Voyage en Espagne (Doré et Davillier)/09


VOYAGE EN ESPAGNE,

PAR MM. GUSTAVE DORÉ ET CH. DAVILLIER[1].




GRENADE.

1862. — DESSINS INÉDITS DE GUSTAVE DORÉ. — TEXTE INÉDIT DE M. CH. DAVILLIER.



Une Casa de Pupilos. — Le Patio. — Les rues de Grenade. — Les louanges des poëtes arabes. — Les origines de Grenade : l’ancienne Karnattah phénicienne ; l’Illiberis des Romains. — Les Goths et les Arabes. Ibn-Al-Hamar. — Guerres civiles. Grandeur et décadence de Grenade.

La nuit commençait à tomber quand nous fîmes notre entrée à Grenade ; nous venions de passer sous la Puerta de Facalauza, une des anciennes portes de la ville moresque, dont le nom signifie en arabe : Porte des amandiers. L’arrabal ou faubourg, que nous traversâmes, est d’un aspect assez misérable et n’annonce guère l’entrée d’une ville aussi riche en merveilles que l’ancienne capitale de Boabdil. Après avoir tourné dans un grand nombre de ces ruelles tortueuses que les Espagnols appellent callejones, notre tartane s’arrêta devant une casa de pupilos de la Calle de la Duquesa, où notre compagnon de voyage, l’avocat de Velez Rubio, avait l’habitude de descendre. Nous fîmes donc nos adieux à notre calesero Paquito et à ses deux mulets Comisario et Bandolero, et le señor Pozo, tailleur grenadin, — sastre granadino, — comme disait fièrement son enseigne, nous admit d’emblée au nombre de ses pensionnaires. Le señor Pozo était un excellent homme, et nous fûmes comblés, par sa femme et par lui, de toutes sortes d’attentions et de prévenances.

La casa de pupilos n’est pas un hôtel, et le nombre des pensionnaires qu’on y reçoit est ordinairement limite à quelques-uns. C’est quelque chose comme la pension bourgeoise chez nous, ou comme le boarding-house des Anglais, avec plus de laisser-aller, plus de familiarité. Ces maisons sont ordinairement peu fréquentées par les étrangers ; quant à nous, nous les recherchions toujours de préférence aux hôtels, dont le faux luxe et l’hospitalité de mauvais aloi ne valent pas un accueil plus simple, mais presque toujours patriarcal et plein de cordialité ; elles ont en outre l’avantage d’obliger, pour ainsi dire, l’étranger à parler la langue du pays.

La casa de pupilos, qu’on appelle aussi casa de huespedes, ne s’annonce aux passants que par un petit carré de papier blanc grand comme la main, attaché avec une ficelle à l’une des extrémités de la fenêtre ou du balcon, — en Espagne, il est peu de maisons sans balcon ; — lorsque le carré de papier est placé au centre, il signifie qu’il y a simplement un logement à louer.

Les balcons, à Grenade. — Dessin de Gustave Doré.

Le plus ordinairement, la casa de pupilos est tenue par quelque veuve, qui veut augmenter par ce moyen ses modestes ressources ; quelquefois par une famille que des revers de fortune forcent à louer à des étrangers les épaves d’un riche mobilier ; ou bien tout simplement par d’honnêtes bourgeois qui veulent tirer parti d’un appartement trop vaste pour eux. Tel était le cas de nos hôtes : notre padrona de huespedes était une grosse femme d’une quarantaine d’années, — de cuarenta navidades (quarante noëls) comme elle nous le disait elle-même en riant, comptant ses années par noëls comme on les compte chez nous par printemps ; toujours gaie, toujours avenante, elle tenait beaucoup à donner à ses pensionnaires une haute idée de l’hospitalité grenadine.

La maison, d’une propreté parfaite, était meublée avec la plus grande simplicité : des chaises et des canapés en bois peint, garnis de paille, composaient le mobilier ; les seuls objets de luxe étaient quelques saints et un pequeño san Juan en cire, habillés au naturel et qu’une cage carrée en verre garantissait de la poussière et des irrévérences des mouches. Les murs, peints au lait de chaux d’un ton jaune clair, étaient garnis de quelques lithographies coloriées représentant des sujets de Nuestra señora de Paris, avec une légende en français et en espagnol, qui expliquait les principaux faits du roman de Victor Hugo. Ces produits de la veuve Turgis avaient pour pendants quelques sujets religieux lithographiés et enluminés chez Mitjana, à Malaga, qui paraît faire une rude concurrence aux produits de la rue Saint-Jacques, d’Épinal et de Saint-Gaudens. Cette description pourrait s’appliquer à un très-grand nombre d’intérieurs espagnols.

Au rez-de-chaussée, était le patio, espèce de cour carrée qui peut se comparer exactement à l’atrium corinthien des maisons romaines : c’est tout à fait la même disposition. Autour du patio, règne une galerie couverte soutenue par des colonnes : c’est le cavædium des anciens ; la partie découverte est pareille à l’impluvium, et souvent un bassin, situé au centre, tient lieu du compluvium, où venaient se réunir les eaux pluviales. Telles sont un grand nombre de maisons de Grenade et, pour compléter la ressemblance avec les maisons qu’on voit encore à Pompéi, la plupart sont pavées d’une mosaïque faite avec de petits cailloux blancs et noirs, représentant des arabesques et autres dessins variés.

Notre patio était soutenu par des colonnes surmontées de chapiteaux moresques de marbre blanc, arrachés sans doute à quelque mosquée, ou à une ancienne maison contemporaine des rois de Grenade. Un détail nous a frappés : c’est qu’un très-grand nombre des maisons de Grenade offrent dans leur construction de ces fragments moresques, tandis que les maisons antérieures à la conquête chrétienne sont tellement rares, qu’on peut à peine en citer quelques-unes. Il est évident qu’à la fin du quinzième siècle les conquérants, peu familiarisés avec les usages orientaux, durent démolir les maisons anciennes et se servir des matériaux pour en reconstruire d’autres suivant la tradition de leur pays.

Cette absence à peu près complète de monuments moresques déçut vivement mes compagnons de voyage, qui croyaient retrouver encore la vieille Grenade du temps des Abencerrages, ou quelque ancienne ville orientale avec des minarets élancés et des moucharabys en relief, comme ceux dont Gentile Bellini aimait à orner ses grandes toiles. Cependant, hâtons-nous de dire que les rues de Grenade, si elles ne rappellent pas tout à fait l’Orient, sont bien loin d’être d’un aspect monotone : les maisons, peintes en rose tendre, en vert clair, en jaune beurre frais, et autres nuances des plus douces, se colorent au soleil des couleurs les plus gaies.

« Elle peint ses maisons des plus riches couleurs, » a dit Victor Hugo ; on ne saurait être plus vrai. Chaque fenêtre est garnie de longues nattes de sparterie abritant un balcon, d’où pendent, luxuriantes et touffues, des plantes grasses aux fleurs écarlates. Quelquefois des tendidos, vastes toiles aux rayures bleues et blanches, forment au-dessus des rues un toit transparent, comme dans certaines de nos villes du midi.

Ajoutons à cela des yeux noirs qui brillent dans l’ombre, à travers les stores d’un mirador, ou derrière les longs rideaux d’étoffe rayée qui pendent aux balcons ; quelques madones devant lesquelles brûlent des lampes allumées par des mains pieuses, un paysan qui passe embossé dans sa mante de laine brodée, et nous répéterons volontiers l’Orientale si connue de notre grand poëte :

Soit lointaine, soit voisine,
Espagnole ou sarrasine.
Il n’est pas nue cité
Qui dispute, sans folie,
À Grenade la jolie
La palme de la beauté,
Et qui, gracieuse, étale
Plus de pompe orientale
Sous un ciel plus enchanté.

