux pistolets. Les pâtres qui conduisent leurs troupeaux, les simples voyageurs qui vont d’un village à l’autre, les Bédouins qui passent en caravanes sur de superbes chameaux, sont tous armés jusqu’aux dents. Aux abords des villages, les tableaux sont plus gais. J’ai rarement vu des enfans aussi beaux que les jeunes fellahs qui entouraient ma voiture pour m’offrir de l’eau, des cannes ou des fruits, sur la route de Jérusalem. Les femmes sont blanches ; elles n’ont pas le teint jaune et bruni des Égyptiennes. Leur visage est découvert, leur costume élégant. Un long voile blanc s’enroule autour de leur tête ; elles portent des robes bleues, comme en Égypte ; seulement ces robes ne sont pas tout unies, des raies rouges et des broderies blanches y dessinent la gorge ; une différence encore plus essentielle, c’est que, tandis qu’en Égypte les robes sont de véritables chemises qui tombent directement des épaules à la cheville, en Palestine, elles sont fortement serrées à la taille par une ceinture. Je n’oserais dire que cette disposition soit heureuse. Elle fait ressortir l’énormité de certains avantages que les Égyptiennes ont le bon goût de dissimuler quelque peu sous des plis flottans.

Enfin, tout a un terme, même la traversée des montagnes de Judée. Arrivé au sommet d’une dernière pente, on apercevait presque en face de soi le mont des Oliviers, à droite la vallée de la Croix, plus à droite encore, à une grande distance, le village de Bethléem et au premier plan un fouillis de constructions modernes. C’est Jérusalem. Rien n’égale la déception de ce premier coup d’œil » On se rappelle la description de Chateaubriand : « Tout à coup, à l’extrémité du plateau, j’aperçus une ligne de murs gothiques flanqués de tours carrées et derrière lesquelles s’élevaient quelques pointes d’édifices. Au pied de ces murs paraissait un camp de cavalerie turque, dans toute la pompe orientale. Le guide s’écria : El Gods (la sainte) ! et il s’enfuit au grand galop. Je conçois maintenant ce que les historiens et les voyageurs rapportent de la surprise des croisées et des pèlerins à la première vue de Jérusalem. Je puis attester que quiconque a eu, comme moi, la patience de lire près de deux cents relations modernes de la terre sainte, les compilations rabbiniques et les passages des anciens sur la Judée, ne connaît rien du tout encore. Je restai les yeux fixés sur Jérusalem, mesurant la hauteur de ces murs, recevant à la fois tous les souvenirs de l’histoire, depuis Abraham jusqu’à Godefroy de Bouillon, pensant au monde entier changé par la mission du Fils de l’homme et cherchant vainement ce temple dont il ne reste pas pierre sur pierre. Quand je vivrais mille ans, jamais je n’oublierai ce désert, qui semble respirer encore la grandeur de Jehova et les épouvantemens de la mort. »

Hélas ! les choses ont bien changé depuis Chateaubriand. Il est vrai que, de son temps, on abordait Jérusalem presque de face, tandis que, de la route actuelle, c’est à peine si l’on distingue la tour de David et le mur qui l’entoure. Je puis attester, de mon côté, que plus on a lu de descriptions de la ville sainte, plus on est péniblement surpris en l’apercevant. La seule chose qui frappe le regard, c’est une série de dômes, de constructions massives, d’églises russes, d’asiles juifs, d’hôpitaux et d’écoles de toutes nationalités, de bâtimens difformes qui dominent la véritable Jérusalem et la cachent presque complètement. A la place du désert, des routes poudreuses respirant l’épouvantement et la mort, on traverse un chemin bordé de cabarets, avec enseignes en français et en italien. Café du Jourdain. A la Mer-Morte, restaurateur, donne à boire et à manger. A la place d’un camp de cavalerie turque dans toute la pompe orientale, on aperçoit, arrêtés à la porte de la ville, des groupes de moukres (conducteurs de mulets), des mendians, des juifs, des tentes, des chevaux et des chameaux, dans toute la saleté de l’Orient, qui est non moins éclatante que sa pompe. Enfin, à la place d’un guide s’enfuyant au galop de son cheval vers El Gods on peut voir, si l’on rencontre une caravane de pèlerins, d’affreuses filles, des abbés prétentieux, des jeunes gens à