Voyage en Amérique (Chateaubriand)/Gouvernement

Garnier frères (Œuvres complètes, tome 6p. 176-194).

GOUVERNEMENT.

LES NATCHEZ.

Despotisme dans l’état de nature.

Presque toujours on a confondu l’état de nature avec l’état sauvage : de cette méprise il est arrivé qu’on s’est figuré que les sauvages n’avoient point de gouvernement, que chaque famille étoit simplement conduite par son chef ou par son père ; qu’une chasse ou une guerre réunissoit occasionnellement les familles dans un intérêt commun ; mais que cet intérêt satisfait, les familles retournoient à leur isolement et à leur indépendance.

Ce sont là de notables erreurs. On retrouve parmi les sauvages le type de tous les gouvernements connus des peuples civilisés, depuis le despotisme jusqu’à la république, en passant par la monarchie limitée ou absolue, élective ou héréditaire.

Les Indiens de l’Amérique septentrionale connoissent les monarchies et les républiques représentatives ; le fédéralisme étoit une des formes politiques les plus communes employées par eux : l’étendue de leur désert avoit fait pour la science de leurs gouvernements ce que l’excès de la population a produit pour les nôtres.

L’erreur où l’on est tombé relativement à l’existence politique du gouvernement sauvage est d’autant plus singulière, que l’on auroit dû être éclairé par l’histoire des Grecs et des Romains : à la naissance de leur empire ils avoient des institutions très-compliquées.

Les lois politiques naissent chez les hommes avant les lois civiles, qui sembleroient néanmoins devoir précéder les premières ; mais il est de fait que le pouvoir s’est réglé avant le droit, parce que les hommes ont besoin de se défendre contre l’arbitraire avant de fixer les rapports qu’ils ont entre eux.

Les lois politiques naissent spontanément avec l’homme, et s’établissent sans antécédents ; on les rencontre chez les hordes les plus barbares.

Les lois civiles, au contraire, se forment par les usages : ce qui étoit une coutume religieuse pour le mariage d’une fille et d’un garçon, pour la naissance d’un enfant, pour la mort d’un chef de famille, se transforme en loi par le laps de temps. La propriété particulière, inconnue des peuples chasseurs, est encore une source de lois civiles qui manquent à l’état de nature. Aussi n’existoit-il point chez les Indiens de l’Amérique septentrionale de code de délits et de peines. Les crimes contre les choses et les personnes étoient punis par la famille, non par la loi. La vengeance étoit la justice : le droit naturel poursuivoit chez l’homme sauvage ce que le droit public atteint chez l’homme policé.

Rassemblons d’abord les traits communs à tous les gouvernements des sauvages, puis nous entrerons dans le détail de chacun de ces gouvernements.

Les nations indiennes sont divisées en tribus ; chaque tribu a un chef héréditaire différent du chef militaire, qui tire son droit de l’élection, comme chez les anciens Germains.

Les tribus portent un nom particulier : la tribu de l’Aigle, de l’Ours, du Castor, etc. Les emblèmes qui servent à distinguer les tribus deviennent des enseignes à la guerre, des sceaux au bas des traités.

Les chefs des tribus et des divisions de tribu tirent leur nom de quelque qualité, de quelque défaut de leur esprit ou de leur personne, de quelque circonstance de leur vie. Ainsi l’un s’appelle le bison blanc, l’autre la jambe cassée, la bouche plate, le jour sombre, le dardeur, la belle voix, le tueur de castors, le cœur de feu, etc.

Il en fut ainsi dans la Grèce : à Rome, Coclés tira son nom de ses yeux rapprochés, ou de la perte de son œil, et Cicéron, de la verrue ou de l’industrie de son aïeul. L’histoire moderne compte ses rois et ses guerriers, Chauve, Bègue, Roux, Boiteux, Martel ou marteau, Capet ou grosse-tête, etc.

Les conseils des nations indiennes se composent des chefs des tribus, des chefs militaires, des matrones, des orateurs, des prophètes ou jongleurs, des médecins ; mais ces conseils varient selon la constitution des peuples.

Le spectacle d’un conseil de sauvages est très-pittoresque. Quand la cérémonie du calumet est achevée, un orateur prend la parole. Les membres du conseil sont assis ou couchés à terre dans diverses attitudes : les uns, tout nus, n’ont pour s’envelopper qu’une peau de buffle ; les autres, tatoués de la tête aux pieds, ressemblent à des statues égyptiennes ; d’autres entremêlent à des ornements sauvages, à des plumes, à des becs d’oiseau, à des griffes d’ours, à des cornes de buffle, à des os de castor, à des dents de poisson, entremêlent, dis-je, des ornements européens. Les visages sont bariolés de diverses couleurs, ou peinturés de blanc ou de noir. On écoute attentivement l’orateur ; chacune de ses pauses est accueillie par le cri d’applaudissement oah ! oah !

Des nations aussi simples ne devroient avoir rien à débattre en politique ; cependant il est vrai qu’aucun peuple civilisé ne traite plus de choses à la fois. C’est une ambassade à envoyer à une tribu pour la féliciter de ses victoires, un pacte d’alliance à conclure ou à renouveler, une explication à demander sur la violation d’un territoire, une députation à faire partir pour aller pleurer sur la mort d’un chef, un suffrage à donner dans une diète, un chef à élire, un compétiteur à écarter, une médiation à offrir ou à accepter pour faire poser les armes à deux peuples, une balance à maintenir, afin que telle nation ne devienne pas trop forte et ne menace pas la liberté des autres. Toutes ces affaires sont discutées avec ordre ; les raisons pour et contre sont déduites avec clarté. On a connu des sachems qui possédoient à fond toutes ces matières, et qui parloient avec une profondeur de vue et de jugement dont peu d’hommes d’État en Europe seroient capables.