Il y a de charmantes heures de flânerie à passer en errant à travers les rues de Grenade : à chaque pas, pour ainsi dire, les yeux sont frappés par quelques détails d’architecture ou par une scène de mœurs imprévue : tantôt c’est une caravane de paysans de la Vega, conduisant des ânes qui disparaissent presque entièrement sous d’immenses paniers chargés de fruits et de légumes ; tantôt c’est une brune gitana au teint cuivré, à l’air farouche, disant, pour quelques cuartos, la bonne aventure en plein air, en examinant la main d’un soldat crédule, qui écoute attentivement l’oracle de la sorcière ; ou bien encore, ce sont des musiciens ambulants qui chantent d’une voix nasillarde des coplillas populaires, et autour desquels la foule fait cercle.

Un jour que nous nous promenions dans la calle de Abenamar, — un nom de rue qui rappelle l’ancienne Grenade moresque, — nous fûmes attirés par des chants étranges qu’accompagnaient tant bien que mal quelques aigres grincements de guitare, et le bourdonnement sourd d’un pandero : nous aperçûmes bientôt deux nains portant le costume andalous, et de la difformité la plus singulière ; ces curieux musiciens nous firent penser aux nains ou enanos que Velasquez s’amusait quelquefois à peindre, et dont on voit plusieurs au musée de Madrid ; en eût dit encore des personnages empruntés aux contes fantastiques d’Hoffmann.

L’un d’eux grattait convulsivement de ses doigts osseux les cordes de sa guitare, tandis que l’autre exécutait sur son pandero toutes sortes de variations, en se livrant à la gymnastique la plus amusante. Trois élégantes señoras qui passaient par là s’arrêtèrent un instant pour contempler les exercices des enanos ; leur merveilleuse beauté et leur riche toilette faisaient un curieux contraste avec la laideur et le costume délabré des deux pauvres nains. Le concert terminé, les musiciens firent une ample moisson de cuartos, et allèrent recommencer un peu plus loin

Dames de Grenade écoutant des nains musiciens. — Dessin de Gustave Doré.

Une autre fois, nous rencontrâmes dans un faubourg de Grenade une famille de musiciens nomades, leurs paquets sur le dos et la guitare en bandoulière ; une jeune femme à la figure douce et mélancolique tenait par la main son enfant, qui marchait pieds nus. Ces pauvres gens venaient de parcourir à pied le chemin de Guadiz à Grenade, et avaient à peine gagné de quoi se nourrir en route ; aussi voulûmes-nous, pour les dédommager, leur faire chanter tout leur répertoire.

Famille de musiciens nomades. — Dessin de Gustave Doré.

N’oublions pas les mendiants, qu’on ne rencontre que trop souvent et quelquefois par troupes nombreuses ; dès qu’ils aperçoivent un étranger, ils se précipitent en se bousculant, et si on leur jette quelques pièces de menue monnaie, c’est une véritable curée. Leur grand nombre témoigne assez de la pauvreté et de la décadence de l’ancienne capitale des rois mores, autrefois si riche, si industrieuse, et si souvent chantée par les poëtes.

Une famille de mendiants, à Grenade. — Dessin de Gustave Doré.

Il n’est peut-être pas une ville qui ait été louée autant que Grenade : « A quien Dios le quiso bien, en Granada le dio de comer. — À celui que Dieu aime, dit un vieux proverbe, il a permis de vivre à Grenade. »

Et ces deux vers si connus, qu’on ajoute à ceux qui comparent Séville à une merveille :

      Quien no ha visto a Granada,
      No ha visto a nada !

« Qui n’a pas vu Grenade, n’a rien vu ! »

Un écrivain arabe qui vivait au quatorzième siècle, Jbnu-Battutah, appelle Grenade la capitale de l’Andalousie et la reine des cités, et dit que rien ne peut être comparé à ses environs, délicieux jardins de vingt lieues d’étendue. « Plus salubre que l’air de Grenade » est un proverbe encore usité en Afrique.

« Grenade, dit un ancien poëte andalous, n’a pas sa pareille dans le monde entier : c’est en vain que le Caire, Baghdad ou Damas voudraient rivaliser avec elle. On ne peut donner une idée de sa merveilleuse beauté qu’en la comparant à une jeune mariée, resplendissante de grâce, dont les pays voisins formeraient le domaine. »

La plupart des écrivains arabes appellent Grenade Shamu-l-andalus, c’est-à-dire le Damas de l’Andalousie, la comparant ainsi à la ville la plus célèbre de l’Orient ; quelques-uns disent que c’est une partie du ciel tombée sur la terre. « Ce lieu, dit un autre écrivain en parlant de la Vega, surpasse en fertilité la célèbre Gautah, ou prairie de Damas ; » et il compare les carmenes ou maisons de campagne, qui avoisinent la ville, à autant de perles orientales enchâssées dans une coupe d’émeraude.

Les écrivains espagnols n’ont pas été moins prodigues de louanges : les uns l’appellent l’illustre ; d’autres, la célèbre, la fameuse, la grande, la très-renommée, etc. Les rois catholiques lui donnèrent officiellement l’épithète de grande et honorable.

Les historiens étrangers se sont également plu à célébrer les beautés de Grenade : un écrivain du seizième siècle, Pierre Martyr de Angleria, natif de Milan, compare la Vega, ou plaine de Grenade, à celle qui entoure sa terre natale ; elle a sur Florence cet avantage que les montagnes, qui attirent sur cette ville les rigueurs de l’hiver, garantissent, au contraire, Grenade de l’âpreté des vents pendant la mauvaise saison. Son climat est préférable à celui de Rome exposée au sirocco, ce vent d’Afrique qui apporte les fièvres, tandis que l’air de Grenade est très-sain et guérit de nombreuses maladies. On y jouit d’un printemps perpétuel, et on peut y voir les citronniers et les orangers couverts en même temps de fleurs et de fruits ; les jardins toujours verts, toujours en fleurs, rivalisent avec ceux des Hespérides.

Il n’est pas facile de déterminer les origines de Grenade ; on ignore vers quelle époque des tribus errantes vinrent se fixer dans ce pays, où les attiraient un climat si salubre et tant de richesses naturelles. Il y a bien des écrivains qui veulent que la ville ait été fondée par Liberia, petite-nièce d’Hercule et quatrième arrière-petite fille de Noé. Cette Liberia aurait eu une fille nommée Nata, qui régna sur le pays : elle fut trompée par des étrangers qui, attirés par la fertilité du pays, vinrent lui demander de la terre à cultiver, seulement, disaient-ils, la surface occupée par la peau d’un bœuf, ce qu’elle leur accorda facilement ; mais les rusés étrangers découpèrent cette peau en bandes tellement minces qu’ils entourèrent une étendue de terrain suffisante pour l’emplacement d’une grande ville. Nata, que cette mauvaise plaisanterie avait désespérée, s’enferma dans une grotte où elle exerça l’astrologie et la magie, sciences qu’elle tenait de sa mère, sorcière consommée. Pour la consoler, les étrangers donnèrent son nom à la ville qu’ils venaient de fonder, en l’appelant Gar Nata, c’est-à-dire la ville de Nata. Voilà, ajoute le P. Echeverria, un des historiens de Grenade, voilà des contes de vieilles femmes, bons pour charmer les soirées d’hiver.