physionomie béate chantant en chœur au milieu de la poussière : Stantes erant pedes nostri in atriis tuis, Jérusalem ! il est de règle, en effet, que les pèlerins s’arrêtent au premier aspect de Jérusalem, descendent de cheval et entonnent avec un enthousiasme de commande le psaume CXXI. Que le spectacle qu’ils ont sous les yeux les inspire ou non, peu importe ! Ils doivent se sentir très émus en présence du Cabaret du Jourdain et de l’église russe. Je me rappelle cependant que, dans la caravane de pèlerins qui venait d’arriver à Jérusalem en même temps que moi, se trouvait une grosse vieille fille du caractère le plus divertissant, que ses compagnons de pèlerinage nommaient familièrement Nana. Elle leur avait raconté un jour qu’elle était connue à Paris dans son quartier sous le nom de Rocambole, et on lui avait fait aussitôt remarquer que c’était se montrer fort en retard sur le roman moderne et que la loi du progrès l’obligeait à s’appeler désormais Nana. Elle avait accepté ce second baptême aussi naïvement que le premier. Nana maniait assez mal son cheval, ayant des formes un peu trop massives et arrondies pour l’équitation. Aussi, au moment où tous les autres pèlerins, saisis d’émotion à la vue de Jérusalem qu’ils ne voyaient pas, arrêtaient leurs montures pour se jeter la face contre terre, le cheval de Nana continuait impassiblement sa route. « Arrêtez donc cette bête ! criait la malheureuse fille au désespoir, vous voyez bien qu’elle ne comprend pas ! » Faut-il l’avouer ? j’ai fait comme le cheval de Nana. En arrivant à Jérusalem, je n’ai pas compris. Hélas ! plût au ciel que cette déception eût été la dernière que je fusse destiné à éprouver dans cette ville où tant d’autres, plus heureux que moi, ont vu se réaliser tous leurs rêves et ont éprouvé un éblouissement divin !


III. — JÉRUSALEM.

Le premier aspect de Jérusalem n’efface pas l’impression première qu’on a éprouvée en approchant de la ville. Pour se rendre à la Casa-Nova, le couvent des Franciscains, dont la résidence est bien préférable à celle des hôtels, on traverse une série de rues étroites, mal pavées, où le pied des chevaux glisse à chaque pas. Comme ces rues sont presque toutes en pente, on n’y marche qu’avec une extrême difficulté. Celles qui avoisinent le marché ont assez d’animation ; les autres sont solitaires et paraissent enveloppées de tristesse. On peut se promener longtemps à Jérusalem sans rencontrer un seul monument qui repose les yeux, un seul objet qui les séduise. A part la mosquée d’Omar, qui est marquante, et le saint-sépulcre, dont quelques parties sont remarquables ; à part le Haram-esch-Chérif tout entier, dont les ruines ont un grand intérêt, l’artiste y trouve bien peu de chose à admirer. Quelques portes curieuses, quelques débris d’architecture qui présentent d’ingénieuses combinaisons de styles frappent seuls les regards. L’archéologue, au contraire, n’en finirait jamais d’étudier les murs, les souterrains, les constructions de toutes sortes de cette ville étrange. Bien des problèmes ont été résolus à l’aide de ces témoignages du passé ; combien, cependant, n’en reste-t-il point à résoudre ? Lorsqu’on monte sur une des nombreuses tourelles qui dominent les maisons de Jérusalem, le coup d’œil général est encore d’une monotonie profonde. Figurez-vous une série de plates-formes blanchies entrecoupées de coupoles également blanches ou de maisons d’un gris clair que le soleil rend aveuglant. C’est à peine si, de loin en loin, la tête de quelque arbre rabougri fait apparaître un peu de verdure terne au milieu de ces colorations monotones. Les vieux murs de la ville produisent seuls un effet pittoresque. La coupole du saint-sépulcre, vue ainsi de haut, ressemble assez à celle d’une halle ou d’une gare de chemin de fer ; en revanche, la coupole de la mosquée d’Omar est d’une élégance ravissante. Dès qu’on redescend dans les rues, on rentre dans l’obscurité : des passages voûtés, sales, noirâtres servent de bazar. Les marchands sont affreux, les marchandises sans couleur, Jérusalem n’a rien de ce charme lumineux de certaines villes d’Orient, qui séduit l’âme autant que les yeux, et qui lui laisse le plus brillant souvenir.