Les délibérations du conseil sont marquées dans des colliers de diverses couleurs, archives de l’État qui renferment les traités de guerre, de paix et d’alliance, avec toutes les conditions et clauses de ces traités. D’autres colliers contiennent les harangues prononcées dans les divers conseils. J’ai mentionné ailleurs la mémoire artificielle dont usoient les Iroquois pour retenir un long discours. Le travail se partageoit entre des guerriers qui, au moyen de quelques osselets, apprenoient par cœur, ou plutôt écrivoient dans leur mémoire la partie du discours qu’ils étoient chargés de reproduire[1].

Les arrêtés des sachems sont quelquefois gravés sur des arbres en signes énigmatiques. Le temps, qui ronge nos vieilles chroniques, détruit également celles des sauvages, mais d’une autre manière ; il étend une nouvelle écorce sur le papyrus qui garde l’histoire de l’Indien : au bout d’un petit nombre d’années, l’Indien et son histoire ont disparu à l’ombre du même arbre.

Passons maintenant à l’histoire des institutions particulières des gouvernements indiens, en commençant par le despotisme.

Il faut remarquer d’abord que partout où le despotisme est établi, règne une espèce de civilisation physique, telle qu’on la trouve chez la plupart des peuples de l’Asie, et telle qu’elle existoit au Pérou et au Mexique. L’homme qui ne peut plus se mêler des affaires publiques, et qui livre sa vie à un maître comme une brute ou comme un enfant, a tout le temps de s’occuper de son bien-être matériel. Le système de l’esclavage soumettant à cet homme d’autres bras que les siens, ces machines labourent son champ, embellissent sa demeure, fabriquent ses vêtements et préparent son repas. Mais, parvenue à un certain degré, cette civilisation du despotisme reste stationnaire ; car le tyran supérieur, qui veut bien permettre quelques tyrannies particulières, conserve toujours le droit de vie et de mort sur ses sujets, et ceux-ci ont soin de se renfermer dans une médiocrité qui n’excite ni la cupidité ni la jalousie du pouvoir.

Sous l’empire du despotisme, il y a donc commencement de luxe et d’administration, mais dans une mesure qui ne permet pas à l’industrie de se développer, ni au génie de l’homme d’arriver à la liberté par les lumières.

Ferdinand de Soto trouva des peuples de cette nature dans les Florides, et vint mourir au bord du Mississipi. Sur ce grand fleuve s’étendoit la domination des Natchez. Ceux-ci étoient originaires du Mexique, qu’ils ne quittèrent qu’après la chute du trône de Montezume. L’époque de l’émigration des Natchez concorde avec celle des Chicassais, qui venoient du Pérou, également chassés de leur terre natale par l’invasion des Espagnols.

Un chef surnommé le soleil gouvernoit les Natchez : ce chef prétendoit descendre de l’astre du jour. La succession au trône avoit lieu par les femmes : ce n’étoit pas le fils même du soleil qui lui succédoit, mais le fils de sa sœur ou de sa plus proche parente. Cette femme-chef, tel étoit son nom, avoit avec le soleil une garde de jeunes gens appelés allouez.

Les dignitaires au-dessous du soleil étoient les deux chefs de guerre, les deux prêtres, les deux officiers pour les traités, l’inspecteur des ouvrages et des greniers publics, homme puissant, appelé le chef de la farine, et les quatre maîtres des cérémonies.

La récolte, faite en commun et mise sous la garde du soleil, fut dans l’origine la cause principale de l’établissement de la tyrannie. Seul dépositaire de la fortune publique, le monarque en profita pour se faire des créatures : il donnoit aux uns aux dépens des autres ; il inventa cette hiérarchie de places qui intéressent une foule d’hommes au pouvoir par la complicité dans l’oppression. Le soleil s’entoura de satellites prêts à exécuter ses ordres. Au bout de quelques générations, des classes se formèrent dans l’État : ceux qui descendoient des généraux ou des officiers des allouez se prétendirent nobles ; on les crut. Alors furent inventées une multitude de lois : chaque individu se vit obligé de porter au soleil une partie de sa chasse ou de sa pêche. Si celui-ci commandoit tel ou tel travail, on étoit tenu de l’exécuter sans en recevoir de salaire. En imposant la corvée, le soleil s’empara du droit de juger. « Qu’on me défasse de ce chien, » disoit-il, et ses gardes obéissoient.

Le despotisme du soleil enfanta celui de la femme-chef, et ensuite celui des nobles. Quand une nation devient esclave, il se forme une chaîne de tyrans depuis la première classe jusqu’à la dernière. L’arbitraire du pouvoir de la femme-chef prit le caractère du sexe de cette souveraine ; il se porta du côté des mœurs. La femme-chef se crut maîtresse de prendre autant de maris et d’amants qu’elle le voulut ; elle faisoit ensuite étrangler les objets de ses caprices. En peu de temps il fut admis que le jeune soleil en parvenant au trône pouvoit faire étrangler son père, lorsque celui-ci n’étoit pas noble.

Cette corruption de la mère de l’héritier du trône descendit aux autres femmes. Les nobles pouvoient abuser des vierges, et même des jeunes épouses, dans toute la nation. Le soleil avoit été jusqu’à ordonner une prostitution générale des femmes, comme cela se pratiquoit à certaines initiations babyloniennes.