Sans nous occuper davantage de toutes ces fables qu’on retrouve mêlées à l’histoire de beaucoup de villes espagnoles, disons simplement que l’opinion la plus probable est celle qui fait de Grenade une ancienne colonie phénicienne, et qu’il faut chercher la vraie étymologie de son nom dans le mot Kar, qui signifiait villa fortifiée en phénicien, et qui forme la première partie du nom de plusieurs cités situées sur une élévation, telles que Carmona, Carthage, Carteia, etc. Quant au mot Nata, il a été interprété de diverses manières : suivant les uns, l’ancien nom de Grenade signifierait la ville des étrangers ; suivant d’autres, la ville de la montagne ou de la grotte. Nous laisserons de côté les autres opinions plus ou moins ridicules, par exemple celle de cet auteur qui veut que Grenade ait été fondée par Nabuchodonosor en personne. On pense que l’ancienne ville phénicienne occupait l’emplacement actuel des fameuses Torres Bermejas, les Tours Vermeilles, que nous laisserons tout à l’heure sur notre droite, quand nous monterons à l’Alhambra, et du campo del Principe.

À quelque distance de l’ancienne cité phénicienne, s’éleva plus tard la ville d’Illiberis, qu’on a confondue à tort avec celle qui est aujourd’hui Grenade. Illiberis, dont le nom signifie en langue basque la Ville nouvelle, était bâtie au pied de la Sierra de Elvira, nom qui a probablement la même étymologie ; elle devint plus tard une colonie romaine ; il est constant que ses ruines servirent à construire Grenade, et qu’on y prit les pierres comme dans une carrière, car il n’en reste plus de trace depuis longtemps. Des fragments d’inscriptions qui ont été conservés montrent qu’Illiberia, ou le municipium Illiberitanum, avait une certaine importance à l’époque romaine : plusieurs de ces inscriptions portent les noms de divers empereurs, tels que Vespasien, Marc-Aurèle, Gordien le Pieux, etc.

Le nom d’Eliberris ou Iliberis se retrouve sur les monnaies d’or de plusieurs rois goths, notamment sur celles de Svintila, le même prince dont le nom se voit également sur une couronne votive d’or massif, découverte en 1861, actuellement à Madrid, et à peu près semblable aux neuf merveilleuses couronnes trouvées à la Fuente de Guarrazar, près Tolède, et qu’on peut admirer au musée de Cluny.

Lorsque les rois goths furent chassés d’Espagne par les Arabes commandés par Tarick, il existait au-dessus de l’emplacement actuel du Campo del Principe, une enceinte fortifiée appelée Karnattah, qu’ils conservèrent en lui laissant son nom primitif ; c’est donc à tort qu’on a voulu chercher l’étymologie de Grenade dans deux mots arabes signifiant la Crème du couchant (Garbnata).

Cette enceinte, après sa reddition à l’un des lieutenants de Tarick, fut abandonnée aux Juifs, qui en firent leur résidence, et les Arabes lui donnèrent alors le nom de Karnattah al Yahoud, c’est-à-dire Grenade des Juifs ; très-peu importante à cette époque, elle était soumise à Elvira, l’ancienne Illiberis, capitale de la province. Quelque temps après l’invasion arabe, le gouverneur qui commandait en Espagne au nom du calife de Damas reçut l’ordre de faire, entre les nouveaux colons arabes et africains, un partage des terres appartenant aux Goths ; Elvira et Grenade restèrent jusqu’au commencement du onzième siècle sous la domination des gouverneurs nommés par les califes de Cordoue : à cette époque, leurs nombreux domaines devinrent la proie de conquérants avides, qui se partagèrent le califat de Cordoue, après la ruine complète de la dynastie des Ommiades (Umeyyah).

Un de ces chefs éleva d’importantes constructions à Grenade, et son neveu, qui lui succéda, y fixa sa résidence principale ; c’est alors que fut achevée la destruction d’Elvira ; plusieurs inscriptions provenant des ruines de cette ville ont été trouvées parmi celles de la Kassabah arabe, enceinte fortifiée dont le nom s’est conservé dans l’Alcazaba.

Vers le milieu du onzième siècle, un prince nommé Badis construisit un palais, dont les restes existent encore et sont connus sous le nom de la Casa del Carbon. Peu de temps après il fut détrôné par les Almoravides, dynastie qui venait d’Afrique. Ceux-ci furent émerveillés de la beauté du pays qu’ils avaient conquis ; ils tenaient tant à leur nouvel empire qu’un de leurs chefs s’écria un jour, s’adressant à ses compagnons : « L’Espagne est comme un bouclier dont Grenade est le support ; tenons les courroies serrées, et Grenade n’échappera pas de nos mains ! »

Vers le commencement du douzième siècle, une autre horde africaine, originaire des déserts voisins de l’Atlas, vint détrôner les Almoravides : c’étaient les Almohades, dont le nom signifie Unitaires. Pendant le treizième siècle, Grenade et la province furent le théâtre de guerres civiles presque continuelles ; mais en revanche la capitale reçut de nombreux embellissements. Ibn Al-Hamar, dont le nom signifie en arabe l’homme rouge, surnom qu’on lui avait donné à cause de son teint vermeil et de la couleur de sa chevelure, détrôna les Almoravides en 1232. Ce prince gouverna si sagement sa nouvelle conquête, que plusieurs milliers de musulmans accoururent de divers pays pour s’établir dans ses États, notamment après la prise de Séville, de Valence, de Xérès et de Cadix par les chrétiens. Il distribua des terres aux nouveaux venus et les exempta d’impôts ; le commerce devint prospère ; des hospices, des colléges pour l’enseignement des sciences furent fondés par lui ; il construisit des aqueducs, des bains publics, des : marchés, des bazars ; un de ces bazars, l’Alcayzeria, destiné à la vente de la soie brute, existait encore il y a une vingtaine d’années. Enfin, et c’est là son plus grand titre de gloire, il fut le premier fondateur de l’Alhambra.

Son fils lui succéda sous le nom de Mohammed II, et devint tellement redoutable pour les princes chrétiens, ses voisins, que ceux-ci lui payaient annuellement un tribut pour éviter ses attaques. Les guerres civiles redoublèrent sous le règne de ses successeurs, qui obtinrent néanmoins des succès contre les chrétiens. Yousouf Ier, surnommé Abou-l-Hadjadj, fut un des rois de Grenade qui laissèrent les meilleurs souvenirs : il s’attacha principalement à augmenter la splendeur de l’Alhambra, dont il construisit l’entrée principale, et qui absorba tous ses trésors.

Jamais Grenade ne fut plus prospère que sous Abou-l-Hadjadj ; à aucune époque elle ne fut plus peuplée : un historien espagnol assure que sous son règne la population occupait soixante-dix mille maisons et formait un total de quatre cent vingt mille âmes, plus de sept fois la population d’aujourd’hui. Ce roi, à qui Grenade devait tant, était cependant destiné à mourir sous les coups d’un assassin.

Mohammed V, Al-ghani-billah (celui qui se plaît en Dieu), hérita de ses talents et de son goût pour les arts, et sut vivre en paix avec les chrétiens ; on lit encore des vers à sa louange dans plusieurs des salles de l’Alhambra, car il se plut à embellir ce palais comme ses prédécesseurs.

