Voyage en Albanie, au Monténégro, en 1858/02
VOYAGE EN ALBANIE ET AU MONTÉNÉGRO,
C’est avec une émotion facile à comprendre que je me trouvais en face de ce glorieux coin de terre qui tient en échec depuis quatre siècles la fortune et toute la puissance de l’empire ottoman. J’étais encore sous l’impression de la journée de Grahovo toute récente alors. Des troupes qui avaient vaincu les Russes sur le Danube étaient venues se faire écraser par la bravoure indisciplinée d’une poignée de paysans héroïques. En ce moment même quatre grandes puissances étaient occupées à intervenir entre la Porte humiliée et les Monténégrins prêts à conquérir l’Herzegovine où les appelaient les populations chrétiennes agitées et frémissantes. Ce nom de Monténégro, ignoré de l’Europe il y a dix ans, venait de se révéler dans des événements qui menaçaient de réveiller les complications de la question d’Orient, et quoique familiarisé par divers voyages avec l’histoire et la physionomie de ces étranges contrées, j’éprouvais une curiosité avide à étudier de près cette race indomptable et sur laquelle, comme il arrive à tous les peuples qu'un événement inattendu met en lumière, tant de vérités et surtout tant de fables avaient été publiées.
Le paysage que j’avais sous les yeux produit, au premier abord, une impression bizarre et que je ne peux rendre que par une comparaison. Dans l’une des histoires les plus fantastiques d’Edgard Poe, un homme resté seul à bord d’un navire en perdition voit tout à coup arriver droit sur lui, dans la nuit et dans la tempête, la masse noire et silencieuse d’un vaisseau géant emporté à la dérive. Je ne sais ce que peut être le Monténégro vu par une belle matinée d’été : mais le ciel s’était voilé au moment où je passais à la hauteur de Vranina, et les montagnes de la Tzernitza m’apparaissaient brusquement se dessinant leurs lignes sévères d’un vert sombre sur un ciel plombé, et se reflétant dans des eaux dormantes, lourdes et d’un noir d’encre. Pas un village, pas une hutte de berger, pas une chèvre sur les coteaux : une immobilité et un silence formidables pour qui savait comme moi qu’au premier coup parti d’une de ces canonnières, ces coteaux allaient se couvrir de combattants sortis en quelque sorte de dessous terre, et se couronner d’éclairs et de fumée.
Une échappée qui s’ouvrait sur la droite indiquait les bouches de la Moratcha, qui alimente presque seule le lac et baigne les plaines si fécondes de la Zetta et de Leschkopolie. Un monticule isolé, qui s’apercevait difficilement dans la brume, portait une forteresse ottomane, celle de Jabliak, sentinelle perdue de la Turquie sur cette frontière. Perdue est le mot, car les Monténégrins ont pris Jabliak toutes les fois qu’ils s’en sont donné la peine.
Bâtie vers 1423 par Étienne Tsernagora, prise par les Turcs, puis reprise, elle fut quelque temps la capitale du héros des légendes, Ivan Tsernoievich. Vers 1432, les Turcs la lui ayant enlevée, il se retira dans les montagnes et y fonda le petit État qui a bravé depuis tous les efforts des pachas de Bosnie et d’Albanie. En 1835, douze Monténegrins déterminés surprirent une nuit la forteresse de Jabliak et s’y défendirent contre les forces turques du voisinage, commandées par un certain Dervich-Aga. Au bruit de la fusillade, les Monténégrins du district du Rjeka accoururent en foule et on se battit pendant trois jours avec fureur : mais à l’approche du pacha de Scutari suivi de forces imposantes, les assiégés se retirèrent sans être fort inquiétés, chargés de butin, et incendièrent en partant la ville et la citadelle.
En 1852, ce fut plus sérieux : Danilo, nouvellement élu et tenant peut-être à donner à ceux qui contestaient sa nomination la preuve qu’il était, malgré ses vingt-deux ans, un Monténégrin de bonne race, chercha et trouva l’occasion de satisfaire aux instincts favoris de son peuple. Il avait appris que Jabliak n’était gardé que par vingt-cinq hommes, bien que les états fournis à la Porte en portassent cent : le pacha touchait la solde des soixante quinze autres et la faisait entrer dans sa caisse. Tout eût été pour le mieux, sans le caprice de Danilo. Sur son ordre, quinze montagnards escaladèrent la forteresse, y firent la récolte de têtes d’usage qu’ils expédièrent à Tsettinie, tournèrent les canons du fort contre la ville, jetèrent les bourgeois musulmans à la porte, et appelèrent cent cinquante des leurs dans la citadelle qu’ils fortifièrent. Le pacha de Scutari se hâta, comme on le pense bien, d’essayer de réparer cette conséquence de sa comptabilité trop ingénieuse : il amena contre Jabliak les soldats qu’il eût dû y mettre plus tôt, donna l’assaut à la faveur d’un épais brouillard, et perdit trois cents hommes à la première attaque, qui fut suivie d’autres moins sanglantes et tout aussi infructueuses. Il se borna alors à un blocus qui aurait pu durer aussi longtemps que celui de Missolonghi ; mais Danilo, obéissant à la pression de l’Autriche, évacua la place et la fit démanteler. Le pacha ordonna de reconstruire la forteresse sur un plan tout moderne, et il ne reste de l’ancienne que quelques casemates voûtées.
