Voyage en Amérique (Chateaubriand)/Guerre

Garnier frères (Œuvres complètes, tome 6p. 154-171).

LA GUERRE.

Chez les sauvages tout porte les armes, hommes, femmes et enfants ; mais le corps des combattants se compose en général du cinquième de la tribu.

Quinze ans est l’âge légal du service militaire. La guerre est la grande affaire des sauvages et tout le fond de leur politique ; elle a quelque chose de plus légitime que la guerre chez les peuples civilisés, parce qu’elle est presque toujours déclarée pour l’existence même du peuple qui l’entreprend : il s’agit de conserver des pays de chasse ou des terrains propres à la culture. Mais, par la raison même que l’Indien ne s’applique que pour vivre à l’art qui lui donne la mort, il en résulte des fureurs implacables entre les tribus : c’est la nourriture de la famille qu’on se dispute. Les haines deviennent individuelles : comme les armées sont peu nombreuses, comme chaque ennemi connoît le nom et le visage de son ennemi, on se bat encore avec acharnement par des antipathies de caractère et par des ressentiments particuliers ; ces enfants du même désert portent dans leurs querelles étrangères quelque chose de l’animosité des troubles civils.

À cette première et générale cause de guerre parmi les sauvages viennent se mêler d’autres raisons de prises d’armes, tirées de quelque motif superstitieux, de quelques dissensions domestiques, de quelque intérêt né du commerce des Européens. Ainsi, tuer des femelles de castor étoit devenu chez les hordes du nord de l’Amérique un sujet légitime de guerre.

La guerre se dénonce d’une manière extraordinaire et terrible. Quatre guerriers, peints en noir de la tête aux pieds, se glissent dans les plus profondes ténèbres chez le peuple menacé : parvenus aux portes des cabanes, ils jettent au foyer de ces cabanes un casse-tête peint en rouge, sur le pied duquel sont marqués, par des signes connus des sachems, les motifs des hostilités : les premiers Romains lançoient une javeline sur le territoire ennemi. Ces hérauts d’armes indiens disparoissent aussitôt dans la nuit comme des fantômes, en poussant le fameux cri ou woop de guerre. On le forme en appuyant une main sur la bouche et frappant les lèvres, de manière à ce que le son échappé en tremblotant, tantôt plus sourd, tantôt plus aigu, se termine par une espèce de rugissement dont il est impossible de se faire une idée.

La guerre dénoncée, si l’ennemi est trop foible pour la soutenir, il fuit ; s’il se sent fort, il l’accepte : commencent aussitôt les préparatifs et les cérémonies d’usage.

Un grand feu est allumé sur la place publique, et la chaudière de la guerre placée sur le bûcher : c’est la marmite du janissaire. Chaque combattant y jette quelque chose de ce qui lui appartient. On plante aussi deux poteaux où l’on suspend des flèches, des casse-têtes et des plumes, le tout peint en rouge. Les poteaux sont placés au septentrion, à l’orient, au midi ou à l’occident de la place publique, selon le point géographique d’où la bataille doit venir.

Cela fait, on présente aux guerriers la médecine de la guerre, vomitif violent, délayé dans deux pintes d’eau qu’il faut avaler d’un trait. Les jeunes gens se dispersent aux environs, mais sans trop s’écarter. Le chef qui doit les commander, après s’être frotté le cou et le visage de graisse d’ours et de charbon pilé, se retire à l’étuve, où il passe deux jours entiers à suer, à jeûner et à observer ses songes. Pendant ces deux jours, il est défendu aux femmes d’approcher des guerriers ; mais elles peuvent parler au chef de l’expédition, qu’elles visitent, afin d’obtenir de lui une part du butin fait sur l’ennemi, car les sauvages ne doutent jamais du succès de leurs entreprises.

Ces femmes portent différents présents qu’elles déposent aux pieds du chef. Celui-ci note avec des graines ou des coquillages les prières particulières : une sœur réclame un prisonnier pour lui tenir lieu d’un frère mort dans les combats ; une matrone exige des chevelures pour se consoler de la perte de ses parents ; une veuve requiert un captif pour mari, ou une veuve étrangère pour esclave ; une mère demande un orphelin pour remplacer l’enfant qu’elle a perdu.

Les deux jours de retraite écoulés, les jeunes guerriers se rendent à leur tour auprès du chef de guerre : ils lui déclarent leur dessein de prendre part à l’expédition ; car, bien que le conseil ait résolu la guerre, cette résolution ne lie personne, l’engagement est purement volontaire.

Tous les guerriers se barbouillent de noir et de rouge de la manière la plus capable, selon eux, d’épouvanter l’ennemi. Ceux-ci se font des barres longitudinales ou transversales sur les joues ; ceux-là, des marques rondes ou triangulaires ; d’autres y tracent des figures de serpents. La poitrine découverte et les bras nus d’un guerrier offrent l’histoire de ses exploits : des chiffres particuliers expriment le nombre de chevelures qu’il a enlevées, les combats où il s’est trouvé, les dangers qu’il a courus. Ces hiéroglyphes, imprimés dans la peau en points bleus, restent ineffaçables : ce sont des piqûres fines, brûlées avec de la gomme de pin.

Les combattants, entièrement nus ou vêtus d’une tunique sans manches, ornent de plumes la seule touffe de cheveux qu’ils conservent sur le sommet de la tête. À leur ceinture de cuir est passé le couteau pour découper le crâne ; le casse-tête pend à la même ceinture : dans la main droite ils tiennent l’arc ou la carabine ; sur l’épaule gauche ils partent le carquois garni de flèches, ou la corne remplie de poudre et de balles. Les Cimbres, les Teutons et les Francs essayoient ainsi de se rendre formidables aux yeux des Romains.

