Voyage en Espagne (Doré et Davillier)/12


VOYAGE EN ESPAGNE,

PAR MM. GUSTAVE DORÉ ET CH. DAVlLLIER[1].




GRENADE.


1862. — DESSINS INÉDITS DE GUSTAVE DORÉ. — TEXTE INÉDIT DE M. CH. DAVILLIER.


Le Palais de l’archevêque. — La Plegaria. — La Plaza de Bibrambla ; joutes et tournois mauresques ; l’auto-da-fé du cardinal Ximenès. — La porte des Oreilles. — La rue des Couteaux et la rue des Cuillers. — La place des Loups. — L’Alcaiceria. — Le musée.

En sortant de la cathédrale, nous traversâmes la place de las Pasiegas, ou se trouve le Palacio del Arzobispo ; cet édifice, de fort mauvais goût du reste, nous fit penser au roman de Lesage où il est question de l’archevêque de Grenade. Il était trois heures, et nous entendîmes trois coups très-sonores, paraissant frappés sur une cloche énorme : c’était en effet la plus grosse cloche de la cathédrale, appelée la Plegaria, qui sonnait trois heures. C’est à trois heures, le 2 janvier 1492, que les Mores livrèrent Grenade aux Espagnols, et que les rois catholiques, qui attendaient ce signal sur les bords du Genil, virent leur étendard flotter au sommet de la torre de la Vela, et se prosternèrent à genoux avec toute leur armée, en remerciant Dieu de la victoire. Depuis ce temps, c’est la Plegaria qui sonne cette heure mémorable ; et lorsqu’on récite à ce moment trois Pater et trois Ave, on gagne une indulgence plénière ; cette faveur fut octroyée par le pape Innocent VIII, sur la demande d’Isabelle la Catholique.

La place de las Pasiegas communique avec celle de Vivarrambla, ou Bib-rambla, comme on l’appelle aujourd’hui, nom qui signifie en arabe Porte du Sable, et qui vient de ce que cet endroit était autrefois couvert du sable amené par les inondations du Darro. La place de Bib-rambla est un vaste parallélogramme entouré de maisons peintes de toutes sortes de couleurs, desquelles se détachent des balcons d’un aspect très-délabré et tout à fait pittoresque ; ces maisons ont remplacé des palais moresques dont il ne reste plus de traces ; c’était autrefois la place par excellence, ce que le Forum était dans la ville éternelle ; c’était aussi, au temps de la splendeur de Grenade, le théâtre des joutes, des tournois et des fêtes les plus brillantes ; aux miradores délicatement sculptés étaient suspendus des tapis de velours et de drap d’or, au lieu des lambeaux de linge qui aujourd’hui sèchent prosaïquement sur les balcons.

Les romances moresques sont remplis de récits de ces brillantes escaramuzas, les Zégris luttaient, sous les yeux des sultanes, de courage et d’adresse avec les Abencerrages :

Con mas de treynta en quadrilla
Hidalgos Abencerrages,
Sale el valeroso Muça
A Vivarrambla una tarde,
Por mandado de su rey
A jugar cañas, y sale,
De blanco, azul y pagizo,
Con encarnados plumages,
Acostumbrada divisa
De moros Abencerrages.

« À la tête d’une troupe de trente nobles abencerrages, arrive un soir sur la place de Vivarrambla le valeureux Muça ; il va rompre des lances pour obéir aux ordres de son roi, et porte un vêtement bleu, blanc et jaune, avec des plumes rouges, couleurs accoutumées des Abencerrages. » Les Zégris avaient des costumes vert et or, semés de croissants d’argent ; toute la ville avait été convoquée au combat de taureaux, au jeu de bagues et de lances, au son des atabales, des clarines et des añafiles. Les plus belles dames de Grenade et des villes voisines, vêtues de leurs plus brillants atours, étaient assises aux miradores. À la place d’honneur on voyait la reine, toute vêtue de brocart semé de pierreries, et les cheveux ornés d’une rose rouge d’un merveilleux travail, au milieu de laquelle brillait une escarboucle qui, seule, valait une cité ; à ses côtés étaient assises la brune Galiana, la belle Fatima, la divine Zayda ; mais on remarquait surtout la hermosa Lindaraja, vêtue de toile d’argent et de damas couleur d’azur, et qui surpassait toutes les autres dames en beauté.

Toutes les dames cherchaient des yeux les Abencerrages, car il y en avait peu qui ne leur fussent favorables ; aussi, dit le romance morisco, lorsqu’au galop de leurs chevaux aussi blancs que le cygne ils traversèrent comme le vent la place de Vivarrambla, ils laissèrent mille blessures au cœur des dames qui garnissaient les balcons.

Atraviesan qual el viento
La plaza de Vivarrambla,
Dexando en cada balcou
Mil damas amarteladas.

Les Zégris venaient ensuite, montés sur de superbes chevaux bais, puis suivaient, marchant quatre de front, les Gomélès, les Mazas, les Gazules, les Alabezes et autres familles nobles de Grenade.

La fête commença par la course de taureaux ; les Abencerrages et les Zégris, jaloux de se surpasser, les combattaient avec un courage si téméraire que chacun en était effrayé : l’alcayde Alabez attira un taureau devant le balcon ou se tenait sa dame, la belle Cohayda, et appelant son page : « qu’on m’apporte, dit-il, la toque couleur d’azur que m’a brodée de ses mains la belle Cohayda, fille de Llegas Hamete ; si elle jette les yeux sur moi, aucun malheur ne s’aurait m’arriver. »

Traygan me la toca azul
Que me dio para poner me
La hermosa Cohayda,
Hija de Llegas Hamete ;
Que si ella me esta mirando,
Mal no puede suceder me.

Et prenant le taureau par les cornes, l’alcayde Alabez le força à baisser la tête devant la belle Cohayda. Le valeureux Albayaldos, en passant devant le mirador où était assise la dame de ses pensées, fit mettre son cheval à genoux ; c’était à qui se ferait le plus remarquer par son courage et par son adresse.

Après les taureaux vinrent les jeux de bagues et les joutes de lances : plus d’une fois il arriva que ces joutes courtoises dégénérèrent en querelles auxquelles prenaient part les tribus rivales, et qui ensanglantaient Grenade.

Après la chute du royaume moresque, la place de Bib-rambla ne vit plus de ces brillantes fêtes : elle fut choisie pour l’emplacement du fameux auto-da-fé de livres arabes ordonné par le cardinal Ximénès. Ce zélé défenseur de la foi ne se contenta pas de persécuter les Mores de Grenade à cause de leur religion, malgré la clause formelle de la capitulation qui leur garantissait le libre exercice de leur culte : il fit rassembler tous les manuscrits arabes qu’on put trouver dans la ville ; on les porta sur la place de Bib-rambla, et un More converti au christianisme, qui recevait du cardinal une pension de cinquante mille maravédis, eut le triste honneur d’y mettre le feu de ses propres mains. On porte jusqu’à un million et vingt-cinq mille le nombre des livres ainsi détruits ; ce chiffre a sans doute été exagéré par les panégyristes même du cardinal, qui croyaient exalter sa gloire en augmentant l’importance de l’auto-da-fé. Trois cents volumes seulement furent sauvés du feu : on les envoya à la bibliothèque d’Alcala de Hénarès ; on assure que parmi les ouvrages précieux à divers titres qui furent détruits, un grand nombre étaient des merveilles de peinture et de calligraphie ; d’autres étaient précieux par leurs reliures ornées de nacre, de perles fines, de broderies ou de ce cuir que les Mores savaient travailler si habilement.