En face de Jabliak s’élève sur une colline le bourg monténégrin de Dodoch, dont l’histoire ne manque pas d’originalité. Quelques montagnards intrépides s’étaient, pendant la petite guerre de 1832, emparés de l’île de Salkovina, que les Turcs leur avaient d’abord affermée, et pour détendre leur conquête, ils élevèrent une koulé (sorte de blockaus) au village de Dodoch : puis ils se partagèrent la plaine en simulant des actes de vente et des reçus, et se mirent à la cultiver, en désignant à tour de rôle ceux qui garderaient en armes cette acquisition d’un nouveau genre. Les Turcs dépossédés n’avaient qu’un recours, et en usaient bruyamment : de temps à autre, les boulets de Jabliak renversaient un travailleur sur son sillon et donnaient aux autres des distractions fort excusables. Il fut alors convenu que tout homme qui, sous le feu de l’ennemi, abandonnerait le travail, payerait une amende de vingt talaris et porterait un tablier de femme. En 1839, quelques préliminaires de paix ayant eu lieu, le refus des gens de Dodoch de rendre la Salkovina fit recommencer la guerre : et depuis, une sorte de prescription s’est établie en leur faveur. C’est, du reste, en petit l’histoire des Monténégrins : chaque pied de maigre terrain qu’ils cultivent n’est fécondé de leur sueur qu’après l’avoir été de leur sang.
J’étais entré dans le large et sinueux canal où se décharge la Tsernovich, et j’avais commencé à lever à vue les massifs qui la surplombent, quand un effroyable orage qui creva sur nous presque à la sortie du lac, fit une diversion désagréable au plaisir que j’éprouvais dans la contemplation des sauvages magnificences du pays. Je cherchai inutilement sur la crête ou sur le flanc des montagnes quelque trace de fortifications, une koulé ou du moins une de ces redoutes qui pouvaient abriter les tirailleurs contre le feu des canonnières. Il eût été intéressant pour moi de sonder de distance en distance le chenal qui serpentait entre deux belles nappes de plantes aquatiques ; mais les torrents de pluie qui m’inondaient chassaient de mon esprit toute préoccupation scientifique. Le premier village que je rencontrai était celui de Prevlaka ; c’était un groupe de huttes dont la rivière baignait presque le pied, et qui semblait désert. Ma première impression ne fut pas précisément favorable. Je venais de visiter les villages albanais, avec leurs petites maisons blanches, propres, aérées, leurs toits rouges encadrés de haies vives et ombragés de pommiers, animées de tous les bruits qui indiquent la vie et je me trouvais sans transition en face d’une sorte de bourgade kabyle, triste et morose à voir. On a dit que la pauvreté n’est pas vice, mais il est certain qu’elle produit généralement une prévention mauvaise, que la réflexion dissipe aussitôt chez les esprits sincèrement désireux de s’éclairer. Je compris vite que dans ce monde oriental où la force brutale a presque toujours le dernier mot, la liberté a de terribles exigences, et que la première condition pour être un peuple est de savoir vivre dans ces huttes misérables que je ne regardai plus qu’avec respect.
Après deux grandes heures de canotage, l’onde noire et immobile de la rivière fit place à un courant assez rapide et à des eaux d’une transparence parfaite courant entre de riantes prairies : la vallée s’évasait et le paysage prenait un caractère plus doux. La profondeur de la rivière diminuait si vite que malgré le très-faible tirant d’eau de la londra, nos rameurs durent se mettre dans l’eau jusqu’à mi-jambe et pousser vivement la barque qui grinçait sur les cailloux. Je commençais à m’inquiéter sérieusement de ce mode bizarre de navigation, quand une petite escale bordée de maisons d’apparence confortable, se montra à un angle de la vallée. Nous étions arrivés à Rjeka. Nous accotâmes en face du quai où je n’arrivai qu’en grimpant sur les épaules de mes arnautes, et c’est dans cette attitude peu héroïque que je débarquai dans les États de Daniel Ier.