Le chef de guerre sort de l’étuve, un collier de porcelaine rouge à la main, et adresse un discours à ses frères d’armes : « Le Grand-Esprit ouvre ma bouche. Le sang de nos proches tués dans la dernière guerre n’a point été essuyé ; leurs corps n’ont point été recouverts : il faut aller les garantir des mouches. Je suis résolu de marcher par le sentier de la guerre ; j’ai vu des ours dans mes songes ; les bons manitous m’ont promis de m’assister, et les mauvais ne me seront pas contraires : j’irai donc manger les ennemis, boire leur sang, faire des prisonniers. Si je péris, ou si quelques-uns de ceux qui consentent à me suivre perdent la vie, nos âmes seront reçues dans la contrée des esprits ; nos corps ne resteront pas couchés dans la poussière ou dans la boue, car ce collier rouge appartiendra à celui qui couvrira les morts. »

Le chef jette le collier à terre ; les guerriers les plus renommés se précipitent pour le ramasser : ceux qui n’ont point encore combattu, ou qui n’ont qu’une gloire commune, n’osent disputer le collier. Le guerrier qui le relève devient le lieutenant général du chef ; il le remplace dans le commandement si ce chef périt dans l’expédition.

Le guerrier possesseur du collier fait un discours. On apporte de l’eau chaude dans un vase. Les jeunes gens lavent le chef de guerre et lui enlèvent la couleur noire dont il est couvert ; ensuite ils lui peignent les joues, le front, la poitrine, avec des craies et des argiles de différentes teintes, et le revêtent de sa plus belle robe.

Pendant cette ovation, le chef chante à demi-voix cette fameuse chanson de mort que l’on entonne lorsqu’on va subir le supplice du feu :

« Je suis brave, je suis intrépide, je ne crains point la mort ; je me ris des tourments ; qu’ils sont lâches ceux qui les redoutent ! des femmes, moins que des femmes ! Que la rage suffoque mes ennemis ! puissé-je les dévorer et boire leur sang jusqu’à la dernière goutte ! »

Quand le chef a achevé la chanson de mort, son lieutenant général commence la chanson de guerre :

« Je combattrai pour la patrie ; j’enlèverai des chevelures ; je boirai dans le crâne de mes ennemis, etc. »

Chaque guerrier, selon son caractère, ajoute à sa chanson des détails plus ou moins atroces. Les uns disent : « Je couperai les doigts de mes ennemis avec les dents ; je leur brûlerai les pieds et ensuite les jambes. » Les autres disent : « Je laisserai les vers se mettre dans leurs plaies ; je leur enlèverai la peau du crâne ; je leur arracherai le cœur, et je le leur enfoncerai dans la bouche. »

Ces infernales chansons n’étoient guère hurlées que par les hordes septentrionales. Les tribus du midi se contentoient d’étouffer les prisonniers dans la fumée.

Le guerrier, ayant répété sa chanson de guerre, redit sa chanson de famille : elle consiste dans l’éloge des aïeux. Les jeunes gens qui vont au combat pour la première fois gardent le silence.

Ces premières cérémonies achevées, le chef se rend au conseil des sachems, qui sont assis en rond, une pipe rouge à la bouche : il leur demande s’ils persistent à vouloir lever la hache. La délibération recommence, et presque toujours la première résolution est confirmée. Le chef de guerre revient sur la place publique, annonce aux jeunes gens la décision des vieillards, et les jeunes gens y répondent par un cri.

On délie le chien sacré qui étoit attaché à un poteau ; on l’offre à Areskoui, dieu de la guerre. Chez les nations canadiennes, on égorge ce chien, et, après l’avoir fait bouillir dans une chaudière, on le sert aux hommes rassemblés. Aucune femme ne peut assister à ce festin mystérieux. À la fin du repas, le chef déclare qu’il se mettra en marche tel jour, au lever ou au coucher du soleil.

L’indolence naturelle des sauvages est tout à coup remplacée par une activité extraordinaire ; la gaieté et l’ardeur martiale des jeunes gens se communiquent à la nation. Il s’établit des espèces d’ateliers pour la fabrique des traîneaux et des canots.

Les traîneaux employés au transport des bagages, des malades et des blessés, sont faits de deux planches fort minces, d’un pied et demi de long sur sept pouces de large, relevés sur le devant. Ils ont des rebords où s’attachent des courroies pour fixer les fardeaux. Les sauvages tirent ce char sans roues à l’aide d’une double bande de cuir, appelée metump, qu’ils se passent sur la poitrine, et dont les bouts sont liés à l’avant-train du traîneau.

Les canots sont de deux espèces, les uns plus grands, les autres plus petits. On les construit de la manière suivante :

Des pièces courbes s’unissent par leur extrémité, de façon à former une ellipse d’environ huit pieds et demi dans le court diamètre, de vingt dans le diamètre long. Sur ces maîtresses pièces on attache des côtes minces de bois de cèdre rouge ; ces côtes sont renforcées par un treillage d’osier. On recouvre ce squelette du canot de l’écorce enlevée pendant l’hiver, aux ormes et aux bouleaux, en jetant de l’eau bouillante sur le tronc de ces arbres. On assemble ces écorces avec des racines de sapin extrêmement souples, et qui sèchent difficilement. La couture est enduite en dedans et en dehors d’une résine dont les sauvages gardent le secret. Lorsque le canot est fini et qu’il est garni de ses pagayes d’érable, il ressemble assez à une araignée d’eau, élégant et léger insecte qui marche avec rapidité sur la surface des lacs et des fleuves.

Un combattant doit porter avec lui dix livres de maïs ou d’autres grains, sa natte, son manitou et son sac de médecine.