La place de Bib-rambla ne sert plus aujourd’hui de théâtre qu’aux Pasos et autres processions religieuses : en temps ordinaire c’est un marché : des melons et de oignons énormes s’y empilent en tas ; les tomates, ce légume favori des Espagnols, s’amoncellent semblables de grosses vessies pleines de vermillon, les monstrueuses grappes de raisin couleur d’ambre font penser à la terre de Chanaan, et les figues entr’ouvertes, qui distillent un suc appétissant, attirent des légions de mouches bourdonnantes que les marchandes ont grand-peine à chasser.

À un des angles de la place est la Pescaderia ou marché au poisson, riche en bacallao ou morue salée, et qui s’annonce de loin en affectant l’odorat de la manière la plus désagréable. Du côté opposé se trouve el Arco de las orejas, — l’Arcade des Oreilles, ancienne porte qui donne sur la place de Bib-rambla, et qui communique avec la calle de los Cuchillos — la rue des Couteaux. La tradition rapporte un événement qui eut lieu près de cette Arcade, le 25 juillet 1621, jour où l’on célébrait une proclamation de Philippe V : une maison voisine, surchargée de curieux, s’écroula subitement, entraînant sous ses décombres plus de deux cents personnes. Or, il y avait parmi les victimes un grand nombre de femmes ornées de riches bijoux ; les voleurs profitèrent du désordre pour s’en emparer, et comme ils perdaient du temps à enlever les boucles d’oreille, ils trouvèrent plus expéditif de couper les oreilles des femmes. Depuis ce temps cette porte a pris le nom d’Arco ou Puerta de las Orejas.

La rue dont nous venons de parler s’appelle calle de los Cuchillos, parce qu’autrefois les alguaciles y réunirent les poignards enlevés aux assassins. Pour terminer cette nomenclature de noms bizarres, il faut encore citer une rue voisine qui peut faire pendant avec la précédente, la calle de las Cucharas — la rue des Cuillers ; et enfin une petite place, voisine de la calle de la Duquesa, et que nous traversions quelquefois pour nous rendre à notre casa de Pupilos : c’est la placeta de los Lobos — la place des Loups. Nous étions curieux de savoir d’où pouvait venir ce singulier nom ; nous finîmes par apprendre que c’était là qu’on apportait autrefois les têtes des loups tués dans les environs de Grenade, et qui étaient payées aux chasseurs à raison de quatre ducats chaque.

L’Alcaiceria, située à peu de distance de la place de Bib-rambla et du Zacatin, était, dit-on, du temps des Mores, un des marchés les plus riches de la Péninsule ; on y vendait particulièrement de la soie venant de l’Alpujarra, pour laquelle le royaume de Grenade était très-renommé. C’était comme un bazar, composé d’un grand nombre de petites rues étroites et dont les entrées étaient fermées par de solides chaînes de fer. Ce curieux marché moresque, qui jouissait autrefois de nombreux priviléges, dépendait de la jurisdiccion de l’Alhambra : il a été complétement détruit par un incendie en 1843. Depuis on l’a reconstruit et on a pu lui rendre son aspect primitif en surmoulant, sur des fragments échappés au feu, des ornements en stuc dans le style de ceux de l’Alhambra.

Grenade possède un Museo de pinturas, mais, à part quelques peintures de l’école espagnole primitive, c’est une des plus tristes collections de mauvais tableaux qui se puisse voir ; il n’y a pas, à vrai dire, dans toute l’Espagne un seul musée de province qui mérite ce nom, si on excepte celui de Séville. En revanche, nous signalerons aux amateurs et aux curieux une très-précieuse merveille d’art — et d’art français — qui est allée, nous ne savons comment, s’échouer à Grenade il y a plus de trois siècles. Cette merveille est un ancien autel portatif, composé de six émaux de Limoges, qui, autrefois, appartenait au couvent de San Geronimo, ou fut enterré le célèbre Gonzalve de Cordoue, le grand capitaine. On assure même, d’après une ancienne tradition, qu’il en fit don au couvent. Quoi qu’il en soit, ces remarquables plaques, dans le style des plus anciens peintres émailleurs de Limoges, et qui peuvent être attribuées à Jean Pénicaud l’Ancien, sont d’un prix inestimable et pourraient figurer à la place d’honneur parmi les trésors de la plus riche collection.

Le musée occupe les bâtiments de l’ancien couvent de Santo Domingo, fondé en 1492, l’année même de la conquête de Grenade, sur l’emplacement d’un édifice moresque dont on ignore la destination. Une partie des anciens jardins existe encore : c’est une des plus délicieuses retraites qu’on puisse rêver. On assure que l’ancien palais moresque communiquait autrefois avec l’Alhambra au moyen d’un de ces nombreux souterrains qui parcouraient la ville dans tous les sens et dont quelques-uns existent encore.


Le couvent de Santo Domingo ; Gonzalve de Cordoue, le grand capitaine. — La chapelle de l’Ave Maria ; Hernan Perez del Pulgar. — La Cartuja. — La Carrera de las Angustias. — Mariana Pineda. — Le Salon. — Le Genil ; Boabdil et Ferdinand. — L’Albayzin. — La casa del Chapiz. — Le Cuarto Real. — Les bains moresques. — Philippe II défend aux Morisques de se baigner. — Le Sacro Monte. — Un faubourg souterrain. — Les gitanos anthropophages. — Les Vulcains du Sacro Monte. Maquignonnage et sorcellerie. — Le bohémien Rico. — Un bal de gitanas ; nos succès comme danseurs. — La Petra. — Le Zarandeo. — La vieille sorcière ; une scène de Buena ventura. Le Calo. — Mariages et religion des gitanos.

Les couvents étaient très-nombreux à Grenade avant leur suppression, en 1835 ; la plupart de ces établissements avaient été construits peu de temps après la conquête ; celui de San Geronimo, dont nous venons de parler, était un des plus remarquables ; la chapelle seule a été conservée, et on lit encore cette inscription latine sur la façade extérieure : « Gonsalvo Ferdinando de Cordova magno Hispanorum duci, Gallorum ac Turcorum terrori. » — À Gonzalve Ferdinand de Cordoue, le grand capitaine espagnol, la terreur des Français et des Turcs. Les autres parties du couvent de San Geronimo servent aujourd’hui de caserne de cavalerie.

Parmi les nombreux couvents que possède autrefois Grenade, peu d’ailleurs méritent d’être cités. La chapelle de l’Ave Maria, ou reposent les restes du célèbre Hernan Perez del Pulgar, El de las Hazanas, « celui des exploits, » comme l’appellent les Espagnols, rappelle un de ses hauts faits : se trouvant à Alhama à l’époque du siége de Grenade, il fit vœu à la sainte Vierge d’entrer dans cette ville, et de fixer un flambeau et un Ave Maria sur les murs de la grande mosquée, ce qu’il exécuta ponctuellement. Son tombeau se trouve entre la cathédrale et la chapelle royale, où sont enterrés les rois catholiques, ce qui a donné lieu à ce proverbe connu à Grenade : Como Pulgar, ni dentro ni fuera, comme Pulgar, ni dedans ni dehors.

La Chartreuse, ou Cartuja, est située à peu de distance de Grenade, dans une position des plus pittoresques, d’où on domine toute la Vega ; l’intérieur est orné avec le plus grand luxe ; il y a là des portes garnies d’ébène, d’écaille et de nacre, et des ornements en marbre d’une richesse extraordinaire. On nous fit voir quelques ruines moresques dans le jardin ; il est probable qu’il y avait encore là un riche palais qui fut détruit, comme tant d’autres, pour faire place au couvent.

