Voyage en Amérique (Chateaubriand)/Religion

Garnier frères (Œuvres complètes, tome 6p. 172-176).

RELIGION.

Lorsque les Européens abordèrent en Amérique, ils trouvèrent parmi les sauvages des croyances religieuses presque effacées aujourd’hui. Les peuples de la Floride et de la Louisiane adoroient presque tous le soleil, comme les Péruviens et les Mexicains. Ils avoient des temples, des prêtres ou jongleurs, des sacrifices ; ils mêloient seulement à ce culte du midi le culte et les traditions de quelque divinité du nord.

Les sacrifices publics avoient lieu au bord des fleuves ; ils se faisoient aux changements de saison, ou à l’occasion de la paix ou de la guerre. Les sacrifices particuliers s’accomplissoient dans les huttes. On jetoit au vent les cendres profanes, et l’on allumoit un feu nouveau. L’offrande aux bons et aux mauvais génies consistoit en peaux de bêtes, ustensiles de ménage, armes, colliers, le tout de peu de valeur.

Mais une superstition commune à tous les Indiens, et pour ainsi dire la seule qu’ils aient conservée, c’étoit celle des manitous. Chaque sauvage a son manitou, comme chaque nègre a son fétiche : c’est un oiseau, un poisson, un quadrupède, un reptile, une pierre, un morceau de bois, un lambeau d’étoffe, un objet coloré, un ornement américain ou européen. Le chasseur prend soin de ne tuer ni blesser l’animal qu’il a choisi pour manitou : quand ce malheur lui arrive, il cherche par tous les moyens possibles à apaiser les mânes du dieu mort ; mais il n’est parfaitement rassuré que quand il a rêvé un autre manitou.

Les songes jouent un grand rôle dans la religion du sauvage ; leur interprétation est une science, et leurs illusions sont tenues pour des réalités. Chez les peuples civilisés c’est souvent le contraire : les réalités sont des illusions.

Parmi les nations indigènes du Nouveau-Monde le dogme de l’immortalité de l’âme n’est pas distinctement exprimé, mais elles en ont toutes une idée confuse, comme le témoignent leurs usages, leurs fables, leurs cérémonies funèbres, leur piété envers les morts. Loin de nier l’immortalité de l’âme, les sauvages la multiplient : ils semblent l’accorder aux âmes des bêtes, depuis l’insecte, le reptile, le poisson et l’oiseau, jusqu’au plus grand quadrupède. En effet, des peuples qui voient et qui entendent partout des esprits doivent naturellement supposer qu’ils en portent lui en eux-mêmes, et que les êtres animés compagnons de leur solitude ont aussi leurs intelligences divines.

Chez les nations du Canada, il existoit un système complet de fables religieuses, et l’on remarquoit, non sans étonnement, dans ces fables des traces des fictions grecques et des vérités bibliques.

Le Grand-Lièvre assembla un jour sur les eaux sa cour, composée de l’orignal, du chevreuil, de l’ours et des autres quadrupèdes. Il tira un grain de sable du fond du grand lac, et il en forma la terre. Il créa ensuite les hommes des corps morts des divers animaux.

Une autre tradition fait d’Areskoui ou d’Agresgoué, dieu de la guerre, l’Être suprême ou le Grand-Esprit.

Le Grand-Lièvre fut traversé dans ses desseins : le dieu des eaux, Michabou, surnommé le Grand-Chat-Tigre, s’opposa à l’entreprise du Grand-Lièvre ; celui-ci ayant à combattre Michabou ne put créer que six hommes : un de ces hommes monta au ciel ; il eut commerce avec la belle Athaensic, divinité des vengeances. Le Grand-Lièvre, s’apercevant qu’elle étoit enceinte, la précipita d’un coup de pied sur la terre : elle tomba sur le dos d’une tortue.

Quelques jongleurs prétendent qu’Athaensic eut deux fils, dont l’un tua l’autre ; mais on croit généralement qu’elle ne mit au monde qu’une fille, laquelle devint mère de Tahouet-Saron et de Jouskeka. Jouskeka tua Tahouet-Saron.

Athaensic est quelquefois prise pour la lune, et Jouskeka pour le soleil. Areskoui, dieu de la guerre, devient aussi le soleil. Parmi les Natchez, Athaensic, déesse de la vengeance, étoit la femme-chef des mauvais manitous, comme Jouskeka étoit la femme-chef des bons.