Le jour qui précède celui du départ, et qu’on appelle le jour des adieux, est consacré à une cérémonie touchante, chez les nations des langues huronne et algonquine. Les guerriers, qui jusque alors ont campé sur la place publique ou sur une espèce de Champ de Mars, se dispersent dans les villages, et vont faire leurs adieux de cabane en cabane. On les reçoit avec des marques du plus tendre intérêt ; on veut avoir quelque chose qui leur ait appartenu ; on leur ôte leur manteau pour leur en donner un meilleur ; on échange avec eux un calumet : ils sont obligés de manger ou de vider une coupe. Chaque hutte a pour eux un vœu particulier, et il faut qu’ils répondent par un souhait semblable à leurs hôtes.

Lorsque le guerrier fait ses adieux à sa propre cabane, il s’arrête, debout, sur le seuil de la porte. S’il a une mère, cette mère s’avance la première : il lui baise les yeux, la bouche et les mamelles. Ses sœurs viennent ensuite, et il leur touche le front : sa femme se prosterne devant lui ; il la recommande aux bons génies. De tous ses enfants, on ne lui présente que ses fils ; il étend sur eux sa hache ou son casse-tête sans prononcer un mot. Enfin, son père paroît le dernier. Le sachem, après lui avoir frappé l’épaule, lui fait un discours pour l’inviter à honorer ses aïeux ; il lui dit : « Je suis derrière toi comme tu es derrière ton fils : si on vient à moi, on fera du bouillon de ma chair en insultant ta mémoire. »

Le lendemain du jour des adieux est le jour même du départ. À la première blancheur de l’aube, le chef de guerre sort de sa hutte et pousse le cri de mort. Si le moindre nuage a obscurci le ciel, si un songe funeste est survenu, si quelque oiseau ou quelque animal de mauvais augure a été vu, le jour du départ est différé. Le camp, réveillé par le cri de mort, se lève et s’arme.

Les chefs des tribus haussent les étendards formés de morceaux d’écorce ronds, attachés au bout d’un long dard, et sur lesquels se voient, grossièrement dessinés, des manitous, une tortue, un ours, un castor, etc. Les chefs des tribus sont des espèces de maréchaux de camp, sous le commandement du général et de son lieutenant. Il y a, de plus, des capitaines non reconnus par le gros de l’armée : ce sont des partisans que suivent les aventuriers.

Le recensement ou le dénombrement de l’armée s’opère : chaque guerrier donne au chef, en passant devant lui, un petit morceau de bois marqué d’un sceau particulier. Jusqu’au moment de la remise de leur symbole, les guerriers se peuvent retirer de l’expédition ; mais, après cet engagement, quiconque recule est déclaré infâme.

Bientôt arrive le prêtre suprême, suivi du collège des jongleurs ou médecins. Ils apportent des corbeilles de jonc en forme d’entonnoir, des sacs de peau remplis de racines et de plantes. Les guerriers s’asseyent à terre, les jambes croisées, formant un cercle ; les prêtres se tiennent debout au milieu.

Le grand jongleur appelle les combattants par leurs noms : le guerrier appelé se lève et donne son manitou au jongleur, qui le met dans une des corbeilles de jonc, en chantant ces mots algonquins : Ajouhoyah-alluya !

Les manitous varient à l’infini, parce qu’ils représentent les caprices et les songes des sauvages : ce sont des peaux de souris rembourrées avec du foin ou du coton, de petits cailloux blancs, des oiseaux empaillés, des dents de quadrupèdes ou de poissons, des morceaux d’étoffe rouge, des branches d’arbre, des verroteries, ou quelques parures européennes, enfin toutes les formes que les bons génies sont censés avoir prises pour se manifester aux possesseurs de ces manitous : heureux du moins de se rassurer à si peu de frais, et de se croire sous un fétu à l’abri des coups de la fortune ! Sous le régime féodal on prenait acte d’un droit acquis par le don d’une baguette, d’une paille, d’un anneau, d’un couteau, etc.

Les manitous, distribués en trois corbeilles, sont confiés à la garde du chef de guerre et des chefs de tribu.

De la collection des manitous, on passe à la bénédiction des plantes médicinales et des instruments de la chirurgie. Le grand jongleur les tire tour à tour du fond d’un sac de cuir ou de poil de buflle ; il les dépose à terre, danse alentour avec les autres jongleurs, se frappe les cuisses, se démonte le visage, hurle et prononce des mots inconnus. Il finit par déclarer qu’il a communiqué aux simples une vertu surnaturelle, et qu’il a la puissance de rendre à la vie les guerriers expirés. Il s’ouvre les lèvres avec les dents, applique une poudre sur la blessure dont il a sucé le sang avec adresse, et paroît subitement guéri. Quelquefois on lui présente un chien réputé mort ; mais, à l’application d’un instrument, le chien se relève sur ses pattes, et l’on crie au miracle. Ce sont pourtant des hommes intrépides qui se laissent enchanter par des prestiges aussi grossiers. Le sauvage n’aperçoit dans les jongleries de ses prêtres que l’intervention du Grand-Esprit ; il ne rougit point d’invoquer à son aide celui qui a fait la plaie et qui peut la guérir.

