Voyage en Italie (Chateaubriand) — éd. Garnier, 1861/Tivoli et la villa Adriana

Garnier frères (Œuvres complètes, tome 6p. 277-286).

TIVOLI ET LA VILLA ADRIANA.

10 décembre 1803.

Je suis peut-être le premier étranger qui ait fait la course de Tivoli dans une disposition d’âme qu’on ne porte guère en voyage. Me voilà seul arrivé à sept heures du soir, le 10 décembre, à l’auberge du Temple de la Sibylle. J’occupe une petite chambre à l’extrémité de l’auberge, en face de la cascade, que j’entends mugir. J’ai essayé d’y jeter un regard : je n’ai découvert dans la profondeur de l’obscurité que quelques lueurs blanches produites par le mouvement des eaux. Il m’a semblé apercevoir au loin une enceinte formée d’arbres et de maisons, et autour de cette enceinte un cercle de montagnes. Je ne sais ce que le jour changera demain à ce paysage de nuit.

Le lieu est propre à la réflexion et à la rêverie : je remonte dans ma vie passée ; je sens le poids du présent, et je cherche à pénétrer mon avenir. Où serai-je, que ferai-je, et que serai-je dans vingt ans d’ici ? Toutes les fois que l’on descend en soi-même, à tous les vagues projets que l’on forme, on trouve un obstacle invincible, une incertitude causée par une certitude : cet obstacle, cette certitude est la mort, cette terrible mort qui arrête tout, qui vous frappe vous ou les autres.

Est-ce un ami que vous avez perdu ? En vain avez-vous mille choses à lui dire : malheureux, isolé, errant sur la terre, ne pouvant confier vos peines ou vos plaisirs à personne, vous appelez votre ami, et il ne viendra plus soulager vos maux, partager vos joies ; il ne vous dira plus : « Vous avez eu tort, vous avez eu raison d’agir ainsi. » Maintenant il vous faut marcher seul. Devenez riche, puissant, célèbre, que ferez-vous de ces prospérités sans votre ami ? Une chose a tout détruit, la mort. Flots qui vous précipitez dans cette nuit profonde où je vous entends gronder, disparoissez-vous plus vite que les jours de l’homme, ou pouvez-vous me dire ce que c’est que l’homme, vous qui avez vu passer tant de générations sur ces bords ?

Ce 11 décembre.

Aussitôt que le jour a paru, j’ai ouvert mes fenêtres. Ma première vue de Tivoli dans les ténèbres étoit assez exacte ; mais la cascade m’a paru petite, et les arbres que j’avois cru apercevoir n’existoient point. Un amas de vilaines maisons s’élevoit de l’autre côté de la rivière ; le tout étoit enclos de montagnes dépouillées. Une vive aurore derrière ces montagnes, le temple de Vesta, à quatre pas de moi, dominant la grotte de Neptune, m’ont consolé. Immédiatement au-dessus de la chute, un troupeau de bœufs, d’ânes et de chevaux s’est rangé le long d’un banc de sable : toutes ces bêtes se sont avancées d’un pas dans le Teverone, ont baissé le cou et ont bu lentement au courant de l’eau qui passoit comme un éclair devant elles, pour se précipiter. Un paysan sabin, vêtu d’une peau de chèvre et portant une espèce de chlamyde roulée au bras gauche, s’est appuyé sur un bâton et a regardé boire son troupeau, scène qui contrastoit par son immobilité et son silence avec le mouvement et le bruit des flots.

Mon déjeûner fini, on m’a amené un guide, et je suis allé me placer avec lui sur le pont de la cascade : j’avois vu la cataracte du Niagara. Du pont de la cascade nous sommes descendus à la grotte de Neptune, ainsi nommée, je crois, par Vernet. L’Anio, après sa première chute sous le pont, s’engouffre parmi des roches et reparoît dans cette grotte de Neptune, pour aller faire une seconde chute à la grotte des Sirènes.

Le bassin de la grotte de Neptune a la forme d’une coupe : j’y ai vu boire des colombes. Un colombier creusé dans le roc, et ressemblant à l’aire d’un aigle plutôt qu’à l’abri d’un pigeon, présente à ces pauvres oiseaux une hospitalité trompeuse ; ils se croient en sûreté dans ce lieu en apparence inaccessible ; ils y font leur nid ; mais une route secrète y mène : pendant les ténèbres, un ravisseur enlève les petits qui dormoient sans crainte au bruit des eaux sous l’aile de leur mère : Observans nido implumes detraxit.