Je ne passai qu’une nuit dans cet endroit, mais je recommanderai au voyageur qui pourra disposer de plus de loisirs que moi d’y passer au moins deux jours, pour visiter la ville elle-même et surtout ses admirables environs. Rjeka se compose de deux bourgs bien distincts : la ville proprement dite, groupée sur un coteau autour du monastère, et l’escale, qui ressemble assez à la première station venue de mariniers sur les bords de la Loire. Les habitations qui bordent le quai ont un aspect un peu européen, qui disparaît dès qu’on quitte la rive : la maison où une famille aisée du lieu donne l’hospitalité aux touristes, moyennant un petit présent fort modeste, l’escale et le pont de forme antique jeté sur la rivière semblent ne dater que de Danilo, comme tout ce qui a dans ce pays quelque apparence de travail d’utilité publique.
Le monastère à une histoire autrement riche. Il a été la capitale du Monténégro après la perte de Jabliak, quand Tsettinie n’existait pas encore. En 1492, il renfermait une imprimerie slavonne, et le métropolitain Nikanor m’a montré, chez lui, à Tsettinie, un missel imprimé à cette date à Rjeka. Ainsi, dans cette peuplade traitée de barbare, l’imprimerie existait à une époque où elle était inconnue aux deux tiers de l’Europe civilisée, près d’un demi-siècle avant le temps où elle était chez nous l’objet des rigueurs draconiennes de François Ier ! Cette imprimerie disparut on ne sait trop quand : de nos jours, le vladika Pierre III, obéissant à unee de ces inspirations intelligentes qui lui étaient familières, installa une imprimerie slave dans les bâtiments de son évêché et y fit imprimer divers livres traitant de sujets religieux ou nationaux, le recueil de ses propres poésies, et le précieux annuaire monténégrin connu sous le nom de Grlitza. Mais à peine fut-il mort, qu’eut lieu en plein hiver la guerre de 1852 et l’invasion d’Omer-Pacha : les munitions vinrent à manquer, les caractères de l’imprimerie furent fondus pour faire des balles et n’ont pas été remplacés depuis.
À Rjeka, je louai pour mon bagage un maigre et vigoureux cheval de montagne et je pris à pied, sous une pluie battante, le sentier qui mène à Tsettinie. Danilo, qui a beaucoup tenté pour faire profiter sa nation de divers progrès matériels et moraux, n’a jamais songé, et pour cause, à améliorer les routes de la principauté : une bonne route stratégique serait assez facile à exécuter, mais elle serait surtout utile à une armée ennemie en cas d’invasion. Je passai, en conséquence, quelques heures à sautiller sur les arêtes coupantes de la roche calcaire, suivant d’abord un sentier passable qui remonte la vallée de la Tsernovich jusqu’au coude très-brusque qu’elle fait en tournant au midi. Je continuai à gravir la montagne, et arrivé au sommet, je me retournai vivement pour embrasser d’un coup d’œil la vaste région que je laissais derrière moi.
Il ne faut pas chercher d’analogies entre le Monténégro et tous les pays de montagnes dont la contexture, plus ou moins compliquée, se réduit toujours à une certaine ramure de chaînes correspondant avec un système régulier de rivières et de fleuves. La montagne Noire et une partie de l’Herzégovine forment un pâté calcaire qu’on peut comparer a un énorme gâteau de cire aux mille alvéoles. Ici, les alvéoles sont des vallées (dolinas), dont le diamètre varie d’une lieue à dix pas : quand elles sont très-petites, elles se nomment roudinas ou prairies. Ce mot de prairies semblerait supposer de l’eau, et c’est justement ce qui manque le plus au Monténégro : à part deux ou trois ruisseaux insignifiants, quelques puits et fontaines, la principauté n’a pas d’autres cours d’eau que des torrents dans la saison pluviale, vite absorbés par les pores du calcaire où s’ouvrent des gouffres (ponor), analogues aux katavothra de la Grèce. Les rivières permanentes n’existent que derrière le versant oriental, et vont déboucher dans la Moratcha ou dans le lac qui en est le prolongement.