Mais ce qui rend surtout pénibles les sensations que fait éprouver Jérusalem, ce sont précisément les innombrables sanctuaires, les milliers de lieux saints qu’on y va visiter. La grande poésie de l’évangile réside dans l’espèce de vague, et, s’il m’est permis de parler ainsi, dans l’indétermination qui semble planer sur ses récits. Tout y flotte un peu au hasard dans le temps et dans l’espace ; rien n’y a le contour de la réalité matérielle, ainsi qu’il convient à une histoire surnaturelle qui doit appartenir à l’humanité tout entière, non à une époque et à un pays ; aucune date fixe, aucun sens bien précis n’y vient comprimer l’imagination dans ses élans et dans ses fantaisies. On y assiste réellement à une existence divine se déroulant avec une entière liberté, avec une insouciance complète des choses terrestres. Jamais le narrateur ne songe à nous dire quel jour se sont passés les faits qu’il rapporte ; encore moins s’avise-t-il de nous montrer le théâtre des scènes qu’il expose à nos yeux. En ce temps-là, alors, peu après, cependant, voilà les seuls renseignemens que l’évangile nous fournit sur la chronologie de la vie de Jésus. Pour les lieux où les péripéties de sa vie se sont produites, les indications sont plus faibles encore. Nous savons que tel discours a été prononcé sur la montagne, que telle parole a été dite au bord du sentier, mais on nous laisse à choisir la montagne et le sentier dans une contrée où on les compte par milliers. On nous apprend que Jésus a subi sa lente agonie dans un jardin rempli d’oliviers, qu’il a été crucifié au Calvaire, mais c’est à nous de trouver sur le mont Sion les arbres qui ont abrité de sublimes faiblesses, de rechercher, sous les débris de Jérusalem, l’emplacement où s’est accompli le plus grand événement de notre histoire et le plus grand sacrifice de l’humanité. L’art, la poésie et la piété s’efforcent depuis des siècles d’imaginer ce qu’on ne leur a pas décrit, et de créer, à côté de la véritable Jérusalem dont la vulgarité froisse les plus nobles instincts, une Jérusalem idéale qui satisfasse tous les besoins de l’esprit et du cœur. Aucun site exact, si beau qu’il soit, ne leur a suffi. Il n’y a pas d’âme religieuse ou simplement poétique qui ne se soit plu à se représenter dans ses rêves le pays de l’évangile, non pas tel qu’il est, mais tel qu’il devrait être pour répondre à cette vérité supérieure auprès de laquelle la réalité n’est bien souvent qu’erreur et mensonge.