Cependant les femmes ont préparé le festin du départ ; ce dernier repas est composé de chair de chien comme le premier. Avant de toucher an mets sacré, le chef s’adresse à l’assemblée :

« mes frères,

« Je ne suis pas encore un homme, je le sais, cependant on n’ignore pas que j’ai vu quelquefois l’ennemi. Nous avons été tués dans la dernière guerre ; les os de nos compagnons n’ont point été garantis des mouches ; il les faut aller couvrir. Comment avons-nous pu rester si longtemps sur nos nattes ? Le manitou de mon courage m’ordonne de venger l’homme. Jeunesse, ayez du cœur. »

Le chef entonne la chanson du manitou des combats[1] ; les jeunes gens en répètent le refrain. Après le cantique, le chef se retire au sommet d’une éminence, se couche sur une peau, tenant à la main un calumet rouge dont le fourneau est tourné du côté du pays ennemi. On exécute les danses et les pantomimes de la guerre. La première s’appelle la danse de la découverte.

Un Indien s’avance seul et à pas lents au milieu des spectateurs ; il représente le départ des guerriers : on le voit marcher, et puis camper au déclin du jour. L’ennemi est découvert ; on se traîne sur les mains pour arriver jusqu’à lui : attaque, mêlée, prise de l’un, mort de l’autre, retraite précipitée ou tranquille, retour douloureux ou triomphant.

Le guerrier qui exécute cette pantomime y met fin par un chant en son honneur et à la gloire de sa famille.

« Il y a vingt neiges que je fis douze prisonniers ; il y a dix neiges que je sauvai le chef. Mes ancêtres étoient braves et fameux. Mon grand-père étoit la sagesse de la tribu et le rugissement de la bataille ; mon père étoit un pin dans sa force. Ma trisaïeule fut mère de cinq guerriers ; ma grand’mère valoit seule un conseil de sachems; ma mère fait de la sagamité excellente. Moi je suis plus fort, plus sage que tous mes aïeux. » C’est la chanson de Sparte : Nous avons été jadis jeunes, vaillants et hardis.

Après ce guerrier, les autres se lèvent et chantent pareillement leurs hauts faits ; plus ils se vantent, plus on les félicite : rien n’est noble, rien n’est beau comme eux ; ils ont toutes les qualités et toutes les vertus. Celui qui se disoit au-dessus de tout le monde applaudit à celui qui déclare le surpasser en mérite. Les Spartiates avoient encore cette coutume : ils pensoient que l’homme qui se donne en public des louanges prend un engagement de les mériter.

Peu à peu tous les guerriers quittent leur place pour se mêler aux danses ; on exécute des marches au bruit du tambourin, du fifre et du chichikoué. Le mouvement augmente ; on imite les travaux d’un siège, l’attaque d’une palissade : les uns sautent comme pour franchir un fossé, les autres semblent se jeter à la nage ; d’autres présentent la main à leurs compagnons pour les aider à monter à l’assaut. Les casse-têtes retentissent contre les casse-têtes ; le chichikoué précipite la marche ; les guerriers tirent leurs poignards ; ils commencent à tourner sur eux-mêmes, d’abord lentement, ensuite plus vite, et bientôt avec une telle rapidité, qu’ils disparoissent dans le cercle qu’ils décrivent : d’horribles cris percent la voûte du ciel. Le poignard que ces hommes féroces se portent à la gorge avec une adresse qui fait frémir, leur visage noir ou bariolé, leurs habits fantastiques, leurs longs hurlements, tout ce tableau d’une guerre sauvage inspire la terreur.

Épuisés, haletants, couverts de sueur, les acteurs terminent la danse, et l’on passe à l’épreuve des jeunes gens. On les insulte, on leur fait des reproches outrageants, on répand des cendres brûlantes sur leurs cheveux, on les frappe avec des fouets, on leur jette des tisons à la tête ; il leur faut supporter ces traitements avec la plus parfaite insensibilité. Celui qui laisseroit échapper le moindre signe d’impatience seroit déclaré indigne de lever la hache.

Le troisième et dernier banquet du chien sacré couronne ces diverses cérémonies : il ne doit durer qu’une demi-heure. Les guerriers mangent en silence ; le chef les préside ; bientôt il quitte le festin. À ce signal les convives courent aux bagages, et prennent les armes. Les parents et les amis les environnent sans prononcer une parole ; la mère suit des regards son fils occupé à charger les paquets sur les traîneaux ; on voit couler des larmes muettes. Des familles sont assises à terre ; quelques-unes se tiennent debout ; toutes sont attentives aux occupations du départ ; on lit, écrite sur tous les fronts, cette même question faite antérieurement par diverses tendresses : « Si je n’allois plus le revoir ! »

Enfin le chef de guerre sort, complètement armé, de sa cabane. La troupe se forme dans l’ordre militaire : le grand jongleur, portant les manitous, paroît à la tête ; le chef de guerre marche derrière lui ; vient ensuite le porte-étendard de la première tribu, levant en l’air son enseigne ; les hommes de cette tribu suivent leur symbole. Les autres tribus défilent après la première, et tirent les traîneaux chargés des chaudières, des nattes et des sacs de maïs ; des guerriers portent sur leurs épaules, quatre à quatre ou huit à huit, les petits et les grands canots : les filles peintes ou les courtisanes, avec leurs enfants, accompagnent l’armée. Elles sont aussi attelées aux traîneaux ; mais au lieu d’avoir le metump passé par la poitrine, elles l’ont appliqué sur le front. Le lieutenant général marche seul sur le flanc de la colonne.

Le chef de guerre, après quelques pas faits sur la route, arrête les guerriers et leur dit :

« Bannissons la tristesse : quand on va mourir on doit être content. Soyez dociles à mes ordres. Celui qui se distinguera recevra beaucoup de petun. Je donne ma natte à porter à…, puissant guerrier. Si moi et mon lieutenant nous sommes mis dans la chaudière, ce sera… qui vous conduira. Allons ! frappez-vous les cuisses et hurlez trois fois. »

Le chef remet alors son sac de maïs et sa natte au guerrier qu’il a désigné, ce qui donne à celui-ci le droit de commander la troupe si le chef et son lieutenant périssent.