Un dicton monténégrin rend assez bien cette structure étrange et presque sans analogies connues :
« Quand Dieu créait le monde, il passait dans l’espace tenant un sac où étaient les montagnes, et les semant à poignées là où il le jugeait à propos. Mais le sac vint à crever et il s’en échappa une masse effroyable de montagnes, qui sont venues tomber ici : et voilà ce que c’est que la Tsernagora. »
Après avoir franchi la montagne, je descendis dans un bas-fond où s’étendait le long village de Dobersko-Sélo. Je crus avoir un peu de répit, en voyant une sorte de chemin battu : mais il avait plu, et une partie du chemin était justement le lit d’un torrent rapide, aux eaux blanches et troubles, qui ne fit que varier mon supplice. Pour abréger, je dirai qu’après quelques heures de cet effroyable sentier, j’arrivai à un tournant de la route d’où ma vue plongea subitement sur une plaine d’une heure et demie de parcours, en partie cultivée, qui me parut un Éden après tout ce que je venais de traverser. Un village terminé par une belle habitation moderne s’élevait au pied d’une pointe de rochers qui formait une sorte d’étranglement de la plaine : c’était Tsettinie. Je congédiai mon guide et j’allai droit à l’évêché où je trouvai fort à point, pour me faire oublier l’ouragan et les grands chemins montagneux, l’accueil cordial de M. Henri Delarue, secrétaire français du prince, qui m’installa chez lui et alla immédiatement transmettre à Danilo les lettres dont j’étais chargé pour lui et ma demande d’audience. Il se faisait tard, et je ne devais guère espérer être reçu que le lendemain : mais M. Delarue revint et m’annonça que le prince m’invitait à souper le soir même, à neuf heures.
En attendant l’heure, je sortis avec M. Delarue afin de faire une reconnaissance préliminaire de Tsettinie et des environs.
La capitale du Monténégro ne paye pas de mine :
c’est probablement le plus petit village qui existe dans
la principauté. Ce ne fut longtemps qu’un monastère,
résidence préférée des Vladikas qui avaient l’avantage
d’y être fort loin des Turcs et à l’abri d’une surprise.
Peu à peu, sept ou huit maisons se groupèrent autour de
l’évêché : aujourd’hui, il y en a seize en tout, encore si
l’on en défalque les édifices publics, le monastère, le palais,
l’arsenal, l’hôtel des voyageurs, la maison du ministre,
il n’en reste pas une douzaine pour les constructions
privées.
Si la ville n’est pas grande, elle est du moins régulièrement bâtie. Elle forme une sorte de T et se compose de deux rues se joignant à angle droit : au point de jonction est une place triangulaire, au milieu de cette place un arbre, sous l’arbre un puits qui représente assez bien le forum de Tsettinie. Le seul édifice notable qui décore cette place est l’hôtel des Voyageurs, maison construite en style européen, et qui date seulement de ces dernières années, depuis que quelques touristes ont eu l’heureuse idée d’aller chercher au Monténégro ce pittoresque qui devient rare en Occident. L’hôtel est confortable, et l’hôte est un Serbe dalmate à figure réjouie, fort peu polyglotte, mais avec lequel les voyageurs peuvent se donner l’agrément d’une conversation vive et animée, par signes. On ne saurait s’imaginer à quel point, en semblable occurrence, un peu de dessin peut être utile.
Quand on a du temps de reste, on a la ressource de se mettre à la croisée et de regarder — tout est relatif — le boulevard de Tsettinie. Autour du puits, quelques jeunes filles à la beauté un peu masculine, à la taille souple et robuste à la fois, viennent puiser de l’eau et surtout échanger ces petits commérages dont une gracieuse moitié de l’espèce humaine ne se fait pas plus faute à Tsettinie que dans toute petite ville de France. Je ne jurerais pas que bien des œillades ne s’échangent pas entre ce groupe et celui qui, à quatre pas de là, cause politique sous prétexte de suivre les émouvantes péripéties du jeu de boules. Autour des joueurs en petite tenue, les élégants du lieu, beaux jeunes gens formidablement armés, fument le tchibouk, discutent les coups, et, incidemment, causent de la question d’Orient, de la révolte de la Bosnie, des dispositions de la France, du nouveau pacha de Scutari et du massacre de Kolachim. Sur une belle pelouse qui s’étend au bout de la rue, des guerriers d’un âge plus mûr sont assis en rond : de loin, on croirait voir un banquet ; de près, on reconnaît que ces pères de la patrie, sénateurs, perianites (gardes du prince), ou simples paysans, se livrent aux douceurs d’un lansquenet indigène.
Un dernier groupe, rangé le long du banc qui règne à l’extérieur de l’hôtel, attire les yeux par son costume étranger, son attitude sculpturale et une certaine tristesse fière qui fait penser aux grands exilés de l’antiquité. Ce sont, en effet, des suppliants, des députés des villages chrétiens de l’Herzegovine, Piva, Skoranzi ou Drobuiak, qui sont venus implorer la protection de Danilo contre leurs tyrans. Prestige merveilleux d’un héroïsme heureux ! Ce chef de quelques montagnes presque désertes est aujourd’hui l’arbitre de la paix et de la guerre dans la Turquie occidentale, et l’inaction à laquelle la diplomatie européenne l’a obligé après sa victoire n’a point affaibli les espérances ardentes que les chrétiens d’Orient ont fondées sur lui.