L’église de San Juan de Dios n’est remarquable que par le luxe d’ornements du plus mauvais goût, si général en Espagne à la fin du dix-septième siècle, et qu’on a appelé Churrigueresco, du nom de l’architecte Churriguera ; c’est la caricature très-exagérée de ce que nous appelons le style rocaille ou rococo. L’église de las Angustias, dédiée à Notre-Dame des Douleurs, pour laquelle les Grenadins ont une vénération particulière, est également dans le style churrigueresque ; elle est située sur la Carrera de Genil, et c’est l’église à la mode, la paroisse aristocratique, de Grenade.

Cette église a donné son nom à une des promenades les plus fréquentées de la ville, la Carrera de las Angustias ; c’est là que, dans les belles soirées, si nombreuses à Grenade, la société élégante se donne rendez-vous ; les femmes sont renommées pour leur beauté, témoin le proverbe : Las Granadinas son muy finas ; presque toutes portent la mantille noire, que le chapeau parisien, fort heureusement, n’est pas encore parvenu à détrôner ; cette élégante mantille, accompagnée d’une fleur rouge simplement placée dans les plus beaux cheveux du monde, forme une coiffure naturelle qui peut défier les inventions les plus ingénieuses des modistes de l’autre côté des Pyrénées. Les femmes de Grenade sont d’une beauté plus sévère que celle des autres parties de l’Andalousie, comme les Gaditanes et les Sévillanes, par exemple, qui ont moins de noblesse, mais plus de coquetterie et plus de brio.

À côté de la promenade, sur la place du Campilló, se trouvent les principaux cafés de la ville et le théâtre, monument fort simple construit par les Français pendant qu’ils occupaient Grenade : on y donne des drames, des comédies, des zarzuelas ou opéras-comiques, sans préjudice du baile nacional (ballet national), le complément obligé du spectacle.

Sur la Plaza de Bailen, contiguë au Campillo, s’élève d’un côté une colonne commémorative érigée à l’acteur espagnol Maiquez, par Julian Romea, Matilde Diez et d’autres de ses camarades ; de l’autre le monument expiatoire élevé par l’Ayuntamiento, ou conseil municipal de Grenade, à la mémoire de l’infortunée Mariana Pineda, qu’on appelle la victime de la tyrannie royale ; cette dame, d’une naissance élevée et d’une beauté remarquable, fut condamnée à mort en mai 1831, et monta sur l’échafaud qu’on avait dressé sur la Plaza de Bailen pour y subir le supplice du garrote. Son crime était d’avoir possédé un drapeau constitutionnel, qu’on trouva dans sa maison. On assure qu’elle était innocente du prétendu crime qui lui était imputé, et que son dénonciateur, un employé subalterne du nom de Pedroza, qu’elle avait rebuté, avait traîtreusement caché chez elle le drapeau qui devait la perdre. Aujourd’hui la victime est devenue une héroïne, et tous les ans le jour anniversaire de sa mort, son sarcophage est porté en grande pompe à la cathédrale, où un service solennel est célébré à sa mémoire.

Le monument de Doña Mariana Pineda se compose uniquement d’un piédestal : on devait lui élever une statue de bronze, mais soit que les fonds aient manqué, soit que l’enthousiasme politique se soit refroidi, le piédestal attend toujours la statue.

Rien n’est plus merveilleux que le spectacle dont on jouit de la Carrera de las Angustias, quand on se dirige vers le Salon, autre splendide alameda qui fait suite à la Carrera : par-dessus la haute barrière de verdure formée par les arbres du Salon, on voit s’élever, comme une immense toile du fond, les cimes neigeuses de la Sierra Nevada ; il n’existe pas dans le monde entier une promenade d’où l’on jouisse d’un pareil spectacle : vers le soir, les sommets de l’immense montagne se revêtent des couleurs les plus riches et les plus transparentes : le manteau de neige qui la couvre, éclairé par les rayons du soleil couchant, prend des tons de nacre et d’opale, tandis que les anfractuosités restées dans l’ombre se colorent d’un bleu aussi pur mais plus doux que le saphir. Nous nous plaisions chaque soir à observer les jeux de lumière et les changements incessants que le soleil, en s’abaissant vers l’horizon, mêlait à ce sublime spectacle, jusqu’à ce que, le jour finissant, les lumières et les ombres disparussent dans les demi-teintes du crépuscule ; alors la Sierra Nevada ne nous apparaissait plus que comme une grande masse d’un blanc uniforme, dont les déchirures se découpaient nettement sur un ciel rougeâtre parsemé de longs nuages violacés.

Le Salon, qui fait suite à la Carrera de las Angustias, est la plus vaste et la plus belle promenade de la ville ; et il n’en est guère en Espagne qui puisse lui être comparée, pas même celle de Madrid qui porte le même nom. C’est une large allée de quatre cents pas de long, ornée à chaque extrémité d’une grande fontaine, l’une appelée la Bombe, et l’autre la Fontaine des Grotesques, à cause de certains monstres ou dieux marins de l’aspect le plus comique. L’allée principale est formée d’arbres gigantesques dont les branches entrelacées se rejoignent pour former une voûte élevée, impénétrable aux rayons du soleil ; cette grande allée, comparable à la voûte d’une cathédrale, est flanquée de deux petites allées latérales, qui formeraient les bas côtés ; le parfum des jasmins et des myrtes, le murmure des fontaines lançant leurs eaux limpides jusqu’à la cime des arbres, l’ombre et la fraîcheur qui ne cessent de régner, font du Salon un séjour délicieux pendant les chaleurs de l’été.

Le Genil, cette rivière au nom si poétique, roule, en suivant l’allée de droite du salon, ses eaux transparentes sur un lit de cailloux ; plus modeste que le Darro, dont le sable contient de l’or, il se contente, dit-on, de rouler des parcelles d’argent : le nom du Genil vient de l’Arabe Shinil ou Shingil, et n’a aucun rapport, comme on l’a prétendu, avec le rio de San Gil, ou rivière de Saint-Gilles ; on assure même que le nom arabe n’est que la corruption du Singilis des Romains. Le Genil prend naissance dans les flancs de la Sierra Nevada, dans le barranco del infierno, — le ravin de l’enfer, — et après avoir reçu près de l’Alameda du Salon, les eaux du rapide Darro, il court, grossi de nombreux affluents, à travers la Vega qu’il fertilise ; aussi les poëtes arabes ont-ils comparé la rivière de Grenade au Nil, non-seulement à cause de la fertilité qu’il apporte dans la vallée qu’il parcourt, mais à cause de son nom, dont la première moitié signifie cent en arabe : « Que le Caire, disent-ils en jouant sur le double sens, ne vante pas tant son Nil, puisque Grenade en possède cent. » Le Genil passe ensuite à Loja, arrose la vallée d’Ecija, et va mêler, près de Palma, ses eaux à celles du Guadalquivir.

C’est sur le pont du Genil que le malheureux Boabdil, peu de temps après avoir quitté son palais qu’il ne devait jamais revoir, et accompagné pour toute escorte de cinquante cavaliers fidèles, rencontra Ferdinand et Isabelle, qui se dirigeaient vers l’Alhambra ; d’après le récit de Mendoza et de Pierre Martyr, aussitôt que l’ancien roi de Grenade aperçut le roi d’Espagne, il voulut descendre de cheval pour baiser la main du vainqueur, en signe d’hommage ; mais Ferdinand s’empressa de le prévenir, et l’embrassa avec toutes les marques de la sympathie et du respect. Boabdil remit alors au vainqueur les clefs de l’Alhambra, en lui disant : « Elles t’appartiennent, ô Roi puissant et exalté, puisqu’Allah l’ordonne ainsi : use de ta victoire avec clémence et modération ! »

Il existe une très-grande contradiction entre ce récit et celui des auteurs arabes : ils prétendent que Boabdil fut obligé de descendre de cheval, et de baiser la main du roi d’Espagne, qui lui adresse la parole en termes très-durs ; on a peine à croire à un pareil manque de générosité envers un vaincu ; mais il est avéré que Ferdinand n’usa de sa victoire ni avec clémence, ni avec modération. Toutes les clauses de la capitulation furent violées une à une, plusieurs même le furent, dit un écrivain, avant que l’encre qui servit à l’écrire fût encore sèche. Des insurrections éclatèrent à Grenade et dans les montagnes de l’Alpujarra, et il s’ensuivit des guerres qui ne furent terminées que près de quatre-vingts ans après la reddition de Grenade.