De la grotte de Neptune remontant à Tivoli, et sortant par la porte Angelo ou de l’Abruzze, mon cicérone m’a conduit dans le pays des Sabins, pubemque sabellum. J’ai marché à l’aval de l’Anio jusqu’à un champ d’oliviers, où s’ouvre une vue pittoresque sur cette célèbre solitude. On aperçoit à la fois le temple de Vesta, les grottes de Neptune et des Sirènes, et les cascatelles qui sortent d’un des portiques de la villa de Mécène. Une vapeur bleuâtre répandue à travers le paysage en adoucissoit les plans.

On a une grande idée de l’architecture romaine lorsqu’on songe que ces masses bâties depuis tant de siècles ont passé du service des hommes à celui des éléments, qu’elles soutiennent aujourd’hui le poids et le mouvement des eaux, et sont devenues les inébranlables rochers de ces tumultueuses cascades.

Ma promenade a duré six heures. Je suis entré, en revenant à mon auberge, dans une cour délabrée, aux murs de laquelle sont appliquées des pierres sépulcrales chargées d’inscriptions mutilées. J’ai copié quelques-unes de ces inscriptions :

DIS. MAN.

ULIÆ PAULIN.

VIXIT ANN. X.

MENSIBUS DIEB. S.

SEI. DEUS.

SEI. DEA.

D. M.

VICTORIÆ.

FILIÆ QUÆ

VIXIT ANN. XV

PEREGRINA,

MATER. B. M. F.

D. M.

LICINIA

ASELERIO

TENIS.

Que peut-il y avoir de plus vain que tout ceci ? Je lis sur une pierre les regrets qu’un vivant donnoit à un mort ; ce vivant est mort à son tour, et après deux mille ans je viens, moi barbare des Gaules, parmi les ruines de Rome, étudier ces épitaphes dans une retraite abandonnée, moi indifférent à celui qui pleura comme à celui qui fut pleuré, moi qui demain m’éloignerai pour jamais de ces lieux, et qui disparoîtrai bientôt de la terre.

Tous ces poètes de Rome qui passèrent à Tibur se plurent à retracer la rapidité de nos jours : Carpe diem, disoit Horace ; Te spectem suprema mihi cum venerit hora, disoit Tibulle ; Virgile peignoit cette dernière heure : Invalidasque tibi tendens, heu ! non tua, palmas. Qui n’a perdu quelque objet de son affection ? Qui n’a vu se lever vers lui des bras défaillants ? Un ami mourant a souvent voulu que son ami lui prît la main pour le retenir dans la vie, tandis qu’il se sentoit entraîné par la mort. Heu ! non tua ! Ce vers de Virgile est admirable de tendresse et de douleur. Malheur à qui n’aime pas les poëtes ! je dirois presque d’eux ce que dit Shakespeare des hommes insensibles à l’harmonie.

Je retrouvai en rentrant chez moi la solitude que j’avois laissée au dehors. La petite terrasse de l’auberge conduit au temple de Vesta. Les peintres connoissent cette couleur des siècles que le temps applique aux vieux monuments, et qui varie selon les climats : elle se retrouve au temple de Vesta. On fait le tour du petit édifice entre le péristyle et la cella en une soixantaine de pas. Le véritable temple de la Sibylle contraste avec celui-ci par la forme carrée et le style sévère de son ordre d’architecture. Lorsque la chute de l’Anio étoit placée un peu plus à droite, comme on le suppose, le temple devoit être immédiatement suspendu sur la cascade : le lieu étoit propre à l’inspiration de la prêtresse et à l’émotion religieuse de la foule.