Je rentrai tard à l’évêché, un peu inquiet de la façon dont je me présenterais à Leurs Altesses, et non sans cause. Deux jours du voyage que j’ai dit avaient fait de moi le touriste le moins présentable qu’on puisse imaginer. Mon meilleur habit avait perdu trois boutons sans compter une manche un peu effrangée : et quand j’avais voulu chercher un Humann à Tsettinie, on m’avait un peu dédaigneusement répondu que les Tsernogortses avaient mieux à faire que de coudre des vestes, que c’était bon pour des Schwabi (Allemands), et que quand un Monténégrin avait besoin d’un habit, il allait l’acheter à Cattaro. Il y avait évidemment un peu de pose dans cette profession de foi héroïque, mais il fallait m’en contenter. Puis, mon chapeau menaçait de ressembler beaucoup trop à une coiffure devenue populaire chez nous sous le crayon de Daumier : et, pour comble, mon excursion à Boga m’avait valu, grâce à mon fez, un coup de soleil qui avait suivi sa marche régulière : j’étais au moment de la mue, et sans moyen de la hâter. Il fallait me présenter, dans une tenue de chef de claque, le front feuilleté, devant un prince souverain et une jeune femme élégante, peut-être rieuse ! Je pris mon courage à deux mains, et je suivis M. Delarue au palais. Nous traversâmes une cour où reposaient, sur leurs affûts, les canons turcs pris à Grahovo, et nous entrâmes. Deux superbes perianites, accroupis sans façon au bas de l’escalier, se levèrent prestement pour nous présenter les armes, et nous entrâmes au salon de réception, où, après quelques minutes d’attente, je vis entrer le prince, la princesse et un grand jeune homme portant l’uniforme du collége Louis-le-Grand : c’était leur neveu Nikitza Mirkowich, l’un des jeunes Monténégrins envoyés en France pour y faire leur éducation.
Le prince m’adressa, en fort bon français, quelques paroles de bienveillante courtoisie, et me déclara que j’étais son hôte et son convive pendant tout le temps que je passerais Tsettinie ; puis nous passâmes dans la salle à manger, servie à la française. Je crains bien que la gracieuse souveraine des sept-nahiés ne se soit aperçue, à ce souper, d’une préoccupation fort innocente à coup sûr, mais fort inattendue chez un chargé de mission de l’Institut de France : celle de dérober à ses regards une manche d’habit qui n’était pas précisément dans les conditions d’une réception officielle. Je retrouve quelques lignes que j’écrivais, à peu près à cette date, sur le jeune successeur de Pierre II :
« Danilo Petrovich Niegosch a aujourd’hui vingt-sept ans. C’est un jeune homme de petite taille, bien fait, blond, d’une physionomie mobile assez difficile à saisir, comme on s’en aperçoit trop en comparant les divers portraits de lui publiés depuis cinq ans. Au repos, cette physionomie calme, froide, énigmatique, ne reflète que l’attitude défiante et en quelque sorte défensive de presque tous les princes d’Orient, entourés de périls et de trahisons. Chez eux la ruse se voile sous l’indolence et je dirais presque la somnolence officielle : chez Danilo, sous la bonhomie. Il a la parole facile, familière et colorée ; à la moindre contradiction ou sous l’empire d’une émotion quelconque, ses yeux d’un bleu grisâtre lancent un éclair rapide, et, sous le jeune disciple de Pierre le Grand reparaît le vieux sang tsernogortse.
« Jusqu’à Danilo le gouvernement était héréditaire dans la famille Niegosch ; mais l’hérédité était en quelque sorte latérale. La constitution de l’Église grecque interdisant le mariage aux évêques, les vladikas ne pouvaient avoir pour successeurs que leurs neveux. Il y avait dans chaque génération un héritier présomptif destiné d’avance à l’Église, au trône ou au célibat. Pierre II avait deux neveux, Mirko et Danilo. Celui-ci était chétif et semblait peu propre à la vie militaire : ce fut lui que le vladika destina au pontificat, et il fut élevé en conséquence. Mirko fut désigné pour le commandement de l’armée.