La marche recommence : l’armée est ordinairement accompagnée de tous les habitants des villages jusqu’au fleuve ou au lac où l’on doit lancer les canots. Alors se renouvelle la scène des adieux : les guerriers se dépouillent et partagent leurs vêtements entre les membres de leur famille. Il est permis, dans ce dernier moment, d’exprimer tout haut sa douleur : chaque combattant est entouré de ses parents qui lui prodiguent des caresses, le pressent dans leurs bras, l’appellent par les plus doux noms qui soient entre les hommes. Avant de se quitter, peut-être pour jamais, on se pardonne les torts qu’on a pu avoir réciproquement. Ceux qui restent prient les manitous d’abréger la longueur de l’absence, ceux qui partent invitent la rosée à descendre sur la hutte natale ; ils n’oublient pas même dans leurs souhaits de bonheur les animaux domestiques hôtes du foyer paternel. Les canots sont lancés sur le fleuve ; on s’y embarque, et la flotte s’éloigne. Les femmes, demeurées au rivage, font de loin les derniers signes de l’amitié à leurs époux, à leurs pères et à leurs fils.

Pour se rendre au pays ennemi, on ne suit pas toujours la route directe ; on prend quelquefois le chemin le plus long, comme le plus sûr. La marche est réglée par le jongleur, d’après les bons ou les mauvais présages : s’il a observé un chat-huant, on s’arrête. La flotte entre dans une crique ; on descend à terre, on dresse une palissade ; après quoi, les feux étant allumés, on fait bouillir les chaudières. Le souper fini, le camp est mis sous la garde des esprits. Le chef recommande aux guerriers de tenir auprès d’eux leur casse-tête et de ne pas ronfler trop fort. On suspend aux palissades les manitous, c’est-à-dire les souris empaillées, les petits cailloux blancs, les brins de paille, les morceaux d’étoffe rouge, et le jongleur commence la prière :

« Manitous, soyez vigilants : ouvrez les yeux et les oreilles. Si les guerriers étoient surpris, cela tourneroit à votre déshonneur. Comment ! diroient les sachems, les manitous de notre nation se sont laissé battre par les manitous de l’ennemi ! Vous sentez combien cela seroit honteux ; personne ne vous donneroit à manger ; les guerriers rêveroient pour obtenir d’autres esprits plus puissants que vous. Il est de votre intérêt de faire bonne garde ; si on enlevoit notre chevelure pendant notre sommeil, ce ne seroit pas nous qui serions blâmables, mais vous qui auriez tort. »

Après cette admonition aux manitous, chacun se retire dans la plus parfaite sécurité, convaincu qu’il n’a pas la moindre chose à craindre.

Des Européens qui ont fait la guerre avec les sauvages, étonnés de cette étrange confiance, demandoient à leurs compagnons de natte s’ils n’étoient jamais surpris dans leurs campements : « Très-souvent, » répondoient ceux-ci. « Ne feriez-vous pas mieux, dans ce cas, disoient les étrangers, de poser des sentinelles ? » — « Cela seroit fort bien, » répondoit le sauvage en se tournant pour dormir. L’Indien se fait une vertu de son imprévoyance et de sa paresse, en se mettant sous la seule protection du ciel.

Il n’a point d’heure fixe pour le repos ou pour le mouvement : que le jongleur s’écrie à minuit qu’il a vu une araignée sur une feuille de saule, il faut partir.

Quand on se trouve dans un pays abondant en gibier, la troupe se disperse ; les bagages et ceux qui les portent restent à la merci du premier parti hostile ; mais deux heures avant le coucher du soleil tous les chasseurs reviennent au camp avec une justesse et une précision dont les Indiens sont seuls capables.

Si l’on tombe dans le sentier blazed, ou le sentier du commerce, la dispersion des guerriers est encore plus grande : ce sentier est marqué, dans les forets, sur le tronc des arbres, entaillés à la même hauteur. C’est le chemin que suivent les diverses nations rouges pour trafiquer les unes avec les autres, ou avec les nations blanches. Il est de droit public que ce chemin demeure neutre ; on ne trouble point ceux qui s’y trouvent engagés.

La même neutralité est observée dans le sentier du sang ; ce sentier est tracé par le feu que l’on a mis aux buissons. Aucune cabane ne s’élève sur ce chemin consacré au passage des tribus dans leurs expéditions lointaines. Les partis même ennemis s’y rencontrent, mais ne s’y attaquent jamais. Violer le sentier du commerce, ou celui du sang, est une cause immédiate de guerre contre la nation coupable du sacrilège.

Si une troupe trouve endormie une autre troupe avec laquelle elle a des alliances, elle reste debout, en dehors des palissades du camp, jusqu’au réveil des guerriers. Ceux-ci étant sortis de leur sommeil, leur chef s’approche de la troupe voyageuse, lui présente quelques chevelures destinées pour ces occasions, et lui dit : « Vous avez coup ici ; » ce qui signifie : « Vous pouvez passer, vous êtes nos frères, votre honneur est à couvert. » Les alliés répondent : « Nous avons coup ici ; » et ils poursuivent leur chemin. Quiconque prendroit pour ennemie une tribu amie, et la réveilleroit, s’exposeroit à un reproche d’ignorance et de lâcheté.

Si l’on doit traverser le territoire d’une nation neutre, il faut demander le passage. Une députation se rend, avec le calumet, au principal village de cette nation. L’orateur déclare que l’arbre de paix a été planté par les aïeux ; que son ombrage s’étend sur les deux peuples ; que la hache est enterrée au pied de l’arbre ; qu’il faut éclaircir la chaîne d’amitié et fumer la pipe sacrée. Si le chef de la nation neutre reçoit le calumet et fume, le passage est accordé. L’ambassadeur s’en retourne, toujours dansant, vers les siens.