À tous ces maux il n’en manquoit plus qu’un, la superstition : les Natchez en furent accablés. Les prêtres s’étudièrent à fortifier la tyrannie par la dégradation de la raison du peuple. Ce devint un honneur insigne, une action méritoire pour le ciel que de se tuer sur le tombeau d’un noble ; il y avoit des chefs dont les funérailles entraînoient le massacre de plus de cent victimes. Ces oppresseurs sembloient n’abandonner le pouvoir absolu dans la vie que pour hériter de la tyrannie de la mort : on obéissoit encore à un cadavre, tant on étoit façonné à l’esclavage ! Bien plus, on sollicitoit quelquefois dix ans d’avance l’honneur d’accompagner le soleil au pays des âmes. Le ciel permettoit une justice : ces mêmes allouez par qui la servitude avoit été fondée, recueilloient le fruit de leurs œuvres : l’opinion les obligeoit de se percer de leur poignard aux obsèques de leur maître ; le suicide devenoit le digne ornement de la pompe funèbre du despotisme. Mais que servoit au souverain des Natchez d’emmener sa garde au delà de la vie ? Pouvoit-elle le défendre contre l’éternel vengeur des opprimés !

Une femme-chef étant morte, son mari, qui n’étoit pas noble, fut étouffé. La fille aînée de la femme-chef, qui lui succédoit en dignité, ordonna l’étranglement de douze enfants : ces douze corps furent rangés autour de ceux de l’ancienne femme-chef et de son mari. Ces quatorze cadavres étoient déposés sur un brancard pompeusement décoré.

Quatorze allouez enlevèrent le lit funèbre. Le convoi se mit en marche : les pères et mères des enfants étranglés ouvroient la marche, marchant lentement deux à deux, et portant leurs enfants morts dans leurs bras. Quatorze victimes qui s’étoient dévouées à la mort suivoient le lit funèbre, tenant dans leurs mains le cordon fatal qu’elles avoient filé elles-mêmes. Les plus proches parents de ces victimes les environnoient. La famille de la femme-chef fermoit le cortège.

De dix pas en dix pas, les pères et les mères qui précédoient la théorie laissoient tomber les corps de leurs enfants ; les hommes qui portoient le brancard marchoient sur ces corps, de sorte que quand on arriva au temple les chairs de ces tendres hosties tomboient en lambeaux.

Le convoi s’arrêta au lieu de la sépulture. On déshabilla les quatorzes personnes dévouées ; elles s’assirent à terre ; un allouez s’assit sur les genoux de chacune d’elles, un autre leur tint les mains par derrière ; on leur fit avaler trois morceaux de tabac et boire un peu d’eau ; on leur passa le lacet au cou, et les parents de la femme-chef tirèrent, en chantant, sur les deux bouts du lacet.

On a peine à comprendre comment un peuple chez lequel la propriété individuelle étoit inconnue, et qui ignoroit la plupart des besoins de la société, avoit pu tomber sous un pareil joug. D’un côté des hommes nus, la liberté de la nature ; de l’autre des exactions sans exemples, un despotisme qui passe ce qu’on a vu de plus formidable au milieu des peuples civilisés ; l’innocence et les vertus primitives de l’état politique à son berceau, la corruption et les crimes d’un gouvernement décrépit : quel monstrueux assemblage !

Une révolution simple, naturelle, presque sans effort, délivra en partie les Natchez de leurs chaînes. Accablés du joug des nobles et du soleil, ils se contentèrent de se retirer dans les bois ; la solitude leur rendit la liberté. Le soleil, demeuré au grand village, n’ayant plus rien à donner aux allouez, puisqu’on ne cultivoit plus le champ commun, fut abandonné de ces mercenaires. Ce soleil eut pour successeur un prince raisonnable. Celui-ci ne rétablit point les gardes ; il abolit les usages tyranniques, rappela ses sujets, et leur fit aimer son gouvernement. Un conseil de vieillards formé par lui détruisit le principe de la tyrannie, en réglant d’une manière nouvelle la propriété commune.

Les nations sauvages, sous l’empire des idées primitives, ont un invincible éloignement pour la propriété particulière, fondement de l’ordre social. De là chez quelques Indiens cette propriété commune, ce champ public des moissons, ces récoltes déposées dans des greniers où chacun vient puiser selon ses besoins ; mais de là aussi la puissance des chefs qui veillent à ces trésors, et qui finissent par les distribuer au profit de leur ambition.

Les Natchez régénérés trouvèrent un moyen de se mettre à l’abri de la propriété particulière, sans tomber dans l’inconvénient de la propriété commune. Le champ public fut divisé en autant de lots qu’il y avoit de familles. Chaque famille emportoit chez elle la moisson contenue dans un de ces lots. Ainsi le grenier public fut détruit, en même temps que le champ commun resta, et comme chaque famille ne recueilloit pas précisément le produit du carré qu’elle avoit labouré et semé, elle ne pouvoit pas dire qu’elle avoit un droit particulier à la jouissance de ce qu’elle avoit reçu. Ce ne fut plus la communauté de la terre, mais la communauté du travail qui fit la propriété commune.

Les Natchez conservèrent l’extérieur et les formes de leurs anciennes institutions : ils ne cessèrent point d’avoir une monarchie absolue, un soleil, une femme-chef, et différents ordres ou différentes classes d’hommes ; mais ce n’étoit plus que des souvenirs du passé, souvenirs utiles aux peuples, chez lesquels il n’est jamais bon de détruire l’autorité des aïeux. On entretint toujours le feu perpétuel dans le temple ; on ne toucha pas même aux cendres des anciens chefs déposées dans cet édifice, parce qu’il y a crime à violer l’asile des morts, et qu’après tout la poussière des tyrans donne d’aussi grandes leçons que celle des autres hommes.

LES MUSCOGULGES.

Monarchie limitée dans l’état de nature.

À l’orient du pays des Natchez accablés par le despotisme, les Muscogulges présentoient dans l’échelle des gouvernements des sauvages la monarchie constitutionnelle ou limitée.

Les Muscogulges forment avec les Siminoles, dans l’ancienne Floride, la confédération des Creeks. Ils ont un chef appelé mico, roi ou magistrat.