« Le futur évêque vécut dans sa première jeunesse de la vie rude, pastorale et fortifiante des Monténégrins de toutes les classes. Les gens de Cattaro, depuis que Danilo a pris rang parmi les têtes couronnées, rappellent volontiers qu’ils le voyaient jadis venir au marché en poussant devant lui ses mulets chargés des produits rustiques de la montagne Noire. À la mort du vladika, il avait vingt ans ; il accourut à Tsettinie, réunit l’assemblée populaire où un parti important s’était formé contre lui, et confondit en un instant toutes les tentatives d’opposition. En cette circonstance, son extérieur même tourna en sa faveur : tous ces hommes de bronze et d’acier, accoutumés à obéir à des géants, augurèrent heureusement de la puissante énergie cachée sous cette frêle enveloppe. Ses pouvoirs légaux étaient assez limités, mais la faveur publique l’investit d’une dictature morale que ses actes postérieurs ont régularisée et affermie. »
Dans un voyage à Trieste, Danilo fut reçu chez un de ses compatriotes, un négociant serbe, père de deux charmantes filles dont l’une produisit sur le chef des Tsernogortses une profonde impression. Malheureusement le titre de vladika condamnait le jeune Pierre au célibat perpétuel. Mais l’amour a souvent triomphe de difficultés plus grandes : Danilo tourna celle-ci en dédoublant son pouvoir. Il donna le vladikat à son cousin, et resta laïque et prince séculier, sous le titre de kniaz, déjà inauguré avant lui par les princes de Serbie. Rien ne s’opposa dès lors à son mariage avec la belle Darinka K..., aujourd’hui bien-aimée souveraine des Monténégrins.
J’avais entendu parler à Paris et à Raguse de la beauté de la princesse Darinka, et j’avoue que ma première impression fut loin d’être, ce qui arrive souvent en pareil cas, une déception. La princesse paraît avoir vingt-cinq ans. Sa taille bien prise, souple, élancée, son teint éclatant, ses lignes correctes qui impriment un caractère un peu froid à une beauté que rehausse le contraste des yeux bruns et d’une opulente chevelure châtaine, réalisent bien l’idée qu’on se fait du beau type illyrien ou plutôt oriental. Élevée à Trieste, la princesse est toute française d’éducation, de langage, de lectures et d’habitudes, je dirai même de costume, car ce splendide costume monténégrin, sous lequel elle a posé pour quelques-uns de ses portraits, n’est pour elle que la tenue d’apparat et de quelques rares occasions. Cela se comprend assez, car ces vêtements de madone byzantine écrasent en quelque sorte une taille svelte et onduleuse, mais dans les solennités officielles, ils ont un charme d’étrangeté et surtout une majesté dont il est impossible de ne pas être frappé.
Le prince porte avec beaucoup de grâce le beau costume monténégrin que Paris a admiré il y a trois ans, lors du voyage qu’il y fit : il n’y ajoute qu’une cravate qui dérange un peu l’harmonie pittoresque de l’ensemble. De tous les monténégrins que j’ai vus, il est peut-être le seul qui ne porte pas de moustaches ; elles sont remplacées chez lui par de légers favoris blonds.
Je passai peu de jours à Tsettinie : le très-gracieux accueil de Danilo me faisait une loi de ne pas abuser de son hospitalité, et je ne restai près de lui que le temps nécessaire pour faire quelques recherches dans les archives de l’État (archives qui, par parenthèse, tiennent toutes dans une bibliothèque de grandeur fort ordinaire), un peu de topographie, et prendre une vue de Tsettinie. Ce dernier point avait une certaine importance aux yeux de Son Altesse. Il se plaignit vivement à moi d’un artiste allemand qu’il avait bien reçu et qui avait abusé de l’hospitalité en publiant dans l’Illustrirte Zeitung (l’Illustration de Leipzig) des dessins inexacts et diffamatoires. J’avais vu ces dessins, et je n’osais pas lui dire ma pensée, à savoir qu’ils étaient fort bien faits et surtout exacts. Je lui demandai ce qui avait pu le blesser. « Mais, dit-il, vous n’avez donc pas remarqué qu’il a figuré plusieurs têtes exposées sur la Tour aux Turcs ? L’Europe, si elle prend ces choses-là au sérieux, aura le droit de croire que nous sommes encore des barbares, comme les diplomates turcs et les journaux autrichiens le répètent sur tous les tons. L’artiste aurait pourtant dû savoir que depuis trois ou quatre ans j’ai supprimé cet usage ! »
C’était vrai. Le dessinateur, pour ajouter a l’effet, avait commis un petit mensonge, et le prince était fondé à se dire calomnié. C’est, à ce qu’on m’a dit, une des réformes obtenues par la douce influence de la princesse. Au début de son séjour à Tsettinie, elle ne pouvait se mettre à sa croisée sans avoir sous les yeux ces têtes brunies et desséchées par le soleil, qui ne disparaissaient que pour faire place à d’autres : et elle obtint que cette sinistre exposition disparût. On coupe toujours des têtes, mais on ne les affiche plus que sur quelques points de la frontière où la tcheta est en permanence.