Ainsi l’on avance vers la contrée où l’on porte la guerre, sans plan, sans précaution, comme sans crainte. C’est le hasard qui donne ordinairement les premières nouvelles de l’ennemi : un chasseur reviendra en hâte déclarer qu’il a rencontré des traces d’homme. On ordonne aussitôt de cesser toute espèce de travaux, afin qu’aucun bruit ne se fasse entendre. Le chef part avec les guerriers les plus expérimentés pour examiner les traces. Les sauvages, qui entendent les sons à des distances infinies, reconnoissent les empreintes sur d’arides bruyères, sur des rochers nus, où tout autre œil que le leur ne verroit rien. Non-seulement ils découvrent ces vestiges, mais ils peuvent dire quelle tribu indienne les a laissés et de quelle date ils sont. Si la disjonction des deux pieds est considérable, ce sont des Illinois qui ont passé là ; si la marque du talon est profonde et l’impression de l’orteil large, on reconnoît les Outchipouois ; si le pied a porté de côté, on est sûr que les Pontonétamis sont en course ; si l’herbe est à peine foulée, si son pli est à la cime de la plante et non près de la terre, ce sont les traces fugitives des Hurons ; si les pas sont tournés en dehors, s’ils tombent à trente-six pouces l’un de l’autre, des Européens ont marqué leur route ; les Indiens marchent la pointe du pied en dedans : les deux pieds sur la même ligne. On juge de l’âge des guerriers par la pesanteur ou la légèreté, le raccourci ou l’allongement du pas.

Quand la mousse ou l’herbe n’est plus humide, les traces sont de la veille ; ces traces comptent quatre ou cinq jours quand les insectes courent déjà dans l’herbe ou dans la mousse foulée ; elles ont huit, dix ou douze jours lorsque la force végétale du sol a reparu et que des feuilles nouvelles ont poussé : ainsi quelques insectes, quelques brins d’herbe et quelques jours effacent les pas de l’homme et de sa gloire.

Les traces ayant été bien reconnues, on met l’oreille à terre, et l’on juge, par des murmures que l’ouïe européenne ne peut saisir, à quelle distance est l’ennemi.

Rentré au camp, le chef fait éteindre les feux : il défend la parole, il interdit la chasse ; les canots sont tirés à terre et cachés dans les buissons. On fait un grand repas en silence, après quoi on se couche.

La nuit qui suit la première découverte de l’ennemi s’appelle la nuit des songes. Tous les guerriers sont obligés de rêver et de raconter le lendemain ce qu’ils ont rêvé, afin que l’on puisse juger du succès de l’entreprise.

Le camp offre alors un singulier spectacle : des sauvages se lèvent et marchent dans les ténèbres, en murmurant leur chanson de mort, à laquelle ils ajoutent quelques paroles nouvelles, comme celles-ci : « J’avalerai quatre serpents blancs, et j’arracherai les ailes à un aigle roux. » C’est le rêve que le guerrier vient de faire et qu’il entremêle à sa chanson. Ses compagnons sont tenus de deviner ce songe, ou le songeur est dégagé du service. Ici les quatre serpents blancs peuvent être pris pour quatre Européens que le songeur doit tuer, et l’aigle roux pour un Indien auquel il enlèvera la chevelure.

Un guerrier, dans la nuit des songes, augmenta sa chanson de mort de l’histoire d’un chien qui avoit des oreilles de feu ; il ne put jamais obtenir l’explication de son rêve, et il partit pour sa cabane. Ces usages, qui tiennent du caractère de l’enfance, pourroient favoriser la lâcheté chez l’Européen ; mais chez le sauvage du nord de l’Amérique ils n’avoiont point cet inconvénient : on n’y reconnoissoit qu’un acte de cette volonté libre et bizarre dont l’Indien ne se départ jamais, quel que soit l’homme auquel il se soumet un moment par raison ou par caprice.

Dans la nuit des songes, les jeunes gens craignent beaucoup que le jongleur n’ait mal rêvé, c’est-à-dire qu’il n’ait eu peur ; car le jongleur, par un seul songe, peut faire rebrousser chemin à l’armée, eût-elle marché deux cents lieues. Si quelque guerrier a cru voir les esprits de ses pères, ou s’il s’est figuré entendre leur voix, il oblige aussi le camp à la retraite. L’indépendance absolue et la religion sans lumière gouvernent les actions des sauvages.

Aucun rêve n’ayant dérangé l’expédition, elle se remet en route. Les femmes peintes sont laissées derrière avec les canots ; on envoie en avant une vingtaine de guerriers choisis entre ceux qui ont fait le serment des amis[2]. Le plus grand ordre et le plus profond silence règnent dans la troupe ; les guerriers cheminent à la file, de manière que celui qui suit pose le pied dans l’endroit quitté par le pied de celui qui précède : on évite ainsi la multiplicité des traces. Pour plus de précaution, le guerrier qui ferme la marche répand des feuilles mortes et de la poussière derrière lui. Le chef est à la tête de la colonne. Guidé par les vestiges de l’ennemi, il parcourt leurs sinuosités à travers les buissons, comme un limier sagace. De temps en temps on fait halte et l’on prête une oreille attentive. Si la chasse est l’image de la guerre parmi les Européens, chez les sauvages la guerre est l’image de la chasse : l’Indien apprend, en poursuivant les hommes, à découvrir les ours. Le plus grand général dans l’état de nature est le plus fort et le plus vigoureux chasseur ; les qualités intellectuelles, les combinaisons savantes, l’usage perfectionné du jugement, font dans l’état social les grands capitaines.