À la troisième génération, la race de Jouskeka s’éteignit presque tout entière : le Grand-Esprit envoya un déluge. Messou, autrement Saketchak, voyant ce débordement, députa un corbeau pour s’enquérir de l’état des choses, mais le corbeau s’acquitta mal de sa commission ; alors Messou fit partir le rat musqué, qui lui apporta un peu de limon. Messou rétablit la terre dans son premier état ; il lança des flèches contre le tronc des arbres qui restoient encore debout, et ces flèches devinrent des branches. Il épousa ensuite, par reconnoissance, une femelle du rat musqué : de ce mariage naquirent tous les hommes qui peuplent aujourd’hui le monde.

Il y a des variantes à ces fables : selon quelques autorités, ce ne fut pas Messou qui fit cesser l’inondation, mais la tortue sur laquelle Athaensic tomba du ciel : cette tortue, en nageant, écarta les eaux avec ses pattes, et découvrit la terre. Ainsi c’est la vengeance qui est la mère de la nouvelle race des hommes.

Le Grand-Castor est après le Grand-Lièvre le plus puissant des manitous : c’est lui qui a formé le lac Nipissingue : les cataractes que l’on trouve dans la rivière des Outaouois, qui sortent du Nipissingue, sont les restes des chaussées que le Grand-Castor avoit construites pour former ce lac ; mais il mourut au milieu de son entreprise. Il est enterré au haut d’une montagne à laquelle il a donné sa forme. Aucune nation ne passe au pied de son tombeau sans fumer en son honneur. Michabou, dieu des eaux, est né à Michilinakinac, sur le détroit qui joint le lac Huron au lac Michigan. De là il se transporta au Détroit, jeta une digue au saut Sainte-Marie, et, arrêtant les eaux du lac Alimipigon, il fit le lac Supérieur pour prendre des castors. Michabou apprit de l’araignée à tisser des filets, et il enseigna ensuite le même art aux hommes.

Il y a des lieux où les génies se plaisent particulièrement. À deux journées au-dessous du saut Antoine, on voit la grande Wakon-Teebe (la caverne du Grand-Esprit) : elle renferme un lac souterrain d’une profondeur inconnue ; lorsqu’on jette une pierre dans ce lac, le Grand-Lièvre fait entendre une voix redoutable. Des caractères sont gravés par les esprits sur la pierre de la voûte.

Au soleil couchant du lac Supérieur sont des montagnes formées de pierres qui brillent comme la glace des cataractes en hiver. Derrière ces montagnes s’étend un lac bien plus grand que le lac Supérieur. Michabou aime particulièrement ce lac et ces montagnes[1]. Mais c’est au lac Supérieur que le Grand-Esprit a fixé sa résidence ; on l’y voit se promener au clair de la lune : il se plaît aussi à cueillir le fruit d’un groseillier qui couvre la rive méridionale du lac. Souvent, assis sur la pointe d’un rocher, il déchaîne les tempêtes. Il habite dans le lac une île qui porte son nom : c’est là que les âmes des guerriers tombés sur le champ de bataille se rendent pour jouir du plaisir de la chasse.

Autrefois du milieu du lac Sacré émergeoit une montagne de cuivre que le Grand-Esprit a enlevée et transportée ailleurs depuis longtemps ; mais il a semé sur le rivage des pierres du même métal qui ont une vertu singulière : elles rendent invisibles ceux qui les portent. Le Grand-Esprit ne veut pas qu’on touche à ces pierres. Un jour des Algonquins furent assez téméraires pour en enlever une : à peine étoient-ils rentrés dans leurs canots, qu’un manitou de plus de soixante coudées de hauteur, sortant du fond d’une forêt, les poursuivit : les vagues lui alloient à peine à la ceinture ; il obligea les Algonquins de jeter dans les flots le trésor qu’ils avoient ravi.

Sur les bords du lac Huron, le Grand-Esprit a fait chanter le lièvre blanc comme un oiseau, et donné la voix d’un chat à l’oiseau bleu.