Après avoir visité l’Alhambra et la partie la plus élégante de Grenade, il nous restait à parcourir les faubourgs et les quartiers habités par le peuple, qui ne sont pas la partie la moins curieuse de la ville : l’Antequeruela est un de ces quartiers ; son nom vient de ce qu’il fut peuplé autrefois par les habitants fugitifs de la ville d’Antequera.

L’Albayzin, un quartier plus populeux encore, doit son nom à une cause analogue : en 1227, la ville de Baeza, alors peuplée et importante, fut prise et saccagée par saint Ferdinand ; une partie des habitants vint chercher un refuge à Grenade, et on leur accorda en dehors de la ville un terrain ou ils construisirent un faubourg qui fut nommé Rabadhu-l-Bayzin, le faubourg du peuple de Baeza, nom dont on a fait plus tard l’Albayzin.

Le faubourg de l’Albayzin est bâti sur une colline qui fait face à l’Alhambra ; c’est le quartier de Grenade qui a le mieux conservé son ancien aspect, autant à cause de sa population que de quelques vieilles maisons moresques échappées à la destruction presque générale de la ville ancienne ; une des plus remarquables parmi celles que nous pûmes découvrir est la Casa del Chapiz, sur la cuesta ou côte du même nom. On entre dans cette maison par un patio, ou petite cour entourée de galeries formant balcon au premier étage ; nous y remarquâmes une fenêtre assez bien conservée, séparée en deux par une élégante et mince colonne de marbre ; c’est ce que les Mores nommaient ajimez : on jouit de cette fenêtre de la plus belle vue sur la colline de l’Alhambra. On voit encore dans la Casa del Chapiz des restes remarquables de décoration en stuc, avec d’élégantes colonnes en marbre blanc de Macael, et de curieuses sculptures moresques en bois résineux. Une autre villa moresque non moins remarquable, c’est le cuarto real, c’est-à-dire l’appartement royal, situé dans l’intérieur de Grenade ; nous y vîmes de très-beaux ornements en stuc contemporains de ceux de l’Alhambra, et des azulejos ou carreaux émaillés et ornés de reflets métalliques, spécimens très-rares et très anciens, qu’il faut signaler particulièrement aux amateurs d’anciennes faïences, si nombreux aujourd’hui.

Retournant à l’Albayzin, nous visiterons encore les anciens bains moresques, dont on a fait un lavoir, le Lavadero de Santa Inès. Ces bains, qui étaient publics, sont d’une construction tout à fait différente de ceux de l’Alhambra, destinés à peu de personnes seulement ; bien que les ornements aient presque tous disparu, ils sont encore assez bien conservés pour donner une idée parfaite de ce qu’ils étaient au temps de la domination musulmane : nous admirâmes surtout des colonnes avec de très-curieux chapiteaux ornés de caractères coufiques très-anciens, qui peuvent remonter au dixième ou au onzième siècle. Au milieu de la salle principale est la piscine où l’on se baignait, et où les ménagères de l’Albayzin viennent aujourd’hui laver leur linge. Dans d’autres pièces contiguës on voit le long des murs des estrades en maçonnerie, destinées à recevoir les lits de repos ; ces pièces, où l’on se rendait après le bain, étaient chauffées, probablement au moyen de tuyaux placés dans l’épaisseur du mur ; à l’extrémité se trouve un patio et petit jardin dans lequel les baigneurs allaient respirer le frais. La disposition de ces bains a beaucoup d’analogie avec celle des thermes romains ; on y retrouve l’apodyterium dans la première salle, et dans la suivante le tepidarium ou étuve ; c’est également, du reste, la distribution des bains actuels si communs en Orient.

Un édit de Philippe II ayant défendu aux Morisques l’usage des bains, ils chargèrent un vieux gentilhomme more, nommé Francisco Nuñez Muley, de porter leurs plaintes au président de la Audiencia de Grenade, don Pedro de Deza, qui appartenait au Saint-Office. Ce curieux mémoire nous a été conservé : « Peut-on dire que les bains soient une cérémonie religieuse ? Non certes : ceux qui tiennent les maisons de bains sont chrétiens pour la plupart. Ces maisons sont des lieux de société et des réceptacles d’immondices, elles ne peuvent donc servir aux rites musulmans, qui exigent la solitude et la propreté. Dira-t-on que les hommes et les femmes s’y réunissent ? Il est notoire que les hommes n’entrent pas dans les bains des femmes. Les bains ont été imaginés pour la propreté du corps : il y en a toujours eu dans tous les pays du monde, et s’ils furent défendus en Castille, c’est parce qu’ils affaiblissaient la force et le courage des hommes de guerre. Mais les habitants de Grenade ne sont pas destinés à faire la guerre, et nos femmes n’ont pas besoin d’être fortes, mais propres. »

Malgré ces bonnes raisons l’édit fut maintenu, et les Morisques durent renoncer à leurs bains.

L’Albayzin, qui a aujourd’hui un aspect si délabré et si misérable, était du temps des Mores un quartier riche et industrieux : c’est là que se tissaient, avec la soie de l’Alpujara, ces belles étoffes tant vantées par les voyageurs. Après la reddition de Grenade, c’est dans l’Albayzin qu’éclata la première insurrection des Moriscos, ou petits Mores, comme les appelaient dédaigneusement les Espagnols.

Le Sacro-Monte, voisin de l’Albayzin est un faubourg encore plus curieux à visiter : son nom, qui signifie montagne sacrée, vient de ce qu’on y trouva des ossements qu’on crut avoir appartenu à des martyrs. Le Sacro-Monte est aujourd’hui le quartier général des gitanos de Grenade ; c’est à proprement parler une ville dans la ville, avec une population qui a ses mœurs et son langage à part ; nous allions dire ses maisons à part, mais quoique le Sacro-Monte soit très-peuplé, il n’y existe pas de maisons : les flancs de la colline sont percés d’une infinité de trous ou de grottes qui tiennent lieu de maisons aux gitanos. Ces singulières habitations sont en général précédées d’une petite cour ordinairement mal close ou même sans clôture, car il n’y a pas grand-chose à voler dans ces misérables demeures. On pénètre ensuite dans la grotte, composée d’une seule pièce, et fermées par quelques planches mal jointes : c’est dans cette pièce, dont les parois sont blanchies à la chaux, que vit pêle-mêle toute la famille, souvent composée de plus de dix personnes : un trou pratiqué dans la voûte livre passage à la fumée, car la pièce sert aussi de cuisine. Le mobilier, des plus misérables, se compose uniquement de quelques mauvais escabeaux, d’une table de bois blanc et rarement d’un grabat ; car les gitanos couchent pour la plupart sur le sol. Des enfants entièrement nus, aussi noirs que de petits Africains, grouillent çà et là au milieu des volailles faméliques et des animaux domestiques les plus immondes.

Les grottes de Gitanos, au Sacro-Monte. — Dessin de Gustave Doré.

