Voyage en Italie (Chateaubriand) — éd. Garnier, 1861/Le Vatican

Garnier frères (Œuvres complètes, tome 6p. 287-288).

LE VATICAN.

22 décembre 1802.

J’ai visité le Vatican à une heure. Beau jour, soleil brillant, air extrêmement doux.

Solitude de ces grands escaliers, ou plutôt de ces rampes où l’on peut monter avec des mulets ; solitude de ces galeries ornées des chefs-d’œuvre du génie, où les papes d’autrefois passoient avec toutes leurs pompes ; solitude de ces Loges que tant d’artistes célèbres ont étudiées, que tant d’hommes illustres ont admirées : le Tasse, Arioste, Montaigne, Milton, Montesquieu, des reines, des rois ou puissants tombés, et tous ces pèlerins de toutes les parties du monde.

Dieu débrouillant le chaos.

J’ai remarqué l’ange qui suit Loth et sa femme.

Belle vue de Frascati par-dessus Rome, au coin ou au coude de la galerie.

Entrée dans les Chambres. — Bataille de Constantin : le tyran et son cheval se noyant.

Saint Léon arrêtant Attila. Pourquoi Raphaël a-t-il donné un air fier et non religieux au groupe chrétien ? pour exprimer le sentiment de l’assistance divine.

Le Saint-Sacrement, premier ouvrage de Raphaël : froid, nulle piété, mais disposition et figures admirables.

Apollon, les Muses et les Poëtes. — Caractère des poëtes bien exprimé. Singulier mélange.

Héliodore chassé du temple. — Un ange remarquable, une figure de femme céleste, imitée par Girodet dans son Ossian.

L’incendie du bourg. — La femme qui porte un vase : copiée sans cesse. Contraste de l’homme suspendu et de l’homme qui veut atteindre l’enfant ; l’art trop visible. Toujours la femme et l’enfant rendus mille fois par Raphaël, et toujours excellemment.

L’École d’Athènes : j’aime autant le carton.

Saint Pierre délivré. — Effet des trois lumières, cité partout.

Bibliothèque : porte de fer, hérissée de pointes ; c’est bien la porte de la science. Armes d’un pape : trois abeilles ; symbole heureux.

Magnifique vaisseau : livres invisibles. Si on les communiquoit, on pourroit refaire ici l’histoire moderne tout entière.

Musée chrétien. — Instruments de martyre : griffes de fer pour déchirer la peau, grattoir pour l’enlever, martinets de fer, petites tenailles : belles antiquités chrétiennes ! Comment souffroit-on autrefois ? comme aujourd’hui, témoin ces instruments. En fait de douleurs, l’espèce humaine est stationnaire.

Lampes trouvées dans les catacombes. — Le christianisme commence à un tombeau ; c’est à la lampe d’un mort qu’on a pris cette lumière qui a éclairé le monde. — Anciens calices, anciennes croix, anciennes cuillères pour administrer la communion. — Tableaux apportés de Grèce pour les sauver des iconoclastes.

Ancienne figure de Jésus-Christ, reproduite depuis par les peintres ; elle ne peut guère remonter au delà du viiie siècle. Jésus-Christ étoit-il le plus beau des hommes, ou étoit-il laid ? Les Pères grecs et les Pères latins se sont partagés d’opinion : je tiens pour la beauté.

Donation à l’Église sur papyrus : le monde recommence ici.

Musée antique. — Chevelure d’une femme trouvée dans un tombeau. Est-ce celle de la mère des Gracques ? est-ce celle de Délie, de Cinthie, de Lalagé ou de Lycinie, dont Mécène, si nous en croyons Horace, n’auroit pas voulu changer un seul cheveu contre toute l’opulence d’un roi de Phrygie :

Aut pinguis Phrygiæ mygdonias opes
Permutare velis crine Lyciniæ ?

Si quelque chose emporte l’idée de la fragilité, ce sont les cheveux d’une jeune femme, qui furent peut-être l’objet de l’idolâtrie de la plus volage des passions, et pourtant ils ont survécu à l’empire romain. La mort, qui brise toutes les chaînes, n’a pu rompre ce léger roseau.

Belle colonne torse d’albâtre. Suaire d’amiante retiré d’un sarcophage : la mort n’en a pas moins consumé sa proie.

Vase étrusque. Qui a bu à cette coupe ? un mort. Toutes les choses dans ce musée sont trésor du sépulcre, soit qu’elles aient servi aux rites des funérailles ou qu’elles aient appartenu aux fonctions de la vie.