Les rois qui lui succédèrent furent plus belliqueux que lui, mais ne furent pas toujours heureux dans leurs guerres : ainsi Yousouf III perdit en 1416 l’importante ville d’Antequera, assez rapprochée de la capitale. Son fils, Abou Abdallah-el-aysar, le gaucher, el izquierdo, comme le nomment les auteurs espagnols, fut détrôné en 1428, à la suite de guerres civiles ; mais c’est sous le règne de Mohammed VIII, son cousin et son successeur, surnommé Az-zaghir (le jeune), que les discordes civiles troublèrent plus violemment que jamais le royaume de Grenade ; discordes qui devaient, moins de cinquante ans après, le livrer aux Espagnols comme une proie facile. C’est encore sous le règne de Mohammed Az-zagnir que s’élevèrent entre les Zégris et les Abencerrages ces terribles querelles qui ensanglantèrent la ville et l’Alhambra, et qui ont servi de thème à tant de romances moresques et espagnols, sans compter les romans modernes.

Sous Mahommed X, le malheureux royaume de Grenade était déjà au commencement de son agonie : Henri IV, roi de Castille, envahit et ravagea plusieurs fois la fertile Vega ; il fit plus : il vint camper avec son armée en vue de la capitale, affront que Grenade subissait pour la première fois. En 1460, les chrétiens s’emparaient de Gibraltar et d’Archidona, et trois ans plus tard, le roi de Grenade se voyait forcé de signer un traité de paix par lequel il s’obligeait à tenir son royaume comme fief de la couronne de Castille, et à payer chaque année au vainqueur un tribut de douze mille ducats d’or. En 1469, le mariage de Ferdinand d’Aragon et d’Isabelle de Castille, en réunissant les deux couronnes, vint augmenter encore la force des ennemis de Grenade, qui n’avait plus que peu d’années à vivre sous ses anciens rois. La ville d’Alhama, un des boulevards du royaume moresque, était enlevée en 1482, et, l’année suivante, les généraux des rois catholiques s’emparaient de plusieurs forteresses également importantes. Pendant ce temps-là, Grenade était toujours déchirée par des discussions intérieures, causées par la rivalité de deux sultanes, Ayesha et Zoraya, rivalité qui avait divisé la ville en deux partis ennemis ; cette dernière était chrétienne d’origine, et les historiens arabes sont d’accord pour la considérer comme la cause première de la perte de Grenade.

Les Zégris avaient embrassé le parti d’Ayesha, et les Abencerrages celui de Zoraya. Au mois de juin 1482, les deux fils d’Ayesha étaient forcés de s’échapper de Grenade, et se réfugiaient à Guadix : l’aîné, Mohammed Abou Abdallah était proclamé roi par les soldats et par les habitants ; bientôt après, il reprenait le chemin de la capitale, et s’en emparait après avoir détrôné son père, qui se réfugia à Malaga.

Abou Abdallah devait être un des derniers rois de Grenade ; c’est lui que les écrivains espagnols désignent sous le nom de Boabdil, corruption de Bo-Abdila, suivant la manière espagnole de prononcer le nom arabe ; ils l’ont aussi appelé el rey chico, le jeune roi, traduisant ainsi le surnom de Az-zaghir, qu’on lui avait donné, comme à un de ses prédécesseurs. À peine monté sur le trône, il résolut, poussé par les Zégris, de tirer vengeance des Abencerrages, qui l’avaient forcé à s’exiler à Guadix, et il les attira traîtreusement dans un piége ; c’est alors que se passa dans l’enceinte de l’Alhambra, la scène si connue qui ensanglanta le vieux palais des rois mores.

Quand nous visiterons l’intérieur du palais moresque, nous aurons l’occasion de revenir avec plus de détails sur ce dramatique événement, dont l’authenticité a été contestée à tort par plusieurs écrivains.

Cette trahison ne porta pas bonheur à Abou Abdallah abandonné de la plus grande partie de ses sujets, poursuivi par les vengeances qu’il avait provoquées, il en arriva à ne plus se croire en sûreté qu’à l’abri des épaisses murailles de l’Alhambra ; étant sorti un jour de Grenade pour diriger une expédition contre les chrétiens, il fut vaincu et fait prisonnier par le comte de Cabra.

Aboul-Hasan, qui avait été précédemment détrôné, Lui succéda, mais il était âgé, aveugle et infirme, et il ne tarda pas à abdiquer en faveur de son frère, surnommé Az-zaghal, nom emprunté à l’un des dialectes africains parlés à Grenade, et signifiant un homme gai et vaillant.

Ferdinand, en prenant parti pour son rival Boabdil, ralluma la guerre civile dans le royaume de Grenade, et trouva un prétexte pour l’envahir de nouveaux : Ronda, Marbella, Velez Malaga, tombèrent successivement entre ses mains ; bientôt il parvint, à force d’intrtgues, à rétablir à Grenade le roi détrôné. Peu de temps après il s’emparait de Malaga, la seconde ville du royaume moresque ; il prit enfin toutes les places qui appartenaient encore à Az-zaghal, et celui-ci, à bout de ressources, fut obligé de se reconnaître comme son vassal.

Le royaume de Grenade se trouvait donc réduit à la capitale même, et à la contrée montagneuse qu’on appelle l’Alpujarra ou les Alpujarras ; les rois catholiques ne tardèrent pas à trouver une occasion de reprendre les hostilités : le roi more s’était engagé à recevoir dans Grenade une garnison de soldats espagnols, mais il s’y refusa, et la guerre recommença aussitôt.

Au mois d’avril 1491, Ferdinand et Isabelle vinrent en personne mettre le siége devant Grenade, dont les défenseurs, réduits par la famine, ouvraient, moins d’un an après, leurs portes aux chrétiens vainqueurs.


La Calle de los Gomélès. — La Puerta de las Granadas. — Le Bosque de la Alhambra. — Le Pilar de Carlos Quinto. — La Puerta Judiciaria ; la Main et la Clef. — La Plaza de les Algibes. — La Puerta del Vino. — Le palais de Charles-Qulnt. — Les vases de l’Alhambra.

Nous étions tellement impatients de voir l’Alhambra que nous résolûmes de consacrer notre première visite à l’antique acropole des rois mores, nous laissant à peine arrêter par les beautés d’un genre différent qui se trouvaient sur notre route : nous laissâmes donc de côté la place de Bibarrambla, la majestueuse cathédrale, l’Alcayzeria et le Zacatin, ces vieux quartiers de Grenade, qui ont conservé leur nom et leur aspect moresques, et nous arrivâmes à la Plaza Nueva, sous laquelle coule dans l’ombre le poétique Darro, recouvert d’une épaisse voûte de maçonnerie. Sur la gauche s’élève une ancienne tour carrée de construction moresque, qui conserve encore ses ornements et de beaux carreaux de faïence incrustés ; un peu plus loin s’élève le vaste palais de Chancillleria ou Audiencia, dont la belle façade, d’un style sévère, fut achevée sous le règne de Philippe II, comme nous l’apprit une pompeuse inscription gravée sur un écusson que tient un lion placé au-dessus de la porte principale.

Après avoir traversé la Plaza Nueva, nous commençâmes à gravir la calle de los Gomérès ou Gomélès, rue escarpée et sinueuse qui doit son nom, suivant la tradition, à une famille noble d’origine africaine, laquelle habitait ces parages, au pied de la haute colline sur laquelle est construit l’Alhambra.