J’eus la curiosité de grimper au rocher dominé par cette tour qui aurait tant de tragédies à nous raconter, si les monuments pouvaient parler. Je vis une construction assez grossière, ronde, et qui n’a jamais pu être évidemment qu’une vigie et une tour destinée aux expositions dont j’ai parlé. La pluie a lavé toutes les traces sanglantes, et je n’y remarquai qu’un écoulement laiteux partant d’un rocher de la base, vers le sud-ouest, je crois, et que l’on constate sur divers monuments de ce genre bâtis sur la même nature de rocher, notamment à la Rosapha de Scutari. La légende est partout la même, avec quelques variantes.
Pendant qu’on bâtit la tour, un mauvais génie renverse chaque nuit le travail fait la veille. Les ouvriers se réunissent en conseil, et décident que, pour faire cesser le maléfice, on enterrera vivante dans les fondations la première femme qui passera. La victime se trouve être précisément l’épouse jeune et bien-aimée du chef des ouvriers, qui, engagé par un serment terrible, est obligé de travailler lui-même à l’effroyable tâche. La jeune femme ne se plaint pas, mais elle demande seulement qu’on laisse à la hauteur du sein une ouverture imperceptible qui lui permette d’allaiter son enfant. Depuis, le lait coule sans cesse… La forteresse, sanctifiée par un sacrifice humain, s’élève alors triomphante et se rira des efforts du démon et des hommes.
Ce ne sont pas seulement des têtes turques qui ont orné la tour grise : tous les ennemis du Monténégro y ont fourni leur contingent. En 1807, c’étaient les Français possesseurs de la Dalmatie et protecteurs incommodes de Raguse : lancés contre nous par la Russie, les Monténégrins attaquèrent nos troupes près de Bergato et les refoulèrent dans la place. La réputation de bravoure des Français était telle, que le chant composé à cette occasion a été pendant près de cinquante ans le plus national des Tsernogortses : ce fut une véritable ivresse, comme celle des soldats romains après une victoire insignifiante sur nos aïeux : Mille Francos… semel occidimus. Les Monténégrins, gens pratiques, utilisèrent des têtes coupées de nos soldats… pour jouer à la boule. « On a raison de dire que les têtes françaises sont légères, disaient-ils avec de gros éclats de rire : il est certain qu’elles roulent bien ! » Aujourd’hui, je n’ai pas besoin de le dire, les rapports sont plus aimables, et les Tsernogortses nous aiment autant qu’ils nous ont haïs autrefois. Les Autrichiens ont eu leur tour il y a vingt ans. Le vladika leur avait vendu, de sa propre autorité, quelques terres de son domaine épiscopal ; quand les arpenteurs se présentèrent, ils furent reçus à coups de fusil : il fallut envoyer contre les montagnards de vieux régiments qui éprouvaient de sanglants échecs, et la tour eut sa guirlande de têtes de grenadiers tudesques.
Mes affaires me rappelaient à Raguse : je pris congé du prince qui me réitéra avec effusion ses protestations de sympathie pour la France et les Français, et ses assurances de bienveillant accueil. « Je dois beaucoup à la France, me dit-il plusieurs fois ; je puis dire que son intervention m’a sauvé dans la guerre actuelle.
— Votre Altesse, lui dis-je, s’exagère obligeamment des services qui ont pu lui être rendus : un peuple comme le vôtre ne doit son salut qu’à lui-même. La France, en tête des peuples civilisés, a salué de ses sympathies l’héroïsme du Monténégro se défendant contre une agression perfide : mais Grahovo a plus avancé la solution que tous les diplomates du monde. La nation tsernogortse est vaillante, et on sait qu’il faut compter avec elle.
— Sans doute, me répondit-il, nos hommes sont braves ; mais ce n’est pas assez. Entourés de haines et de malveillance, privés de communications avec la mer, nous avons vu le moment où les armes allaient nous manquer. Nous serions morts avec honneur, mais enfin nous serions morts ; si nous vivons, je vous le répète, c’est à la France que nous le devons, et je ne l’oublierai jamais. Je vous ai reçu comme un frère, parce que vous êtes Français ; dites bien à vos compatriotes quels sentiments on a ici pour eux. »
Je quittai avec une véritable émotion ce glorieux coin de terre où tout un peuple pratiquait, sans jactance et sans effort, les fortes et fières vertus qui fondent les nations sur des bases inébranlables. J’avais vu de près le jeune chef qui excitait en Europe tant de curiosité et de sympathie. J’aurais voulu avoir le loisir d’étudier plus à fond la transformation qu’il fait subir à son pays, et juger par moi-même une crise qui a ses détracteurs comme ses approbateurs. Le résultat le plus visible des réformes de Daniel Ier a été une centralisation du pouvoir qui lui permet d’éviter ou d’atténuer ces interminables petites guerres de frontières, luttes dont la diplomatie turque se faisait un prétexte pour se réserver le droit permanent d’agression contre le Monténégro. À cette autonomie de fait qui la maintenait dans la situation toujours inquiète d’une sentinelle perdue, la principauté a joint une sorte d’existence légalisée par les États européens parmi lesquels elle a pris rang : garantie précieuse d’une sécurité qui lui permettra de développer dans la paix ses forces productives et ses éléments de bien-être.