Les coureurs envoyés à la découverte rapportent quelquefois des paquets de roseaux nouvellement coupés ; ce sont des défis ou des cartels. On compte les roseaux : leur nombre indique celui des ennemis. Si les tribus qui portoient autrefois ces défis étoient connues, comme celle des Hurons, pour leur franchise militaire, les paquets de jonc disoient exactement la vérité ; si, au contraire, elles étoient renommées, comme celle des Iroquois, pour leur génie politique, les roseaux augmentoient ou diminuoient la force numérique des combattants.

L’emplacement d’un camp que l’ennemi a occupé la veille vient-il à s’offrir, on l’examine avec soin : selon la construction des huttes, les chefs reconnoissent les différentes tribus de la même nation et leurs différents alliés. Les huttes qui n’ont qu’un seul poteau à l’entrée sont celles des Illinois. L’addition d’une seule perche, son inclinaison plus ou moins forte, devient un indice. Les ajoupas ronds sont ceux des Outouois. Une hutte dont le toit est plat et exhaussé annonce des chairs blanches. Il arrive quelquefois que les ennemis, avant d’être rencontrés par la nation qui les cherche, ont battu un parti allié de cette nation : pour intimider ceux qui sont à leur poursuite, ils laissent derrière eux un monument de leur victoire. On trouva un jour un large bouleau dépouillé de son écorce. Sur l’obier nu et blanc étoit tracé un ovale où se détachoient, en noir et en rouge, les figures suivantes : un ours, une feuille de bouleau rongée par un papillon, dix cercles et quatre nattes, un oiseau volant, une lune sur des gerbes de maïs, un canot et trois ajoupas, un pied d’homme et vingt huttes, un hibou et un soleil à son couchant, un hibou, trois cercles et un homme couché, un casse-tête et trente têtes rangées sur une ligne droite, deux hommes debout sur un petit cercle, trois têtes dans un arc avec trois lignes.

L’ovale avec des hiéroglyphes désignoit un chef illinois appelé Atabou ; on le reconnoissoit par les marques particulières qui étoient celles qu’il avoit au visage ; l’ours étoit le manitou de ce chef ; la feuille de bouleau rongée par un papillon représentoit le symbole national des Illinois ; les dix cercles nombroient mille guerriers, chaque cercle étant posé pour cent ; les quatre nattes proclamoient quatre avantages obtenus ; l’oiseau volant marquoit le départ des Illinois ; la lune sur des gerbes de maïs signifioit que ce départ avoit eu lieu dans la lune du blé vert ; le canot et les trois ajoupas racontoient que les mille guerriers avoient voyagé trois jours par eau ; le pied d’homme et les vingt huttes dénotoient vingt jours de marche par terre ; le hibou étoit le symbole des Chicassas ; le soleil à son couchant montroit que les Illinois étoient arrivés à l’ouest du camp des Chicassas ; le hibou, les trois cercles et l’homme couché, disoient que trois cents Chicassas avoient été surpris pendant la nuit ; le casse-tête et les trente têtes rangées sur une ligne droite déclaroient que les Illinois avoient tué trente Chicassas. Les deux hommes debout sur un petit cercle annonçoient qu’ils emmenoient vingt prisonniers ; les trois têtes dans l’arc comptoient trois morts du côté des Illinois, et les trois lignes indiquoient trois blessés.

Un chef de guerre doit savoir expliquer avec rapidité et précision ces emblèmes ; et par les connoissances qu’il a de la force et des alliances de l’ennemi, il doit juger du plus ou moins d’exactitude historique de ces trophées. S’il prend le parti d’avancer, malgré les victoires vraies ou prétendues de l’ennemi, il se prépare au combat.

De nouveaux investigateurs sont dépêchés. Ils s’avancent en se courbant le long des buissons, et quelquefois en se traînant sur les mains. Ils montent sur les plus hauts arbres ; quand ils ont découvert les huttes hostiles, ils se hâtent de revenir au camp, et de rendre compte au chef de la position de l’ennemi. Si cette position est forte, on examine par quel stratagème on pourra la lui faire abandonner.

Un des stratagèmes les plus communs est de contrefaire le cri des bêtes fauves. Des jeunes gens se dispersent dans les taillis, imitant le bramement des cerfs, le mugissement des buffles, le glapissement des renards. Les sauvages sont accoutumés à cette ruse ; mais telle est leur passion pour la chasse, et telle est la parfaite imitation de la voix des animaux, qu’ils sont continuellement pris à ce leurre. Ils sortent de leur camp, et tombent dans des embuscades. Ils se rallient, s’ils le peuvent, sur un terrain défendu par des obstacles naturels, tels qu’une chaussée dans un marais, une langue de terre entre deux lacs.

Cernés dans ce poste, on les voit alors, au lieu de chercher à se faire jour, s’occuper paisiblement de différents jeux, comme s’ils étoient dans leurs villages. Ce n’est jamais qu’à la dernière extrémité que deux troupes d’Indiens se déterminent à une attaque de vive force ; elles aiment mieux lutter de patience et de ruse ; et comme ni l’une ni l’autre n’a de provisions, ou ceux qui bloquent un défilé sont contraints à la retraite, ou ceux qui y sont enfermés sont obligés de s’ouvrir un passage.