Au sommet de la rue de los Gomélès, on arrive à une des extrémités de Grenade, et on se trouve en face de la puerta de las Granadas, que les Mores appelaient Bib-Leuxar : c’est une espèce d’arc de triomphe construit sous Charles-Quint, et qui fait corps de chaque côté avec les anciennes murailles moresques ; l’arc principal, en plein cintre, qui s’ouvre au milieu du monument, est flanqué de deux fausses portes avec colonnes et corniches d’ordre toscan, et de deux bas-reliefs rongés par le temps, qui ont dû représenter la Paix et l’Abondance, sous la forme de deux Génies couchés, imitation de l’antigue. L’arc du milieu est couronné de trois grenades, symbole parlant, et dans le tympan s’étale fièrement l’écusson de Charles-Quint, accompagné de l’aigle impérial ; une inscription, gravée sur la pierre, nous avertit que c’est là que commence la Jurisdiccion de la Real fortaleza de la Alhambra, qui est tout à fait indépendante de celle de Grenade.

Entrée de l’Alhambra, par la rue de los Gomélès. — Dessin de Gustave Doré.

Rien ne saurait rendre l’impression qu’éprouve celui qui traverse pour la première fois la « porte des Grenades : » on se croit transporté dans un pays enchanté, en pénétrant sous ces immenses arceaux de verdure formés par des ormes séculaires, et on pense à la description du poëte arabe, qui les comparaît à des voûtes d’émeraude. C’est la plus majestueuse décoration qu’il soit possible de rêver, et si les yeux sont émerveillés, l’oreille n’est pas moins charmée par le chant des oiseaux, et par le bruit des cascades et des fontaines ; l’eau limpide des ruisseaux entretient une fraîcheur continuelle dans cet Éden ou le printemps dure toujours, et auquel les Grenadins ont donné le nom beaucoup trop modeste de Bosque de la Alhambra.

Trois allées s’ouvrent devant nous : celle de droite conduit aux fameuses Torres Bermejas, aux Tours Vermeilles, que nous visiterons plus tard, et vient aboutir au Campo de los Mártires ; celle du milieu conduit presque sans détours au Généralife, et enfin celle de gauche, que nous allons suivre, nous mènera, à travers une suite d’enchantements, à l’entrée principale de l’enceinte de l’Alhambra. La route est abrupte, mais la végétation qui s’élève de chaque côté est si magnifique, l’air si pur et si frais sous ce jardin de haute futaie, que l’on monte sans s’apercevoir de la fatigue ; de petites rigoles, dans lesquelles l’eau descend avec bruit sur un lit de cailloux, entretiennent l’humidité au pied des grands arbres, sous lesquels s’élèvent, comme chez nous la charmille, des orangers, des lauriers-roses gigantesques (adelfas), et autres arbustes inconnus dans nos climats. De toutes parts on voit et on entend les sources et les fontaines s’échapper avec bruit à travers les ruines et la verdure ; cette bienheureuse Grenade est tellement privilégiée du ciel, que les eaux deviennent plus abondantes à mesure que la chaleur est plus intense, car elles descendent des cimes toujours blanches de la Sierra-Nevada, dont le soleil le plus ardent ne parvient jamais à épuiser les neiges éternelles.

Nous arrivâmes bientôt, en montant toujours, devant une fontaine monumentale dans le style gréco-romain de la Renaissance, qui s’élevait sur notre gauche, au pied des murs rougeâtres de l’Alhambra, et qu’on appelle el Pilar de Carlos Quinto parce qu’elle fut dédiée à cet empereur par le marquis de Mondéjar. Ce monument épais et solide est composé de marbres de différentes couleurs et orné de sculptures représentant des Génies, des Dauphins, des Fleuves, et autres personnages mythologiques ; nous y remarquâmes aussi, à côté des armes de la maison de Mondéjar, des rameaux de grenadier avec leur fruit : les Espagnols étaient si heureux de posséder Grenade qu’ils ornaient tous leurs monuments du symbole de la nouvelle conquête. L’écusson impérial est accompagné des colonnes d’Hercule, avec l’ambitieuse devise : Plus ultra, et de médaillons représentant des travaux d’Hercule, Daphné, et autres sujets de la fable.

En montant un peu plus haut, et en tournant brusquement à gauche, nous nous trouvâmes en face de l’entrée principale de l’Alhambra, que les Espagnols appellent Puerta Judiciaria, del Juicio ou del Tribunal. La porte du jugement s’ouvre au milieu d’une tour carrée et massive du ton le plus chaud, entre l’orange et la brique ; l’arc est en fer à cheval, en cintre outre-passé inscrit dans un carré, forme que les musulmans d’Espagne ont employée avec une prédilection marquée, et repose sur des jambages en marbre blanc

Il y avait, du temps des rois de Grenade, quatre entrées à l’Alhambra : la Torre de Armas, la Torre de Siete Suelos, ou des sept étages, une autre tour à laquelle on a donné depuis le nom des Rois Catholiques, et enfin la Torre Judiciaria : la tour et la porte du Jugement étaient ainsi appelées parce que, suivant un usage très-anciennement établi en Orient, les rois de Grenade venaient quelquefois s’y asseoir pour rendre la justice à leurs sujets des différentes classes, comme chez nous saint Louis sous le chêne de Vincennes.

Au-dessus de la porte existe une inscription arabe en deux lignes de caractères africains : cette inscription est très-intéressante, parce qu’elle nous apprend la date de la construction de la porte, et le nom de son fondateur ; nous en empruntons la traduction à notre excellent ami M. Pasqual de Gayangos, le savant orientaliste espagnol[2].

« Cette porte, — appelée Bàbu-sh-shari’ah (porte de la loi), — puisse Dieu faire prospérer par elle la loi de l’Islam, — comme il en a fait un monument éternel de gloire, — fut bâtie par les ordres de notre seigneur le commandeur des croyants, le juste et belliqueux sultan Abou-l-hadjàdj Yousouf, fils de notre seigneur le pieux et belliqueux sultan Abu-l-Walid Ibn Nasr. Puisse Dieu récompenser ses bonnes actions dans l’observation de la religion, et agréer ses hauts faits pour la défense de la foi ! Elle fut terminée dans le glorieux mois de juin 749 (l’an 1348 de l’ère chrétienne). Puisse le Tout-Puissant faire de cette porte un rempart protecteur, et enregistrer sa construction parmi les impérissables actions des justes ! »

Sur les chapiteaux des colonnes se lit cette inscription, si souvent répétée sur les murs de l’Alhambra, comme sur la plupart des monuments musulmans :

« Louanges à Dieu ! — « Il n’y a de pouvoir ou de force qu’en Dieu ! — Il n’y a d’autre Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète ! »

Comme nous aurons plusieurs fois, en visitant l’Alhambra, l’occasion de revenir sur ces inscriptions, disons ici que celles qu’on y voit sont de trois genres différents : Ayàt, ou versets religieux empruntés au Coran, — Asjà, sentences religieuses ou mystiques, mais ne faisant pas partie du Coran, — et Ash’ar, vers composés à la louange des rois de Grenade qui ont successivement contribué aux embellissements du palais. Les deux premières sortes d’inscriptions sont généralement en caractères coufiques, ancienne écriture arabe dont Mahomet se servit, dit-on, pour écrire le Coran : ce sont des caractères pleins de noblesse, réguliers, où les lignes droites se tordent quelquefois en entrelacs variés, et se mêlent rarement à l’ornementation du fond.

Les caractères africains, qu’on appelle également Neskhy, ont été employés exclusivement pour écrire les longs poëmes qui se déroulent sur les murs de l’Alhambra : moins sévères d’aspect que les caractères coufiques, ils sont cependant tracés avec un soin et une précision extrêmes, quoiqu’ils se déroulent avec la fantaisie la plus libre et la plus variée, se confondant souvent avec les fleurons, entrelacs et arabesques dont ils sont presque toujours accompagnés.