Le mico, reconnu pour le premier homme de la nation, reçoit toutes sortes de marques de respect. Lorsqu’il préside le conseil, on lui rend des hommages presque abjects ; lorsqu’il est absent, son siège reste vide.

Le mico convoque le conseil pour délibérer sur la paix et sur la guerre ; à lui s’adressent les ambassadeurs et les étrangers qui arrivent chez la nation.

La royauté du mico est élective et inamovible. Les vieillards nomment le mico ; le corps des guerriers confirme la nomination. Il faut avoir versé son sang dans les combats, ou s’être distingué par sa raison, son génie, son éloquence, pour aspirer à la place de mico. Ce souverain, qui ne doit sa puissance qu’à son mérite, s’élève sur la confédération des Creeks, comme le soleil pour animer et féconder la terre.

Le mico ne porte aucune marque de distinction : hors du conseil, c’est un simple sachem qui se mêle à la foule, cause, fume, boit la coupe avec tous les guerriers : un étranger ne pourroit le reconnoître. Dans le conseil même, où il reçoit tant d’honneurs, il n’a que sa voix ; toute son influence est dans sa sagesse : son avis est généralement suivi, parce que son avis est presque toujours le meilleur.

La vénération des Muscogulges pour le mico est extrême. Si un jeune homme est tenté de faire une chose déshonnête, son compagnon lui dit : « Prends garde, le mico te voit ; » le jeune homme s’arrête : c’est l’action du despotisme invisible de la vertu.

Le mico jouit cependant d’une prérogative dangereuse. Les moissons chez les Muscogulges se font en commun. Chaque famille, après avoir reçu son lot, est obligée d’en porter une partie dans un grenier public, où le mico puise à volonté. L’abus d’un pareil privilège produisit la tyrannie des soleils des Natchez, comme nous venons de le voir.

Après le mico, la plus grande autorité de l’État réside dans le conseil des vieillards. Ce conseil décide de la paix et de la guerre, et applique les ordres du mico : institution politique singulière. Dans la monarchie des peuples civilisés, le roi est le pouvoir exécutif, et le conseil ou l’assemblée nationale, le pouvoir législatif ; ici, c’est l’opposé : le monarque fait les lois, et le conseil les exécute. Ces sauvages ont peut-être pensé qu’il y avoit moins de péril à investir un conseil de vieillards du pouvoir exécutif qu’à remettre ce pouvoir aux mains d’un seul homme. D’un autre côté, l’expérience ayant prouvé qu’un seul homme d’un âge mûr, d’un esprit réfléchi, élabore mieux des lois qu’un corps délibérant, les Muscogulges ont placé le pouvoir législatif dans le roi.

Mais le conseil des Muscogulges a un vice capital : il est sous la direction immédiate du grand jongleur, qui le conduit par la crainte des sortilèges et par la divination des songes. Les prêtres forment chez cette nation un collège redoutable, qui menace de s’emparer des divers pouvoirs.

Le chef de guerre, indépendant du mico, exerce une puissance absolue sur la jeunesse année. Néanmoins, si la nation est dans un péril imminent, le mico devient pour le temps limité général au dehors, comme il est magistrat au dedans.

Tel est, ou plutôt tel étoit le gouvernement muscogulge, considéré en lui-même et à part. Il a d’autres rapports comme gouvernement fédératif.

Les Muscogulges, nation fière et ambitieuse, vinrent de l’ouest, et s’emparèrent de la Floride après avoir extirpé les Yamases, ses premiers habitants[2]. Bientôt après, les Siminoles, arrivant de l’est, firent alliance avec les Muscogulges. Ceux-ci étant les plus forts forcèrent ceux-là d’entrer dans une confédération, en vertu de laquelle les Siminoles envoient des députés au grand village des Muscogulges, et se trouvent ainsi gouvernés en partie par le mico de ces derniers.

Les deux nations réunies furent appelées par les Européens la nation des Creeks, et divisées par eux en Creeks supérieurs, les Muscogulges, et en Creeks inférieurs, les Siminoles. L’ambition des Muscogulges n’étant pas satisfaite, ils portèrent la guerre chez les Chéroquois et chez les Chicassais, et les obligèrent d’entrer dans l’alliance commune ; confédération aussi célèbre dans le midi de l’Amérique septentrionale que celle des Iroquois dans le nord. N’est-il pas singulier de voir des sauvages tenter la réunion des Indiens dans une république fédérative, au même lieu où les Européens dévoient établir un gouvernement de cette nature ?

Les Muscogulges, en faisant des traités avec les blancs, ont stipulé que ceux-ci ne vendroient point d’eau-de-vie aux nations alliées. Dans les villages des Creeks on ne souffroit qu’un seul marchand européen : il y résidoit sous la sauvegarde publique. On ne violoit jamais à son égard les lois de la plus exacte probité ; il alloit et venoit, en sûreté de sa fortune comme de sa vie.

Les Muscogulges sont enclins à l’oisiveté et aux fêtes ; ils cultivent la terre ; ils ont des troupeaux et des chevaux de race espagnole ; ils ont aussi des esclaves. Le serf travaille aux champs, cultive dans le jardin les fruits et les fleurs, tient la cabane propre et prépare les repas. Il est logé, vêtu et nourri comme ses maîtres. S’il se marie, ses enfants sont libres ; ils rentrent dans leur droit naturel par la naissance. Le malheur du père et de la mère ne passe point à leur postérité ; les Muscogulges n’ont point voulu que la servitude fût héréditaire : belle leçon que les sauvages ont donnée aux hommes civilisés !