La vue de Jérusalem détruit tout ce travail de l’imagination. Au manque absolu d’informations, qui faisait le charme de l’évangile, succèdent tout à coup une abondance, une précision de détails techniques et topographiques dont on est écœuré. On ne saurait faire un pas sans que quelqu’un vous montre un objet de la passion : voici la colonne de la flagellation, voilà le trou où fut plantée la croix ; ceci vous représente l’endroit précis où Jésus est tombé en portant l’instrument de son supplice ; vous voyez plus loin la plate-forme ou plutôt l’arc de voûte d’où Pilate le montra au peuple ; en un espace de quelques mètres, vous pouvez distinguer le lieu où il a été cloué sur la croix, celui où sa robe a été tirée au sort, celui où son corps fut rendu à sa mère et à ses disciples. On mesure juste les distances pour que vous ne vous trompiez pas d’une coudée. Vous essayez d’errer en rêvant dans les rues de la ville : un moine ou un guide se présente aussitôt pour vous indiquer la maison d’Hérode, le tracé de la voie douloureuse, le berceau de la Vierge, que sais-je ? la grotte où Jésus a sué du sang pendant la nuit douloureuse, le rocher sur lequel dormaient ses disciples tandis qu’il éprouvait cette défaillance divine qui explique et qui justifie toutes les défaillances humaines, la place où le baiser de Judas vint commencer par la trahison les sanglantes horreurs de la passion. Ce n’est pas tout. Non contente d’avoir retrouvé les lieux où se sont produits des événemens réels de la vie de Jésus, la superstition populaire a inventé une foule d’événemens qui ne se sont jamais produits et dont cependant on vous fait voir la place. Tantôt c’est une chapelle où le crâne d’Adam a été déposé ; tantôt c’est l’empreinte des pieds de Jésus qui, poussé brusquement par la soldatesque, tomba, dit-on, dans les eaux glacées du Cédron, mais non sans imprimer sur la rive le témoignage de la violence qui lui était faite ; ailleurs, c’est un rocher blanc sur lequel Marie, en s’envolant vers le ciel, laissa glisser sa ceinture entre les mains de saint Thomas devenu crédule à tous les miracles ; ailleurs encore, c’est une pierre marquant, le lieu où le cortège funèbre de la Vierge fut arrêté par une main impie qui se dessécha immédiatement ; des centaines de stèles, de colonnes, de monumens rappellent des anecdotes de cette valeur historique et morale. Et qu’on ne croie pas que ce soit fini. Outre les faits historiques de la vie de Jésus, n’y a-t-il pas les paraboles que le Sauveur répandait à foison sur un auditoire dont il fallait frapper le cœur par des images, pour toucher l’esprit par des raisons ? Ces délicieuses légendes, universelles comme des contes poétiques, prennent corps, se matérialisent, — qu’on me passe ce vilain mot, — se localisent à Jérusalem. J’ai vu de mes propres yeux la maison du mauvais riche et la salle où se tenait le pauvre Lazare, et, comme je faisais observer au moine qui me les présentait que le mauvais riche et Lazare n’avaient jamais existé que dans l’imagination de Jésus : « Croyez-vous, me dit-il, que l’imagination de Jésus ne valût pas votre sentiment de la réalité ? Ce qu’a inventé le Sauveur a eu une existence plus certaine que ce que vos regards atteignent, que ce que vos mains peuvent toucher. »

A défaut d’autre mérite, ce raisonnement était du moins ingénieux. Il m’a consolé de la maison du mauvais riche. Mais rien n’a pu me consoler de l’accumulation de lieux saints que l’on rencontre au saint-sépulcre. Lamartine lui-même en a été choqué : « Un escalier taillé dans le roc, dit-il, conduit au sommet du Calvaire où les trois croix furent plantées : le calvaire, le tombeau et plusieurs autres sites du drame de la rédemption, se trouvent ainsi accumulés sous le toit d’un seul édifice d’une médiocre étendue ; cela semble peu conforme aux récits des Évangiles, et l’on est loin de s’attendre à trouver le tombeau de Joseph d’Arimathie taillé dans le roc hors des murs de Sion, à cinquante pas du Calvaire, lieu des exécutions ; mais les traditions sont telles et elles ont prévalu. » En dépit des traditions, Lamartine