Tel est, avec fort peu de variantes, l’aspect de presque toutes ces tanières où vivent les gitanos du Sacro-Monte ; elles nous rappelèrent les habitations souterraines que nous avions remarquées à Cullar de Baza. Il faut dire que les bohémiens de Grenade sont plus misérables encore que ceux des autres provinces, de même que Grenade, qui n’a pour ainsi dire ni commerce, ni industrie, est aujourd’hui une des villes les plus pauvres de l’Espagne.

Un grand nombre de ces gitanos sont maréchaux-ferrants, forgerons ou serruriers, et ont leurs forges établies dans les flancs mêmes de la montagne ; aussi, quand on les voit le soir travailler à demi-nus, leurs corps bronzés, éclairés par le feu rouge de leurs fourneaux, on pense malgré soi au célèbre tableau de Velasquez qui représente les Forges de Vulcain. Il existait autrefois une loi qui défendait sévèrement au gitanos de travailler le fer ; cette loi doit être tombée en désuétude, il y a longtemps, car cette industrie est depuis plusieurs générations, particulièrement exercée par ceux de Grenade. Le travail du fer paraissait à cette époque très-dangereux entre leurs mains ; ils passaient pour commettre les crimes les plus abominables : ce n’était rien quand on leur reprochait de voler les enfants pour aller les vendre aux Mores des côtes de Barbarie, de se réunir en bandes pour attaquer les villages et même les villes, ou de dévaliser les voyageurs sur les grandes routes : on allait jusqu’à les accuser d’être anthropophages. Don Juan de Quinones raconte, dans son Discurso contra los gitanos, imprimé à Madrid en 1631, qu’un certain juge de Zaraicejo, nommé Martin Fajardo, fit arrêter, en 1629, quatre gitanos suspects, auxquels il fit donner la torture ; ils confessèrent qu’ils avaient tué une femme dans la forêt de las Gamas, et qu’en suite ils l’avaient mangée. Ayant reçu la question une seconde fois, ils reconnurent avoir assassiné et mangé un pèlerin qu’ils avaient rencontré dans la même forêt ; enfin, au troisième tour, ils reconnurent en avoir fait autant d’un moine franciscain.

L’industrie du fer n’est pas la seule qu’exercent les gitanos de Grenade ; une de leurs principales ressources est encore la chalaneria ou charraneria. ce mot comprend tout ce qui a rapport au commerce, à l’échange, au maquignonnage des chevaux ; il n’est pas au monde de maquignons dont l’habileté égale celle qu’ils déploient dans cette industrie. D’abord ils servent toujours d’intermédiaires dans toutes les ventes d’animaux, comme chez nous les israélites de l’Alsace ; ils ont toutes sortes de préparations secrètes pour donner aux chevaux une vivacité extraordinaire, ou les faire tomber dans un état de langueur. Ainsi, l’on cite ce qu’ils appellent le drao, drogue qu’ils jettent en cachette dans la mangeoire des chevaux, et au moyen de laquelle ils les rendent malades, du moins en apparence, afin de se faire payer pour les guérir ensuite ; car ils sont également albeitares, ou vétérinaires. On leur attribue, en outre, le pouvoir de charmer les animaux au moyen de paroles magiques, et ils sont généralement regardés par les gens du peuple comme plus ou moins sorciers, et comme jetant à volonté le mauvais œil, el mal de ojos.

M. Georges Borrow, qui a vécu longtemps au milieu des gitanos et connaît parfaitement leurs mœurs, raconte, au sujet du pouvoir singulier qu’ils exercent sur les chevaux, une aventure étrange dont il fut témoin, et à laquelle, dit-il, il serait difficile d’assigner une explication raisonnable. C’était sur un champ de foire dans lequel plus de trois cents chevaux se trouvaient réunis ; des gitanos parurent, et aussitôt une panique extraordinaire s’empara de tous ces animaux, qui se mirent à hennir, à geindre et à lancer des ruades, en essayant de s’échapper dans toutes les directions ; quelques-uns, plus furieux que les autres, semblaient véritablement possédés du démon, frappant convulsivement des pieds, la queue et la crinière hérissées comme les soies d’un sanglier ; la plupart de ceux qui montaient ces chevaux eurent beaucoup de peine à rester en selle, et un grand nombre furent jetés à terre.

Aussitôt que la panique eut cessé, et elle cessa aussi soudainement qu’elle avait commencé, les gitanos furent immédiatement accusés d’être les auteurs de tout ce désordre ; on leur reprocha d’avoir ensorcelé les chevaux pour les voler au milieu de la confusion, et les fermiers du marché, assistés de gens du peuple qui détestaient particulièrement les gitanos, les chassèrent à coups de cannes et de gourdins. Voilà, ajoute le missionnaire protestant, ce que l’on gagne à avoir une mauvaise réputation.

Les gitanos de Grenade ont une physionomie des plus marquées : leur teint olivâtre, leurs cheveux noirs, longs et crépus, des lèvres épaisses, les font aisément distinguer des Espagnols ; comme les peuples asiatiques, ils sont de petite taille et ont les pommettes très-saillantes. Un de nos collaborateurs, M. A. de Gobineau, dit avec beaucoup de raison, dans son remarquable ouvrage sur l’inégalité des races humaines, que les individus de cette race présentent exactement la même précocité physique que les Hindous, leurs parents ; et, ajoute-t-il, sous les cieux les plus âpres, en Russie, en Moldavie, on les voit conserver, avec leurs notions et leurs habitudes anciennes, l’aspect, la forme du visage et les proportions corporelles des Parias.

Les gitanos de Grenade sont les plus grands gesticulateurs du monde, sans excepter les Napolitains, et ont dans les traits une mobilité extraordinaire, comme tous ceux d’Espagne. Ils passent pour être exercés au vol dès leur enfance, non pas au vol à main armée, car ce sont en général les gens du monde les plus inoffensifs, mais à celui qui exige une habileté particulière dans les doigts ; moins forts que les Espagnols, ils se vengent en les volant autant qu’ils peuvent, et en exerçant contre eux, à défaut du droit, du plus fort, celui du plus rusé ; il faut pourtant dire à leur honneur qu’il y a des exceptions. Une fois que nous étions entrés chez l’un d’eux, le bohémien Rico, brave homme à la figure franche et avenante, qui nous avait offert quelques fruits, il arriva à l’un de nous de laisser tomber, sans s’en apercevoir, quelques pièces blanches qu’il nous rendit très-fidèlement. Doré voulut, en souvenir de cette belle action, le faire poser un instant, et récompensa son modèle avec une générosité dont il parut vivement touché.

Le bohémien Rico. — Dessin de Gustave Doré.

Les gitanas sont sveltes et souples, et marchent avec un déhanchement tout particulier ; on en voit quelquefois d’une beauté remarquable, avec de grands yeux noirs, vifs et fendus, des yeux picaresques, comme disent les Espagnols, expression qui correspond exactement à notre mot fripon, des cheveux de jais et des dents aussi blanches que l’ivoire. Leur grande affaire, c’est de dire la bonne aventure, la buena ventura, ou la baji, comme elles disent dans leur langage ; c’est dans les lignes de la main qu’elles lisent l’avenir. Un auteur de la fin du seizième siècle, Covarrubias, les définit ainsi : « Gente perdida y vagabonda, inquieta, engañadora y embustidora ; dicen la buena ventura por las rayas de las manos » — Race perdue et vagabonde, trompeuse et menteuse ; elles disent la bonne aventure au moyen des plis de la main.