Au sommet de l’arc extérieur de la porte du Jugement, on voit une plaque de marbre blanc sur laquelle est sculptée une main, et un peu plus haut, sur la frise, une clef, également sculptée en bas-relief, emblèmes qui nous feraient croire que nous sommes en Orient, si une madone en bois sculpté presque de grandeur naturelle, et d’un travail assez médiocre, placée dans une niche à côté, ne venait nous rappeler que nous sommes en pays catholique. Beaucoup de conjectures ont été faites sur cette main et sur cette clef symboliques : suivant la tradition populaire, les Mores de Grenade disaient : « Quand cette main viendra prendre la clef et ouvrir la porte, les chrétiens pourront entrer dans ce palais. » La main et la clef sont toujours à leur place, et depuis près de quatre siècles les Espagnols sont maîtres de Grenade.

La véritable signification de la clef, c’est que les Mores croyaient que le prophète envoyé de Dieu devait s’en servir pour ouvrir les portes de l’empire du monde. Cette croyance se rapporte à un chapitre du Coran commençant par ces mots : Dieu a ouvert aux croyants… La clef était un signe symbolique très-souvent employé par les Sulis, et représentait l’intelligence ou la sagesse « qui est la clef au moyen de laquelle Dieu ouvre les cœurs des croyants, et les prépare à la réception de la vraie foi. » La clef était encore un symbole général chez les Orientaux, comme la croix chez les chrétiens. Après tout, l’explication la plus simple et la meilleure serait peut-être que la porte était la clef de la forteresse. Quoi qu’il en soit, la clef se retrouve encore sur la porte principale de plusieurs châteaux bâtis en Espagne par les Mores, particulièrement après l’arrivée des Almohades, témoins l’Alcazaba de Malaga, et les châteaux d’Alcala del Rio et de Tarifa.

Quant à la main, elle avait plusieurs significations mystérieuses : c’était l’emblème de la Providence divine, qui répand ses bienfaits sur les hommes ; c’était aussi la main de la loi, et les cinq doigts faisaient allusion aux cinq préceptes fondamentaux : croire en Dieu et en son prophète, prier, faire l’aumône, jeûner pendant le rahmadan, et aller en pèlerinage à la Mecque et à Médine. Mais la main était surtout un symbole qui avait la vertu d’empêcher la fascination et les sorts ; on la portait comme une amulette, et l’usage en était si général chez les Mores de Grenade que l’empereur Charles-Quint, qui ne négligeait aucun moyen de persécution contre les Morisques, défendit par une pragmatique ou injonction publiée une trentaine d’années après la conquête, l’usage des petites mains d’or, d’argent ou de cuivre que les femmes et les enfants portaient habituellement à leur cou ; et nous ferons à ce sujet une remarque : c’est que les coutumes superstitieuses sont tellement difficiles à déraciner chez les peuples, que l’usage des amulettes ayant la forme d’une main est encore très-répandu en Andalousie ; cette main est ordinairement en jais, et on l’appelle encore de son nom arabe la mano de azabache ; on la suspend à la ceinture des enfants, à la tête des chevaux et des mules, et même à la cage des oiseaux, et on lui attribue la vertu de préserver du mauvais œil, — el mal de ojo, — dont on croit certaines personnes douées, même involontairement.

La porte, qu’on ferme tous les soirs, s’est parfaitement conservée depuis le temps des Mores ; elle est épaisse et massive, et en bois recouvert de lames de fer, comme celles de la même époque qu’on voit encore en divers endroits de l’Espagne. Après avoir passé cette porte, nous aperçûmes à droite sous la voûte une inscription que nous nous amusâmes à déchiffrer. Cette inscription, qui occupe dix lignes de superbes caractères gothiques, est écrite en cette belle et sonore langue espagnole du quinzième siècle, et commence majestueusement par ces mots : « Los muy altos catholicos y muy poderosos señores don Ferdinando y doña Isabel… » Elle est très-intéressante en ce qu’elle rappelle des circonstances de la reddition de Grenade, et nous en donnons ici la traduction littérale :

« Les très-hauts, très-catholiques et très-puissants seigneurs don Fernando et doña Isabel, notre roi et notre reine, nos maîtres, ont conquis par la force des armes ce royaume et cette ville de Grenade, laquelle, après avoir été assiégée longtemps par Leurs Altesses, leur fut livrée par le roi more Mulei Hasen, ainsi que l’Alhambra et d’autres forteresses, le deuxième jour de janvier de l’année mil quatre cent quatre-vingt-douze. Ce même jour, Leurs Altesses nommèrent comme gouverneur (alcayde) et capitaine de la place don Inigo Lopez de Mendoza, comte de Tendilla, leur vassal, qui fut au moment de leur départ laissé dans l’Alhambra avec cinq cents cavaliers et mille fantassins. Et Leurs Altesses ordonnèrent aux Mores de rester dans la ville et dans leurs villages (alcarias). Ledit comte comme commandant en chef, a fait creuser cette citerne par l’ordre de Leurs Altesses. » (Cette inscription avait été placée primitivement au-dessus d’une citerne ; sous le règne de Charles-Quint, elle fut transportée à l’endroit où elle se trouve aujourd’hui.)

Après avoir passé une seconde porte, on suit une galerie voûtée que les Mores ont eu le soin de faire tortueuse, afin de rendre l’accès de la place plus difficile pour l’assaillant ; à l’extrémité de cette galerie, qui aboutissait autrefois à une autre porte semblable à la première, on débouche sur la place des Citernes, la Plaza de los Algibes.

Au milieu de cette vaste place se trouve une immense citerne construite sous les rois de Grenade : on la remplit au moyen d’une saignée faite au Darro à une demi lieue de là ; elle est entièrement revêtue de carreaux de faïence, et sa dimension, nous assura-t-on, dépasse huit cents pieds carrés. Cette citerne communique avec l’air extérieur par une espèce de puits dont l’orifice est recouvert d’un toit formé de nattes grossières ; nous n’allions guère à l’Alhambra sans venir chercher sous le toit de la citerne un abri contre l’ardeur du soleil, et nous y buvions d’une eau fraîche et délicieuse que de pauvres diables installés à l’ombre nous puisaient pour quelques pièces de monnaie. L’eau de l’Algibe de l’Alhambra, qui conserve toute l’année la même température, jouit à Grenade d’une réputation méritée : c’est la meilleure de la ville, et elle est très-appréciée dans un pays brûlant où l’eau a ses gourmets comme dans d’autres pays le vin ; car toutes les fontaines de Grenade ne sont pas également estimées des connaisseurs : aussi c’est un va-et-vient continuel entre la ville et la citerne de l’Alhambra ; des aguadores au costume pittoresque sont toujours là pour attendre leur tour : les uns transportent l’eau sur des ânes chargés de chaque côté de leur bât d’une énorme jarra abritée sous une épaisse jonchée de feuilles, ce qui les fait ressembler de loin à un buisson ambulant ; d’autres aguadores plus modestes se contentent de transporter l’eau dans une espèce de tonneau cylindrique garni d’une couche de liége destinée à entretenir la fraîcheur, et terminé à l’une des extrémités par un long tube de fer-blanc, qui leur sert à verser le liquide ; avec deux ou trois verres, et une petite fiole d’eau-de-vie anisée dont quelques gouttes versées dans l’eau suffisent pour la blanchir ; voilà tout leur attirail, qu’ils portent en bandoulière sur le dos, au moyen d’une courroie ; et chaque fois que la soif des buveurs d’eau a épuisé leur provision, ils retournent à l’Alhambra pour remplir de nouveau leur petit tonneau.