ne peut s’empêcher de douter : « Au sortir de l’église du Saint-Sépulcre, ajoute-t-il, nous suivîmes la voie douloureuse, dont M. de Chateaubriand a donné un si poétique itinéraire. Rien de frappant, rien de constaté, rien de vraisemblable ; des masures de construction moderne, données partout par les moines aux pèlerins pour des vestiges incontestés des diverses stations du Christ. L’œil ne peut avoir même un doute, et toute confiance dans ces traditions locales est détruite d’avance par l’histoire du christianisme, où Jérusalem ne conserva pas pierre sur pierre ; où les chrétiens furent ensuite bannis de la ville pendant de nombreuses années. Jérusalem, à l’exception de ces piscines et des tombeaux des rois, ne conserve aucun monument d’aucune de ces grandes époques ; quelques sites seulement sont reconnaissables, comme le site du temple dessiné par ses terrasses et portant aujourd’hui l’immense et belle mosquée d’Omar-el-Sakara ; le mont Sion occupé par le couvent des Arméniens et le tombeau de David ; mais ce n’est que l’histoire à la main et avec l’œil du doute que la plupart de ces sites peuvent être assignés avec une certaine précision. Hormis les murs de terrasses sur la vallée de Josaphat, aucune pierre ne porte sa date dans sa forme et dans sa couleur ; tout est en poudre, ou tout est moderne. L’esprit erre incertain sur l’horizon de la ville, sans savoir ou se poser ; mais la ville entière, dessinée par la colline circonscrite qui la porte, par les différentes vallées qui l’enceignent, et surtout par la profonde vallée du Cédron, est un monument auquel l’œil ne peut se tromper : c’est bien là que Sion était assise ; site bizarre et malheureux pour la capitale d’un grand peuple : c’est plutôt la forteresse naturelle d’un petit peuple, chassé de la terre, et se réfugiant avec son temple sur un sol que nul n’a intérêt à lui disputer ; sur les rochers qu’aucunes routes ne peuvent rendre accessibles, dans des vallées sans eau, dans un climat vide et stérile, n’ayant pour horizon que les montagnes calcinées par le feu intérieur des volcans, les montagnes d’Arabie et de Jéricho, et qu’une mer infecte, sans rivage et sans navigation, la Mer-Morte ! » J’aime à m’appuyer sur ce témoignage si conforme à mes propres impressions. N’étant point archéologue, je ne saurais discuter les preuves que l’on a données pour ou contre l’authenticité des lieux où l’on veut retrouver l’empreinte de la vie et de la mort de Jésus ; mais toutes les preuves du monde n’étoufferaient pas les révoltes de l’âme et les objections invincibles du bon sens. Le supplice de Jésus a été un événement ordinaire dans l’histoire de Jérusalem ; au moment où il s’est produit, il a jeté la désolation dans un petit troupeau d’amis et de fidèles, mais la masse du peuple n’y a rien vu qui méritât de frapper sa mémoire. Durant de longues années, comme le dit fort bien Lamartine, les chrétiens furent bannis de la ville ; la ville elle-même fut bouleversée de fond en comble. Il fallut attendre des siècles pour ressaisir, à l’aide de traditions incertaines et de miracles apocryphes, les traces de Jésus. Quelle confiance peut-on avoir en de pareils moyens ? Comment peut-on croire qu’une piété aveugle ait su discerner, au milieu de tant de ruines, les vestiges d’un passé si parfaitement effacé ? Il n’y a pas de doute, en effet, sur Jérusalem elle-même ; lorsqu’on contemple, d’une élévation quelconque, l’ensemble de la ville sainte, si on renonce à s’attacher aux détails, si on laisse ses regards errer à l’aventure sur les murs, les coupoles, les terrasses et les maisons, si on livre son âme aux sensations que ce spectacle éveille, l’esprit en est quelquefois assez ébranlé pour avoir une claire vision des âges évanouis. Mais dès qu’on redescend dans la ville, dès qu’on y écoute le langage des moines, dès qu’on pénètre dans les sacristies et dans les chapelles où ils prétendent avoir enfermé des souvenirs sacrés, l’imagination comprimée par une réalité invraisemblable éprouve une sorte de dégoût qui ne s’arrête pas au scepticisme, qui va presque jusqu’à la négation indignée.