Après la bonne aventure vient la danse, dans laquelle elles brillent d’une manière toute particulière ; il n’est pas un étranger qui veuille quitter Grenade sans avoir vu danser les gitanas. Ordinairement elles se rendent à l’hôtel sous la conduite d’un capitan, gitano qui se charge d’organiser le ballet, armar el baile, et qui les accompagne avec sa guitare. Mais ces danses, organisées à l’avance et accommodées suivant le goût des étrangers, n’ont plus leur sauvagerie originale ni la saveur particulière de l’imprévu. Quant à nous, que nos fréquents voyages à Grenade et quelque connaissance de la langue avaient mis à même d’étudier à fond les mœurs des habitants du Sacro Monte, nous y conduisîmes nos camarades, et au bout d’un instant le bal fut armé ; les danseuses improvisées, superbes de désinvolture sous leurs misérables haillons, faisaient claquer leurs castagnettes d’impatience, en attendant les guitares et les panderetas qu’on avait été chercher dans les tanières voisines. Bientôt les guitares commencèrent à grincer et à bourdonner sous les doigts des chanteurs, qui entonnèrent d’une voix de fausset nasillarde les mélodies les plus étrangères ; une vieille gitana, type achevé de sorcière, et qui en effet, comptait parmi les plus illustres du Sacro-Monte, s’était assise au pied d’un mur sur lequel s’étalait le squelette desséché d’une énorme chauve-souris, accessoire qui ajoutait encore à son air passablement satanique ; elle s’arma d’un grand pandero, dont la peau bronzée résonna bientôt sous ses doigts, accompagnant le cliquetis des lames de cuivre : Anda, vieja ! auda, revieja ! — Va, vieille ! va, deux fois vieille ! lui disaient les jeunes en l’excitant ; et le tambour de basque se mit à ronfler plus fort sous le pouce nerveux de la gitana.

Une grande jeune fille admirablement faite, qu’on appelait la Pelra, se mit à danser le Zorongo avec une souplesse et une grâce charmantes ; ses pieds nus effleuraient le sol parsemé de cailloux, comme si elle eût dansé sur un tapis ; les guitares pressaient le mouvement, et les cris de : Juy ! ole ! ole ! Alza ! retentissaient de toutes parts, accompagnés d’applaudissements enthousiastes et de palmeados frappés dans la paume de la main ; la gitanilla savait bien, du reste, que de jolies pièces blanches seraient la récompense de son talent, et nous pensions en la regardant à ces vers des Romances burlescos de Gongora, où le poëte dépeint une gitana habile à attirer au son d’un pandero les cruzades, qui sont une bonne monnaie :

Al son de un pandero
Que a su gusto suena,
Deshaze Cruzados
Que es buena moneda.

La danseuse, enivrée par son succès, redoublait d’agilité, et bientôt ses longs cheveux noirs, s’étant dénoués, flottèrent épars sur ses brunes épaules. Un jeune gitano s’élança auprès de la Pelra, deux autres couples en firent autant, et la mêlée ne tarda pas à devenir générale, les couples se réunissant et se séparant pour se rejoindre de nouveau. Les danseurs, électrisés par les applaudissements des gitanos et par les nôtres, que nous ne leur épargnions pas, continuèrent ainsi longtemps encore, et ne s’arrêtèrent que quand les guitarreros, épuisés de fatigue et à bout de voix, cessèrent de chanter et de frapper les six cordes de leur instrument.

Gitana de Grenade dansant le zorongo. — Dessin de Gustave Doré.

Un instant après, ce fut le tour de deux petites gitanas de huit à dix ans qui, jalouses des succès de leurs sœurs aînées, se mirent à les imiter ; l’une d’elles, à peine vêtue de quelques haillons troués, décrivait des cercles avec ses petits bras, et faisait résonner en mesure ses castagnettes, tandis que l’autre, relevant d’une main le bas de sa jupe, se campait fièrement en prenant les poses les plus crânes, la tête relevée, les jarrets tendus et le poing sur la hanche, à laquelle elle imprimait ce mouvement de va-et-vient horizontal qu’on appelle zarandeo, parce qu’il ressemble à celui d’un crible qu’on agite. Le père, un gitano au teint bronzé, coiffé du foulard et du sombrero calañes, faisait résonner le pandero sous son pouce, pendant que la mère regardait complaisamment ses enfants danser ; la vieille gitana, celle qu’on appelait la revieja, ne restait pas inactive : se rappelant le temps éloigné de sa jeunesse, elle avait passé les castagnettes à son pouce, et, joignant l’exemple à la parole, elle encourageait les petites danseuses en accentuant les poses et en répétant de temps en temps : Mas zarandeo, chica, mas zarandeo ! — Plus de zarandeo, petite, plus de zarandeo !

Danse de petites gitanas au Sacro-Monte. — Dessin de Gustave Doré.

Cependant, les danses n’étaient pas encore finies ; électrisés nous-mêmes par le roulement sonore des panderos et par les accords saccadés des guitares qui accompagnaient des chants au rhythme le plus étrange, nous voulûmes à notre tour prendre part au baile : en un instant habits et gilets furent accrochés aux raquettes d’un cactus, nos mains s’armèrent des inévitables castagnettes, et nous nous élançâmes dans l’arène le jarret tendu, le corps cambré et les bras arrondis, prêts à mettre à profit les leçons que nous venions de prendre. Deux des gitanas qui s’étaient déjà distinguées s’avancèrent de nouveau, prêtes à nous tenir tête, et le ballet recommença avec un redoublement d’entrain. Une nouvelle danseuse vint se joindre à nous : c’était une gitana d’une quinzaine d’années, à l’air timide et mélancolique ; une épaisse chevelure couvrait sa petite tête, et de longs cils voilaient ses grands yeux noirs, d’une sauvagerie extraordinaire ; ses petits pieds nus et ses mains d’enfant annonçaient une grande pureté de race, et auraient fait envie aux beautés les plus aristocratiques. Dès les premiers pas qu’elle fit, nous fûmes frappés de la souplesse étonnante de sa taille ; ses mouvements n’avaient rien de l’impétuosité que déployaient ses compagnes ; à peine changeait-elle de place, agitant ses bras avec une grâce nonchalante, et donnant à son cou des inflexions charmantes ; à vrai dire, elle ne dansait qu’avec les hanches, et cependant jamais danse ne fut plus expressive ; très-sérieuse elle-même, elle nous prenait tout à fait au sérieux comme danseurs ; aussi eûmes-nous un certain succès parmi les gitanos, et un succès tel qu’on fut obligé de fermer les portes pour empêcher la foule d’envahir le patio, car le bruit s’était répandu de grotte en grotte que trois caballeros ingleses, — on nous prenait pour des Anglais, — se livraient au zarandeo comme de vrais Andalous, chose inouïe dans les annales du Sacro-Monte.

Nous retournâmes souvent au Sacro-Monte, et chaque fois la fête recommençait, car les gitanos nous reconnaissaient de loin, et aussitôt qu’ils nous voyaient arriver, ils s’empressaient d’aller chercher les guitares et les panderetas ; les danses finies, il y avait une distribution de pesetas, monnaie à laquelle danseurs, musiciens et danseuses étaient loin d’être indifférents.

Dans une de ces visites, nous surprîmes un jour la vieille gitana, que nous avions surnommée la revieja, en flagrant délit de buena ventura. Quatre jeunes femmes élégantes, coiffées de longues mantilles de dentelle noire, s’étaient rendues au Sacro-Monte, désireuses sans doute d’arracher à l’avenir quelques secrets intéressants. La plus jeune des quatre Grenadines était assise sur un poyo ou banc de pierre à côté de la gitana, qui sans doute lui annonçait des choses fort agréables, car elle essayait de prendre un air souriant en désignant des lignes heureuses sur la jolie main qu’elle tenait dans ses mains décharnées. Discrètement cachés pour contempler cette scène, nous ne pouvions rien entendre de l’oracle, mais l’expression de la jeune femme, qui se cachait en rougissant derrière son éventail, nous fit supposer que la sorcière lui disait précisément les choses qu’elle désirait apprendre ; la famille assistait indifférente à la consultation, habituée probablement à la voir souvent se renouveler, tandis que des enfants à demi nus se tenaient couchés à côté de quelques noirs pourceaux, avec lesquels ils paraissaient vivre dans la meilleure intelligence.