Arrêtons-nous un instant devant la Puerta del Vino, qui s’élève à droite de la porte que nous venons de franchir ; c’est un petit monument moresque, de la plus parfaite élégance, qui fut bâti en 1345 par Yousouf Ier, à l’époque de la plus grande splendeur de Grenade. Au milieu s’élève une arcade de marbre en fer à cheval inscrite dans un carré orné de gracieuses inscriptions, la plupart à la louange de Dieu ; on remarque, parmi les ornements, une clef symbolique pareille à celle de la Puerta Judiciaria. Les azulejos, ou carreaux de faïence incrustés sur la Puerta del Vino, sont les plus beaux et les plus grands qui existent à Grenade ; cet emploi de la faïence dans la décoration architecturale est de l’effet le plus heureux ; les azulejos de la Porte du Vin auraient, sans aucun doute, été enlevés par les visiteurs comme la plus grande partie de ceux de l’Alhambra ; fort heureusement ils sont placés à plusieurs mètres au-dessus du sol, ce qui les a préservés de la main rapace de ceux qui aiment à emporter les monuments pièce à pièce. La Puerta del Vino a reçu ce nom après la conquête, parce qu’on y conservait le vin provenant d’Alcala. Les arrieros étaient obligés d’y déposer leurs outres, qui avaient le privilége d’entrer sans payer de droits : cette profanation dut faire frémir les mânes des fervents sectateurs de Mahomet, ennemis des boissons fermentées, car autrefois la Porte du Vin, dont la façade est exposée au soleil levant, était un oratoire ou ils venaient faire leurs dévotions.

À côté de la Puerta del Vino s’élève la vaste façade du Palacio de Carlos Quinto, construction majestueuse, mais froide, dans le style gréco-romain de la Renaissance, qu’on attribue à Pedro Machuca et à Alonzo Berruguete. Quand Charles-Quint vint visiter Grenade, il eut la fantaisie de faire jeter à bas toute la partie du palais de l’Alhambra qui composait le palais d’hiver, et en outre plusieurs salles importantes du palais d’été ; cet acte de vandalisme était tout à fait dans les mœurs du temps, car on regardait comme un acte méritoire la destruction de tout ce qui avait appartenu a los Moros ; déjà le cardinal de Ximénès avait donné l’exemple en faisant brûler publiquement, sur une des places de Grenade, plus d’un million de manuscrits arabes, auto-da-fé pour lequel les auteurs contemporains l’ont loué à l’envi. Il semble qu’on ait voulu détruire tout ce qui pouvait rappeler le souvenir de la religion musulmane, et c’est probablement à cette époque que prit naissance le proverbe espagnol : Buscar a Mahoma en Granada (chercher Mahomet à Grenade), proverbe encore usité quand on veut parler d’une chose impossible à trouver.

Ce qui ajoute encore à la cruauté de la profanation du César allemand, c’est qu’il obligea les malheureux descendants des Mores de Grenade à payer de leurs deniers la lourde construction qu’il voulait élever sur les ruines du gracieux et léger palais de leurs ancêtres : l’inquisition venait d’être établie à Grenade, et plusieurs évêques avaient ordonné la séquestration des biens appartenant aux Morisques ; Charles-Quint voulut bien les en exempter momentanément, à la condition qu’ls payeraient un impôt de quatre-vingt mille ducats, applicable aux frais de la construction du nouveau palais ; de plus, les malheureux Morisques furent obligés de payer sous main un pot-de-vin de pareille somme aux favoris de l’empereur qui avaient intercédé pour eux.

Après tout, si le palais de Charles-Quint ne s’élevait pas insolemment au beau milieu de l’enceinte de l’Alhambra, on pourrait assurément le regarder avec plaisir ; la façade, ornée de colonnes doriques et ioniques, de trophées, de bucrânes et autres ornements classiques, est d’une parfaite régularité et rappelle quelque peu, dans des proportions réduites, celle du palais Pitti avec ses pierres taillées en pointes de diamant ; plusieurs bas-reliefs, dont le travail précieux et fini ne manque pas de mérite, représentent des victoires et des chocs de cavalerie ; nous remarquâmes deux médaillons offrant cette particularité qu’ils représentent exactement le même sujet, retourné à la vérité, de sorte que les mêmes personnages tiennent alternativement leurs armes de la main gauche et leurs rênes de la main droite ; procédé des plus commodes et qui dut coûter au sculpteur peu d’efforts d’imagination. Un auteur espagnol nous donne le nom de cet ingénieux artiste, Antonio Leval, qui, ajoute-t-il naïvement, combina le tout pour former une exacte symétrie.

Ce qu’il y a de curieux, c’est qu’on n’a jamais pu tomber d’accord sur la destination du palais de Charles-Quint : suivant les uns, on devait y placer les caballerizas, c’est-à-dire les chevaux et carrosses de l’empereur ; d’autres prétendent qu’il devait servir d’arène pour les combats de taureaux-, car César était un aficionado, qui daigna plus d’une fois descendre dans l’arène tauromachique ; cette dernière opinion nous paraît la plus vraisemblable, et nous ne voyons guère à quel autre usage aurait pu servir la cour circulaire placée au centre du monument ; cette cour, aujourd’hui encombrée de ronces et de débris de toute sorte, est entourée d’une double rangée de superbes colonnes de marbre surmontées de chapiteaux doriques et ioniques, comme celles de la façade.

La construction de ce palais, commencée en 1526, fut continuée, après plusieurs interruptions, jusqu’en 1633, époque où elle fut abandonnée ; en sorte que le palais est resté sans toit, les fenêtres sans vitres, les portes sans clôture sans qu’on ait jamais su quel usage en faire ; à tel point qu’à l’époque de la guerre de l’indépendance il fut sérieusement question de l’offrir au duc de Wellington. Aujourd’hui le palais n’est habité que par les lézards et les oiseaux de nuit, et il semble qu’une sorte de fatalité ait voulu, pour punir son usurpation, qu’il restât à jamais inachevé.

À l’autre extrémité s’élève la haute et imposante tour de Comarès, à l’intérieur de laquelle est la splendide salle des Ambassadeurs, que nous visiterons plus tard.

Non loin du palais, existaient jadis les Adarves, ligne de bastions moresques que Charles-Quint voulut également renverser, et sur l’emplacement desquels il fit élever des jardins et des fontaines dans le goût italien, aujourd’hui dans un triste état d’abandon ; on voit près de cet endroit des vignes énormes, aux ceps noueux, et des cyprès gigantesques, dont la plantation remonte, suivant l’opinion populaire, au temps du dernier roi de Grenade, l’infortuné Boabdil.

C’est sous les fondations des Adarves que furent découverts, si on en croit la tradition, les fameux vases de l’Alhambra : on prétend qu’ils avaient été enfouis pleins d’or, pendant le siége de Grenade, et qu’ils furent retrouvés par le marquis de Mondéjar, gouverneur de l’Alhambra, sous Charles-Quint ; il ordonna qu’ils fussent placés comme ornements dans les nouveaux jardins, qui furent payés avec le trésor qu’on venait de découvrir

Ces magnifiques vases étaient au nombre de trois, desquels il ne reste plus aujourd’hui qu’un seul ; celui-ci néanmoins suffit pour donner une idée de l’état avancé où était parvenu autrefois l’art céramique dans le royaume de Grenade.