J’ai jeté un dernier regard sur les montagnes du nord que les brouillards du soir couvroient d’un rideau blanc, sur la vallée du midi, sur l’ensemble du paysage, et je suis retourné à ma chambre solitaire. À une heure du matin, le vent soufflant avec violence, je me suis levé, et j’ai passé le reste de la nuit sur la terrasse. Le ciel étoit chargé de nuages, la tempête mêloit ses gémissements, dans les colonnes du temple, au bruit de la cascade : on eût cru entendre des voix tristes sortir des soupiraux de l’antre de la Sibylle. La vapeur de la chute de l’eau remontoit vers moi du fond du gouffre comme une ombre blanche : c’étoit une véritable apparition. Je me croyois transporté au bord des grèves ou dans les bruyères de mon Armorique, au milieu d’une nuit d’automne ; les souvenirs du toit paternel effaçoiont pour moi ceux des foyers de César : chaque homme porte en lui un monde composé de tout ce qu’il a vu et aimé, et où il rentre sans cesse, alors même qu’il parcourt et semble habiter un monde étranger.

Dans quelques heures je vais aller visiter la villa Adriana.

12 décembre.

La grande entrée de la villa Adriana étoit à l’Hippodrome, sur l’ancienne voie Tiburtine, à très-peu de distance du tombeau des Plautius. Il ne reste aucun vestige d’antiquités dans l’Hippodrome, converti en champs de vignes.

En sortant d’un chemin de traverse fort étroit, une allée de cyprès, coupée par la cime, m’a conduit à une méchante ferme, dont l’escalier croulant étoit rempli de morceaux de porphyre, de vert antique, de granit, de rosaces de marbre blanc et de divers ornements d’architecture. Derrière cette ferme se trouve le théâtre romain, assez bien conservé : c’est un demi-cercle composé de trois rangs de sièges. Ce demi-cercle est fermé par un mur en ligne droite qui lui sert comme de diamètre ; l’orchestre et le théâtre faisoient face à la loge de l’empereur.

Le fils de la fermière, petit garçon presque tout nu, âgé d’environ douze ans, m’a montré sa loge et les chambres des acteurs. Sous les gradins destinés aux spectateurs, dans un endroit où l’on dépose les instruments de labourage, j’ai vu le torse d’un Hercule colossal, parmi des socs, des herses et des râteaux : les empires naissent de la charrue et disparoissent sous la charrue.

L’intérieur du théâtre sert de basse-cour et de jardin à la ferme : il est planté de pruniers et de poiriers. Le puits que l’on a creusé au milieu est accompagné de deux piliers qui portent les seaux ; un de ces piliers est composé de boue séchée et de pierres entassées au hasard, l’autre est fait d’un beau tronçon de colonne cannelée ; mais pour dérober la magnificence de ce second pilier, et le rapprocher de la rusticité du premier, la nature a jeté dessus un manteau de lierre. Un troupeau de porcs noirs fouilloit et bouleversoit le gazon qui recouvre les gradins du théâtre : pour ébranler les sièges des maîtres de la terre, la Providence n’avoit eu besoin que de faire croître quelques racines de fenouil entre les jointures de ces sièges et de livrer l’ancienne enceinte de l’élégance romaine aux immondes animaux du fidèle Eumée.

Du théâtre, en montant par l’escalier de la ferme, je suis arrivé à la Palestrine, semée de plusieurs débris. La voûte d’une salle conserve des ornements d’un dessin exquis.

Là commence le vallon appelé par Adrien la Vallée de Tempé :

Est nemus Æmoniæ, prærupta quod undique claudit
Sylva.

J’ai vu à Stowe, en Angleterre, la répétition de cette fantaisie impériale ; mais Adrien avoit taillé son jardin anglais en homme qui possédoit le monde.

Au bout d’un petit bois d’ormes et de chênes verts, on aperçoit des ruines qui se prolongent le long de la vallée de Tempé ; doubles et triples portiques, qui servoieni à soutenir les terrasses des fabriques d’Adrien. La vallée continue à s’étendre à perte de vue vers le midi ; le fond en est planté de roseaux, d’oliviers et de cyprès. La colline occidentale du vallon, figurant la chaîne de l’Olympe, est décorée par la masse du Palais, de la Bibliothèque, des Hospices, des temples d’Hercule et de Jupiter, et par les longues arcades festonnées de lierre qui portoient ces édifices. Une colline parallèle, mais moins haute, borde la vallée à l’orient ; derrière cette colline s’élèvent en amphithéâtre les montagnes de Tivoli, qui dévoient représenter l’Ossa.

Dans un champ d’oliviers, un coin du mur de la villa de Brutus fait le pendant des débris de la villa de César. La liberté dort en paix avec le despotisme : le poignard de l’une et la hache de l’autre ne sont plus que des fers rouillés ensevelis sous les mêmes décombres.