Señoras consultant une gitana du Sacro-Monte. — Dessin de Gustave Doré.

Nous aimions aussi à étudier le caló. C’est ainsi qu’on appelle le singulier langage que parlent entre eux les gitanos, qui s’appellent eux-mêmes calès ou calorès ; un certain nombre de mots, tels que ceux employés pour la numération, dérivent du sanscrit, ce qui s’explique par l’origine hindoue des gitanos ; d’autres ne se rattachent à aucune langue connue. Voici quelques-uns des mots les plus caractéristiques :

Romani, langage gitano, synonyme de caló.
Ro, mari.
Romi, épouse.
Planoro, frère.
Busnés, les Espagnols, les gentils.
Gabinés, les Français. Nous ignorons l’origine de ce mot.
Filimacha, les galères.
Estaripel, la prison.
Chichi, la tête.
Parné, l’argent.
Prajandi, guitare.
Gachapla, chanson.
Chabi, enfant.
Baji, la bonne aventure.
Pindré, le pied.
Filichi, le mouchoir.
Charipe, le lit.
Meligrana, grenade ; c’est le mot espagnol qui signifie fruit du même nom, et dont les gitanos se servent pour désigner la ville de Grenade.

Il ne faut pas confondre le caló avec l’argot des voleurs, ou germania, qui lui a fait beaucoup d’emprunts, et qui est assez usité parmi certaines classes dangereuses, telles que les tahurés et les barateros, classes particulières à quelques villes d’Andalousie, comme Séville et Malaga. Nous reviendrons plus tard sur ce curieux jargon rempli d’images, et sur les gens qui le parlent.

Sous le rapport des mœurs, les gitanos sont généralement irréprochables ; les gitanas surtout ont une réputation méritée de chasteté, malgré un certain air lascif et provoquant qu’elles affectent assez souvent, principalement dans leurs danses. Il arrive quelquefois qu’un gitano épouse une Espagnole, mais il est beaucoup plus rare de voir un Espagnol épouser une gitana.

Les gitanos ne se marient ordinairement entre eux qu’après avoir été fiancés très-longtemps à l’avance. D’après leur loi, ou plutôt leurs usages, la durée de ces fiançailles doit être de deux ans ; leurs noces sont extrêmement bruyantes ; les fêtes ne durent pas moins de trois jours, pendant lesquels ils chantent, dansent et boivent, dépensant ainsi une grande partie de ce qu’ils possèdent.

Quant à leur religion, c’est à peine s’ils en ont une : ils passent généralement pour ne croire ni à Dieu, ni à la sainte Vierge, ni aux saints. On assure que beaucoup d’entre eux croient à la métempsycose et sont persuadés, comme les sectateurs de Bouddha, que l’âme n’atteint un état suffisant de pureté qu’après avoir passé dans un nombre infini de corps.

Tels sont les principaux traits des mœurs des gitanos de Grenade, différents en quelques points de leurs frères de Séville, que nous aurons l’occasion d’étudier plus tard.


Ascension à la Sierra Nevada. — Le nevero Ramirez. — Le trésor du Barranco de Guarnon. — Le Panderon. — Les Ventisqueros. — Lo Picacho de Veleta. — Le Mulahacen.

Nous avions parcouru Grenade en tous sens, et exploré jusqu’aux moindres coins de la ville et des faubourgs ; mais il nous restait à faire l’ascension de la Sierra Nevada, car nous nous étions bien promis de ne pas partir sans avoir vu de près les neiges du Picacho de Veleta, ce Mont-Blanc de l’Andalousie. Ce voyage n’était pas une petite affaire, car les sierras de la province de Grenade, très-rarement visitées par les touristes, n’ont pas encore été exploitées et mises en coupe réglée comme les montagnes de la Suisse ; les guides de profession n’existent pas : ils seraient exposés à chômer trop souvent ; d’ailleurs, les ascensions ne sont guère possibles que pendant les mois de juillet et d’août ; dans les autres mois, le froid est trop vif et le terrain trop difficile. Nous pensâmes donc que le moyen le plus simple serait de nous entendre avec quelques-uns de ces neveros qui se rendent journellement à la sierra pour aller chercher la provision de neige dont Grenade a besoin pour calmer sa soif, et qui connaissent parfaitement les moindres sentiers de la montagne. Un de nos amis, M. de Beaucorps, nous avait recommandé un vieux gitane nommé Ramirez, connu pour un des plus anciens neveros, et dont il avait fait une photographie très-réussie que nous reproduisons. Nous allâmes trouver le nevero : c’était un homme d’une soixantaine d’années, à la figure bronzée et pleine d’énergie ; sa coiffure se composait d’un foulard rouge et jaune sur lequel était posé le chapeau andalous ; sa veste était ornée de boutons de métal et d’agréments de soie ; une large canana ou cartouchière de cuir faisait le tour de sa taille ; sa culotte, également en cuir, était serrée aux genoux par des cordons à glands, et des alpargatas de corde tressée lui servaient de chaussure. Après quelques paroles échangées, nous tombâmes facilement d’accord : il se chargeait de nous conduire au Picacho de Veleta, et ensuite, si nous le voulions, au Mulahacen, les deux plus hautes montagnes de la province de Grenade, et de nous procurer de bons machos pour montures, car les mulets sont bien préférables aux chevaux pour les expéditions dans la montagne. Quant au repuesto, — c’est ainsi qu’on appelle les provisions de voyage, — un de ses ânes devait les porter, et nous préférâmes les acheter nous-mêmes, ayant déjà acquis une grande expérience en ce genre ; nous remplîmes nos botas de cuir de Valence de vin rouge de Baza, le meilleur des environs de Grenade ; un jambon cuit au sucre — jamon en dulce — occupa, comme pièce de résistance, le fond de nos alforjas ; un salchichon de Vich, quelques poulets froids et une copieuse provision de chocolat à la cannelle, de pains et de fruits, devaient nous mettre pour plusieurs jours à l’abri de la faim et de la soif.

Par une belle et chaude matinée du mois d’août, Ramirez, le fusil à l’arçon de la selle, vint nous réveiller à notre casa de Pupilos ; nous étions prêts au point du jour, et, au bout d’un instant, nos alforjas et nos mantes étant chargées sur nos ânes, la caravane se mit joyeusement en marche.

Bientôt nous franchissions la puerta de los Molinos, et nous étions dans la Vega. Nous traversâmes d’abord la fertile et charmante vallée de Güejar, en suivant le cours du Genil qui, de temps en temps, forme des cascades et se précipite en bouillonnant entre ses deux rives toujours vertes. Grenade et ses collines nous apparaissaient comme à travers une gaze, disparaissant presque dans le brouillard du matin ; nous traversâmes ensuite la vallée de Monachil, et nous nous arrêtâmes quelques instants à l’ancien couvent de San Geronimo, presque ruiné aujourd’hui, et qui sert aux pastores pour abriter leurs troupeaux. Nous commencions à monter : les barrancos, larges crevasses qui nous semblaient d’en bas de petites taches aux flancs de la montagne, se dessinaient plus nettement devant nous ; la végétation commençait à changer ; aux pâles oliviers succédaient les châtaigniers au vert feuillage, et déjà nous pouvions cueillir quelques fleurs alpestres.