Tel est néanmoins l’esclavage : quelle que soit sa douceur, il dégrade les vertus. Le Muscogulge, hardi, bruyant, impétueux, supportant à peine la moindre contradiction, est servi par le Yamase, timide, silencieux, patient, abject. Ce Yamase, ancien maître des Florides, est cependant de race indienne : il combattit en héros pour sauver son pays de l’invasion des Muscogulges ; mais la fortune le trahit. Qui a mis entre le Yamase d’autrefois et le Yamase d’aujourd’hui, entre ce Yamase vaincu et ce Muscogulge vainqueur, une si grande différence ? Deux mots : liberté et servitude.

Les villages muscogulges sont bâtis d’une manière particulière : chaque famille a presque toujours quatre maisons ou quatre cabanes pareilles. Ces quatre cabanes se font face les unes aux autres, et forment entre elles une cour carrée d’environ un demi-arpent : on entre dans cette cour par les quatre angles. Les cabanes, construites en planches, sont enduites en dehors et en dedans d’un mortier rouge, qui ressemble à de la terre de brique. Des morceaux d’écorce de cyprès, disposés comme des écailles de tortue, servent de toiture aux bâtiments.

Au centre du principal village, et dans l’endroit le plus élevé, est une place publique environnée de quatre longues galeries. L’une de ces galeries est la salle du conseil, qui se tient tous les jours pour l’expédition des affaires. Cette salle se divise en deux chambres par une cloison longitudinale : l’appartement du fond est ainsi privé de lumière ; on n’y entre que par une ouverture surbaissée, pratiquée au bas de la cloison. Dans ce sanctuaire sont déposés les trésors de la religion et de la politique : les chapelets de cornes de cerf, la coupe à médecine, les chichikoués, le calumet de paix, l’étendard national, fait d’une queue d’aigle. Il n’y a que le mico, le chef de guerre et le grand-prêtre qui puissent entrer dans ce lieu redoutable.

La chambre extérieure de la salle du conseil est coupée en trois parties par trois petites cloisons transversales, à hauteur d’appui. Dans ces trois balcons s’élèvent trois rangs de gradins appuyés contre les parois du sanctuaire. C’est sur ces bancs couverts de nattes que s’asseyent les sachems et les guerriers.

Les trois autres galeries, qui forment, avec la galerie du conseil, l’enceinte de la place publique, sont pareillement divisées chacune en trois parties ; mais elles n’ont point de cloison longitudinale. Ces galeries se nomment galeries du banquet : on y trouve toujours une foule bruyante occupée de divers jeux.

Les murs, les cloisons, les colonnes de bois de ces galeries sont chargés d’ornements hiéroglyphiques, qui renferment les secrets sacerdotaux et politiques de la nation. Ces peintures représentent des hommes dans diverses attitudes, des oiseaux et des quadrupèdes à têtes d’hommes, des hommes à têtes d’animaux. Le dessin de ces monuments est tracé avec hardiesse et dans les proportions naturelles ; la couleur en est vive, mais appliquée sans art. L’ordre d’architecture des colonnes varie dans les villages selon la tribu qui habite ces villages : à Otasses les colonnes sont tournées en spirale, parce que les Muscogulges d’Otasses sont de la tribu du Serpent.

Il y a chez cette nation une ville de paix et une ville de sang. La ville de paix est la capitale même de la confédération des Creeks, et se nomme Apalachucla. Dans cette ville on ne verse jamais le sang ; et quand il s’agit d’une paix générale, les députés des Creeks y sont convoqués.

La ville de sang est appelée Coweta ; elle est située à douze milles d’Apalachucla : c’est là que l’on délibère de la guerre.

On remarque dans la confédération des Creeks les sauvages qui habitent le beau village d’Uche, composé de deux mille habitants, et qui peut armer cinq cents guerriers. Ces sauvages parlent la langue savanna ou savantica, langue radicalement différente de la langue muscogulge. Les alliés du village d’Uche sont ordinairement, dans le conseil, d’un avis différent des autres alliés, qui les voient avec jalousie ; mais on est assez sage de part et d’autre pour n’en pas venir à une rupture.

Les Siminoles, moins nombreux que les Muscogulges, n’ont guère que neuf villages, tous situés sur la rivière Flint. Vous ne pouvez faire un pas dans leur pays sans découvrir des savanes, des lacs, des fontaines, des rivières de la plus belle eau.

Le Siminole respire la gaieté, le contentement, l’amour ; sa démarche est légère, son abord ouvert et serein ; ses gestes décèlent l’activité de la vie : il parle beaucoup et avec volubilité ; son langage est harmonieux et facile. Ce caractère aimable et volage est si prononcé chez ce peuple, qu’il peut à peine prendre un maintien digne dans les assemblées politiques de la confédération.

Les Siminoles et les Muscogulges sont d’une assez grande taille, et, par un contraste extraordinaire, leurs femmes sont la plus petite race de femmes connue en Amérique : elles atteignent rarement la hauteur de quatre pieds deux ou trois pouces ; leurs mains et leurs pieds ressemblent à ceux d’une Européenne de neuf ou dix ans. Mais la nature les a dédommagées de cette espèce d’injustice : leur taille est élégante et gracieuse ; leurs yeux sont noirs, extrêmement longs, pleins de langueur et de modestie. Elles baissent leurs paupières avec une sorte de pudeur voluptueuse : si on ne les voyoit pas, lorsqu’elles parlent, on croiroit entendre des enfants qui ne prononcent que des mots à moitié formés.

Les femmes creeks travaillent moins que les autres femmes indiennes : elles s’occupent de broderies, de teinture et d’autres petits ouvrages. Les esclaves leur épargnent le soin de cultiver la terre ; mais elles aident pourtant, ainsi que les guerriers, à recueillir la moisson.

Les Muscogulges sont renommés pour la poésie et pour la musique. La troisième nuit de la fête du maïs nouveau, on s’assemble dans la galerie du conseil ; on se dispute le prix du chant. Ce prix est décerné, à la pluralité des voix, par le mico : c’est une branche de chêne vert : les Hellènes briguoient une branche d’olivier. Les femmes concourent, et souvent obtiennent la couronne ; une de leurs odes est restée célèbre :

chanson de la chair blanche.