De l’immense bâtiment qui, selon la tradition, étoit consacré à recevoir les étrangers, on parvient, en traversant des salles ouvertes de toutes parts, à l’emplacement de la Bibliothèque. Là commence un dédale de ruines entrecoupées de jeunes taillis, de bouquets de pins, de champs d’oliviers, de plantations diverses qui charment les yeux et attristent le cœur.

Un fragment détaché tout à coup de la voûte de la Bibliothèque a roulé à mes pieds, comme je passois : un peu de poussière s’est élevée, quelques plantes ont été déchirées et entraînées dans sa chute. Les plantes renaîtront demain ; le bruit et la poussière se sont dissipés à l’instant : voilà ce nouveau débris couché pour des siècles auprès de ceux qui paroissoient l’attendre. Les empires se plongent de la sorte dans l’éternité, où ils gisent silencieux. Les hommes ne ressemblent pas mal aussi à ces ruines qui viennent tour à tour joncher la terre : la seule différence qu’il y ait entre eux, comme entre ces ruines, c’est que les uns se précipitent devant quelques spectateurs, et que les autres tombent sans témoins.

J’ai passé de la Bibliothèque au cirque du Lycée : on venoit d’y couper des broussailles pour faire du feu. Ce cirque est appuyé contre le temple des Stoïciens. Dans le passage qui mène à ce temple, en jetant les yeux derrière moi, j’ai aperçu les hauts murs lézardés de la Bibliothèque, lesquels dominoient les murs moins élevés du Cirque. Les premiers, à demi cachés dans des cimes d’oliviers sauvages, étoient eux-mêmes dominés d’un énorme pin à parasol, et au-dessus de ce pin s’élevoit le dernier pic du mont Calva, coiffé d’un nuage. Jamais le ciel et la terre, les ouvrages de la nature et ceux des hommes ne se sont mieux mariés dans un tableau.

Le temple des Stoïciens est peu éloigné de la place d’Armes. Par l’ouverture d’un portique, on découvre, comme dans un optique, au bout d’une avenue d’oliviers et de cyprès, la montagne de Palomba, couronnée du premier village de la Sabine. À gauche du Pœcile, et sous le Pœcile même, on descend dans les Cento-Cellæ des gardes prétoriennes : ce sont des loges voûtées de huit pieds à peu près en carré, à deux, trois et quatre étages, n’ayant aucune communication entre elles, et recevant le jour par la porte. Un fossé règne le long de ces cellules militaires, où il est probable qu’on entroit au moyen d’un pont mobile. Lorsque les cent ponts étoient abaissés, que les prétoriens passoient et repassoient sur ces ponts, cela devoit offrir un spectacle singulier, au milieu des jardins de l’empereur philosophe qui mit un dieu de plus dans l’olympe. Le laboureur du patrimoine de saint Pierre fait aujourd’hui sécher sa moisson dans la caserne du légionnaire romain. Quand le peuple-roi et ses maîtres élevoient tant de monuments fastueux, ils ne se doutoient guère qu’ils bâtissoient les caves et les greniers d’un chevrier de la Sabine et d’un fermier d’Albano.

Après avoir parcouru une partie des Cento-Cellæ, j’ai mis un assez long temps à me rendre dans la partie du jardin dépendante des Thermes des femmes : là, j’ai été surpris par la pluie[1].

Je me suis souvent fait deux questions au milieu des ruines romaines : les maisons des particuliers étoient composées d’une multitude de portiques, de chambres voûtées, de chapelles, de salles, de galeries souterraines, de passages obscurs et secrets : à quoi pouvoit servir tant de logement pour un seul maître ? Les offices des esclaves, des hôtes, des clients, étoient presque toujours construites à part.