Les neveros nous firent remarquer le barranco de Guarnon, vaste gorge située entre la vallée où nous nous trouvions et celle de Dilar : le barranco de Guarnon renferme, d’après une croyance populaire fort ancienne, un immense trésor qui aurait été enfoui par les Mores peu de temps avant la reddition de Grenade ; cette tradition avait pris tant de poids au siècle dernier, qu’en 1799 le gouvernement nomma une commission composée d’un auditeur de la chancilleria de Grenade, d’un notaire et d’un ingénieur, qui se rendirent sur le terrain avec une escouade d’ouvriers et firent faire des fouilles dans le barranco ; malheureusement, soit que le trésor fût imaginaire, soit qu’il eût déjà été enlevé, toutes les recherches restèrent sans résultat.

Bien que l’air fût déjà assez vif, nos montures se ressentaient de l’ardeur du soleil d’août ; après avoir gravi pendant un temps assez long le camino de los Neveros, nous arrivâmes au sommet de la rambla del Dornajo, lieu que nos guides avaient désigné pour la grande halte du jour. L’air de la montagne nous avait donné un appétit formidable : assis près d’une fontaine à l’eau limpide et glaciale, la fuente de los Neveros, nous fîmes honneur à nos provisions, et une de nos botas valenciennes fut presque dégonflée ; l’âne qui portait le repuesto dut se sentir considérablement allégé.

Après une sieste délicieuse, nous nous remîmes en marche pleins d’une ardeur nouvelle, afin d’arriver de jour au Panderon, où nous devions passer la nuit ; la montée devenait de plus en plus rude, mais la splendeur du spectacle nous empêchait de sentir la fatigue ; de temps en temps nous apercevions au-dessus de nos têtes des aigles et des vautours qui planaient comme immobiles, et dont le plumage fauve se détachait sur des masses de neige ou sur d’énormes rochers d’un gris violacé. À mesure que nous montions, le soleil s’inclinait vers l’horizon, en colorant des tons les plus chauds l’immense paysage étendu sous nos pieds, et baignait d’une vapeur dorée les montagnes qui nous entouraient de tous côtés ; arrivés enfin sur la plate-forme du Panderon, nous pûmes contempler quelques instants encore ce sublime spectacle, et voir le soleil disparaître tout à fait derrière les serranias de Ronda.

Le Panderon, dans la Sierra Nevada. — Dessin de Gustave Doré.

Le soleil couché, nous allumâmes un feu de branches mortes qui nous fut d’un grand secours, car nous commencions déjà à être engourdis par le froid. Assis autour du foyer improvisé, nous fîmes une nouvelle brèche à nos provisions, et nous ne tardâmes pas à nous retirer dans notre appartement, qui consistait en une misérable cabane élevée par les pastores et les neveros, et qui leur sert d’abri quand ils sont forcés de passer la nuit dans ces solitudes. Bien nous prit de nous être munis de nos mantes de Valence, car nous aurions pu nous croire au mois de janvier, et notre cabane était si mal close, qu’en nous endormant nous pûmes voir à travers le toit les innombrables étoiles qui scintillaient au ciel.

Le lendemain, nous étions en marche avant les premières lueurs du jour, désireux d’arriver au Picacho de Veleta pour jouir du lever du soleil. Nous ne tardâmes pas à apercevoir les premières neiges disséminées en longues plaques dans les anfractuosités des rochers ; bientôt elles devinrent plus abondantes : nous étions dans la région des ventisqueros ; c’est ainsi qu’on appelle, d’un nom qui signifie bourrasque (ventisca), les énormes amas de neige que l’ardeur du soleil ne parvient jamais à fondre, et qui servent à l’approvisionnement de Grenade et des principales villes de la province. Il existe encore d’autres ventisqueros non moins importants que le Panderon, tels que celui du Corral de Veleta, du Cerro del Caballo et des Rocas de Bacarès ; ils appartiennent à la ville de Grenade ; l’Ayuntamiento les afferme aux neveros et en tire, nous assurèrent ceux-ci, un revenu important.

Quand nous arrivâmes au plus haut plateau accessible du Picacho de Veleta, il était jour depuis longtemps, et le disque du soleil nous était encore caché par l’énorme cône neigeux du Mulahacen ; enfin il s’éleva radieux au-dessus des neiges éternelles, et baigna de lumière l’immense paysage qui s’étendait sous nos yeux ; il n’est peut-être pas en Europe un spectacle comparable à celui dont on jouit du haut des sommets de la Sierra Nevada, ni une vue aussi étendue : au nord s’élevaient les sierras de Baza et de Segura, au couchant celles de Tejeda et de Ronda, et plus loin encore les montagnes de l’Estrémadure, peu éloignées du Portugal ; la Sierra Morena, justifiant son nom, dessinait à l’horizon ses dentelures sombres ; la chaîne de Gador et une partie de la sauvage Alpujarra s’élevaient à nos pieds dans la direction du midi, et plus loin, de l’autre côté de la Méditerranée, nous distinguions dans une brume transparente les montagnes noires qui s’élèvent sur la côte africaine. Nos guides nous assurèrent que lorsque le vent est du sud on entend distinctement le bruit de la mer.

Le Picacho de Veleta doit son nom à une vigie (veleta) établie autrefois au sommet de la montagne, dans une atalaya ou tour d’observation dont on voit encore les ruines ; les signaux se transmettaient de cime en cime jusqu’à Grenade, au moyen de feux allumés pendant la nuit. Le Mulahacen est le plus haut pic de la Sierra Nevada ; le Picacho de Veleta ne vient qu’en seconde ligne[2], et cependant la vue du dernier est beaucoup plus magnifique et l’horizon beaucoup plus étendu, le Picacho masquant une grande partie de la côte de Barbarie. Nous renonçâmes donc à faire l’ascension du Mulahacen, où nos neveros nous proposaient de nous accompagner, et qui nous aurait pris deux ou trois jours de plus.

Un nevero de la Sierra Nevada. — D’après une photographe de M. G. de Beaucorps.

Il fallait, malgré l’admiration qui nous clouait sur place, songer à opérer notre descente ; elle fut plus difficile que la montée, et nous avions parfois le vertige en franchissant d’étroits sentiers qui surplombaient au-dessus d’un abîme ; mais nos machos avaient le pied sûr, et nous nous en tirâmes sans accident. Nous ne manquions pas de nous faire indiquer par nos guides les noms des différents puertos (passages) ou desfiladeros (défilés) que nous apercevions ; quelques-uns de ces noms sont très-pittoresques, comme le Montayre, — la montagne de l’air ; le Puerto del Lobo — le passage du Loup ; la cueva del Ahorcado, — la grotte du Pendu, et autres noms également significatifs.

De retour à Grenade, nous dîmes adieu à notre brave Ramirez et aux autres neveros, et nous nous séparâmes les meilleurs amis du monde. Le senor Pozo et sa femme, qui commençaient à concevoir des inquiétudes sur le compte de leurs hôtes, nous virent revenir avec les plus grands signes de joie, et il fallut leur raconter tous les détails de notre ascension. Enfin, après quelques jours consacrés au repos et à de nouvelles visites à l’Alhambra, nous nous résolûmes, non sans regrets, à dire adieu, ou plutôt au revoir, à notre chère Grenade, et nous allâmes retenir nos places à la diligence de Jaen.

Ch. Davillier.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Suite. — Voy. t. VI, p. 289, 305, 321, 337 ; t. VII, p. 353 ; t. X, p. 1, 17, 353, 369 et 385.
  2. D’après les géographes espagnols, la hauteur du Mulahacen est de trois mille six cent cinquante-deux mètres, et celle du Picacho de Veleta de trois mille cinq cent soixante mètres au-dessus du niveau de la mer.