« La chair blanche vient de la Virginie. Elle étoit riche ; elle avoit des étoffes bleues, de la poudre, des armes et du poison françois[3]. La chair blanche vit Tibéima l’ikouessen[4].

« Je t’aime, dit-elle à la fille peinte : quand je m’approche de toi, je sens fondre la moelle de mes os ; mes yeux se troublent, je me sens mourir.

« La fille peinte, qui vouloit les richesses de la chair blanche, lui répondit : Laisse-moi graver mon nom sur tes lèvres ; presse mon sein contre ton sein.

« Tibéima et la chair blanche bâtirent une cabane. L’ikouessen dissipa les grandes richesses de l’étranger, et fut infidèle. La chair blanche le sut, mais elle ne put cesser d’aimer. Elle alloit de porte en porte mendier des grains de maïs pour faire vivre Tibéima. Lorsque la chair blanche pouvoit obtenir un peu de feu liquide[5], elle le buvoit pour oublier sa douleur.

« Toujours aimant Tibéima, toujours trompé par elle, l’homme blanc perdit l’esprit, et se mit à courir dans les bois. Le père de la fille peinte, illustre sachem, lui fit des réprimandes : le cœur d’une femme qui a cessé d’aimer est plus dur que le fruit du papaya.

« La chair blanche revint à sa cabane. Elle étoit nue, elle portoit une longue barbe hérissée ; ses yeux étoient creux, ses lèvres pâles : elle s’assit sur une natte pour demander l’hospitalité dans sa propre cabane. L’homme blanc avoit faim : comme il étoit devenu insensé, il se croyoit un enfant, et prenoit Tibéima pour sa mère.

« Tibéima, qui avoit retrouvé des richesses avec un autre guerrier dans l’ancienne cabane de la chair blanche, eut horreur de celui qu’elle avoit aimé. Elle le chassa. La chair blanche s’assit sur un tas de feuilles à la porte, et mourut. Tibéima mourut aussi. Quand le Siminole demande quelles sont les ruines de cette cabane recouverte de grandes herbes, on ne lui répond point. »

Les Espagnols avoient placé dans les beaux déserts de la Floride une fontaine de Jouvence. N’étois-je donc pas autorisé à choisir ces déserts pour le pays de quelques autres illusions ?

On verra bientôt ce que sont devenus les Creeks et quel sort menace ce peuple qui marchoit à grands pas vers la civilisation.

LES HURONS ET LES IROQUOIS.

République dans l’état de nature.

Si les Natchez offrent le type du despotisme dans l’état de nature, les Creeks, le premier trait de la monarchie limitée, les Hurons et les Iroquois présentoient dans le même état de nature la forme du gouvernement républicain. Ils avoient, comme les Creeks, outre la constitution de la nation proprement dite, une assemblée générale représentative et un pacte fédératif.

Le gouvernement des Hurons différoit un peu de celui des Iroquois. Auprès du conseil des tribus s’élevoit un chef héréditaire, dont la succession se continuoit par les femmes, ainsi que chez les Natchez. Si la ligne de ce chef venoit à manquer, c’étoit la plus noble matrone de la tribu qui choisissoit un chef nouveau. L’influence des femmes devoit être considérable chez une nation dont la politique et la nature leur donnoient tant de droits. Les historiens attribuent à cette influence une partie des bonnes et des mauvaises qualités du Huron.

Chez les nations de l’Asie, les femmes sont esclaves et n’ont aucune part au gouvernement ; mais, chargées des soins domestiques, elles sont soustraites, en général, aux plus rudes travaux de la terre.

Chez les nations d’origine germanique, les femmes étoient libres, mais elles restoient étrangères aux actes de la politique, sinon à ceux du courage et de l’honneur.

Chez les tribus du nord de l’Amérique, les femmes participoient aux affaires de l’État, mais elles étoient employées à ces pénibles ouvrages qui sont dévolus aux hommes dans l’Europe civilisée. Esclaves et bêtes de somme dans les champs et à la chasse, elles devenoient libres et reines dans les assemblées de la famille et dans les conseils de la nation. Il faut remonter aux Gaulois pour retrouver quelque chose de cette condition des femmes chez un peuple.

Les Iroquois ou les Cinq nations[6], appelés dans la langue algonquine les Agannonsioni, étoient une colonie des Hurons. Ils se séparèrent de ces derniers à une époque ignorée ; ils abandonnèrent les bords du lac Huron, et se fixèrent sur la rive méridionale du fleuve Hochelaga (le Saint-Laurent), non loin du lac Champlain. Dans la suite, ils remontèrent jusqu’au lac Ontario, et occupèrent le pays situé entre le lac Érié et les sources de la rivière d’Albany.

Les Iroquois offrent un grand exemple du changement que l’oppression et l’indépendance peuvent opérer dans le caractère des hommes. Après avoir quitté les Hurons, ils se livrèrent à la culture des terres, devinrent une nation agricole et paisible, d’où ils tirèrent leur nom d’Agannonsioni.

Leurs voisins, les Adirondacs, dont nous avons fait les Algonquins, peuple guerrier et chasseur qui étendoit sa domination sur un pays immense, méprisèrent les Hurons émigrants, dont ils achetoient les récoltes. Il arriva que les Algonquins invitèrent quelques jeunes Iroquois à une chasse ; ceux-ci s’y distinguèrent de telle sorte que les Algonquins, jaloux, les massacrèrent.