La déplorable décoration des sanctuaires, qui déshonorent encore les lieux où ils sont élevés, ajoute à la vivacité de cette impression ; tout ce que le mauvais goût a pu inventer de plus hideux en fait de tableaux, de tentures, d’objets en or et en argent s’y étale avec une prétention dont il est impossible de n’être pas blessé. C’est un mélange extraordinaire du genre italien le plus criard et du genre oriental le plus rococo. Je ne connais rien qui produise effet plus triste, plus répugnant, que la vue de la porte de Gethsémani ou jardin des Oliviers, pour ne choisir que ces deux exemples parmi tant d’autres que je pourrais citer. De tous les endroits que la tradition populaire assigne comme théâtre à l’une des scènes de la vie de Jésus, ce sont peut-être ceux qui prêtent le moins aux objections. Si le rocher qui forme la grotte était resté nu, si les sept oliviers séculaires qu’on remarque à une petite distance n’avaient point été entourés de ridicules plates-bandes, on se persuaderait sans peine que l’admirable prologue de la passion s’est déroulé dans ce site sauvage, singulièrement approprié à la divine agonie. La profonde mélancolie de la vallée du Cédron, l’aridité de la montagne de Sion, les formes tourmentées et fantastiques des oliviers, l’aspect dévasté de ce coin de terre sur lequel les murailles de la ville semblent projeter une ombre désolée, tout concourrait à laisser croire que c’est bien réellement là que Jésus, au moment de subir son supplice, a senti tout à coup son cœur défaillir et son front se couvrir d’une sueur sanglante. Dans cette nuit solennelle où il allait être trahi et livré à ses ennemis, il a éprouvé la seule souffrance qui soit au-dessus, non-seulement de l’homme, mais de Dieu, la souffrance d’un amour inutile, d’un sacrifice méconnu. De là cette plainte sublime, cet effort suprême, pour éloigner le calice d’amertume, qui ont retenti à travers les siècles comme le cri même de la douleur et l’expression la plus déchirante du désespoir. Malheureusement, lorsqu’on entre dans la prétendue grotte de Gethsémani, l’émotion de pareils souvenirs ne saurait résister au spectacle qu’on a sous les yeux. Par une charlatanerie scandaleuse, des mains impies se sont avisées de dessiner des taches rouges sur le sol. Cette imitation trompe une multitude de pèlerins. On les voit baiser dévotement ces empreintes coloriées. Quelques-uns pleurent à chaudes larmes, persuadés que c’est véritablement le sang de Jésus que leurs lèvres pressent avec amour. Ce spectacle soulève le cœur. Le moine qui vous accompagne s’empresse de vous offrir un caillou soi-disant arraché au rocher de la grotte. Le rocher serait une carrière qu’il ne suffirait pas, à moins d’un miracle, à l’innombrable quantité de reliques qu’on en tire sans cesse. On s’empresse de fuir, son caillou à la main, ce lieu profane, ou du moins profané. Mais, à peine sorti de la grotte de Gethsémani, on tombe dans le jardin des Oliviers, et la déception est plus cruelle encore. Sept arbres, aux troncs noueux, aux rameaux décharnés, à peine couverts de quelques feuilles et de quelques olives, feraient illusion par leur vieillesse ; pourquoi faut-il que les religieux franciscains qui en sont propriétaires les aient environnés d’un mur blanc sur lequel ils ont disposé des tableaux du chemin de croix, dont les personnages peints en rouge, en vert, en jaune, en violet, ressemblent à de hideuses poupées de cire ? Pourquoi faut-il qu’ils les aient encadrés dans un parterre où toutes sortes de fleurs sont disposées en étoiles, en rosaces, en arabesques, en figures les plus communes, comme dans l’enclos d’un propriétaire de la banlieue ? Pour achever la ressemblance, un moine a la robe retroussée, à la figure réjouie, portant crânement un chapeau de paille sur la tête, un arrosoir d’une main, un sécateur de l’autre, personnage en tous point semblable à ceux que M. Vibert aime à représenter dans ses tableaux, vous prépare un bouquet pendant que vous faites le tour du jardin. Il a soin d’y placer, en guise de tige, une petite branche des oliviers inépuisables. Lorsqu’il vous présente le tout avec une figure souriante, ce n’est pas sans peine qu’on résiste au désir de l’étouffer. Voilà donc ce que des hommes qui se croient chrétiens ont fait du lieu où Jésus s’est rapproché le plus de l’humanité, où il a été faible, hésitant, troublé comme elle, où il a ployé comme elle sous le poids de la douleur ! Une caricature de moine arrose des coquelicots sur la terre que le Christ a arrosée de ses larmes et de son sang ! Jamais sacrilège n’a été à la fois plus bouffon et plus révoltant. Cette flétrissure infligée aux objets atteint les idées qui s’y rattachent et qui ont été hélas ! aussi corrompues qu’eux-mêmes. Que sont devenus les pensées, les sentimens, les principes de Jésus ? N’ont-ils pas été également défigurés et travestis de mille manières ? Est-il plus facile de les reconnaître que les sites où ils ont été révélés à l’humanité ?