Pour résoudre cette première question, je me figure le citoyen romain dans sa maison comme une espèce de religieux qui s’étoit bâti des cloîtres. Cette vie intérieure, indiquée par la seule forme des habitations, ne seroit-elle point une des causes de ce calme qu’on remarque dans les écrits des anciens ? Cicéron retrouvoit dans les longues galeries de ses habitations, dans les temples domestiques qui y étoient cachés, la paix qu’il avoit perdue au commerce des hommes. Le jour même que l’on recevoit dans ces demeures sembloit porter à la quiétude. Il descendoit presque toujours de la voûte ou des fenêtres percées très-haut ; cette lumière perpendiculaire, si égale et si tranquille, avec laquelle nous éclairons nos salons de peinture, servoit, si j’ose m’exprimer ainsi, servoit au Romain à contempler le tableau de sa vie. Nous, il nous faut des fenêtres sur des rues, sur des marchés et des carrefours. Tout ce qui s’agite et fait du bruit nous plaît ; le recueillement, la gravité, le silence, nous ennuient.

La seconde question que je me fais est celle-ci : Pourquoi tant de monuments consacrés aux mêmes usages ? on voit incessamment des salles pour des bibliothèques, et il y avoit peu de livres chez les anciens. On rencontre à chaque pas des thermes : les thermes de Néron, de Titus, de Caracalla, de Dioclétien, etc. Quand Rome eût été trois fois plus peuplée qu’elle ne l’a jamais été, la dixième partie de ces bains auroit suffi aux besoins publics.

Je me réponds qu’il est probable que ces monuments furent dès l’époque de leur érection de véritables ruines et des lieux délaissés. Un empereur renversoit ou dépouilloit les ouvrages de son devancier, afin d’entreprendre lui-même d’autres édifices, que son successeur se hâtoit à son tour d’abandonner. Le sang et les sueurs des peuples furent employés aux inutiles travaux de la vanité d’un homme, jusqu’au jour où les vengeurs du monde, sortis du fond de leurs forêts, vinrent planter l’humble étendard de la croix sur ces monuments de l’orgueil.

La pluie passée, j’ai visité le Stade, pris connoissance du temple de Diane, en face duquel s’élevoit celui de Vénus, et j’ai pénétré dans les décombres du palais de l’empereur. Ce qu’il y a de mieux conservé dans cette destruction informe est une espèce de souterrain ou de citerne formant un carré, sous la cour même du palais. Les murs de ce souterrain étoient doubles : chacun des deux murs a deux pieds et demi d’épaisseur, et l’intervalle qui les sépare est de deux pouces.

Sorti du palais, je l’ai laissé sur la gauche derrière moi, en m’avançant à droite vers la campagne romaine. À travers un champ de blé, semé sur des caveaux, j’ai abordé les thermes, connus encore sous le nom de chambres des philosophes ou de salles prétoriennes : c’est une des ruines les plus imposantes de toute la villa. La beauté, la hauteur, la hardiesse et la légèreté des voûtes, les divers enlacements des portiques qui se croisent, se coupent ou se suivent parallèlement, le paysage qui joue derrière ce grand morceau d’architecture, produisent un effet surprenant. La villa Adriana a fourni quelques restes précieux de peinture. Le peu d’arabesques que j’y ai vues est d’une grande sagesse de composition et d’un dessin aussi délicat que pur.

La Naumachie se trouve derrière les thermes, bassin creusé de main d’homme, où d’énormes tuyaux, qu’on voit encore, amenoient des fleuves. Ce bassin, maintenant à sec, étoit rempli d’eau, et l’on y figuroit des batailles navales. On sait que dans ces fêtes un ou deux milliers d’hommes s’égorgeoient quelquefois pour divertir la populace romaine.

Autour de la Naumachie s’élevoient des terrasses destinées aux spectateurs : ces terrasses étoient appuyées par des portiques qui servoient de chantiers ou d’abris aux galères.

Un temple imité de celui de Sérapis en Égypte ornoit cette scène. La moitié du grand dôme de ce temple est tombée. À la vue de ces piliers sombres, de ces cintres concentriques, de ces espèces d’entonnoirs où mugissoit l’oracle, on sent qu’on n’habite plus l’Italie et la Grèce, que le génie d’un autre peuple a présidé à ce monument. Un vieux sanctuaire offre sur ses murs verdâtres et humides quelques traces du pinceau. Je ne sais quelle plainte erroit dans l’édifice abandonné.

J’ai gagné de là le temple de Pluton et de Proserpine, vulgairement appelé l’Entrée de l’Enfer. Ce temple est maintenant la demeure d’un vigneron : je n’ai pu y pénétrer : le maître comme le dieu n’y étoit pas. Au-dessous de l’Entrée de l’Enfer s’étend un vallon appelé le Vallon du Palais : on pourroit le prendre pour l’Élysée. En avançant vers le midi, et suivant un mur qui soutenoit les terrasses attenantes au temple de Pluton, j’ai aperçu les dernières ruines de la villa, situées à plus d’une lieue de distance.