Les Iroquois coururent aux armes pour la première fois : battus d’abord, ils résolurent de périr jusqu’au dernier, ou d’être libres. Un génie guerrier, dont ils ne s’étoient point doutés, se déploya tout à coup en eux. Ils défirent à leur tour les Algonquins, qui s’allièrent avec les Hurons, dont les Iroquois tiroient leur origine. Ce fut au moment le plus chaud de cette querelle que Jacques Cartier et ensuite Champlain abordèrent au Canada. Les Algonquins s’unirent aux étrangers, et les Iroquois eurent à lutter contre les François, les Algonquins et les Hurons.

Bientôt les Hollandois arrivèrent à Manhatte (New-York). Les Iroquois recherchèrent l’amitié de ces nouveaux Européens, se procurèrent des armes à feu et devinrent en peu de temps plus habiles au maniement de ces armes que les blancs eux-mêmes. Il n’y a point chez les peuples civilisés d’exemple d’une guerre aussi longue et aussi implacable que celle que firent les Iroquois aux Algonquins et aux Hurons. Elle dura plus de trois siècles. Les Algonquins furent exterminés et les Hurons réduits à une tribu réfugiée sous la protection du canon de Québec. La colonie françoise du Canada, au moment de succomber elle-même aux attaques des Iroquois, ne fut sauvée que par un calcul de la politique de ces sauvages extraordinaires[7].

Il est probable que les Indiens du nord de l’Amérique furent gouvernés d’abord par des rois, comme les habitants de Rome et d’Athènes, et que ces monarchies se changèrent ensuite en républiques aristocratiques : on retrouvoit dans les principales bourgades huronnes et iroquoises des familles nobles, ordinairement au nombre de trois.

Ces familles étoient la souche des trois tribus principales : l’une de ces tribus jouissoit d’une sorte de prééminence ; les membres de cette première tribu se traitoient de frères, et les membres des deux autres tribus de cousins.

Ces trois tribus portoient le nom des tribus huronnes : la tribu du Chevreuil, celle du Loup, celle de la Tortue. La dernière se partageoit en deux branches, la grande et la petite Tortue.

Le gouvernement, extrêmement compliqué, se composoit de trois conseils : le conseil des assistants, le conseil des vieillards, le conseil des guerriers en état de porter les armes, c’est-à-dire du corps de la nation.

Chaque famille fournissoit un député au conseil des assistants ; ce député étoit nommé par les femmes, qui choisissoient souvent une femme pour les représenter. Le conseil des assistants étoit le conseil suprême : ainsi la première puissance appartenoit aux femmes dont les hommes ne se disoient que les lieutenants ; mais le conseil des vieillards prononçoit en dernier ressort, et devant lui étoient portées en appel les délibérations du conseil des assistants.

Les Iroquois avoient pensé qu’on ne se devoit pas priver de l’assistance d’un sexe dont l’esprit, délié et ingénieux, est fécond en ressources et sait agir sur le cœur humain ; mais ils avoient aussi pensé que les arrêts d’un conseil de femmes pourroient être passionnés : ils avoient voulu que ces arrêts fussent tempérés et comme refroidis par le jugement des vieillards. On retrouvoit ce conseil des femmes chez nos pères les Gaulois.

Le second conseil, ou le conseil des vieillards, étoit le modérateur entre le conseil des assistants et le conseil composé du corps des jeunes guerriers.

Tous les membres de ces trois conseils n’avoient pas le droit de prendre la parole : des orateurs choisis par chaque tribu traitoient devant les conseils des affaires de l’État : ces orateurs faisoient une étude particulière de la politique et de l’éloquence.

Cette coutume, qui seroit un obstacle à la liberté chez les peuples civilisés de l’Europe, n’étoit qu’une mesure d’ordre chez les Iroquois. Parmi ces peuples, on ne sacrifioit rien de la liberté particulière à la liberté générale. Aucun membre des trois conseils ne se regardoit lié individuellement par la délibération des conseils. Toutefois il étoit sans exemple qu’un guerrier eût refusé de s’y soumettre.

La nation iroquoise se divisoit en cinq cantons : ces cantons n’étoient point dépendants les uns des autres ; ils pouvoient faire la paix et la guerre séparément. Les cantons neutres leur offroient dans ces cas leurs bons offices.

Les cinq cantons nommoient de temps en temps des députés qui renouveloient l’alliance générale. Dans cette diète, tenue au milieu des bois, on traitoit de quelques grandes entreprises pour l’honneur et la sûreté de toute la nation. Chaque député faisoit un rapport relatif au canton qu’il représentoit, et l’on délîbéroit sur des moyens de prospérité commune.

Les Iroquois étoient aussi fameux par leur politique que par leurs armes. Placés entre les Anglois et les François, ils s’aperçurent bientôt de la rivalité de ces deux peuples. Ils comprirent qu’ils seroient recherchés par l’un et par l’autre : ils firent alliance avec les Anglois, qu’ils n’aimoient pas, contre les François, qu’ils estimoient, mais qui s’étoient unis aux Algonquins et aux Hurons. Cependant, ils ne vouloient pas le triomphe complet d’un des deux partis étrangers : ainsi les Iroquois étoient prêts à disperser la colonie françoise du Canada, lorsqu’un ordre du conseil des sachems arrêta l’armée et la força de revenir ; ainsi les François se voyoient au moment de conquérir la Nouvelle-Jersey, et d’en chasser les Anglois, lorsque les Iroquois firent marcher leurs cinq nations au secours des Anglois, et les sauvèrent.

L’Iroquois ne conservoit de commun avec le Huron que le langage : le Huron, gai, spirituel, volage, d’une valeur brillante et téméraire, d’une taille haute et élégante, avoit l’air d’être né pour être l’allié des François.