Mais ce nouvel ordre de choses a un danger : l’affermissement d’une dictature temporaire au début et féconde entre les mains d’un homme aussi pénétré que Danilo de la hauteur de sa mission, serait un malheur, du jour où le pouvoir passerait à un souverain d’un caractère ou d’un patriotisme douteux. Reste à savoir, il est vrai, si la nation continuerait sa confiance illimitée à une médiocrité stérile ou malfaisante : il est permis d’en douter, quand on a vu ces homériques figures de vitèzes et de iounaks qui ont gardé au fond de l’Illyrie l’esprit et les mœurs des croisades. La garantie de l’avenir est là ; et malgré les sinistres prédictions de la presse turque et autrichienne, on n’aura pas à reprocher à Daniel Ier d’avoir spéculé sur l’altération du caractère national.
Je quittai Tsettinie sur un cheval que m’avait courtoisement prêté le prince, et escorté d’un robuste perianik, je pris le sentier tortueux, mais assez bien tracé, qui mène à Cattaro et aux terres d’Autriche. Je ne répéterai pas ce que j’ai dit plus haut des admirables aspects des montagnes que je traversai. Je fis une courte halte à l’auberge d’un joli petit village qui borde le sentier. L’aubergiste, vieille moustache du meilleur air et qui avait dû, il y a quarante ans, laisser de rudes souvenirs dans maint village musulman du nord, fabriquait des cartouches en prenant le soleil sur le pas de sa porte. Rien de plus commun dans la montagne Noire que ce paysan qui, son tchibouk allumé entre les dents, emplit ses cartouches sans trop se soucier de l’étincelle égarée qui peut faire sauter sa poudrière, lui-même et sa maison. Du reste, son vin n’était pas trop mauvais ; j’en offris au perianik, mais le sobre guerrier se contenta de tremper dans une pinte d’eau un morceau de pain noir qu’il tira de sa ceinture, garde-manger du Monténégrin.
La vallée de Niegosch, qui a donné son nom à la dynastie régnante, me parut l’une des plus belles du Monténégro : des arbres, des cultures, des villages d’aspect assez confortable, y surprennent agréablement le voyageur qu’attriste l’aridité générale du pays. Je passai près des villages de Niegosch et de Dujido, situés des deux côtés de la route. Des montagnes de moyenne hauteur fermaient l’horizon au nord et au midi ; à l’ouest, l’horizon se terminait par une de ces lignes brusques qui font deviner au touriste habitué aux perspectives des pays accidentés qu’il approche d’un escarpement. En effet, arrivé au bord du plateau, je vis s’ouvrir devant moi le précipice le plus vertigineux que j’aie vu de ma vie. Au fond d’un entonnoir que dominaient les arêtes tranchantes d’un calcaire sombre, étincelait comme un diamant bleu ciel une sorte de petit lac grand comme la main. C’était le fond de la baie de Cattaro : la ville restait masquée par les angles saillants des rochers, et du point où je me trouvais, je la surplombais tellement qu’à première vue il me semblait qu’un galet déplacé par le pied de mon cheval devait rebondir jusque dans les rues de la place avec une effrayante progression de vitesse.
Je ne me supposais pas à plus d’un quart d’heure de la ville : je descendis de cheval et je m’engageai dans un sentier dont les zigzags sans fin (j’en pus compter, je crois, plus de quatre-vingts) me permirent au bout d’une heure et demie d’arriver sur les bords d’une abondante rivière qui sort du milieu des galets à dix minutes de son embouchure : c’est encore un dégorgeoir des eaux souterraines du Monténégro. Cet incomparable casse-cou est très-fréquenté par les Monténégrins qui viennent au marché de Cattaro, et qui, lorsqu’ils n’ont pas de mules, chargent leurs denrées sur le dos de leurs robustes et infatigables compagnes : les unes ont le pied aussi sûr que les autres. Aux deux tiers de la descente, une belle route impériale succède au chantier raviné et marque la limite où commence l’Autriche.
J’étais le soir à Cattaro, attablé devant le souper confortable de l’hôtel Marie-Thérèse, et j’oubliais mes fatigues de la journée dans la compagnie agréable et inattendue de MM. Delarue, Matteo, Massieu de Clerval et Nicot, qui venaient visiter le champ de bataille de Grahovo. Le lendemain soir, j’étais de retour à Raguse.