Revenu sur mes pas, j’ai voulu voir l’académie, formée d’un jardin, d’un temple d’Apollon et de divers bâtiments destinés aux philosophes. Un paysan m’a ouvert une porte pour passer dans le champ d’un autre propriétaire, et je me suis trouvé à l’Odéon et au théâtre grec : celui-ci est assez bien conservé quant à la forme. Quelque génie mélodieux étoit sans doute resté dans ce lieu consacré à l’harmonie, car j’y ai entendu siffler le merle le 12 décembre : une troupe d’enfants occupés à cueillir les olives faisoit retentir de ses chants des échos qui peut-être avoient répété les vers de Sophocle et la musique de Timothée.

Là s’est achevée ma course, beaucoup plus longue qu’on ne la fait ordinairement : je devois cet hommage à un prince voyageur. On trouve plus loin le grand portique, dont il reste peu de chose ; plus loin encore, les débris de quelques bâtiments inconnus ; enfin, les Colle di San Stefano, où se termine la villa, portent les ruines du Prytanée.

Depuis l’Hippodrome jusqu’au Prytanée, la villa Adriana occupoit les sites connus à présent sous le nom de Rocca Bruna, Palazza, Aqua Fera et les Colle di San Stefano.

Adrien fut un prince remarquable, mais non un des plus grands empereurs romains ; c’est pourtant un de ceux dont on se souvient le plus aujourd’hui. Il a laissé partout ses traces : une muraille célèbre dans la Grande-Bretagne, peut-être l’arène de Nîmes et le pont du Gard dans les Gaules, des temples en Égypte, des aqueducs à Troie, une nouvelle ville à Jérusalem et à Athènes, un pont où l’on passe encore, et une foule d’autres monuments à Rome, attestent le goût, l’activité et la puissance d’Adrien. Il étoit lui-même poëte, peintre et architecte. Son siècle est celui de la restauration des arts.

La destinée du Mole Adriani est singulière : les ornements de ce sépulcre servirent d’armes contre les Goths. La civilisation jeta des colonnes et des statues à la tête de la barbarie, ce qui n’empêcha pas celle-ci d’entrer. Le mausolée est devenu la forteresse des papes ; il s’est aussi converti en une prison ; ce n’est pas mentir à sa destination primitive. Ces vastes édifices élevés sur les cendres des hommes n’agrandissent point les proportions du cercueil : les morts sont dans leur loge sépulcrale comme cette statue assise dans un temple trop petit d’Adrien ; s’ils vouloient se lever, ils se casseroient la tête contre la voûte.

Adrien, en arrivant au trône, dit tout haut à l’un de ses ennemis : « Vous voilà sauvé. » Le mot est magnanime. Mais on ne pardonne pas au génie comme on pardonne à la politique : le jaloux Adrien, en voyant les chefs-d’œuvre d’Apollodore, se dit tout bas : « Le voilà perdu ; » et l’artiste fut tué.

Je n’ai pas quitté la villa Adriana sans remplir d’abord mes poches de petits fragments de porphyre, d’albâtre, de vert antique, de morceaux de stuc peint et de mosaïque ; ensuite j’ai tout jeté.

Elles ne sont déjà plus pour moi, ces ruines, puisqu’il est probable que rien ne m’y ramènera. On meurt à chaque moment pour un temps, une chose, une personne qu’on ne reverra jamais : la vie est une mort successive. Beaucoup de voyageurs, mes devanciers, ont écrit leur nom sur les marbres de la villa Adriana ; ils ont espéré prolonger leur existence en attachant à des lieux célèbres un souvenir de leur passage ; ils se sont trompés. Tandis que je m’efforçois de lire un de ces noms, nouvellement crayonné et que je croyois reconnoître, un oiseau s’est envolé d’une touffe de lierre ; il a fait tomber quelques gouttes de la pluie passée ; le nom a disparu.

À demain la villa d’Est[2].


  1. Voyez ci-après la Lettre sur Rome à M. de Fontanes.
  2. Voyez ci-après la Lettre sur Rome.