Le vase de l’Alhambra, si remarquable par sa richesse et par la variété des dessins dont toutes ses parties sont couvertes, est sans contredit le plus beau monument connu de faïence hispano-moresque, comme il est aussi le plus ancien qu’on puisse citer. Sa forme rappelle au premier abord celle des amphores antiques : elle est, comme dans ces vases élégants, d’un gracieux ovale, qui va en s’allongeant et en se rétrécissant vers la base, de sorte que cette base se termine à peu près en pointe et fait presque ressembler le vase à une toupie qui se tiendrait en équilibre ; les anses son formées de deux larges ailes qui, partant de l’extrémité d’un col évasé, vont en si élargissant se relier à la panse[3]. Ces anses sont bordées de cenefas ou longues bandes d’inscriptions en caractères africains, au milieu desquelles se jouent les arabesques les plus capricieuses. Une bande d’inscriptions du même genre règne horizontalement autour de la panse, qu’elle sépare en deux : dans la partie supérieure, sont placées en face l’une de l’autre deux grandes antilopes, animaux fantastiques à la tournure naïve, comme se plaisaient à les représenter les artistes musulmans, et qui rappellent la décoration des bronzes damasquinés et des verres émaillés qui se fabriquaient au moyen âge à Damas. Dans la partie inférieure est inscrit un ovale couvert de grandes arabesques, très-franchement dessinées et du plus beau style. L’émail du fond est d’un blanc jaunâtre, sur lequel ressortent admirablement en bleu les lettres et les ornements rehaussés d’un reflet d’or pâle, trois couleurs qui forment l’ensemble le plus harmonieux. D’après un écrivain arabe du quatorzième siècle, la ville de Malaga était particulièrement renommée pour la fabrication de ces belles faïences à reflets métalliques.

Le vase de l’Alhambra. — Dessin de Gustave Doré

Le premier auteur qui ait parlé des vases de l’Alhambra est, je crois, le P. Echeverria, dans ses Paseos por Granada ou Promenades dans Grenade, espèce de guide dans la forme naïve de dialogues par demandes et par réponses, entre un Grenadin et un étranger, où il nous apprend l’histoire des fameuses Jarras, comme il les appelle.

L’ÉTRANGER. — Parlons de ces vases, qui, me disiez vous, contenaient un trésor : où se trouvent-ils maintenant ?

LE GRENADIN. — Aux Adarves, dans un petit jardin délicieux, qui fut mis en état et orné par le marquis de Mondéjàr, avec l’or provenant de ce trésor. Peut-être eut-il l’intention de perpétuer le souvenir de cette découverte en plaçant dans le jardin ces vases, qui sont des pièces très-remarquables ; rendons-nous à ce jardin et vous allez les voir.

L’ÉTRANGER. — Quel merveilleux jardin ! quelle admirable vue ! mais voyons les vases. Quel malheur ! comme ils sont endommagés ! Et ce qu’il y a de plus regrettable c’est que, laissés à l’abandon, comme ils le sont, ils se dégraderont chaque jour davantage.

LE GRENADIN. — Ils finiront même par être entièrement détruits : déjà il ne reste plus que les deux que vous voyez et ces trois ou quatre morceaux du troisième. Chaque personne, en sortant d’ici, veut en emporter un souvenir, et c’est ainsi que les pauvres vases sont détruits petit à petit.

L’ÉTRANGER. — Mais sur ces deux-ci, parmi les belles arabesques dont leur magnifique émail est orné, j’aperçois des inscriptions…

LE GRENADIN. — C’est vrai ; mais vous voyez que, dans l’état de dégradation où sont ces vases, il n’est plus guère possible de les lire, leur émail étant usé ou enlevé. Sur ce premier vase, on ne peut guère distinguer que le nom de Dieu, deux fois répété : aucun des deux ne porte une autre inscription entièrement lisible…

Le P. Echeverria a exagéré quelque peu l’état de dégradation du vase qui reste ; mais sa prédiction ne s’est malheureusement que trop justifiée. Quant à l’autre, autant qu’on peut en juger par les reproductions qui ont été faites il y a plus de cinquante ans, il était de même forme et de même dimension que celui qui subsiste ; seulement, au lieu des deux antilopes affrontées, on voyait sur la panse trois cercles contenant chacun un écusson avec la devise si connue des rois de Grenade : « Il n’y a pas d’autre vainqueur que Dieu. »

On ne sait ce qu’est devenu le second vase de l’Alhambra.

Un voyageur anglais nous apprend que, vers 1820, le gouverneur Montilla s’en servait pour mettre ses fleurs, et il ajoute qu’il l’offrit un jour à une dame française, qui l’emporta.

D’après une autre version, il aurait été emporté par une dame anglaise. Ce qui est malheureusement certain, c’est qu’il n’en reste plus qu’un seul, qui a été conservé par miracle ; car il y a peu de temps encore on en faisait peu de cas. C’est ce que nous apprend M. Théophile Gautier, qui décrit « la pièce où, parmi des débris de toute sorte, est relégué, il faut le dire à la honte des Grenadins, le magnifique vase de l’Alhambra, haut de près de quatre pieds, tout couvert d’ornements et d’inscriptions, monument d’une rareté inestimable, qui ferait à lui seul la gloire d’un musée, et que l’incurie espagnole laisse se dégrader dans un recoin ignoble. »

Le chef-d’œuvre de la céramique hispano-moresque est aujourd’hui placé dans un lieu plus digne de son mérite ; il est exposé sous la galerie de la Cour des Myrtes, où les visiteurs peuvent l’admirer en entrant à l’Alhambra.

Ch. Davillier.

(La suite à la prochaine livraison.)

  1. Suite. — Voy. t. VI, p. 289, 305, 321, 337 ; t. VIII, p. 353 ; t. X, p. 1 et 17.
  2. La plupart des auteurs, tant anciens que modernes, ont donné très-inexactement la traduction des inscriptions arabes de l’Alhambra : quelques-uns même, par exemple le P. Echeverria, ont publié des traductions tout à fait de fantaisie, n’ayant aucune espèce de rapport avec le sens véritable. Nous nous servirons de l’excellente et très-exacte traduction de M. Pasqual de Gayangos dont les magnifiques travaux sur les Arabes d’Espagne sont si connus et font autorité partout.
  3. Dans l’état actuel, le vase de l’Alhambra n’a plus qu’une de ses anses ; l’autre a été cassée il n’y a pas très-longtemps, et on ne sait se qu’elle est devenue ; néanmoins, dans la gravure que nous en donnons, Gustave Doré a restitué celle qui manque, afin de rendre au vase son aspect primitif.

    On trouvera d’autres détails sur ce vase et sur la céramique espagnole dans notre Histoire des faïences hispano-moresques, etc. Paris, 1861, Didron.

    Le vase de l’Alhamhra a été reproduit très-fidèlement et presque de grandeur naturelle par MM. Deck frères, d’après les dessins et calques pris par nous sur l’original ; ces habiles céramistes ont envoyé à la dernière exposition de Londres cette reproduction, qui leur a valu la grande médaille d’or.

    Comme les dimensions du vase ont été publiées par différents auteurs avec des différences notables, nous les avons relevées avec le plus grand soin, et nous les donnons ici : hauteur totale : 1m, 36 ; circonférence, 2m, 25 ; — plus grande longueur de l’anse, 0m, 61 ; — hauteur des antilopes, 0m, 26 ; — hauteur des lettres, 0m, 094 à 0m, 055.