L’Iroquois étoit au contraire d’une forte stature : poitrine large, jambes musculaires, bras nerveux. Les grands yeux ronds de l’Iroquois étinceloient d’indépendance ; tout son air étoit celui d’un héros ; on voyoit reluire sur son front les hautes combinaisons de la pensée et les sentiments élevés de l’âme. Cet homme intrépide ne fut point étonné des armes à feu lorsque pour la première fois on en usa contre lui ; il tint ferme au sifflement des balles et au bruit du canon, comme s’il les eût entendus toute sa vie ; il n’eut pas l’air d’y faire plus d’attention qu’à un orage. Aussitôt qu’il se put procurer un mousquet, il s’en servit mieux qu’un Européen. Il n’abandonna pas pour cela le casse-tête, le couteau, l’arc et la flèche ; mais il y ajouta la carabine, le pistolet, le poignard et la hache ; il sembloit n’avoir jamais assez d’armes pour sa valeur. Doublement paré des instruments meurtriers de l’Europe et de l’Amérique, avec sa tête ornée de panaches, ses oreilles découpées, son visage barbouillé de noir, ses bras teints de sang, ce noble champion du Nouveau Monde devint aussi redoutable à voir qu’à combattre, sur le rivage qu’il défendit pied à pied contre l’étranger.

C’étoit dans l’éducation que les Iroquois plaçoient la source de leur vertu. Un jeune homme ne s’asseyoit jamais devant un vieillard : le respect pour l’âge étoit pareil à celui que Lycurgue avoit fait naître à Lacédémone. On accoutumoit la jeunesse à supporter les plus grandes privations ainsi qu’à braver les plus grands périls. De longs jeûnes commandés par la politique au nom de la religion, des chasses dangereuses, l’exercice continuel des armes, des jeux mâles et virils, avoient donné au caractère de l’Iroquois quelque chose d’indomptable. Souvent de petits garçons s’attachoient les bras ensemble, mettoient un charbon ardent sur leurs bras liés, et luttoient à qui soutiendroit plus longtemps la douleur. Si une jeune fille commettoit une faute, et que sa mère lui jetât de l’eau au visage, cette seule réprimande portoit quelquefois la jeune fille à s’étrangler.

L’Iroquois méprisoit la douleur comme la vie : un sachem de cent années affrontoit les flammes du bûcher ; il excitoit les ennemis à redoubler de cruauté ; il les défioit de lui arracher un soupir. Cette magnanimité de la vieillesse n’avoit pour but que de donner un exemple aux jeunes guerriers et de leur apprendre à devenir dignes de leurs pères.

Tout se ressentoit de cette grandeur chez ce peuple : sa langue, presque tout aspirée, étonnoit l’oreille. Quand un Iroquois parloit, on eût cru ouïr un homme qui, s’exprimant avec effort, passoit successivement des intonations les plus sourdes aux intonations les plus élevées.

Tel étoit l’Iroquois avant que l’ombre et la destruction de la civilisation européenne se fussent étendues sur lui.

Bien que j’aie dit que le droit civil et le droit criminel sont à peu près inconnus des Indiens, l’usage en quelques lieux a suppléé à la loi.

Le meurtre, qui chez les Francs se rachetoit par une composition pécuniaire en rapport avec l’état des personnes, ne se compense chez les sauvages que par la mort du meurtrier. Dans l’Italie du moyen âge, les familles respectives prenoient fait et cause pour tout ce qui concernoit leurs membres : de là ces vengeances héréditaires qui divisoient la nation lorsque les familles ennemis étoient puissantes.

Chez les peuplades du nord de l’Amérique, la famille de l’homicide ne vient pas à son secours, mais les parents de l’homicide se font un devoir de le venger. Le criminel que la loi ne menace pas, que ne défend pas la nature, ne rencontrant d’asile ni dans les bois, où les alliés du mort le poursuivent, ni chez les tribus étrangères, qui le livreroient, ni à son foyer domestique, qui ne le sauveroit pas, devient si misérable, qu’un tribunal vengeur lui seroit un bien. Là au moins il y auroit une forme, une manière de le condamner ou de l’acquitter : car, si la loi frappe, elle conserve, comme le temps, qui sème et moissonne. Le meurtrier indien, las d’une vie errante, ne trouvant pas de famille publique pour le punir, se remet entre les mains d’une famille particulière qui l’immole : à défaut de la force armée, le crime conduit le criminel aux pieds du juge et du bourreau.

Le meurtre involontaire s’expioit quelquefois par des présents. Chez les Abénakis la loi prononçoit : on exposoit le corps de l’homme assassiné sur une espèce de claie en l’air ; l’assassin, attaché à un poteau, étoit condamné à prendre sa nourriture et à passer plusieurs jours à ce pilori de la mort.


  1. On peut voir dans Les Natchez la description d’un conseil de sauvages, tenu sur le rocher du Lac : les détails en sont rigoureusement historiques.
  2. Ces traditions des migrations indiennes sont obscures et contradictoires. Quelques hommes instruits regardent les tribus des Florides comme un débris de la grande nation des Allighewis, qui habitoient les vallées du Mississipi et de l’Ohio, et que chassèrent, vers les xiie et xiiie siècles, les Lennilénaps (les Iroquois et les sauvages Delawares), horde nomade et belliqueuse, venue du nord et de l’ouest, c’est-à-dire des côtes voisines du détroit de Behring.
  3. Eau-de-vie.
  4. Courtisane.
  5. Eau-de-vie.
  6. Six, selon la division des Anglois.
  7. D’autres traditions, comme on l’a vu, font des Iroquois une colonne de cette grande migration des Lennilénaps, venus des bords de l’océan Pacifique. Cette colonne des Iroquois et des Hurons auroit chassé les peuplades du nord du Canada, parmi lesquelles se trouvoient les Algonquins, tandis que les Indiens Delawares, plus au midi, auroient descendu jusqu’à l’Atlantique, en dispersant les peuples primitifs établis à l’est et à l’ouest des Alleghanys.