Athaensic a planté dans les îles du lac Érié l’herbe à la puce : si un guerrier regarde cette herbe, il est saisi de la fièvre ; s’il la touche, un feu subtil court sur sa peau. Athaensic planta encore au bord du lac Érié le cèdre blanc pour détruire la race des hommes : la vapeur de l’arbre fait mourir l’enfant dans le sein de la jeune mère, comme la pluie fait couler la grappe sur la vigne.

Le Grand-Lièvre a donné la sagesse au chat-huant du lac Érié. Cet oiseau fait la chasse aux souris pendant l’été ; il les mutile et les emporte toutes vivantes dans sa demeure, où il prend soin de les engraisser pour l’hiver. Cela ne ressemble pas trop mal aux maîtres des peuples.

À la cataracte du Niagara habite le génie redoutable des Iroquois.

Auprès du lac Ontario, des ramiers mâles se précipitent le matin dans la rivière Gennessé ; le soir ils sont suivis d’un pareil nombre de femelles ; ils vont chercher la belle Endaé, qui fut retirée de la contrée des âmes par le chant de son époux.

Le petit oiseau du lac Ontario fait la guerre au serpent noir. Voici ce qui a donné lieu à cette guerre.

Hondioun étoit un fameux chef des Iroquois constructeurs de cabanes. Il vit la jeune Almilao, et il fut étonné. Il dansa trois fois de colère, car Almilao étoit fille de la nation des Hurons, ennemis des Iroquois. Hondioun retourna à sa hutte en disant : « C’est égal ; » mais l’âme du guerrier ne parloit pas ainsi.

Il demeura couché sur la natte pendant deux soleils, il ne put dormir : au troisième soleil il ferma les yeux, et vit un ours dans ses songes. Il se prépara à la mort.

Il se lève, prend ses armes, traverse les forêts, et arrive à la hutte d’Almilao, dans le pays des ennemis. Il faisoit nuit.

Almilao entend marcher dans sa cabane ; elle dit : « Akouessan, assieds-toi sur ma natte. » Handioun s’assit sans parler sur la natte. Athaensic et sa rage étoient dans son cœur. Almilao jette un bras autour du guerrier iroquois sans le connoître, et cherche ses lèvres. Hondioun l’aima comme la lune.

Akouessan l’Abénakis, allié des Hurons, arrive ; il s’approche dans les ténèbres : les amants dormoient. Il se glisse auprès d’Almilao, sans apercevoir Hondioun roulé dans les peaux de la couche. Akouessan enchanta le sommeil de sa maîtresse.

Hondioun s’éveille, étend la main, touche la chevelure d’un guerrier. Le cri de guerre ébranle la cabane. Les sachems des Hurons accourent. Akouessan l’Abénakis n’étoit plus.

Hondioun, le chef iroquois, est attaché au poteau des prisonniers, et chante sa chanson de mort ; il appelle Almilao au milieu du feu, et invite la fille huronne à lui dévorer le cœur. Celle-ci pleuroit et sourioit : la vie et la mort étoient sur ses lèvres.

Le Grand-Lièvre fit entrer l’âme d’Hondioun dans le serpent noir, et celle d’Almilao dans le petit oiseau du lac Ontario. Le petit oiseau attaque le serpent noir et l’étend mort d’un coup de bec. Akouessan fut changé en homme marin.

Le Grand-Lièvre fit une grotte de marbre noir et vert dans le pays des Abénakis ; il planta un arbre dans le lac salé (la mer), à l’entrée de la grotte. Tous les efforts des chairs blanches n’ont jamais pu arracher cet arbre. Lorsque la tempête souffle sur le lac sans rivage, le Grand-Lièvre descend du rocher bleu et vient pleurer sous l’arbre Hondioun, Almilao et Akouessan.

C’est ainsi que les fables des sauvages amènent le voyageur du fond des lacs du Canada aux rivages de l’Atlantique. Moïse, Lucrèce et Ovide sembloient avoir légué à ces peuples, le premier sa tradition, le second sa mauvaise physique, le troisième ses métamorphoses. Il y avoit dans tout cela assez de religion, de mensonge et de poésie pour s’instruire, s’égarer et se consoler.


  1. Cette ancienne tradition d’une chaîne de montagnes et d’un lac immense situé au nord-ouest du lac Supérieur indique assez les montagnes Rocheuses et l’océan Pacifique.