La mêlée est épouvantable ; c’est un grand duel comme dans les combats antiques : l’homme voit l’homme. Il y a dans le regard humain animé par la colère quelque chose de contagieux, de terrible qui se communique. Les cris de mort, les chansons de guerre, les outrages mutuels font retentir le champ de bataille ; les guerriers s’insultent comme les héros d’Homère ; ils se connoissent tous par leur nom : « Ne te souvient-il plus, se disent-ils, du jour où tu désirois que tes pieds eussent la vitesse du vent pour fuir devant ma flèche ! Vieille femme ! te ferai-je apporter de la sagamité nouvelle et de la cassine brûlante dans le nœud du roseau ? — Chef babillard, à la large bouche ! répondent les autres, on voit bien que tu es accoutumé à porter le jupon ; ta langue est comme la feuille du tremble, elle remue sans cesse. »

Les combattants se reprochent ainsi leurs imperfections naturelles : ils se donnent le nom de boiteux, de louche, de petit ; ces blessures faites à l’amour-propre augmentent leur rage. L’affreuse coutume de scalper l’ennemi augmente la férocité du combat. On met le pied sur le cou du vaincu : de la main gauche on saisit le toupet de cheveux que les Indiens gardent sur le sommet de la tête ; de la main droite on trace, à l’aide d’un étroit couteau, un cercle dans le crâne, autour de la chevelure : ce trophée est souvent enlevé avec tant d’adresse, que la cervelle reste à découvert sans avoir été entamée par la pointe de l’instrument.

Lorsque deux partis ennemis se présentent en rase campagne, et que l’un est plus foible que l’autre, le plus foible creuse des trous dans la terre, il y descend et s’y bat, ainsi que dans ces villes de guerre dont les ouvrages, presque de niveau avec le sol, présentent peu de surface au boulet. Les assiégeants lancent leurs flèches comme des bombes, avec tant de justesse, qu’elles retombent sur la tête des assiégés.

Des honneurs militaires sont décernés à ceux qui ont abattu le plus d’ennemis : on leur permet de porter des plumes de killiou. Pour éviter les injustices, les flèches de chaque guerrier portent une marque particulière : en les retirant du corps de la victime, on connoît la main qui les a lancées.

L’arme à feu ne peut rendre témoignage de la gloire de son maître. Lorsque l’on tue avec la balle, le casse-tête ou la hache, c’est par le nombre des chevelures enlevées que les exploits sont comptés.

Pendant le combat, il est rare que l’on obéisse au chef de guerre, qui lui-même ne cherche qu’à se distinguer personnellement. Il est rare que les vainqueurs poursuivent les vaincus : ils restent sur le champ de bataille à dépouiller les morts, à lier les prisonniers, à célébrer le triomphe par des danses et des chants : on pleure les amis que l’on a perdus : leurs corps sont exposés avec de grandes lamentations sur les branches des arbres : les corps des ennemis demeurent étendus dans la poussière.

Un guerrier détaché du camp porte à la nation la nouvelle de la victoire et du retour de l’armée[3] : les vieillards s’assemblent ; le chef de guerre fait au conseil le rapport de l’expédition : d’après ce rapport on se détermine à continuer la guerre ou à négocier la paix.

Si l’on se décide à la paix, les prisonniers sont conservés comme moyen de la conclure : si l’on s’obstine à la guerre, les prisonniers sont livrés au supplice. Qu’il me soit permis de renvoyer les lecteurs à l’épisode d’Atala et aux Natchez pour le détail. Les femmes se montront ordinairement cruelles dans ces vengeances : elles déchirent les prisonniers avec leurs ongles, les percent avec les instruments des travaux domestiques, et apprêtent le repas de leur chair. Ces chairs se mangent grillées ou bouillies, et les cannibales connoissent les parties les plus succulentes de la victime. Ceux qui ne dévorent pas leurs ennemis, du moins boivent leur sang, et s’en barbouillent la poitrine et le visage.

Mais les femmes ont aussi un beau privilège : elles peuvent sauver les prisonniers en les adoptant pour frères ou pour maris, surtout si elles ont perdu des frères ou des maris dans le combat. L’adoption confère les droits de la nature : il n’y a point d’exemple qu’un prisonnier adopté ait trahi la famille dont il est devenu membre, et il ne montre pas moins d’ardeur que ses nouveaux compatriotes en portant les armes contre son ancienne nation : de là les aventures les plus pathétiques. Un père se trouve assez souvent en face d’un fils, si le fils terrasse le père, il le laisse aller une première fois, mais il lui dit : « Tu m’as donné la vie, je te la rends : nous voilà quittes. Ne te présente plus devant moi, car je t’enlèverois la chevelure. »

Toutefois les prisonniers adoptés ne jouissent pas d’une sûreté complète. S’il arrive que la tribu où ils servent fasse quelque perte, on les massacre : telle femme qui avoit pris soin d’un enfant le coupe en deux d’un coup de hache.

Les Iroquois, renommés d’ailleurs pour leur cruauté envers les prisonniers de guerre, avoient un usage qu’on auroit dit emprunté des Romains, et qui annonçoit le génie d’un grand peuple : ils incorporoient la nation vaincue dans leur nation sans la rendre esclave ; ils ne la forçoient même pas d’adopter leurs lois ; ils ne la soumettoient qu’à leurs mœurs.

Toutes les tribus ne brûloient pas leurs prisonniers ; quelques-unes se contentoient de les réduire en servitude. Les sachems, rigides partisans des vieilles coutumes, déploroient cette humanité, dégénération, selon eux, de l’ancienne vertu. Le christianisme, en se répandant chez les Indiens, avoit contribué à adoucir des caractères féroces. C’étoit au nom d’un Dieu sacrifié par les hommes que les missionnaires obtenoient l’abolition des sacrifices humains : ils plantoient la croix à la place du poteau du supplice, et le sang de Jésus-Christ rachetoit le sang du prisonnier.


  1. Voyez Les Natchez.
  2. Voyez Les Natchez.
  3. Ce retour est décrit dans le xie livre des Natchez.