Si Jésus redescendait sur la terre et y recommençait une existence nouvelle, les doutes cruels qui assiégèrent son âme durant l’agonie du jardin de Gethsémani s’empareraient de nouveau de lui en présence non-seulement de l’extérieur de Jérusalem, mais de l’état moral de cette ville sur lequel son sang a coulé sans parvenir à la fructifier. Comme au temps de la passion, c’est une ville de pédantisme, d’acrimonie, de haines, de petitesses d’esprit et de querelles. Le fanatisme des diverses sectes qui s’en arrachent les sanctuaires est tantôt atroce, tantôt grotesque ; mais soit qu’il amène des conflits brutaux, soit qu’il se traduise par des querelles mesquines, il n’en paraît pas moins odieux aux imaginations tendres et aux esprits délicats. Les séditions religieuses y alternent avec les plus honteux marivaudages de sacristains. Jésus n’a pas réussi à étouffer le pharisaïsme. Il subsiste plus que jamais dans la colonie juive qui forme à Jérusalem une sorte de société de casuistique uniquement occupée à réduire l’étude de la loi à d’absurdes minuties. Les chrétiens, par leurs divisions et par leurs luttes, s’éloignent encore plus du large esprit de l’évangile. Pour la plupart des moines grecs ou latins, tout l’effort de la religion se réduit à s’emparer de quelques centimètres de plus dans une chapelle apocryphe et à contrister amèrement leurs rivaux par des victoires peu charitables. Quant à l’aspect général de la ville, il est toujours tel qu’à l’époque où Jésus ne pouvait le contempler sans colère ou sans dédain. Le commerce des choses saintes s’étale avec cynisme, non-seulement dans les rues et sur les places, où l’on ne saurait faire un pas sans rencontrer des marchands de reliques, mais jusque dans le saint-sépulcre et dans les églises les plus vénérées. M. Renan a décrit avec finesse l’émotion qu’un spectacle du même genre causait à Jésus : « Tout ce qu’il voyait à Jérusalem, dit-il, l’indisposait. Le temple, comme en général les lieux de dévotion très fréquentés, offrait un aspect peu édifiant. Le service du culte entraînait une foule de détails assez repoussans, surtout des opérations mercantiles, par suite desquelles de vraies boutiques s’étaient établies dans l’enceinte sacrée. On y vendait des bêtes pour les sacrifices ; il s’y trouvait des tables pour l’échange de la monnaie ; par momens on se serait cru dans un bazar. Les bas officiers du temple remplissaient sans doute leurs fonctions avec la vulgarité irréligieuse des sacristains de tous les temps. Cet air profane et distrait dans le maniement des choses saintes blessait le sentiment religieux de Jésus, parfois porté jusqu’au scrupule. Il disait qu’on avait fait de la maison de la prière une caverne de voleurs. Un jour même, dit-on, la colère l’emporta ; il frappa à coups de fouet ces ignobles vendeurs et renversa leurs tables. » C’est sans nul doute à travers la Jérusalem moderne que M. Renan a eu cette vue si juste, si fidèle, si vivante de la Jérusalem antique. Aujourd’hui, comme jadis, la ville sainte est livrée aux pharisiens et aux marchands. Pourquoi faut-il que Jésus ne soit plus là pour accabler les uns sous sa parole ardente et pour frapper les autres de son fouet vengeur !


GABRIEL CHARMES.